Jamie ouvrit les yeux et s'aperçut qu'il n'était plus à Reno. Ni même aux États-Unis. D'une façon obscure, inconcevable, il avait été transporté sur une plage déserte qui s'étirait le long d'une mer noire et sans vie. Était-ce la nuit ou le jour ? Le ciel paraissait figé entre les deux. Jamie chercha sa respiration. La panique l'oppressait. Il avait conscience de se trouver dans un lieu étrange et lointain. Et seul. Il n'y avait personne en vue. Rien. Seulement la plage, la mer, et, au loin, ce qui ressemblait à un îlot s'élevant en pointe au-dessus des vagues.
— Scott !
Il avait crié mais le mot parut mourir sur ses lèvres. Ce qui était plus effrayant que tout. Il pouvait hurler à pleins poumons, personne ne l'entendait. Il n'était pas seulement perdu. Il était totalement abandonné. Mais où ? Même le désert du Nevada offrait plus de vie et de couleurs que cet endroit.
Pourtant…
Jamie y était déjà venu. Il savait où il se trouvait. Il ramena ses jambes contre lui et resserra ses mains autour de ses épaules, non pas tant pour se réchauffer que pour créer un cocon protecteur. Il se força à respirer profondément, à se détendre. Oui, il était venu sur cette plage, il y avait bien longtemps, des années peut-être, mais il reconnaissait le paysage. L'île. La dernière fois, deux garçons se dirigeaient vers lui à bord d'un bateau de paille. Il voulait les rencontrer — pourquoi ? il l'ignorait –, mais il s'était réveillé avant qu'ils arrivent jusqu'à lui. Jamie n'était pas seul, alors. Scott se trouvait avec lui.
Il y avait aussi une fille auprès d'eux.
— C'est un rêve, murmura Jamie.
Sa voix lui parut faible mais réconfortante. Les vagues roulaient mollement sur le rivage, et ne produisaient presque aucun son, comme si on avait baissé le volume sonore.
Un éclair fendit le ciel, dans le lointain. Un orage. Jamie se leva. Il tremblait. Non pas de froid, car la température comme tout le reste ici était insensible –, mais quelque chose dans l'éclair lui avait fait grincer les dents. Cela recommença. Par deux fois. Des fourches d'électricité si étincelantes qu'elles donnaient l'impression de vouloir déchirer le monde. Ce n'était pas un orage ordinaire. C'était un avertissement. Quelque chose allait se produire. C'était encore loin mais cela se rapprochait. Une brise faible s'était levée. Jamie la sentait, moite et engourdie, qui lui frôlait le visage.
— Scott ! cria-t-il encore, tout en souhaitant, misérablement, se réveiller de ce cauchemar.
Sur les galets, un bruit attira son attention.
Il se retourna, espérant voir son frère, mais c'était un homme, agenouillé au bord du rivage, tenant un récipient plat qu'il cherchait apparemment à remplir d'eau. Jamie ne savait pas d'où il avait surgi. Un instant avant, il n'était pas là. C'était un homme immense, et totalement gris. Son visage, ses mains, ses vêtements, même ses yeux avaient la couleur de la pierre. S'il n'avait pas bougé, Jamie aurait pu le prendre pour une statue. Il était vêtu d'un pantalon démodé et informe, maintenu par une ceinture de cuir, et d'une chemise à col ouvert aux manches retroussées. Il portait aussi un chapeau — pas un chapeau de cow-boy mais quelque chose de similaire —, et des bottes montantes. Il était totalement concentré sur sa tâche.
Jamie avança dans sa direction. Ses pas crissant sur les galets le trahirent avant qu'il ait pu parler. L'homme fit volte-face et se redressa. Jamie vit alors à quel point il était immense — au moins deux mètres –, avec des cheveux qui bouclaient sur sa nuque et un visage dur, taillé à la serpe, empreint de colère. L'homme avait lâché son récipient et maintenant, sans sa main, il tenait un grand couteau.
— Pardon…, dit Jamie, sans savoir pourquoi il s'excusait.
L'inconnu l'observa sans rien dire.
