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Le lendemain matin, Jamie s'éveilla lentement. Avant même d'ouvrir les yeux, il projeta sa pensée à la recherche de son frère. C'était une réaction instinctive, automatique. Il savait qu'il n'obtiendrait pas de réponse.

 

Scott… où es-tu… ?

 

Cette fois, pourtant, ce fut différent.

 

Ici !

 

Le mot bref lui parvint, faible et lointain. Jamie se redressa vivement, tout à fait réveillé, et découvrit où il était. Couché sur le sol du temple, revêtu des mêmes habits que la veille, et enveloppé dans la couverture qui lui avait servi de selle. Il avait tout un côté du corps engourdi et le cou ankylosé. En fait, il avait mal partout et il se demandait comment il avait réussi à dormir. Il poussa un grognement et s'appuya sur un coude. De l'autre côté du temple, Erin ranimait le feu en attisant les braises avec sa main de fer.

 

Était-ce vraiment Scott qui lui avait répondu ? Jamie fit une nouvelle tentative, en s'efforçant de visualiser son frère.

 

Scott, tu es là…?

 

Silence. Jamie en conclut que, encore à moitié endormi, il avait probablement imaginé entendre la voix de son frère. Scott n'était pas là. D'ailleurs, pour les gens d'ici, Scott n'existait pas. Jamie jeta un regard circulaire. Personne ne s'était encore aperçu qu'il était réveillé. Erin mettait de l'eau à chauffer sur le feu. Assis un peu plus loin, Corian aiguisait la lame de son épée entre deux pierres. Aucune trace de Scar et de Finn.

 

Que s'était-il passé ? Comment avait-il atterri ici ? Jamie retraça tout ce qui lui était arrivé pour essayer d'y déceler une explication. Une seule certitude : il avait débarqué à la fin d'une guerre entre des humains et des créatures qui se faisaient appeler les Anciens. Et les espoirs de l'humanité entière reposaient sur cinq adolescents, dont Matt était le chef. En plus de Matt, il y avait Scar et un garçon prénommé Inti, qui n'était pas loin mais pas encore sur place. Et enfin deux frères jumeaux, Flint et Sapling. Autrement dit Silex et Arbrisseau.

 

C'était le plus difficile à comprendre. Pour tout le monde ici, Jamie était Sapling. Cela impliquait qu'on attendait de lui qu'il participe à la bataille qui allait débuter dans quelques heures. Cette pensée le glaçait. Il ne connaissait rien au maniement de l'épée ni de l'arc, et voilà qu'il se trouvait propulsé au milieu d'une guerre, seul et totalement dépassé.

 

Pourtant…

 

Ce n'était pas tout à fait vrai. La veille, il avait arraché une épée du corps d'un soldat mort pour affronter un monstre deux fois plus grand que lui. Il avait su d'instinct comment la manier et il avait gagné son duel. Bien sûr, Scar était arrivée à temps pour achever l'homme-scorpion, mais seulement après qu'il lui eut tranché la queue et enfoncé l'épée presque jusqu'au cœur. Et ce n'était pas tout. Lui qui n'était jamais monté à cheval de sa vie avait chevauché pendant des kilomètres, au pas, au trot, au galop, comme un cavalier endurci.

 

Qu'est-ce que cela signifiait ?

 

Il n'était pas Sapling. Il était Jamie Tyler. Néanmoins Sapling semblait faire partie de lui. L'un et l'autre avaient le même âge, les mêmes traits, les mêmes talents, bien que nés à des milliers de kilomètres de distance, et peut-être à des milliers d'années.

 

Finn apparut à l'entrée du temple. Il tenait à la main une gourde remplie d'eau qu'il apporta à Jamie.

 

— As-tu fait des rêves ? demanda-t-il.

 

— J'étais trop fatigué pour rêver.

 

Jamie s'assit pour boire.

