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Cette fois, ce n'était pas un rêve. Jamie en était sûr. Il n'y avait pas de mer, pas d'île, pas d'homme immense pour lui délivrer un message incompréhensible. D'ailleurs, le monde où il se trouvait était bien trop réel. Non seulement il le voyait mais il en respirait les odeurs. Et il faisait froid. Il se frotta les mains l'une contre l'autre et s'aperçut qu'il frissonnait. Dans les rêves, on ne ressentait pas le froid, n'est-ce pas ?

 

Il leva les yeux. Il ne savait pas où il était mais ça ne ressemblait pas au Nevada. Dans le désert, le ciel était d'un bleu intense le jour, et d'un noir profond parsemé d'étoiles la nuit. Ici, le ciel se parait d'un étrange mélange de couleurs, comme si quelqu'un s'était amusé à y répandre une douzaine de pots de peinture différents. Néanmoins le gris et le rouge dominaient, au milieu de nuages tourmentés et sans le moindre soleil. Jamie remarqua des arbres très anciens, qu'on aurait crus sculptés dans la pierre, les hautes herbes folles qui ondulaient, et des roches aux formes tortueuses. Non seulement il n'était pas au Nevada, mais pas non plus en Amérique. Même la brise était bizarre : lente, molle, chargée d'odeurs de cendre, de boue et… d'autre chose.

 

Où était-il ?

 

Il s'efforça de réunir ses souvenirs. Que s'était-il passé ? Il se tenait debout à l'arrière d'une camionnette ouverte, qui avait défoncé la clôture de la prison. Ensuite, on avait tiré sur lui. Il se rappela la douleur cuisante de la balle pénétrant dans son épaule gauche. Ses jambes s'étaient dérobées et il s'était écroulé sur le plancher de la camionnette. Cela s'arrêtait là. Il pensait avoir entendu un cri, juste avant que les ténèbres se referment sur lui.

 

Jusqu'à maintenant.

 

Jamie jeta un regard circulaire et s'aperçut qu'il était cerné de corps. Plus exactement des cadavres. Des dizaines et des dizaines, gisant dans les postures les plus torturées, comme si une force dévastatrice les avait tous fauchés au même instant. Avec un sentiment d'horreur croissant, il se mit péniblement debout et alla se pencher sur le plus proche d'entre eux. C'étaient tous des hommes, tous vêtus de brun et de gris. Des soldats. Mais pas des soldats d'aujourd'hui, pas des soldats modernes comme ceux que montrait le journal télévisé, qui faisaient un signe de la main à la caméra, le pouce levé, au moment de partir pour quelque guerre lointaine.

 

Non, ces hommes-là portaient des uniformes étranges : de longues tuniques tombant aux genoux et des pantalons amples. Certains avaient une capuche. L'étoffe sombre enveloppait leur tête et leurs épaules. Apparemment, ils n'avaient pas d'armes à feu, mais des épées et des boucliers d'aspect curieux. Les boucliers étaient petits et ronds, hérissés en leur centre d'une pique qui permettait de se défendre ou de pourfendre l'adversaire. Les épées avaient des formes différentes : droites, incurvées, avec plusieurs lames. Il y avait aussi des flèches, jonchant le sol, mais en métal et non en bois, avec des sortes de feuilles noires à la place des plumes.

 

Tous les corps étaient mutilés. Certains avaient à peine figure humaine. Assailli par l'odeur du sang fraîchement répandu, Jamie se détourna pour vomir, puis il s'éloigna en titubant, cherchant désespérément un endroit protégé pour essayer de donner un sens à ce spectacle cauchemardesque.

 

Il s'était éveillé devant une bâtisse en ruine perchée sur une colline. Tout en brique rouge, elle se dressait comme un pouce géant, avec une terrasse à l'endroit de l'ongle. La porte de bois pendait sur ses gonds et, à l'intérieur, un escalier en colimaçon s'élevait dans ce qui avait été un hall circulaire. La forteresse, car c'en était une, avait été récemment incendiée. Certains endroits fumaient encore et il ne faisait aucun doute que tous ces hommes avaient péri en la défendant.

