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La police avait dressé un cordon de sécurité resserré autour de l'hôtel Carlton, sur Wilshire Boulevard, juste au sud des collines de Beverly Hills. Los Angeles n'avait pas de véritable centre : la ville s'étendait à l'infini, quartier après quartier, mais s'il y avait des coffres-forts, ils se trouvaient probablement dans ce secteur. Jamais Jamie n'avait vu autant de magasins de luxe les uns à côté des autres. Les vitrines regorgeaient de bijoux éblouissants, de vêtements chics, d'accessoires hors de prix.

 

Le Carlton était un hôtel ancien de quinze étages qui occupait tout un pâté. Quand Alicia et Jamie entrèrent en voiture dans la cour, une dizaine de voituriers et de grooms en gilet gris se précipitèrent pour les accueillir et garer leur voiture dans le parking situé en sous-sol. Mais les grooms eux-mêmes étaient surpassés en nombre par les agents des services secrets, vêtus de leur uniforme reconnaissable : costume noir, chemise blanche, lunettes de soleil, écouteurs dans les oreilles. Jamie les trouva ridicules, comme sortis d'un dessin animé. Mais c'était peut-être le but recherché. Leur présence ostensible avertissait que l'hôtel était protégé.

 

Le sénateur John Trelawny y occupait tout le douzième étage avant son discours au palais des congrès de Los Angeles. Il restait moins de cinq mois avant l'élection présidentielle et son équipe de campagne comptait près de cent personnes : conseillers en communication, conseillers politiques, rédacteurs de discours, sondeurs, assistants personnels et agents de sécurité. Tous avaient des chambres et, pour une nuit, on avait neutralisé les arrêts des ascenseurs au douzième étage. Pour voir le sénateur, les visiteurs devaient montrer une pièce d'identité ; en échange, ils recevaient un passe fourni par le service de sécurité. Ensuite ils étaient accompagnés jusqu'à destination. Sans invitation, personne ne pouvait entrer.

 

— Vous croyez que le sénateur va nous recevoir ? demanda Jamie à Alicia en la suivant dans un couloir tortueux.

 

— Oui, si j'arrive à le prévenir de notre présence…

 

Ils pénétrèrent dans un hall immense, où un lustre gigantesque était suspendu au-dessus d'une table ronde au plateau lustré. Jamie contempla bouche bée cet étalage de luxe. Il y avait trop de tout. Trop de lampes, trop de vases regorgeant de fleurs (au moins dix sur la table), trop de pendules et de miroirs anciens, de vitrines remplies de sacs à main, d'écharpes, de chaussures. Et trop de monde. Il y avait le comptoir du concierge, le comptoir de réception, des portiers et des clients partout. L'heure de pointe pour les riches, songea-t-il. Jamais il n'avait vu un endroit semblable. Alicia s'arrêta pour chercher un visage connu. Elle en aperçut un.

 

— Le voilà ! s'exclama-t-elle en se dirigeant vers un homme posté près des ascenseurs.

 

Il portait le même costume noir et la chemise blanche que les agents de sécurité, mais avec une cravate bariolée, comme pour afficher qu'il s'en distinguait. Malgré cela, le petit fil torsadé derrière son oreille droite et son regard soupçonneux balayant le hall le trahissaient. Très grand, les cheveux blonds et courts, des yeux bleus en alerte, la musculature d'un haltérophile, des épaules colossales. Il avait l'allure d'un ancien militaire ou d'un joueur de basket à la retraite. Ou les deux.

 

Il repéra Alicia à dix pas.

 

— Alicia !

 

Il l'accueillit en l'appelant par son prénom mais parut plus surpris que ravi de la voir.

 

— Comment ça va, Warren ?

 

— Bien, dit-il d'une voix traînante. Je ne savais pas que vous étiez à Los Angeles.

 

— Il y a deux jours, je ne savais pas moi-même que j'allais y venir.

 

Warren remarqua Jamie, un peu en retrait, et fronça les sourcils. Jamie se raidit, craignant d'avoir été reconnu.