— Pouvez-vous m'aider ? reprit Jamie.
— Il va le tuer, dit l'homme avec un accent étrange. Un accent américain mais étonnamment vieux jeu, un peu comme dans un ancien film en noir et blanc.
— De qui parlez-vous ?
— Tu le sais bien. Tu sais de qui je parle.
— De Scott ?
L'homme secoua la tête.
— Il va le tuer. Et c'est à toi de l'en empêcher.
— Mais qui va le tuer ? Vous devez m'aider à le retrouver…
Ce fut tout ce que Jamie eut le temps de dire. L'homme lança en avant son bras armé du couteau. Jamie entendit la lame fendre l'air moite. Quelque chose heurta le côté de sa tête et il crut qu'il avait été poignardé. Mais l'homme l'avait frappé avec le manche. Jamie fut projeté en arrière et tomba lourdement sur le dos avec un cri de douleur. Il sentit du sang poisser ses cheveux et se demanda s'il avait le crâne fracassé. L'homme se pencha sur lui. Il brandissait le couteau à deux mains, comme s'il s'apprêtait à exécuter un sacrifice.
— Arrête-le ! ordonna l'homme.
Ses mains s'abattirent.
Jamie s'éveilla.
Il avait des élancements dans la tête et, un bref instant, il crut réellement avoir été attaqué. Du bout des doigts, il palpa le côté de son crâne. Rien. Pas de sang, aucun signe de blessure. Il était allongé sur un lit, tout habillé. Il resta un moment immobile, laissant ses pensées tourbillonner autour de lui, séparant le réel du rêve, essayant de comprendre ce qui lui était arrivé. L'attaque au théâtre. C'était réel. Il se rappela le vacarme de la circulation, les néons, la voiture qui traversait l'avenue pour venir le ramasser.
Scott. Kidnappé. Jamie se redressa d'un bond, cherchant immédiatement son frère tout en sachant qu'il avait peu de chances de le trouver à proximité. C'était instinctif. Il se projeta en pensée d'abord dans la pièce où il était, puis dans la pièce voisine, puis plus loin. Il criait le nom de son frère sans émettre un son.
Le néant. Jamie éprouva une sensation de vide qui confirma ses craintes. Il était seul.
Il s'affaissa contre l'oreiller. Une raideur lui ankylosait l'épaule, là où la fléchette l'avait atteint, et il comprit qu'on l'avait drogué. Combien de temps était-il resté inconscient ? Le soleil brillait. Un store était tiré devant la fenêtre mais la lumière du jour filtrait sur les côtés.
Il avait la bouche sèche et la nausée. Un coup d'œil dans la pièce lui apprit qu'il était dans une chambre d'hôtel. Cela se devinait au dénuement du décor, à la banalité du mobilier, aux sous-verre accrochés aux murs : des photos de Reno en noir et blanc style années cinquante. Il prit le verre d'eau posé sur la table de nuit et but. C'était frais. Quelques glaçons à demi fondus flottaient à la surface. Il avait très soif. Il vida le verre, puis fit basculer ses jambes sur le bord du lit pour se lever.
À cet instant, la porte s'ouvrit et une silhouette se découpa en contre-jour sur le soleil matinal. Jamie ne put discerner ses traits. Quand la porte se ferma, il découvrit une jeune femme noire, vêtue d'un jean et d'un tee-shirt blanc sous une large chemise ouverte de couleurs vives. Elle portait deux sacs de supermarché.
— Depuis quand es-tu réveillé ? demanda-t-elle.
Jamie répondit par une question.
— Qui êtes-vous ? Depuis combien de temps je suis ici ?
— Il est plus de dix heures. Je commençais à m'inquiéter. J'ai cru que j'allais devoir appeler un médecin.
Elle fit une pause, puis reprit :
— Il va falloir que tu m'aides un peu. Es-tu Scott ou Jamie ? Vous vous ressemblez tellement, tous les deux.
Jamie tenta de se mettre debout mais la force lui manqua. Il avait l'impression d'être resté couché une semaine entière.
— Où sommes-nous ?