 

Toujours nauséeux et désorienté, Jamie avança vers l'entrée en trébuchant sur des gravats et reprit son souffle en posant machinalement la main sur la porte. Il sursauta. Le bois était encore brûlant. Il contourna la bâtisse pour s'éloigner des cadavres. Enfin, il trouva un coin de prairie et s'assit pour tenter de recouvrer son calme. Son cœur battait deux fois plus vite que la normale. Il avait un goût amer dans la bouche et des étourdissements. Il avait encore envie de vomir mais son estomac était vide.

 

C'est à ce moment seulement qu'il s'aperçut de son changement d'apparence : il ne portait plus ses propres vêtements. Quelqu'un l'avait habillé d'une longue tunique grise grossièrement tissée, boutonnée jusqu'au cou et sans col, avec une ceinture de cuir par-dessus. Ses pieds étaient nus. C'était la même tenue que celle de tous les soldats morts.

 

Sauf que lui était vivant.

 

Mais l'était-il vraiment ? L'idée l'effleura soudain qu'il avait pu être tué en essayant de fuir Silent Creek. Et ceci en était le résultat. Jamie avait lu quelques passages de la Bible et un peu fréquenté l'église, quand Marcie les y obligeait, Scott et lui. Il avait entendu parler de l'Enfer et du Paradis, bien qu'il n'ait jamais cru ni en l'un ni en l'autre. Or, à présent, il se demandait s'il n'avait pas eu tort. Peut-être était-il en Enfer. Il n'y avait pas de flammes, pas de diables cornus, mais le monde qui l'entourait était infernal au sens propre du terme. Pourquoi ne serait-ce pas l'endroit où les méchants échouaient après le Jour du Jugement ?

 

Non. Il savait que ce n'était pas possible.

 

Jamie passa la main par-dessus son épaule pour tâter l'endroit où la balle avait pénétré. Il n'y avait aucune plaie. Et même s'il cherchait ailleurs, il savait qu'il n'en trouverait pas. Il ne ressentait aucune douleur. C'était comme si le coup de feu n'avait jamais été tiré.

 

— Je suis vivant !

 

Il murmura ces mots comme si le fait de les entendre en était la preuve. Il leva les mains devant ses yeux et fléchit les doigts. Ses doigts lui obéissaient. Il avait l'estomac creux et sa gorge le brûlait, mais en dehors de cela, il allait bien.

 

Donc, ce n'était pas un rêve et il n'était pas mort. Une sorte d'hallucination, alors ? Il avait vu un truc de ce genre à la télévision, dans un film de science-fiction. Une femme victime d'un accident de voiture se cogne la tête et se réveille dans un endroit bizarre. Elle croit que c'est réel, alors que c'est le fruit de son imagination. En réalité, elle est dans le coma, à l'hôpital. Cette explication était plus plausible. Jamie baissa ses bras et regarda de nouveau autour de lui. La haute tour ne paraissait pas imaginaire. Il y avait un moyen de s'en assurer. Il serra les dents, compta jusqu'à trois, et lança son poing contre la paroi de brique. La douleur lui arracha un cri. Il avait mal ! Et ses jointures saignaient. Au moins, ça prouvait une chose. Il pesta à voix basse et lécha sa blessure.

 

Avait-il pu être assommé pendant son évasion de la prison ? Max Koring ou Colton Banes l'avaient-ils capturé et conduit ici pour le punir ? Non. Ça non plus n'était pas plausible, parce que ce « ici » était bien trop étrange. La blessure par balle avait disparu. Et comment expliquer tous ces morts, gisant dans leurs curieux habits ? Une guerre s'était déroulée ici. Et lui venait de se réveiller du côté des vaincus.