 

— Il est avec moi, s'empressa de dire Alicia. Il s'appelle David.

 

Contre le mur, une vitrine exposait des cigares Davidoff. Jamie devina que c'était là qu'Alicia avait pêché son faux nom, et il espéra que Warren n'avait pas suivi son regard.

 

— David, je te présente Warren Cornfield.

 

Warren hocha lentement la tête, puis regarda de nouveau Alicia.

 

— Je peux faire quelque chose pour vous ?

 

— Je veux voir le sénateur.

 

— Vous voulez voir le sénateur ?

 

Un sourire flotta sur les lèvres de Warren, mais il n'était pas du tout amusé.

 

— Vous savez bien que c'est impossible, Alicia. Demain, le sénateur parle devant dix mille personnes. Je ne pense pas qu'il ait le temps de vous recevoir maintenant.

 

Alicia ne se laissa pas démonter.

 

— Le sénateur m'a assuré que sa porte me serait toujours ouverte.

 

— Il ne m'a rien dit de tel.

 

— Pourquoi ne pas le lui demander ?

 

— Je ne suis pas son secrétaire, Alicia. Vous le savez. Vous feriez mieux de téléphoner un autre jour pour demander un rendez-vous.

 

Alicia luttait pour garder son sang-froid.

 

— Je suis ici, Warren, et je demande un rendez-vous. Vous avez raison, vous n'êtes pas son secrétaire. Alors je vous suggère de prévenir Elizabeth, qui l'est, elle. Et qui pourra demander au sénateur s'il accepte de me recevoir.

 

— Vous perdez votre temps.

 

— Nous verrons bien.

 

Alicia souriait, Warren faisait la moue. Il détestait qu'on lui parle de cette façon, mais il était évident qu'Alicia ne céderait pas. Il leva un doigt vers sa bouche et s'éloigna, la tête légèrement penchée, pour dire quelques mots dans un micro caché dans sa manchette. Pour un témoin non averti, il avait l'air de se parler tout seul.

 

— Warren est le chef de la sécurité personnelle de John, expliqua Alicia à Jamie. Il est censé collaborer avec les services secrets mais, la plupart du temps, il imagine qu'il en est le patron. On ne s'est jamais bien entendus, lui et moi.

 

— Ça se voit.

 

— La rumeur dit qu'il travaillait autrefois pour la CIA et qu'il en a été viré. Personnellement, je pense que…

 

Alicia n'acheva pas sa phrase car Warren Cornfield revenait vers eux. Son attitude avait entièrement changé. Il avait l'air d'un enfant boudeur.

 

— Le sénateur va vous recevoir, bougonna-t-il.

 

— Merci, Warren.

 

— Appelez-moi monsieur Cornfield, dorénavant. Vous ne faites plus partie de l'équipe…

 

Il claqua des doigts comme un client grincheux hélant un barman. L'un des jeunes agents du service de sécurité accourut.

 

— Conduisez ces personnes au douzième étage.

 

— D'accord, monsieur Cornfield.

 

Alicia sourit et lui emboîta le pas, avec Jamie, vers l'ascenseur. L'agent inséra une clé spéciale dans la serrure et pressa le bouton du douzième. La porte se referma.

 

— Vous êtes des amis du sénateur ? demanda-t-il.

 

— J'ai travaillé pour lui, répondit Alicia.

 

— C'est un homme bien, dit le jeune agent. Je voterai pour lui. Charles Baker est un nul.

 

Sur le palier du douzième, un homme les attendait – cheveux argentés, costume sans cravate — sans doute prévenu par Warren.

 

— Ma chère Alicia ! s'exclama-t-il. Quelle agréable surprise ! Comment allez-vous ?

 

— Bien. Je suis ravie de vous revoir, Patrick. Vous jouez toujours aux courses ?

 

— Et je perds toujours.