— Dans un motel, à Reno, juste à côté de l'aéroport. L'Oiseau Bleu... Tu connais ?
Elle déposa les sacs de provisions sur une table. Deux pommes roulèrent et elle les rattrapa.
— J'ai pensé que tu aurais faim, alors je suis sortie faire quelques courses. Je suis contente de m'être absentée au bon moment. Je ne voulais pas que tu te réveilles tout seul.
Jamie la reconnut.
— Vous étiez au théâtre.
C'était la jeune femme qui s'était portée volontaire pour monter sur scène et qui lui avait montré une photographie.
— Oui, acquiesça-t-elle. En fait, j'ai vu votre numéro trois fois. J'ai assisté aussi à la représentation de dix-neuf heures trente, et à celle de la veille.
— Pourquoi ?
— Je voulais essayer de comprendre comment vous faites. Votre numéro…
Jamie se força à se lever. Il se sentait faible, il avait des élancements dans la tête, mais il ne voulait pas rester ici, seul dans cette chambre avec cette inconnue étrange. Scott avait disparu. Quelqu'un l'avait enlevé. Rien d'autre ne comptait.
— Qu'est-ce que tu fais ? dit la femme.
Elle s'interposa entre Jamie et la porte.
— Je vais chercher mon frère.
— Je sais ce que tu ressens. Mais tu ne peux pas partir d'ici comme ça. C'est trop tard.
— Que voulez-vous dire ?
Sans même s'en rendre compte, Jamie avait serré les poings. Une lueur farouche brillait dans ses yeux rougis.
— Vous étiez là. Pourquoi ? Vous saviez ce qui allait se passer ? Vous êtes dans le coup ?
Cette fois, ce fut au tour de la femme de se fâcher.
— Tu as oublié ce qui s'est passé, on dirait.
Sa voix était toujours douce mais elle se contrôlait, cela se voyait.
— Je t'ai sauvé. Sans moi, ces hommes t'auraient enlevé avec ton frère.
Évidemment. C'était elle qui conduisait la voiture. Jamie n'avait pas pu voir son visage, il l'avait seulement entendue, juste avant de s'évanouir, mais cela ne faisait aucun doute. Il reconnaissait sa voix.
— Vous savez où est mon frère ? Vous savez qui sont ces hommes ?
— Non.
— Je veux retrouver Scott.
— Je sais ce que tu éprouves, Jamie. Car j'en déduis que tu es Jamie, n'est-ce pas ?
Comme il ne répondait pas, elle poursuivit :
— Calme-toi et essaie de réfléchir. Tu veux chercher ton frère. Bien. Mais par où vas-tu commencer ?
Elle s'approcha d'une table et y ramassa un petit objet effilé et argenté, hérissé d'une aiguille à une extrémité et, à l'autre, d'un petit épi de plumes noires.
— Sais-tu ce que c'est ?
Jamie sentit son sang se glacer.
— Je te l'ai retirée de l'épaule, reprit la femme. Dieu sait quelle drogue contenait cette aiguille mais tu as dormi pendant onze heures. Ton frère en a reçu une lui aussi, et ces hommes ont pu l'emmener n'importe où. Fouille Reno si ça te tente. Tu peux même explorer tout le Nevada. Mais je doute que tu le retrouves.
Elle avait raison et Jamie le savait. Mais il ne pouvait pas rester ici sans rien faire.
— Je vais aller voir Oncle Don.
— Don ? tressaillit la femme. Tu parles de Don White ? J'ai lu son nom sur les affiches du spectacle. C'est ton oncle ?
— Non. Il n'est rien pour nous, mais il veut qu'on l'appelle comme ça. Il doit se demander ce qu'on est devenus. Il était au théâtre, hier soir. Il pourra peut-être m'aider.
— Je n'en suis pas certaine…
— Je me moque de ce que vous pensez.
Jamie prit une profonde respiration.
— Nous habitons dans une maison louée, à Sparks, avec Don et Marcie. Je dois les prévenir. Ils alerteront la police.
La femme réfléchit un instant, puis hocha la tête.