 

— D'où vient cette eau, si les rivières sont empoisonnées ?

 

— Nous avons des puits. Mais il faut aller très profond.

 

Finn l'examinait. À sa manière, l'homme qui veillait sur Scar était aussi abîmé que cette ville. Ses cheveux avaient blanchi trop tôt, la cicatrice sur sa pommette résultait d'une entaille profonde, son regard gris pâle et vigilant avait vu trop de souffrances.

 

Jamie lui rendit la gourde.

 

— Merci, Finn.

 

— Sapling…

 

— Je ne suis pas Sapling. Je sais que ça vous ferait plaisir, mais ce n'est pas moi.

 

— Peut-être pas, admit Finn. Mais, aujourd'hui, il le faudra.

 

— Alors parlez-moi de lui. Et de Scar. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

 

Finn s'assit à côté de Jamie. Dehors, il régnait une certaine agitation. On entendait des piétinements de sabots, des hennissements. L'armée se rassemblait sur la grande place devant le temple et se préparait à livrer la dernière bataille. Mais, pour l'instant, Finn préférait rester à l'écart des préparatifs.

 

— J'ai rencontré Scar il y a quatre saisons, commença-t-il. Avant les premières neiges. J'avais fait un long voyage et je me reposais, adossé contre un mur, en m'interrogeant sur la suite de mon périple. Or il y avait une porte dans un mur. La porte s'est ouverte et Scar est apparue. Comme ça. Dans un sens, elle a eu de la chance. Si j'avais eu mon épée en main, j'aurais pu l'embrocher avant de comprendre qui elle était. Mais j'avais été imprudent et laissé mon épée sur mon cheval. Scar m'a dit son nom, mais je ne lui ai pas demandé d'où elle venait. Pourtant, c'était très étrange, la porte dans le mur ne menait nulle part. C'était un mur en ruine. La petite savait où elle allait. C'était le plus important. Et j'ai décidé de l'accompagner.

 

» Nous avons voyagé ensemble quelque temps et je veillais sur elle. Elle était très différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Un peu craintive. Mais ne le lui répète pas. Scar disait qu'elle recherchait un certain Matt, un garçon qu'elle avait vu dans ses rêves. Je l'ai crue folle. Et puis nous avons trouvé Matt. Ou plutôt c'est lui qui nous a trouvés. Alors j'ai compris que tout était vrai.

 

— Et Sapling ?

 

— Là, je ne peux pas t'aider. Je n'y comprends rien. Vous vous ressemblez comme deux gouttes d'eau. Vous avez la même voix. Et si je n'étais pas certain qu'il a été tué et son corps brûlé, je jurerais que tu es Sapling.

 

— Quelle année sommes-nous ?

 

Finn haussa les épaules.

 

— L'année qui suit la précédente. Il paraît que, autrefois, il y avait des nombres. Mais c'était il y a très longtemps et ils nous ont forcés à les oublier.

 

— Les Anciens…

 

— Oui. Ils ont rendu la vie sinistre et douloureuse, mais au moins ils l'ont écourtée.

 

Finn réfléchit un moment, puis il se leva.

 

— Suis-moi. J'ai quelque chose à te montrer.

 

Jamie sortit de sa couverture et suivit Finn jusqu'au mur opposé, où se dessinait l'encadrement d'une porte qu'il n'avait pas remarquée jusqu'alors. Elle donnait dans une petite pièce circulaire ; le plafond voûté était peint en bleu avec des étoiles d'or. Mais il ne restait rien du décor qui jadis ornait aussi les parois.

 

Scar était là, agenouillée devant une dalle de pierre qui avait peut-être été un autel, berçant sur ses genoux un paquet enveloppé de tissu. En entendant Finn, elle se tourna pour lui jeter un regard presque accusateur.

 

— Qu'est-ce que tu fais ici, Finn ?

 

— Bonjour à toi aussi, Scar, répliqua celui-ci.