 

— Ce garçon est un ami à moi, dit Alicia en prenant soin de ne pas dire de nom. Patrick est le directeur de campagne de John pour la Californie, ajouta-t-elle en se tournant vers Jamie.

 

— Enchanté de te connaître, jeune homme, dit-il avec un léger accent irlandais.

 

Il sourit et Jamie le trouva immédiatement sympathique. Patrick était visiblement intrigué par sa présence mais il avait pris le parti de ne pas poser de questions.

 

— John ne pourra pas vous recevoir très longtemps, Alicia, ajouta-t-il en les guidant dans le couloir. Il est sous pression.

 

— Comment va-t-il ?

 

— Il fait une très bonne campagne. Mais je préférerais avoir plus de temps…

 

Une double porte terminait le couloir, gardée par un autre agent. Patrick lui montra son badge et conduisit Alicia et Jamie dans une spacieuse salle de réunion. L'unique et grande table était jonchée de dossiers, de blocs-notes, de stylos, d'ordinateurs, de feuilles d'imprimantes, de plateaux de sandwichs et de bouteilles d'eau minérale. Une douzaine d'hommes et de femmes étaient assis autour. À leurs traits tirés, on devinait qu'ils n'avaient pas dormi beaucoup au cours des derniers jours. Ils discutaient avec animation. À l'entrée d'Alicia, l'un d'eux leva la tête et Jamie, stupéfait, reconnut l'homme dont le visage était sur toutes les affiches placardées dans les rues de Los Angeles.

 

John Trelawny n'avait pas l'allure d'un politicien. Ce fut la première pensée de Jamie. Bel homme, plus grand que ne le laissait supposer sa photo, et aussi plus jeune. Il avait moins de cinquante ans. Ses cheveux autrefois blonds commençaient à blanchir, mais il était mince et en bonne forme physique. Il portait un pantalon en velours côtelé, un ample pull bleu, et des tennis. Malgré sa fatigue évidente, son regard noisette pétillait.

 

— Alicia ! C'est une visite inattendue. Comment allez-vous ?

 

Il l'embrassa.

 

— Des nouvelles de Daniel ?

 

— Oui, sénateur. C'est la raison pour laquelle je voulais vous voir.

 

Elle se tourna légèrement et ajouta :

 

— Je vous présente Jamie.

 

Trelawny lui serra la main.

 

— Enchanté, Jamie.

 

— Monsieur…

 

Jamie n'en revenait pas de serrer la main du possible futur président des États-Unis.

 

— Je suis désolée d'arriver ainsi à l'improviste, reprit Alicia. Je sais combien vous êtes occupé et combien ce meeting est important pour vous. Mais je dois vous parler de toute urgence.

 

— Vous avez retrouvé votre fils ?

 

— Je pense que oui.

 

— Sénateur…

 

Une femme assise à la table lui tendait un téléphone mobile.

 

— Le maire d'Auburn désire vous parler du défilé.

 

John Trelawny fit une moue perplexe et dit :

 

— Pas maintenant, Beth. Pouvez-vous lui demander de rappeler plus tard ?

 

Il revint à Alicia.

 

— Je crains de n'avoir pas beaucoup de temps à vous consacrer, Alicia. Les choses se précipitent. Mais une petite pause me fera le plus grand bien. À moi et à nous tous, d'ailleurs. Allons, tout le monde ! Allez respirer un peu d'air frais, vous restaurer ou reprendre contact avec la vie réelle. On se retrouve ici dans dix minutes. Vous, Alicia, suivez-moi à côté. Nous pourrons discuter au calme.

 

Alicia jeta un regard à Jamie, qui hocha la tête. Le sénateur et son ancienne assistante passèrent dans la pièce voisine et fermèrent la porte derrière eux. Aucun des collaborateurs de Trelawny ne quitta la table. Ils continuèrent de travailler. Patrick, l'homme à l'accent irlandais, s'approcha de Jamie.

 

— Tu as soif ?

 

— Vous avez du Coca ?