— Tu peux déjà leur téléphoner.
Elle indiqua le téléphone sur la table de nuit. Jamie décrocha et composa le numéro. Il attendit, laissa sonner une dizaine de fois. Pas de réponse. Il raccrocha.
— S'ils se faisaient du souci pour vous, ils auraient déjà appelé la police, remarqua la femme.
— Comment savez-vous qu'ils ne l'ont pas fait ?
Elle soupira.
— C'est juste. Je n'ai pas encore lu les journaux…
— Puisque vous êtes au courant, vous aussi vous auriez pu prévenir la police.
— Je voulais d'abord discuter avec toi.
— Parfait. Eh bien maintenant, c'est fait. Depuis combien de temps je suis ici, avez-vous dit ? Onze heures ? Ça signifie que vous leur avez laissé onze heures d'avance pour s'enfuir avec Scott. Je ne connais même pas votre nom, et je ne veux rien avoir à faire avec vous. Je veux rentrer chez moi.
— Je ne te retiens pas !
La jeune femme leva les bras en signe de capitulation.
— Tu veux rentrer ? À ta guise ! Je vais même t'y conduire en voiture. D'accord ?
Jamie hocha la tête.
— Allons-y.
Elle ouvrit la porte et ils sortirent. Aveuglé par le soleil, Jamie plissa les yeux. La chambre donnait sur un parking dont le bitume réverbérait la chaleur. Il eut l'impression que son front et ses joues rôtissaient. L'air empestait le caoutchouc chaud et l'essence. Le motel L'Oiseau Bleu était un bâtiment démodé de deux étages, avec une façade de bois peint en blanc. Il portait le nom de l'emblème du Nevada, mais les seules choses à deux ailes qui s'en approchaient étaient les avions : le motel se dressait en face des pistes de l'aéroport. Jamie entendit le vrombissement d'un jet.
— Vous habitez ici ?
La jeune femme lui jeta un coup d'œil rapide.
— Je loge toujours près des aéroports.
Pourquoi ? Que sous-entendait-elle ? Jamie s'abstint de lui poser la question. Quels que soient ses problèmes, il ne voulait pas les entendre.
La voiture qu'elle avait louée était une Ford Focus gris métallisé. Visiblement, elle avait appelé un garage le matin à la première heure car la vitre avait été remplacée. Mais l'un des rétroviseurs latéraux manquait. Cela lui coûterait cher lorsqu'elle rendrait la voiture à l'agence de location. Jamie s'assit à l'avant et claqua la portière.
— Alicia McGuire, annonça-t-elle en prenant place derrière le volant.
— Pardon ?
— Tu ne m'as pas demandé mon nom, mais j'ai pensé que tu aimerais le connaître. (Elle tourna la clé de contact.) Alors, où allons-nous ?
— C'est juste à la sortie de la 80. Je vous guiderai.
Ils roulèrent en silence. Jamie regardait défiler les immeubles de bureaux et les hôtels de Reno. Il les connaissait tous. Ils lui étaient devenus aussi familiers que les traits de son propre visage. Pourtant, à cet instant, ils lui paraissaient bien loin. Alors qu'ils s'engageaient sur la bretelle d'accès menant à l'autoroute, en direction de l'est, Jamie éprouva une sensation de dislocation. Comme si quelqu'un avait pris une paire de ciseaux pendant la nuit et avait découpé sa vie en deux.
La climatisation tournait à plein régime et il s'abandonna à l'air réfrigéré qui décollait ses vêtements de sa peau moite, espérant que cela le réveillerait. Il était encore groggy, peut-être à cause de la drogue, peut-être à cause du choc des dernières heures. Il s'efforçait en vain de trouver un sens à ce qui s'était passé. Quatre hommes (peut-être davantage) étaient venus au théâtre pour les enlever, Scott et lui. Deux se tenaient dans la salle, deux à l'extérieur. Tout avait été parfaitement planifié. Sans l'intervention de Jagger, jamais Scott et lui n'auraient réussi à sortir du théâtre.