 

— Je dormais.

 

— Non, tu ne dormais pas. (Il posa un regard insistant sur le paquet qu'elle serrait contre elle). Je savais te trouver là. Donne-moi ça.

 

— Pourquoi ?

 

— Je veux prouver quelque chose.

 

Après une hésitation, Scar lui tendit le paquet. Finn ouvrit le tissu avec précaution et sortit un bouclier rond en métal sombre martelé, orné d'un motif de feuilles alambiqué sur le bord. Au centre, il n'y avait pas de pointe hérissée, comme sur les autres boucliers, mais un dessin. Jamie sursauta en reconnaissant aussitôt le symbole : une spirale divisée en deux par une ligne droite. Identique au tatouage qu'il portait sur l'épaule depuis sa naissance.

 

C'était sans doute ce qu'avait voulu lui montrer Finn. Or celui-ci posa le bouclier et prit l'épée également enveloppée dans le tissu. Il la présenta à Jamie.

 

Juste au-dessus de la lame, au milieu de la traverse, figurait une étoile à cinq branches. Le motif était ciselé dans une pierre bleue — du lapis-lazuli —, serti dans de l'argent. La lame était étonnamment fine et légère. À première vue, elle ne semblait guère tranchante, pourtant Jamie s'aperçut qu'elle avait été aiguisée avec une infinie minutie, comme un instrument chirurgical. Il l'empoigna et fit quelques moulinets. Il eut l'impression d'entendre l'air lui-même taillé en pièces.

 

— C'était celle de Sapling, dit Jamie, comme une évidence.

 

— Oui, acquiesça Finn en soutenant son regard. Maintenant dis-moi ce qui est inscrit sur la lame. Ne lis pas, dis-le-moi simplement.

 

Près de l'autel, Scar se raidit mais se tut.

 

— Givre, murmura Jamie.

 

— Tu vois ? s'exclama Finn en s'adressant à Scar. Il le savait.

 

Jamie baissa les yeux sur l'épée. Un mot était gravé sur la lame. Les lettres étaient étrangères — comme de l'hébreu ou du grec — et normalement illisibles pour lui. Pourtant, il les déchiffra aussitôt.

 

GIVRE.

 

— C'est le nom de l'épée, précisa Finn. Sapling l'a appelée ainsi parce que, bien que froide, elle apporte avec elle les premières lueurs du jour. C'était son espoir. Il l'a emportée avec lui à la Colline de Coupesombre. Nous l'avons trouvée peu avant de t'apercevoir. Il l'a probablement perdue en combattant. Tu comprends, à présent ?

 

Il se tourna vers Scar et ajouta :

 

— Vous comprenez, tous les deux ? Il se passe quelque chose, une sorte de magie. C'est inexplicable, mais Jamie est Sapling. Il n'y a aucun doute, même s'il l'a oublié.

 

Son regard se perdit dans le vague et il conclut, soudain redevenu bougon :

 

— Espérons seulement qu'il n'a pas oublié comment se battre.

 


Scar et Jamie, suivis de Corian, Erin et Finn, sortirent sur la grande place. Tous étaient armés d'épées, de dagues et de boucliers. Jamie jeta un coup d'œil à Erin et le vit toucher la paume de sa main artificielle. Aussitôt, cinq lames surgirent des doigts et du pouce. Sa main gauche, elle, se posa sur le manche d'une dague courbe qu'il portait à sa ceinture.

 

Leur armée s'était rassemblée : une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants attendaient calmement l'ordre qui les conduirait à la victoire ou à la mort. Scar fit un pas. Elle tenait un bouclier semblable à celui de Sapling ; mais sur le sien, en plus du décor de feuilles, figurait au centre un lézard enroulé — avec des yeux bridés et une queue hérissée d'épines. Trois marches séparaient Scar de la foule réunie devant le temple. Elle avança jusqu'à l'extrême bord et brandit son épée. Jamie se demanda s'il devait l'imiter, mais un sursaut de timidité le retint. Tous les regards étaient fixés sur Scar, mais aussi sur lui.