 

— Bien sûr. Assied-toi sur ce canapé et fais comme chez toi.

 

Jamie obéit, ravi de se mettre à l'écart. Dans un coin de la salle, un écran de télévision à plasma était allumé, sans le son, et réglé sur une chaîne d'information. Patrick revint avec un Coca et Jamie le sirota lentement, en se demandant combien de temps Alicia resterait avec le sénateur. Celui-ci avait annoncé dix minutes de pause, mais Jamie avait l'impression que ces minutes s'éternisaient.

 

Enfin la porte s'ouvrit. Trelawny reparut et héla un de ses collaborateurs.

 

— Michael ? Pouvez-vous m'apporter le dossier Nightrise, s'il vous plaît ?

 

Puis il adressa un petit signe à Jamie.

 

— Viens. J'aimerais te parler.

 

Jamie se leva vivement et le suivit dans la pièce contiguë, conscient des regards curieux posés sur lui. Ces gens travaillaient sur un discours de campagne essentiel et se demandaient pourquoi un adolescent volait le temps précieux de leur patron. Le dénommé Michael avait saisi un épais dossier et l'apporta au sénateur, qui le remercia et referma la porte derrière lui.

 

Alicia était assise sur un canapé, mais le sénateur orienta Jamie vers une chaise, comme s'il voulait les séparer. Lui-même resta debout près de la porte, apparemment plongé dans ses réflexions. Enfin il posa le dossier et s'avança.

 

— Alicia vient de me raconter l'histoire la plus extravagante que j'aie jamais entendue, commença-t-il. Si je ne la connaissais pas aussi bien, je l'aurais déjà priée de partir. En fait, pour être sincère, je me demande encore si Alicia n'est pas un peu perturbée. Je ne dis pas cela méchamment, car après l'épreuve qu'elle a traversée, ce serait très compréhensible. Mais elle me dit que toi aussi tu as perdu quelqu'un… Ton frère. Scott. Enlevé dans un théâtre à Reno. C'est exact ?

 

— Oui, monsieur, répondit Jamie, pressentant la suite.

 

— Selon Alicia, les gens qui ont kidnappé Daniel sont les mêmes que ceux qui ont enlevé ton frère. Et ce qui les intéresse chez eux, et chez toi, ce sont vos dons extraordinaires. Tu serais capable de lire dans les pensées. Dans les miennes, par exemple.

 

— Excuse-moi, Jamie, murmura Alicia.

 

— Ça ne fait rien, dit Jamie. Il avait déjà compris ce qu'il lui restait à faire et ça ne le dérangeait pas. Car tout dans le sénateur Trelawny, même sa façon de parler, le mettait à l'aise. Ce n'était pas Colton Banes. Il ne vivait pas dans le même monde.

 

— Je m'efforce d'avoir un esprit ouvert, poursuivit John Trelawny. Et je suis le premier à admettre qu'il existe des tas de choses, dans l'univers, que nous ne pouvons expliquer. Mais ça…

 

Il secoua la tête d'un air sceptique.

 

— Toutefois, c'est très simple. Alicia m'a suggéré de te mettre à l'épreuve. Cela t'ennuie ?

 

— Non, monsieur.

 

— Parfait.

 

Trelawny indiqua une table basse devant le canapé. Au milieu était posée une boîte en bois de la taille d'un paquet de cigarette.

 

— C'est ma femme qui m'a offert ce petit coffret, dit le sénateur. Je l'emporte avec moi partout où je vais. Alicia ignore ce qu'il contient. Mais elle affirme que tu es capable de me le dire.

 

Jamie se concentra un instant. Puis il regarda Trelawny droit dans les yeux et répondit :

 

— Il n'y a rien dans cette boîte. Elle est vide.

 

Trelawny ne manifesta aucune réaction, mais une tension soudaine plana dans la pièce.