Jamie eut une pensée pour le berger allemand de Frank Kirby et espéra qu'il allait bien. Frank s'inquiétait toujours pour son vieux chien au cœur fragile. Les inconnus du théâtre n'auraient pas hésité à tuer l'animal, or c'étaient ces mêmes gens qui avaient enlevé Scott. Jamie était bien décidé à retrouver leurs traces, avec ou sans l'aide d'Oncle Don. Ces types ne le connaissaient pas. Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire.
— C'est la prochaine sortie, indiqua-t-il à Alicia McGuire.
Don White et Marcie louaient une maison à Sparks, une banlieue de Reno située à quelques kilomètres à l'est. Alicia bifurqua et ils s'engagèrent dans un réseau de jolies rues bordées d'arbres, qui semblaient à des années lumière du centre ville. Pourtant, les tables de poker et les machines à sous s'étaient propagées jusque-là. Deux tours immenses, qui avaient un peu l'air de serre-livres mal assortis, s'élevaient de l'autre côté de l'autoroute. C'était le Nugget, autrement dit la « pépite », un autre complexe d’hôtel-casino. De nombreux habitants de Sparks y travaillaient comme serveurs, croupiers, personnels d'entretien ou gardes de sécurité. On ne pouvait y échapper. Le Nugget semblait toiser de haut la petite communauté en proclamant : « Je suis votre maître, votre vie m'appartient. »
Chaque maison de Sparks se différenciait des autres, et chacune possédait son petit bout de terrain. Il y avait des cottages en brique, des bungalows en bois avec des volets peints et des vérandas, des villas de style espagnol aux murs de stuc blanc et des portails en fer forgé. Certaines étaient décorées de carillons éoliens, de poupées et de pots de fleurs. D'autres étaient laissées à l'abandon. Tout dépendait de leurs occupants et, apparemment, des gens très divers avaient élu domicile dans ce quartier.
Le numéro 402 se trouvait tout au bout de la Dixième Rue, près du casino. La maison se détachait des autres car c'était la plus délabrée, avec un jardin sauvage et un barbecue qui croupissait dans l'herbe. L'écran censé protéger la véranda des insectes était plein de trous, comme tailladé à coups de couteau. La peinture s'écaillait. Les encadrements de fenêtres rouillaient. Un unique appareil de climatisation s'accrochait tant bien que mal à un mur, comme du bout des ongles. La maison avait un étage et un garage sur le côté. Une caravane stationnait dans l'allée mais, vu son état, elle n'avait pas dû bouger depuis longtemps.
— C'est ici, annonça Jamie.
— Je crois que j'avais deviné, dit Alicia.
Au lieu de s'arrêter devant la maison, elle roula un peu plus loin, sous un acacia.
— Je préfère me garer à l'ombre, expliqua-t-elle.
Jamie, avec un signe de la tête, lui dit :
— Merci de m'avoir amené.
Et il tendit la main vers la poignée.
— Hé ! Minute ! Où crois-tu aller comme ça ?
— Pas de problème. C'est ici que j'habite. Vous n'avez pas besoin d'entrer.
— Oh que si, il y a un problème. Je ne vais pas te laisser ici comme ça. Je veux m'assurer que tu es en sécurité…
— D'accord. Mais attendez dans la voiture…
— Non ! dit Alicia en coupant le contact. Je t'accompagne.
Jamie ouvrit la bouche pour protester mais elle l'arrêta.
— Tu as passé la nuit dehors. Cela pourrait t'aider d'avoir quelqu'un pour te soutenir et expliquer ce qui s'est passé.
Jamie réfléchit rapidement, puis acquiesça. Ils descendirent ensemble de la voiture et revinrent à pied, en passant devant la maison voisine où vivait une famille avec deux enfants : deux filles de dix et douze ans. Jamie les voyait souvent jouer sur la pelouse, où leurs bicyclettes se trouvaient en ce moment, posées à côté d'une balançoire. Mais il ne leur avait jamais parlé. Pas une seule fois depuis qu'il vivait à Sparks. Les deux filles avaient probablement reçu la consigne d'éviter leurs voisins. D'ailleurs, personne n'approchait jamais du 402, comme si tout le quartier savait que des gens pas fréquentables vivaient là.