 

— Voici venu le jour tant attendu ! lança-t-elle à la foule. Malgré sa petite taille et sa jeunesse, sa voix se propagea aisément sur toute la place.

 

» J'ignore ce qui s'est passé jadis pour mettre le monde dans l'état où il se trouve aujourd'hui. Je ne sais pas d'où sont venus les Anciens ni comment ils ont pu prendre le pouvoir. Je sais seulement que c'est terminé pour eux. Demain, le monde nous appartiendra de nouveau. Et si certains d'entre nous doivent mourir, leur mort n'aura pas été vaine. Matt et Flint nous attendent. Inti viendra de l'Est. Moi je suis ici, et je ne suis pas seule. Oui ! Sapling est avec moi ! Sapling n'a pas été tué !

 

Des vivats commencèrent à s'élever des premiers rangs. D'un geste, Scar leur imposa le silence.

 

— Les Cinq vont enfin être réunis ! reprit-elle. Les Anciens croyaient nous avoir vaincus, mais ils avaient tort. Nous allons leur montrer. Nous allons leur montrer le pouvoir des Cinq !

 

— Cinq !

 

Le mot explosa de toutes parts. Des étendards se déployèrent, des épées se dressèrent, et, jaillissant d'on ne savait où, tonna un roulement de tambour accompagné des cuivres d'une fanfare. Jamie leva les yeux et aperçut les musiciens : trois petits garçons d'à peine dix ans, perchés sur un des aqueducs. Leurs cors étincelaient comme s'ils saluaient la foule massée en bas. On avait amené les chevaux. Scar sauta souplement en selle. Jamie fit de même sur son cheval gris, sans avoir besoin d'aide cette fois. Un instant plus tard, tous deux chevauchaient aux côtés de Corian, Erin et Finn, à la tête de leur armée en liesse, sur l'allée de mosaïque menant aux murailles de la cité. Certains soldats montaient à deux sur un cheval. Quelques-uns marchaient derrière les cavaliers. Bien que nombreux, ils franchirent très vite la porte.

 

Une fois dans la plaine, Jamie se tourna vers Scar.

 

— Beau discours !

 

— Il faut faire un discours avant de partir à la bataille. (Elle baissa les yeux, l'air un peu honteux, puis se redressa.) Si tu veux tout savoir, c'est Finn qui l'a écrit pour moi. Il me l'a fait apprendre par cœur hier soir.

 

— Eh bien… je crois que ça a marché.

 

— J'espère.

 

Ils contournèrent la Cité des Canaux et prirent la direction opposée de la Colline de Coupesombre. Devant eux, le paysage était vaste et désert, comme un dessus de table recouvert d'herbes folles et de quelques fleurs. Mais les fleurs avaient des couleurs bizarres, artificielles, et l'herbe était coupante et dure. En passant sous les branches d'un arbre fruitier, Jamie leva la main pour cueillir ce qui ressemblait à une pêche mauve, avec une peau épaisse et épineuse. Scar l'arrêta.

 

— N'y touche pas ! C'est du poison.

 

Ils continuèrent à travers champs et, pour la première fois, Jamie vit des animaux. Ou plutôt leurs restes. Un troupeau de vaches avait péri ici. Les cadavres gisaient, gonflés et raides, la langue pendante, les orbites oculaires envahies de mouches noires. Jamie sentit l'odeur écœurante de la chair en décomposition et son estomac se révulsa. Par chance, il n'avait pas pris de petit déjeuner.