 

Inutile de chercher une explication simple. Jamie comprit qu'il devait accepter la situation telle qu'elle se présentait et essayer d'en tirer le meilleur parti. Après tout, sa vie entière était une absurdité, depuis le jour où on l'avait abandonné avec son frère dans un carton au bord du lac Tahoe, jusqu'à celui où il s'était trouvé pourchassé par la police pour deux crimes qu'il n'avait pas commis. Il était un phénomène de foire. Un télépathe. Et puisqu'il avait appris à vivre avec, alors pourquoi pas ceci ? Pour une raison inconnue et obscure, il avait été transporté dans un autre lieu… peut-être même sur une autre planète. Et, apparemment, il était isolé. Peut-être même était-il la seule personne vivante à des kilomètres à la ronde. Il pouvait se terrer ici, dans un coin, ou bien aller de l'avant.

 

En fait, il n'avait pas le choix. Il était temps de se mettre en route.

 

Jamie s'essuya la bouche d'un revers de main, se releva, et commença à descendre la colline. Plus il progressait, plus il y avait de corps jonchant le sol. Jusqu'au moment où il dut les enjamber, en prenant soin de ne pas les piétiner, ni de les regarder de trop près. Leurs blessures étaient horribles.

 

Le champ de bataille s'étirait jusqu'au pied de la colline et bien au-delà. Des épées brisées et des boucliers parsemaient le chemin. Il arriva devant un jeune homme blond, épinglé à un arbre par une lance qui l'avait transpercé. Le jeune homme tenait une sorte d'étendard : une étoile à cinq branches dans un cercle, bleue sur un fond blanc. Jamie commençait à comprendre. Ce champ de bataille ressemblait à ceux que l'on voyait dans les films. Tous ces hommes tués étaient probablement des guerriers. Mais qui avaient-ils affronté ? Leurs ennemis, quels qu'ils soient, s'étaient montrés impitoyables. S'ils avaient fait des prisonniers, ils n'avaient laissé aucun survivant derrière eux.

 

Le champ de bataille s'étirait jusqu'à l'horizon, lequel formait une ligne presque invisible entre le ciel qui s'assombrissait et la prairie. Jamie s'était éloigné de la forteresse et pourtant l'odeur de brûlé le suivait, de plus en plus forte. Il s'aperçut que les nuages étaient en fait de la fumée, et qu'un incendie gigantesque avait récemment eu lieu : un village ou une ville. Bien que maintenant éteint, l'incendie avait laissé dans l'air un rideau obscur. Cela signifiait que la bataille dont il contemplait les vestiges n'était probablement qu'une parmi beaucoup d'autres. Et que le carnage s'étendait sur des kilomètres et des kilomètres.

 

Jamie déboucha sur une route boueuse qui n'offrait que deux directions possibles, donc aucune n'était engageante. Il fut tenté de poursuivre à travers champs. Ce serait peut-être moins dangereux. Après tout, l'armée victorieuse se trouvait sans doute dans les parages et il n'avait aucune envie de tomber dessus avant de savoir à quel camp il était censé appartenir.

 

Un mouvement attira son attention. Jamie tressaillit, prêt à fuir, puis il se détendit. Une silhouette solitaire avançait sur la route dans sa direction : un vieil homme marchait avec une canne, revêtu d'une longue robe brune avec une capuche sur les épaules. On aurait dit un moine. Il était encore loin mais, en l'observant approcher, Jamie vit qu'il avait plus de soixante ans, qu'il était chauve, avec une peau flasque et des yeux injectés de sang. C'est à peine s'il pouvait marcher. Il s'appuyait de tout son poids sur sa canne, qu'il plaçait avec soin devant lui avant de faire un pas.

 

Un grand soulagement envahit Jamie. Il n'était plus seul ! Le vieillard leva la main pour lui faire un signe. Amical, apparemment. Jamie se dit qu'il allait peut-être enfin apprendre où il se trouvait et ce qui s'était passé ici. À supposer bien sûr que l'homme parle sa langue. Jamie l'attendit sans bouger. Et cela prit un temps infini.

 

Enfin le vieil homme s'arrêta devant lui et dit :

 

— Rag dagger a marrad hag !

 

Jamie entendit les mots distinctement, et ces mots n'auraient dû avoir pour lui aucune signification. L'homme baragouinait. Pourtant, Jamie le comprit parfaitement. D'une façon étrange, son esprit s'était accommodé à une langue étrangère, comme s'il venait de l'apprendre dans l'instant. Cela paraissait impossible. Pourtant c'était le cas.