Il monta le perron en ciment et traversa la véranda jusqu'à la porte d'entrée. Finalement, la présence d'Alicia McGuire à ses côtés le rassurait. Don et Marcie n'avaient aucune raison de lui faire des reproches, mais l'un et l'autre avaient la mauvaise habitude de cogner avant de poser des questions. Jamie avait disparu depuis plus de douze heures. Au moins Alicia pourrait-elle expliquer pourquoi. Ils n'oseraient pas le frapper devant témoin.
À la dernière seconde, il eut une hésitation. Il ne pouvait pas entrer dans la maison avec une étrangère sans prévenir. Il n'était pas encore midi et Marcie ne serait probablement pas encore habillée. Il sonna et tendit l'oreille, guettant un claquement de porte, un bruit de pas dans l'escalier. Rien. Sauf la télévision qui, comme d'habitude, était allumée dans le salon. Cela ne voulait rien dire. Marcie la mettait en marche dès le matin et la laissait souvent branchée toute la journée. Une voix d'homme débitait un bulletin d'informations. Jamie sonna encore. Pas de réponse.
— Il n'y a personne, dit-il.
— Tu veux les attendre ?
— Oui. Inutile de vous inquiéter pour moi. Vous pouvez me laisser si vous voulez.
— Pas question. J'entre avec toi.
Alicia McGuire était déterminée. Jamie haussa les épaules et ouvrit la porte. Il savait qu'elle n'était pas fermée à clé. Elle ne l'était jamais. Il n'y avait aucun objet de valeur dans la maison et le mobilier ne leur appartenait pas. Don White l'avait louée meublée dans une agence. Les propriétaires vivaient dans un autre État et ne se préoccupaient nullement de l'entretien de la maison. Les tapis étaient élimés, le papier mural se décollait, les ampoules électriques pendaient au bout de leur fil, sans abat-jour. Les deux frères dormaient sur des matelas à même le sol dans l'une des chambres du premier étage, Don et Marcie sur un lit défoncé, dans la chambre voisine. La cuisine était meublée d'une table et quatre chaises. C'était à peu près tout. La maison était une sorte de coquille. Et personne n'aurait remarqué la différence si elle avait été vide.
« …plus que cinq mois avant l'élection et aucun des deux candidats ne se détache encore sur l'autre. La tension monte de jour en jour. Qui sera le prochain président des États-Unis ? Seul l'avenir nous le dira. Ici Ed Radway en direct de Phoenix, Arizona… »
Il n'y avait personne dans le salon pour écouter le journaliste qui continuait de parler, indifférent, devant des sièges vides.
— C'est ici que tu vis ? demanda Alicia sans pouvoir masquer le dégoût dans sa voix.
— On vient juste de louer la maison, se défendit Jamie, qui n'avait pourtant aucune raison d'avoir honte. Vous n'êtes pas obligée de rester.
— Pardon ? Est-ce que tu essaies encore de te débarrasser de moi ?
— Non.
Il mentait. Il avait horreur d'être vu dans cet endroit minable. Alicia l'observait. Jamie prit conscience qu'il lui avait à peine dit deux mots depuis leur départ de Reno. Et uniquement des paroles désagréables. Pourtant elle lui avait porté secours. Elle avait risqué sa vie pour lui. Il ne l'avait même pas remerciée.
— Je vous demande pardon, dit-il.
— Ce n'est pas grave, Jamie. Tu as raison. On dirait qu'il n'y a personne. Que fait cette… Marcie pour gagner sa vie ?
— Rien de spécial.
— Alors comment as-tu…
Alicia n'acheva jamais sa question. Ils se figèrent en même temps. Sur l'écran de télévision, l'image avait changé. Un garçon mince, aux longs cheveux sombres et au teint pâle leur faisait face. Avec une étrange sensation d'irréalité, Jamie s'aperçut que c'était son propre visage qu'il contemplait.
« …recherché pour le meurtre de son tuteur, Don White », disait le reporter.