 

Devant eux, à un kilomètre environ, le terrain s'élevait, couvert d'un bois de plus en plus dense. Les arbres ressemblaient à des pins, mais avec des branches si raides qu'elles paraissaient factices. Elles étaient couvertes d'épines vert sombre, pointues comme des éclats de verre. Un son étrange et entêtant leur parvint. Une sorte de martèlement métallique et rythmé. Boom, boom… boom. Boom, boom, … boom. Le troisième battement était plus sonore. On aurait dit qu'une énorme machine s'activait, encore invisible, de l'autre côté de la colline.

 

Jamie commanda à son cheval de rattraper Scar qui chevauchait en tête. Il n'eut pas besoin de l'éperonner ni de lui claquer l'encolure d'un coup de rêne. Étrangement, le cheval parut le comprendre. Il pressa l'allure pour se mettre à hauteur de Scar. Ils atteignirent ensemble les premiers arbres et commencèrent à zigzaguer entre les troncs. La pente était abrupte. Jamie ressentit un petit pincement au creux de l'estomac. Quelques semaines plus tôt, il se produisait sur la scène du théâtre de Reno pour réaliser un numéro de magie avec des journaux et des cartes à jouer. Aujourd'hui, il allait faire la guerre.

 

Il aurait dû être terrifié. Pétrifié d'horreur. Au contraire, c'était plutôt un sentiment de jubilation qui l'envahissait. Ils gravissaient la colline au milieu d'arbres immenses et hostiles, et il savait qu'il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Le moment fatidique approchait. Le martèlement rythmé continuait de l'appeler. Boom, boom… boom. Boom, boom… boom. Et il avançait allègrement, porté par le piétinement doux des sabots, grisé par l'odeur forte de la sueur des chevaux. Il avait découvert le secret de la guerre, cet instant où les soldats se débarrassent de leur peur et deviennent un rouage d'une machine dont la puissance les déborde. À ce moment-là seulement, ils sont prêts à mourir.

 

Ils allaient de plus en plus vite. À l'approche du sommet, les arbres se raréfiaient et ils pressèrent l'allure. Mais bientôt Scar leva la main pour les faire stopper. Ils étaient arrivés. Les combattants venus avec leurs camarades cavaliers descendirent de cheval et fourbirent leurs armes. Les chariots furent vidés et Jamie vit des enfants de onze ou douze ans bander leurs arcs, le visage crispé par la concentration.

 

— Comment te sens-tu ? demanda Scar.

 

Il fallut un moment à Jamie pour réaliser qu'elle s'adressait à lui.

 

— Bien, répondit-il.

 

— Ça va aller très vite.

 

— Comment le sais-tu ?

 

— Matt a un plan.

 

— Tu le connais ?

 

— Il me l'a dit hier soir, répliqua Scar avec un sourire.

 

À sa surprise, Jamie fut un peu agacé. Matt avait communiqué avec Scar en rêve. Pourquoi pas avec lui ? Pourquoi l'avait-il exclu ? Mais le moment était mal choisi pour en discuter.

 

— Tu as peur ? questionna-t-il.

 

— Pas vraiment, répondit Scar en secouant la tête. Que pourrait-il arriver de pire ?

 

Jamie aurait pu citer toutes sortes de choses, mais il préféra s'abstenir.

 

Scar regarda derrière elle. Le reste des troupes s'était rassemblé et tous les combattants levaient les yeux vers elle, guettant ses ordres. Penché sur l'encolure de son cheval, Finn semblait tendre l'oreille. Il avait l'air plus vieux et plus las encore que le matin. En fait, il était au bord de l'épuisement. Pas seulement fatigué après une mauvaise nuit mais exténué par des années de lutte.

 

— Finn a peur, murmura Scar en s'assurant que celui-ci ne pouvait pas l'entendre. Il essaie de ne pas le montrer mais il est toujours ainsi. Il a peur pour moi.

 

— Tu comptes énormément pour lui.

 

— Je suppose, oui. Je suis la fille qu'il n'a jamais eue. Il m'a dit qu'il avait quatre fils… Je voulais te dire… J'ai été dure envers toi et je le regrette. J'essaierai d'être plus gentille si nous survivons.