 

— Bonjour à toi, l'ami ! avait dit l'homme, de sa voix fluette et tremblotante. Il se tut pour reprendre son souffle. Quand il continua, ses paroles se traduisirent à nouveau instantanément.

 

— Un enfant vivant parmi tant de morts ! Comme c'est étrange. Qui es-tu, mon garçon ? Que fais-tu ici ?

 

Jamie hésita. Comment répondre ? Il dit :

 

— Je m'appelle Jamie.

 

Du moins ce furent les mots qu'il pensa, mais d'autres mots franchirent ses lèvres. Tout naturellement, il parlait la langue du vieil homme. Il ajouta :

 

— Je ne sais pas ce que je fais ici. Je ne sais même pas où je suis. Pouvez-vous m'aider ?

 

— Bien sûr, je peux t'aider, répondit le vieillard avec un rire bref.

 

Un son sec, déplaisant.

 

— Pour ce qui est de l'endroit où tu te trouves, il ne reste rien, alors pourquoi aurait-il un nom ? Et s'il avait un nom, il serait vite oublié, comme tous les autres. Il n'existe plus de pays. Plus de villes, ni de villages. Rien que des cendres.

 

Il examina Jamie et demanda :

 

— D'où viens-tu ?

 

— D'Amérique. Du Nevada.

 

— Amérique ? Nevada ? Je ne connais pas, dit-il d'un ton soupçonneux. Comment es-tu arrivé ici ?

 

— Je ne sais pas. Je n'en avais pas l'intention. Ça s'est passé.

 

— Comme par magie ?

 

— Eh bien… oui.

 

Jamie avait du mal à savoir s'il plaisantait.

 

— Peut-être que c'était vraiment de la magie !

 

La main du vieil homme serra la canne.

 

— Peut-être as-tu été envoyé ici par les Anciens.

 

Il pencha la tête de côté.

 

— Es-tu un serviteur des Anciens ?

 

Jamie secoua la tête.

 

— Je suis désolé. Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

 

— Tu n'es pas un serviteur des Anciens ?

 

— Non ! Je ne suis le serviteur de personne !

 

— Alors tant mieux. J'ai bien fait de passer par ici. On dirait que j'arrive juste à temps.

 

— Pour faire quoi ?

 

— Pour te tuer.

 

L'inconnu brandit sa canne et Jamie faillit éclater de rire. L'idée qu'un vieil homme puisse lui faire le moindre mal était ridicule. Il leva la main dans un vague geste de défense, puis recula, horrifié par le spectacle incroyable qui se produisait devant lui. Le vieil homme muait sous ses yeux ! Sa peau tombait en loques comme un vêtement usé. Et une autre créature, une sorte d'insecte géant, jaillissait de lui, ses vilaines écailles noires remplaçant la peau. Deux énormes serres, munies de pinces qui s'ouvraient et se fermaient, surgirent de ses flancs à l'endroit des bras. Ses yeux avaient viré au jaune. Sa tête et ses jambes étaient encore humaines, mais désormais greffées sur le corps d'un scorpion. Et quand Jamie recula, une queue immense pointa par-dessus les épaules du monstre, munie à son extrémité d'un dard impressionnant. La canne aussi s'était métamorphosée. Elle était devenue une lance en fer rouillé comme l'épave du navire. Le bout était tordu, maculé de sang, et fourchu comme un Y, avec deux pointes au lieu d’une.

 

L'homme-scorpion poussa un rugissement. Dans sa bouche béante remplie de sang, Jamie vit que ses dents étaient devenues des aiguilles d'argent, ses yeux jaunes exorbités et féroces. Quelque chose vibra, et Jamie se baissa juste au moment où la canne d'acier, brandie dans une des pinces, fendit l'air à deux centimètres de son visage. Si la canne avait atteint sa cible, elle lui aurait fracassé le crâne ou détaché la tête des épaules. Il perdit l'équilibre, faillit tomber, et recula d'un bond quand la queue du monstre se détendit vers lui. Le poison blanc éclaboussa le sol. Quelques gouttes minuscules lui touchèrent la main et Jamie poussa un cri. Ça brûlait comme de l'acide. La queue fouetta à nouveau. Cette fois, Jamie se jeta à terre, craignant d'être brûlé ou aveuglé. Le monstre éclata de rire et Jamie comprit qu'il n'avait aucune chance, qu'il allait mourir ici, tout de suite, que jamais il ne comprendrait ce qui s'était passé, ni comment il était arrivé là.