 

— C'est votre femme qui l'a faite, poursuivit Jamie. Elle aime travailler le bois. Son prénom est Grace. Vous rangez des choses dans la boîte avant de vous coucher. Des boutons de manchettes, par exemple. J'ai du mal à en dire plus car, en ce moment, votre esprit est surtout occupé par la campagne électorale. C'est bizarre…

 

— Quoi ?

 

— À propos de l'élection. J'allais dire que vous avez réellement peur de la perdre. Mais, en fait, vous avez encore plus peur de la gagner.

 

Il y eut un silence. Trelawny ne fit pas un geste. Il resta si immobile qu'il donnait l'impression de ne même pas respirer. Enfin, il reprit vie et dit :

 

— Tu as un talent exceptionnel, mon garçon. Je n'appellerai pas cela un don, d'ailleurs. Car ce n'est sans doute pas un cadeau. Je préfère ne pas imaginer quel fardeau cela doit être pour toi.

 

— Je ne l'utilise pas, dit Jamie. Je ne veux pas.

 

— Je suis le seul à ouvrir cette boîte, reprit le sénateur. Elle ne me quitte jamais quand je suis en voyage et je n'ai dit à personne qui l'avait faite.

 

Il s'approcha de la table basse, prit la boîte et l'ouvrit pour la montrer à Alicia. Il n'y avait rien à l'intérieur.

 

— Alicia m'a suggéré d'entreprendre une enquête sur Nightrise Corporation. Or il se trouve que j'ai déjà commencé.

 

Il ouvrit le dossier que lui avait apporté son collaborateur.

 

— Ceci n'est que le sommet de l'iceberg. Je vais vous faire un rapide résumé. Ensuite, je vous expliquerai pourquoi, pour l'instant, j'ai les mains liées.

 

John Trelawny s'assit avant de poursuivre :

 

— À mes yeux, les grandes entreprises ne sont pas néfastes. Mais Nightrise est une entreprise gigantesque, qui semble s'enorgueillir de faire des sales coups sans jamais être inquiétée par la loi. L'ennui, dans ce pays, c'est que nous fermons trop facilement les yeux sur les délits commis au nom du business. Une usine est ravagée par un incendie où périssent vingt ouvriers ? La fuite d'un réservoir de carburant pollue une rivière ? Des armes sont vendues à l'étranger et utilisées ensuite contre des soldats américains ? Tout le monde s'en fiche. Vous savez pourquoi ? Parce que le profit est la seule chose qui compte. Le profit est roi. Ces entreprises amassent des bénéfices colossaux et emploient des dizaines de milliers de personnes. Alors nous les laissons enfreindre la loi sans les punir.

 

Le sénateur sortit une coupure de journal du dossier.

 

— J'ai entendu parler de Nightrise Corporation pour la première fois il y a six mois. Cet article m'a été envoyé par un ami. Il pensait que je serais intéressé par l'histoire d'un garçon de douze ans, employé dans une usine de jouets en Indonésie, qui avait été mortellement brûlé par une machine. Cet enfant travaillait dix heures par jour pour un salaire de vingt cents de l'heure. Il était épuisé. J'appelle ça un meurtre. Il fabriquait des pièces pour un jeu de tir. L'entreprise qui l'employait faisait partie du groupe Nightrise. A-t-on dédommagé sa famille ? S'en est-on inquiété ? Évidemment non. Et ce jouet qui a coûté la vie à un jeune garçon était vendu partout aux États-Unis.

 

— Vous dites que vous ne pouvez rien faire ? l'interrompit Jamie.

 

— Oui. Et je vais t'expliquer pourquoi. L'actuel vice-président et le secrétaire général de la Maison Blanche travaillaient tous les deux pour Nightrise Corporation avant d'entrer en politique. Lorsqu'ils quitteront le pouvoir, quel que soit le prochain Président, ils reprendront leurs fonctions au sein du conseil d'administration de Nightrise. Le groupe possède environ trois cents entreprises dans le monde entier, dont un bon nombre travaillent pour le gouvernement américain. L'une d'elles fabrique des bombes. Et les bombes sont lâchées quelque part dans le monde. Ensuite, une autre entreprise du groupe est payée pour reconstruire les villes que les bombes ont détruites. Tu comprends, Jamie ? Les affaires et la politique marchent main dans la main.