 

Jamie ne sut quoi répondre, mais c'était sans importance car Scar ne lui en laissa pas le temps. Elle fit le signal, et tout le monde avança comme un seul homme pour parcourir les derniers mètres jusqu'au sommet. Tout le monde observait un silence absolu, à présent. On n'entendait que le crissement des aiguilles de pin sous les sabots des chevaux. Les fantassins marchaient sur la pointe des pieds et semblaient retenir leur respiration. Sur la crête, une dernière rangée d'arbres offrait un abri. Ils s'arrêtèrent à couvert et Jamie put contempler ce qui les attendait de l'autre côté, au pied de la colline.

 

Le champ de bataille.

 

Jamais il n'avait rien vu de tel. C'était un spectacle inimaginable.

 

Une large bande d'herbe très sombre, presque noire, d'environ quatre cents mètres de large, s'écoulait comme une rivière entre les collines d'un côté et une forêt touffue de l'autre. En bas, juste devant eux, une grande armée humaine s'était rassemblée, plus de deux mille personnes unies sous une étoile bleue à cinq branches. La même qui ornait son épée. L'étoile était sur les bannières et sur les boucliers. Elle flottait sur les tentes qui tapissaient les contreforts de la colline, hautes et triangulaires, pareilles aux voiles d'un navire pris dans la brise. S'il y avait eu plus de clarté, l'étoile aurait étincelé, mais le ciel était gris et menaçant, l'ombre de la mort imminente s'étendait sur tout le paysage.

 

L'armée se divisait en trois blocs : une phalange centrale et deux ailes, chacun composé de soldats si nombreux que, du haut de la colline, Jamie ne parvenait pas à les distinguer. Les cavaliers marchaient en tête pour conduire la charge, suivis des fantassins. Derrière, une longue ligne d'hommes attendaient, munis de ce qui ressemblait à des tuyaux de cuivre presque aussi hauts qu'eux. Ensuite venaient les archers et, enfin, juste devant les tentes, une rangée de canons, chacun encadré de deux soldats agenouillés. Jamie s'étonna de la diversité des armes, qui paraissaient appartenir à des époques et des continents différents. Mais il s'aperçut qu'il n'y avait rien d'uniforme non plus dans les hommes. Ils s'étaient rassemblés ici après un long voyage, venus de tous les pays.

 

Deux adolescents s'apprêtaient à les mener au combat. Jamie les remarqua, à l'avant, juchés sur des chevaux gris pommelé. Inutile de demander qui ils étaient. Ils n'avaient que quatorze ans et commandaient les troupes. C'étaient eux qui avaient rassemblé l'armée. Leur stratégie était simple : vaincre ou mourir. Jamie ne voyait pas leurs visages. Seulement leur dos. Mais il savait que c'étaient Matt et Flint, et il aurait voulu qu'ils tournent la tête, fût-ce une seconde. Il avait envie de voir leur visage, il avait envie de voir son frère, Scott.

 

Les deux jeunes cavaliers continuaient d'avancer. Ce fut seulement lorsqu'il regarda au-delà, de l'autre côté du champ, que toute l'horreur de ce qu'ils s'apprêtaient à affronter apparut à Jamie. L'armée de l'étoile bleue était tragiquement surpassée en nombre. Elle allait au-devant d'une mort certaine. Pour chaque soldat, il y avait dix ennemis. Humains et non-humains, dont la masse s'étendait jusqu'où portait le regard. Jamie avait du mal à distinguer qui était quoi.

 

En première ligne, venaient les plus minables, les esclaves humains qui avaient choisi le camp des Anciens et les servaient jusqu'au bout. C'était leur récompense. Enchaînés les uns aux autres, ils étaient nus ou vêtus de haillons, leur nom marqué au fer sur leur peau comme s'ils étaient du bétail. On les avait armés de matraques en bois et de haches. Beaucoup avaient été défigurés : il leur manquait un œil ou une oreille. Pire : certains avaient l'extrémité des bras tranchés et remplacés par des lames en dents de scie, de telle sorte que leurs armes et eux ne faisaient qu'un.