 

L'homme-scorpion avança pesamment. Sa tête se tordait d'un côté à l'autre, les traits déformés par la rage et la haine, brandissant très haut la lance à deux pointes. Jamie recula en rampant sur le dos, cherchant quelque chose, n'importe quelle arme pour se défendre. Un soldat mort gisait près de la route, les doigts encore crispés sur une épée recourbée comme un sabre, avec une seconde lame sortant juste sous le manche. Jamie la saisit et l'arracha de la main raidie du mort, puis il roula plusieurs fois sur lui-même pour esquiver la lance de l'homme-scorpion. Celle-ci se planta dans le sol si près de son ventre qu'elle frôla sa tunique. Le monstre avança. Jamie se releva d'un bond, l'épée pointée devant lui. Pendant une seconde, il eut une impression d'irréalité qui faillit le paralyser. Il affrontait une créature qui n'était pas humaine. Il tenait une épée. Il était engagé dans un duel à mort.

 

Et il n'avait pas peur.

 

C'était le plus étrange. Tout à coup, lui qui n'avait jamais tenu une épée de sa vie, savait exactement comment la manier. Il en avait eu la sensation à l'instant même où il l'avait saisie. D'instinct, il avait éprouvé son poids, la longueur de sa lame, son point d'équilibre. Il l'avait assimilée. Elle et lui ne faisaient qu'un.

 

L'homme-scorpion attaqua encore, avec sa queue cette fois. Jamie esquiva d'un pas de côté et abattit son épée. La lame aiguisée fendit les écailles et la peau, et trancha net le dard. Le monstre poussa un hurlement. Le poison gicla. Jamie se baissa et lança l'épée en avant. Cette fois, la pointe s'enfonça dans le corps du monstre. Un sang rouge sombre jaillit de la plaie et lui éclaboussa le visage. Jamie eut un haut-le-cœur en sentant le goût sur ses lèvres. Mais il avait réussi. Il était vivant. Il avait gagné.

 

L'homme-scorpion se cabra, l'épée plantée en lui. Il agonisait mais résistait encore. Dans un ultime sursaut, il arracha sa lance piquée dans le sol pour la brandir une dernière fois.

 

— Crève ! cria le monstre en faisant un pas.

 

Jamie était désarmé. Il ne bougea pas, les genoux fléchis, ses muscles bandés, tous ses sens en alerte, essayant de décider quel côté choisir pour esquiver l'attaque.

 

C'est alors que quelque chose siffla dans l'air. Une fraction de seconde plus tard, Jamie vit trois flèches métalliques plantées dans la poitrine de l'homme-scorpion, entre ses deux pinces. Le monstre fut projeté en arrière, à peine capable de tenir encore debout. Deux autres flèches l'atteignirent. L'une rebondit sur sa carapace, mais la seconde lui perfora la gorge. Il poussa un cri. Le dernier. L'éclat de ses yeux s'éteignit et il s'écroula, tas de sang et de poison agité de soubresauts. Puis enfin, il se figea.

 

Jamie se retourna et aperçut une fille à cheval galopant dans sa direction, suivie de trois autres cavaliers. Tous les quatre portaient la même tenue que la sienne. En les voyant, Jamie songea à ces Bédouins traversant le désert. Mais ici ce n'était pas du sable et il n'y avait pas de soleil. La cavalière pointait encore son arc sur l'homme-scorpion mais, voyant qu'elle n'en avait plus besoin, elle l'abaissa et remit la flèche dans un carquois en bois sanglé dans son dos. Elle portait un large bracelet en cuir noir et une ceinture, avec une épée courte qui pendait sur sa cuisse. Un foulard rouge en loques flottait à son cou.