 

» Pour aggraver les choses, Nightrise soutient Charles Baker à la prochaine élection présidentielle. En fait, Nightrise est son principal banquier. La firme a investi des millions de dollars pour le faire élire. Elle doit ruser dans sa façon de le financer car il existe des lois sur les dons aux partis politiques. Mais il y a des dizaines d'organisations indépendantes et de petits groupes qui luttent contre moi, et bien qu'ils ne semblent avoir aucun lien entre eux, nous sommes quasiment certains que c'est Nightrise qui les subventionne. Malheureusement, je n'ai aucune preuve. Ils sont bien trop prudents. Si je commence à porter des accusations, j'aurai l'air d'un mauvais perdant, ou plutôt de quelqu'un qui a peur de perdre. Et ça n'aidera personne. Au contraire.

 

— Alors, qu'allez-vous faire ?

 

— Patienter et espérer gagner l'élection. Si je deviens président de ce pays, et je crois en mes chances, ma première priorité sera de combattre la corruption dans les entreprises, et je commencerai par m'attaquer à Nightrise.

 

— Nous ne pouvons pas attendre, dit Jamie. Ils vont faire du mal à Scott.

 

— Comment le sais-tu ?

 

— Je le sais, c'est tout.

 

— Regardez, intervint Alicia.

 

Elle plongea la main dans son sac et en sortit une feuille de papier.

 

— Grâce à Jamie, nous avons réussi à découvrir que Scott est probablement retenu dans un endroit appelé Silent Creek. J'ai vérifié sur Internet. Silent Creek est un établissement pénitentiaire pour jeunes délinquants situé dans le désert de Mojave. C'est la seule prison sous contrôle privé du Nevada. Et Nightrise en est propriétaire.

 

— Scott est là-bas, dit Jamie.

 

— Nous pensons que Scott s'y trouve, rectifia Alicia. Et que Danny pourrait y être aussi. C'est assez logique. Si vous voulez enfermer des enfants dans un endroit discret où personne ne risque de les trouver, une prison au milieu du désert est idéale. Pouvez-vous y entrer, sénateur ? Pouvez-vous envoyer la police y enquêter ?

 

— Je peux essayer.

 

Trelawny réfléchit un instant, puis il secoua la tête.

 

— Ça ne va pas être facile. D'abord, je n'ai aucune preuve qu'il se passe là-bas quelque chose de louche. Je n'ai même jamais entendu parler de Silent Creek. Et le Nevada est en dehors de ma juridiction. Si je faisais du remue-ménage pour déclencher une enquête, le directeur serait mis au courant avant l'arrivée de la police. Et à supposer que les garçons y soient, il les expédierait ailleurs. Ou pire…

 

Alicia hocha la tête. Elle s'était attendue à cette réaction.

 

— Vous avez probablement raison, sénateur. Mais nous avons eu une autre idée.

 

— Je pourrais y entrer, dit Jamie.

 

— Entrer dans la prison ? Comment ? s'étonna Trelawny.

 

— Vous avez des relations, dit Alicia. Supposons que Jamie soit enfermé avec les autres détenus sous un faux nom. Un juge pourrait l'envoyer là-bas avec un groupe de délinquants juvéniles. Une fois à l'intérieur de Silent Creek, il s'arrangerait pour découvrir où sont Scott et Danny, et me faire parvenir un message. Qui sait ? il réussirait peut-être même à les faire évader.

 

— Et de quelle manière ?

 

— Il y a certaines choses… dont je suis capable, dit Jamie. Des choses que vous ignorez.

 

— Je sais que vous voulez coincer ces gens au moment propice, sénateur, dit Alicia. Mais nous n'avons pas le temps. Nous devons agir maintenant.