 

Arrivaient ensuite des humains à meilleure figure : probablement la classe dirigeante. Ceux que Scar appelait les suzerains et les conseillers. Ils portaient boucliers et épées, et parfois de bien curieuses armures. Ils étaient pâles et maladifs. Malgré leur prospère situation de classe dominante, ils manquaient de courage au combat. Même de loin, on lisait sur leurs visages la peur et la lâcheté.

 

Suivaient quatre rangées de cavaliers — ou plutôt des chevaliers, avec leur armure noire. Les deux premiers rangs étaient identiques aux soldats volants que Jamie avait vus sur le chemin de la Cité des Canaux. Mais les deux autres rangs étaient si laids et grotesques qu'il dut faire un effort pour les observer.

 

Peut-être étaient-ce des officiers. Peut-être des humains sous des armures. Impossible à savoir. Des lames sortaient de leurs épaules, de leurs coudes et de leurs genoux. Des pointes noires menaçantes encerclaient leurs casques, si bien que, à partir du cou, on aurait dit des porcs–épics. Et du front de leurs chevaux mutilés jaillissaient des baïonnettes argentées, vissées entre les yeux. On en avait fait des parodies de licornes. Les chevaliers se tenaient dans une posture rigide, comme au garde-à-vous. Combien étaient-ils ? Difficile à évaluer. Chacun avait la même hauteur que son voisin. En fait, ils étaient un seul et même soldat, dupliqué à des milliers d'exemplaires. Ils portaient un bouclier, lui aussi hérissé de pointes, et le martelaient en rythme avec le plat de leur épée. C'était ce battement sourd qu'avait entendu Jamie. Maintenant qu'il y associait l'image, le son lui figeait le sang.

 

Pourtant, le pire était à venir.

 

Une infestation. C'est le mot qui lui vint à l'esprit devant le flot qui se déversait de la forêt dans le champ. Jamie s'était attendu à un combat entre deux armées, mais ce qu'il découvrait à présent était une horde, sans forme ni structure, un écoulement purulent de créatures cauchemardesques avides de sang. Des monstres armés de matraques hérissées de clous, de haches immenses, de lances, de filets et de fourches. Certains ondulaient. D'autres couraient sur trois pattes ou plus. Mi-bêtes mi-humains, ils semblaient avoir été créés dans le but délibéré d'obtenir le résultat le plus hideux. En plus des hommes-scorpions, cousins de celui qui avait attaqué Jamie, il y avait des hommes-chiens, des hommes-crocodiles, des hommes-aigles et même des hommes-requins : assemblages fous de bras, de dents, de becs, d'écailles, de plumes et de serres, destinés à produire des monstruosités inimaginables.

 

Ensuite, formant l'arrière-garde de l'armée mais n'en faisant pas tout à fait partie, apparurent des animaux géants qui traversaient la forêt, bien au-dessus de la cime des arbres.

 

Le premier était une araignée. Vingt mètres de haut environ, perchée sur huit pattes étirées, avec une grosse poche de poison suspendue sous le ventre, deux antennes qui se trémoussaient comme pour goûter l'air, et de grands crocs dégoulinants de venin et de salive. Quand l'araignée tourna la tête, Jamie entrevit l'armée reflétée à l'infini dans les miroirs noirs et luisants qu'étaient ses yeux. Au combat, elle devait être invincible. Les flèches et les épées ne pouvaient rien contre elle. Autant lutter avec des épingles.