L'image se divisa en deux : Jamie et Scott côte à côte. Des jumeaux, sans le moindre doute, mais à la télévision on discernait quelques différences.
« Scott et Jamie Tyler sont de vrais jumeaux. Bien qu'âgés de quatorze ans seulement, on les dit armés et dangereux. La police recommande de ne pas les approcher. »
— C'est complètement fou…, murmura Jamie.
— Chuuut !
Alicia ne quittait pas l'écran des yeux.
On voyait maintenant la façade du théâtre de Reno. Quatre ou cinq reporters faisaient le planton devant, chacun avec son micro et son cameraman, cherchant à se faire entendre. On discernait leurs voix en arrière-plan, tandis que la journaliste locale, une blonde à l'air surexcité, commentait la nouvelle.
« Scott et Jamie Tyler se produisaient ici, dans ce théâtre de Reno. Ils présentaient un soi-disant numéro de télépathie, truqué bien entendu. Selon des témoins, les deux frères prenaient des substances illicites et, hier soir, ils ont perdu la tête, volé l'arme de leur tuteur, Don White, et l'ont abattu… »
— C'est faux ! s'exclama Jamie. (Il se tourna vers Alicia, redoutant soudain qu'elle ne le croie pas.) Elle ment ! Rien de tout ça n'est vrai !
— Jamie…
— Oncle Don n'avait même pas d'arme !
— Écoute-moi, Jamie…
À cet instant, un hurlement de sirènes retentit dans la rue. Une seule explication s'imposait : la police était arrivée.
Pour Jamie, c'était un cauchemar de plus, pire encore que celui de la veille. Il avait l'impression que les choses les plus impossibles s’abattaient sur lui. Il s'attendait presque à voir surgir de derrière le canapé le personnage de son rêve : l'homme gris au chapeau. Il y eut des crissements de pneus, le bruit de voitures s’arrêtant brusquement dans la rue. Puis des couinements d’émetteurs radio, des claquements de portières. Une voix cria un ordre :
— Par ici !
C’était Alicia, qui prenait la situation en main. Alors que Jamie restait pétrifié sur place, elle lui saisit le bras et lui souffla à l’oreille d’un ton pressant :
— Filons en vitesse. Il ne faut pas qu’on te trouve ici.
— Mais…
— Tu as entendu ce qu’on dit à la télé. C’est ce que tout le monde pense. On t’a tendu un piège ! Si la police t’arrête, tu es fichu. Il faut partir.
— Où ?
Jamie pivota vers la porte d’entrée, mais il était déjà trop tard. Des pas avançaient dans l’allée de gravier. La voie était bloquée.
— Dans la cuisine ! souffla Alicia.
Jamie était furieux contre lui-même. La situation lui échappait totalement. Scott aurait su quoi faire, mais lui se révélait une nouvelle fois impuissant et inutile, livré à la volonté d’une femme qu’il connaissait depuis quelques heures seulement. Heureusement, Alicia avait pris l’initiative. Elle ouvrit la porte menant à la cuisine. Ils découvrirent alors que la maison n’était pas déserte, contrairement à ce qu'ils avaient cru.
Marcie gisait sur le sol. Morte. Même sans la mare de sang, c’était évident. Elle avait les bras et les jambes écartés, de façon presque comique, et la joue pressée contre le linoléum, comme si elle avait cherché à guetter les bruits dans la cave. Vivante, Marcie avait été une femme petite et râblée. La mort lui donnait un aspect encore plus compact, presque pas humain. On aurait dit une grosse poupée rembourrée. Mais quelqu'un lui avait tiré deux balles dans le corps et le rembourrage s’échappait.
Jamie tenta de dire quelque chose mais les mots refusaient de sortir. Il entendit la porte du salon s’ouvrir. Les policiers avaient pénétré dans la maison sans même prendre la peine de sonner. L’un d’eux marmonna quelque chose mais le bruit de la télévision empêcha Jamie de saisir ses paroles. Pendant ce temps, Alicia examinait les lieux. Une fenêtre donnait sur le jardin de derrière, mais il était trop tard pour vérifier s'il était possible de l'ouvrir. À côté, il y avait une porte. Alicia l’ouvrit et poussa Jamie dans une petite réserve où s’entassaient un lave-linge, une sécheuse, des étagères garnies de boîtes de conserve. Elle referma vivement la porte et s’immobilisa, en levant la main pour faire signe à Jamie de ne pas bouger. Au même moment, les policiers s'engouffrèrent dans la cuisine.