 

On frappa à la porte. Sans attendre la réponse, Warren Cornfield fit irruption dans la pièce. Le responsable de la sécurité avait l'air furieux. Ses épaules carrées semblaient tenir de justesse dans l'encadrement de la porte.

 

— Excusez-moi, monsieur. Je suis désolé de vous interrompre mais…

 

— Qu'y a-t-il, Warren ? demanda le sénateur d'un air absent.

 

— Monsieur, cette femme m'a menti, dit Warren en pointant un doigt accusateur sur Alicia. Le garçon qui l'accompagne ne s'appelle pas David, comme elle l'a prétendu. Il m'avait semblé reconnaître son visage, tout à l'heure, et maintenant je l'ai identifié. Il s'appelle Jamie Tyler et il est recherché pour meurtre.

 

— Alicia m'a expliqué tout cela, répondit Trelawny.

 

— Oh… vraiment ?

 

Warren était abasourdi.

 

— Monsieur, la police du Nevada le recherche activement. Il a commis un crime. Si vous le laissez sortir d'ici librement, et si quelqu'un découvre que vous l'avez rencontré, cela peut ruiner totalement votre campagne.

 

— Entrez, Warren. Et fermez la porte derrière vous.

 

Le chef de la sécurité obéit. Le sénateur attendit qu'il se fût un peu calmé et demanda :

 

— Avez-vous appelé la police, Warren ?

 

— Non, monsieur. Pas encore.

 

— Très bien. Ne le faites pas.

 

Le sénateur se tourna vers Alicia :

 

— Vous feriez mieux de partir, Alicia. J'ai votre numéro de mobile et je resterai en contact avec vous. J'essaierai de m'arranger pour ce que vous m'avez demandé. J'ai des amis bien placés…

 

Puis il s'approcha de Jamie et posa une main sur son épaule.

 

— Je ne risque pas d'oublier notre rencontre, mon garçon. Et pour ce que tu m'as dit, au sujet de ma victoire éventuelle à l'élection, tu avais parfaitement raison.

 

Il sourit.

 

— J'espère que tu retrouveras ton frère.

 

Warren n'en croyait pas ses yeux, ni ses oreilles.

 

— Monsieur… il devrait être en prison.

 

— Du calme, Warren. Je sais ce que je fais. Vous allez raccompagner mes invités. Ne les arrêtez pas. N'appelez pas la police. Assurez-vous qu'ils sortent en toute sécurité.

 

— Bien, monsieur, maugréa Warren d'un air bougon.

 

Avant de quitter la pièce, Jamie jeta un dernier regard à l'homme qui allait peut-être devenir président des États-Unis. Celui-ci avait pris la petite boîte en bois et la contemplait d'un air émerveillé, comme s'il était capable de voir au travers et de découvrir les secrets contenus à l'intérieur. Puis la porte se ferma et Jamie se dit qu'il ne le verrait plus jamais.

 

Douleur.

 

Scott Tyler ne savait plus depuis combien de temps il était dans cet endroit. Pas plus qu'il ne savait quel était cet endroit, ni comment il y était arrivé.

 

Il était allongé sur un lit. Au début, on l'avait attaché avec des menottes et des chaînes, mais il n'en avait plus besoin. Il était bien trop faible pour bouger. S'il avait pu s'examiner, il aurait vu qu'il portait les mêmes vêtements depuis son départ du théâtre. Sa chemise était ouverte, les boutons arrachés, son pantalon fripé et déchiré. Mais il ne se souvenait plus du théâtre, ni de ce qui s'était passé depuis le soir de son enlèvement. Une grande partie de ses souvenirs avait disparu avec la drogue qui s'écoulait goutte à goutte dans son bras. Le dosage était contrôlé avec soin, les injections programmées. On ne voulait ni le tuer ni le rendre fou. L'objectif était beaucoup plus complexe et subtil. Ses ravisseurs cherchaient à l'arracher à la vie qu'il avait menée jusqu'alors, à le laisser flotter jusqu'au moment où il serait prêt à rejoindre leurs rangs.