 

Un énorme singe bondit à côté de l'araignée, jacassant et criaillant d'une voix aiguë. Il n'était pas puissant et musclé comme un grand singe, plutôt décharné comme un insecte, avec une longue queue, et des poils crasseux et emmêlés. Une de ses mains n'avait que quatre doigts. Soudain, les arbres parurent s'ouvrir et un gigantesque oiseau-mouche prit son envol. Ses ailes battaient si vite qu'elles étaient floues. L'oiseau souleva une tornade de poussière et de branches mortes autour de lui. Un instant plus tard, un autre oiseau s'éleva dans le ciel. Celui-ci était un condor de la taille d'un avion. Ses ailes grondaient comme le tonnerre en fouettant l'air.

 

Enfin, alors que Jamie pensait ne plus rien pouvoir supporter d'autre, il vit une silhouette solitaire se frayer un passage au milieu de son armée pour aller prendre place à sa tête. Le commandant en chef, sans doute. Il chevauchait un animal qui, à première vue, ressemblait à un cheval, mais qui avait des cornes, des yeux rougeoyants comme des braises, et de la fumée qui lui sortait des naseaux et de la bouche. Treize cavaliers l'entouraient mais il paraissait ne même pas les voir. Ses yeux étaient fixés sur les deux garçons qui lui faisaient face.

 

— Chaos, murmura Scar.

 

— Comment ? Jamie était pétrifié.

 

C'est à peine s'il respirait.

 

— Il n'a pas de nom, mais c'est ainsi que nous l'appelons. Chaos. Le Roi des Anciens.

 

Jamie dut y regarder à deux fois. La première pour le voir. La seconde pour comprendre ce qu'il voyait.

 

Le Roi des Anciens était de taille humaine mais paraissait immense. Comme s'il engloutissait tout ce qui l'entourait, à la manière d'un trou noir dans l'espace. Jamie savait qu'il avait devant lui le mal à l'état pur, et qu'il n'existait rien de plus destructeur dans l'univers. Chaos n'avait pas de visage. Aucun trait distinctif. Chacun de ses mouvements détruisait l'espace autour de lui. Il ne se contentait pas d'avancer ; il se taillait un chemin à travers le monde comme à coups de faux.

 

Jamie n'aurait pas su dire s'il resta longtemps figé ainsi en haut de la colline. Il avait l'impression d'y avoir pris racine. Que le temps s'était arrêté.

 

Les deux armées se faisaient face. Pendant un moment, tout fut immobile. Les chevaliers cessèrent de marteler leurs boucliers et un silence lourd tomba sur le champ de bataille. Une brise légère soufflait. L'herbe ondulait et les étendards flottaient. Quelque part, un cheval s'ébroua. Une trentaine de mètres séparaient Matt et Flint de l'armée qu'ils étaient venus combattre.

 

Chaos était devant. Il tira son épée. Jamie entendit le grincement du fer dans le fourreau. Puis Chaos parla, mais sans ouvrir la bouche. Le son sortait de lui comme de l'eau jaillissant d'un tuyau, et bien qu'à peine un murmure, sa voix résonna dans tout le champ de bataille et monta jusqu'au sommet de la colline.

 

— Le pouvoir des Cinq a été vaincu, dit-il. L'un de vous est bloqué loin d'ici, et un autre a péri dans de grandes souffrances. Désormais, vous ne pouvez plus triompher. Déposez vos armes et je serai généreux. Je vous accorderai une mort rapide. Quant à tous vos soldats, je les autorise à me servir. Cette bataille est inutile. Vous en connaissez l'issue.

 

Matt ne dit rien. Jamie le vit dégainer son épée. C'était sa réponse.

 

Le Roi des Anciens hocha lentement la tête. Il n'ajouta pas un mot. Soudain, il brandit son arme au-dessus de sa tête. C'était le signal. Aussitôt explosa un rugissement de cris, de vivats et de rires. Un tonnerre de sabots. Un fracas de tonnerre.

 

L'armée noire s'élança.

 

La bataille avait débuté.