 

Une fille. Visiblement le chef du petit groupe. Cela se voyait à la façon dont ses compagnons se tenaient en retrait, guettaient ses ordres. Pourtant, ils avaient au moins dix ans de plus qu'elle. À première vue, Jamie lui donna quatorze ou quinze ans. Le même âge que lui. Elle était de petite taille, avec des yeux sombres, entre le brun et le vert, et le type eurasien. Difficile à préciser car ses traits n'étaient ni tout à fait européens, ni tout à fait asiatiques. De plus, elle avait le visage barbouillé de crasse et de terre. Ses cheveux étaient noirs, avec une frange courte sur le front, et noués dans la nuque par un morceau de tissu. Un cou très mince. S'il n'avait pas assisté à la scène, Jamie n'aurait jamais cru qu'elle possédait assez de force pour tuer d'une flèche une créature deux fois plus grande qu'elle.

 

Elle enveloppa Jamie d'un regard étrange. Puis elle leva une main pour faire signe aux trois hommes de rester en retrait, sauta de cheval et s'avança vers Jamie. Elle s'arrêta à quelques pas et le contempla avec un mélange d'émerveillement et d'incrédulité.

 

— Sapling ? dit-elle.

 

Jamie ne dit rien.

 

— Tu es Sapling ! s'exclama la fille. Elle parlait le même langage que l'homme-scorpion.

 

— Non, je suis Jamie.

 

— Jamie ?

 

— Oui.

 

— Non. Tu es Sapling.

 

— Je connais mon nom, tout de même, rétorqua Jamie, songeant que c'était bien l'une des rares choses qu'il savait.

 

La fille réfléchit un moment. Puis elle hocha la tête et dit :

 

— Les noms changent. Ça n'a pas d'importance. L'important est que tu sois en vie. C'est vraiment toi ! Je n'arrive pas à y croire…

 

Et avant que Jamie pût l'arrêter, elle jeta ses bras autour de son cou, l'embrassa sur les deux joues, et enfouit son visage contre sa poitrine. Après quoi, elle le repoussa brusquement et fondit en larmes.

 

— Scar...

 

L'un des trois cavaliers était descendu de son cheval et s'approcha d'elle. Il avait une trentaine d'années, une grande barbe, une cicatrice sur la pommette et le nez cassé. Il semblait mesurer le double de sa taille.

 

— Fiche-moi la paix, Finn, dit-elle en s'essuyant les yeux d'un revers de manche. Ses larmes s'étaient arrêtées aussi vite qu'elles avaient démarré.

 

— Donc, Matt avait raison. Pourquoi a-t-il fallu que je me dispute avec lui ! Il m'a dit que tu serais là…

 

— Qui est Matt ? demanda Jamie. Si tu m'expliquais ce qui se passe ? Je ne sais pas où je suis. Je ne comprends absolument rien. Il y a quelques minutes j'étais… ailleurs. Et maintenant me voilà ici. Scar… c'est ton prénom ?

 

La fille hocha la tête. Elle le dévisagea, l'air intrigué et perplexe.

 

— Tu ne sais vraiment pas qui je suis ?

 

— Non.

 

Pourtant, tout en secouant négativement la tête, Jamie prit conscience que ce n'était pas vrai. Il avait déjà vu cette fille. Ça paraissait absurde, mais il était certain que c'était la fille de son rêve. Deux garçons dans un bateau. Son frère Scott. Et elle.

 

Les deux autres cavaliers descendirent de leur monture. Plus jeunes que Finn, très blonds, visiblement frères. L'un d'eux semblait porter un gant de fer. Mais quand il bougea le bras, Jamie s'aperçut avec un sentiment de malaise que son bras entier manquait et avait été remplacé par une prothèse en métal. Tous l'observaient avec attention. Jamie savait qu'ils attendaient une réaction de sa part, mais il n'avait rien à dire.

 

— Mon véritable nom est Scarlett, mais tout le monde m'appelle Scar. Toi aussi, tu m'appelais comme ça.