 

Il n'avait rien mangé depuis des jours et on lui avait donné juste ce qu'il fallait d'eau pour le maintenir en vie. Il n'avait pas dormi non plus. Chaque fois qu'il fermait les yeux, la pièce était littéralement bombardée par un tonnerre de bruits : roulements de tambour, musique, crépitements de mitrailleuse. La lumière restait allumée en permanence. Il n'y avait aucune différence entre la nuit et le jour. Scott était à peine conscient. Et il était prêt pour la deuxième étape.

 

La porte s'ouvrit. Il ne tenta même pas de dresser la tête. Il avait peur de faire le moindre geste sans en recevoir l'ordre. Il y eut un bruissement de tissu. Quelqu'un s'assit. Une odeur lui parvint : un parfum de fleur. Tremblant, il tourna la tête et vit une femme assise sur la chaise près de son lit. Elle le regardait d'un air perplexe, comme si elle ne savait quoi faire de lui. Ou réfléchissait à la suite des opérations.

 

Elle leva une main. Scott vit qu'elle portait plusieurs bagues. Pendant un instant, deux de ses doigts se posèrent sur son bras. Enfin elle parla. Sa voix était douce, presque musicale.

 

— Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Mon pauvre garçon. Je serais venue plus tôt si j'avais su. C'est difficile pour moi. Je veux être ton amie. Mais j'ai besoin de savoir que tu as confiance en moi. Il faut que tu sois de mon côté.

 

Ses doigts effleurèrent le front de Scott, écartèrent une mèche de ses yeux.

 

— Jamie t'a abandonné, poursuivit-elle. Tu te souviens du théâtre ? Quand ils sont venus te chercher et que ton frère t'a laissé tomber ? Toute ta vie, tu as veillé sur lui, mais il s'en est moqué. À la première occasion, il a fichu le camp et t'a lâché. En ce moment, il doit bien rire. Tout va bien pour lui. Il a la belle vie. Tandis que toi, tu es rivé sur ce lit, relié à ces vilains tubes. Tu pourrais mourir ici sans que personne s'en soucie.

 

» Tu commets toujours la même erreur depuis que tu es petit, Scott. Et tu la paies cher. Tu te souviens de Ed et Leanne, à Carson City ? Tu pensais qu'ils veilleraient sur toi mais ils t'ont laissé tomber. Avec Don et Marcie, ça a été encore pire. Mais la vie est ainsi faite. Ce sont toujours les braves gens qui se font écraser. Les petits et les faibles. Tu veux être un petit et un faible, Scott ? Ou bien tu veux être avec moi ? Car, vois-tu, dans un avenir très proche, j'aurai de grands pouvoirs. Et toi, tu devras décider de quel côté du fouet tu préfères être.

 

» Je vais te laisser y réfléchir, mon petit. Les gens pour qui je travaille… enfin, ce ne sont pas vraiment des gens. Bref, ils seront bientôt avec nous et ils seront ravis d'apprendre que tu as rejoint nos rangs, que tu as décidé de devenir leur serviteur. Jamie, malheureusement, n'est pas assez raisonnable pour faire le bon choix. Mais, un jour, tu pourras peut-être lui tourner le dos. Un jour, peut-être, nous te laisserons planter un couteau dans le cœur de ce petit salaud.

 

» En attendant, je dois te laisser. Pense à ce que je viens de te dire. Demain, nous aurons une conversation.

 

La porte se rouvrit. Une autre personne entra. La femme se leva et ajouta :

 

— M. Banes est venu te voir, Scott. J'aimerais rester avec toi et le tenir à distance, mais je ne peux pas. Pas tant que tu n'es pas prêt pour moi. Pas tant que tu ne m'appartiens pas. Je suis désolée, mon petit. Mais je reviendrai. Je te le promets.

 

Un homme chauve s'assit à la place de la femme. Scott plissa les yeux et poussa un gémissement.

 

Il entendit la porte se fermer et resta seul avec Banes.