— Oh, bon sang ! s’exclama l’un d’eux.
— Ça c'est du travail, fit une deuxième voix.
— On dirait que les deux garçons sont passés ici hier soir.
Dans la réserve, une seconde porte menait dehors. Alicia la montra à Jamie et ils s'en approchèrent sur la pointe des pieds. Il y avait au moins trois policiers dans la cuisine, séparés d'eux par une mince cloison. La porte était fermée mais la clé était dans la serrure. Alicia la tourna doucement…
Juste au moment où un policier entrait dans la réserve derrière eux. Il se figea, le regard fixé sur eux. Il semblait tout droit sorti d'un film hollywoodien, avec sa chemise noire et ses lunettes de soleil qui masquaient totalement ses yeux. Il était jeune, blanc, et faisait de la musculation. Les vilains instruments de sa profession pendillaient à sa ceinture : revolver, bombe de gaz, menottes et matraque. Pendant un instant, il resta muet. Puis sa main descendit vers son arme.
Jamie, qui se trouvait derrière Alicia, fit un pas de côté pour se placer face au policier. Alicia vit quelque chose d'étrange sur son visage, une intensité qui lui parut presque surnaturelle.
— Il n'y a personne, dit Jamie doucement. La pièce est vide.
Le policier le dévisagea d'un air hébété. Alicia attendait sa réaction mais il ne répondit rien. Il avait le regard vide. Il hocha lentement la tête et sortit de la réserve.
Jamie et Alicia entendirent les voix de ses collègues quand il les rejoignit dans la cuisine.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Rien. Il n'y a personne. La pièce est vide.
— Hé, Josh ! Appelle les ambulanciers. Ils vont pouvoir commencer à faire le ménage.
Jamie soutint le regard d'Alicia, comme s'il la défiait de poser des questions. Mais ce n'était pas le moment. Alicia ouvrit la porte du fond et ils se retrouvèrent dans le garage, lequel était vide à l'exception d'une tondeuse à gazon rouillée et d'un congélateur. La voiture de Don était restée au théâtre, bien sûr. La double porte était fermée à clé mais il y avait une fenêtre dans le fond. Jamie l'ouvrit et ils l'enjambèrent pour sortir. À présent, le garage se trouvait entre eux et les policiers. Après s'être assuré qu'il n'y avait personne, Jamie se faufila derrière la maison voisine, et traversa le jardin où les deux fillettes jouaient habituellement. Une fois de l'autre côté, il revint vers la rue. La voiture d'Alicia était garée juste devant.
Il jeta un dernier regard à la maison où il avait habité au cours des six derniers mois. L'accès en était déjà clôturé avec du ruban de plastique jaune. Ça grouillait de policiers. Il y en avait partout : sur la véranda, sur la pelouse de devant, qui allaient et venaient avec du matériel. Au loin, d'autres sirènes annonçaient l'arrivée de renforts.
Personne ne remarqua Alicia et Jamie lorsqu'ils traversèrent le trottoir pour monter dans la voiture. Et si quelqu'un avait jeté un coup d'œil dans leur direction, il les aurait pris pour des voisins. Ce fut seulement une fois assise au volant que Alicia se tourna vers Jamie.
— Qu'est-ce que tu as fait à ce policier ? Comment as-tu réussi à le…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Je ne peux pas vous le dire, répondit Jamie. Je ne sais pas ce que j'ai fait. Et ça n'a pas d'importance. Parce que je ne le referai plus jamais.
Alicia hocha la tête et mit le moteur en marche. Un des policiers regarda dans leur direction mais ne fit rien pour les arrêter.
Alicia enclencha une vitesse et démarra.