 

— Pardonne-moi mais je ne te connais pas. Je viens de te le dire.

 

— Bien sûr que si, tu me connais. Simplement tu as oublié. Après tout ce qui est arrivé, ça ne me surprend pas.

 

Elle l'examina et son visage s'assombrit à nouveau de tristesse.

 

— Tu sais, j'ai pleuré quand j'ai vu les flammes. J'ai cru que c'était fini. Mais ce n'était pas seulement ça. Je ne pouvais pas supporter l'idée de ne jamais te revoir.

 

— Quelles flammes ? Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

 

Le dénommé Finn avait écouté leur conversation avec une impatience croissante. Il fit un pas entre eux.

 

— On ne peut pas discuter ici, intervint-il en jetant un regard alentour. S'il y a eu un changeur de forme, il y en aura d'autres. Les champs grouillent d'ennemis. Il faut rentrer avant la fin du jour.

 

Scar acquiesça.

 

— Tu as raison, Finn. Tu as toujours raison. C'est ça qui est agaçant chez toi.

 

Elle se tourna vers Jamie.

 

— Tu es blessé ?

 

— Non. Je ne pense pas.

 

— Nous avons ton cheval.

 

Jamie jeta un coup d'œil derrière elle et vit un cinquième cheval attaché derrière les autres. Il n'avait pas de selle, juste une couverture grossière pliée en deux.

 

— Je ne sais pas monter à cheval, dit-il.

 

L'homme au bras de fer l'avait entendu.

 

— On nage en pleine folie ! s'exclama-t-il. C'est le garçon, oui ou non ? C'est peut-être une ruse, finalement.

 

— Du calme, Erin, lança la fille d'un ton sec. Matt nous a envoyés ici, et il avait sûrement de bonnes raisons. Du moins espérons-le. De toute façon, nous avons des ordres.

 

Elle se tourna vers Jamie et ajouta :

 

— Nous allons devoir chevaucher environ dix lieues. Si tu ne sais pas monter à cheval maintenant, je peux te dire que tu auras appris une fois arrivé là-bas. Et puisque tu prétends ne pas me connaître, tu ne connais probablement pas non plus mes compagnons. Je te les présente. Voici Finn. Il m'a sauvé la vie si souvent qu'il n'a pas eu le temps de faire grand-chose d'autre. Ces deux là sont Erin Maindargent, et son frère Corian.

 

Les deux frères ébauchèrent un signe de tête, mais Erin ne paraissait toujours pas convaincu. Corian amena le cheval de Jamie. Il était gris et, du point de vue de Jamie, immense.

 

— Écoutez-moi, dit Jamie.

 

Il avait déjà oublié qu'il parlait une langue qu'il n'avait jamais apprise. Les mots glissaient tout naturellement.

 

— Je vais venir avec vous. Apparemment, je n'ai pas le choix. Mais d'abord je veux savoir une chose. Puisque vous avez l'air de me connaître, dites-moi si Scott est ici.

 

Les deux frères échangèrent un regard sans rien dire. Finn se tourna vers Scar.

 

— C'est ainsi que tu appelles ton frère ? dit-elle. Scott ?

 

— Oui.

 

— Vous êtes jumeaux.

 

— Oui.

 

Jamie s'impatientait. À chaque seconde qui s'écoulait, sa confusion empirait.

 

— Scott est ici, dit Scar. Mais ce n'est pas le nom que nous lui donnons. Nous l'appelons Flint. Sapling et Flint, les jumeaux. Quand je t'ai aperçu, je t'ai pris pour lui pendant un instant. Je n'ai jamais réussi à vous différencier l'un de l'autre.

 

— Où est-il ? Où est mon frère ?

 

Pour la première fois depuis bien longtemps, Jamie reprit espoir.

 

— Pas très loin. Cette nuit, nous camperons dans la Cité des Canaux.

 

— Quelle ville ?

 

— Elle n'a plus de nom. Si elle en a eu un, c'était il y a très longtemps.

 

Scar leva les yeux vers le ciel. La lumière du jour, déjà terne, s'obscurcissait de plus en plus.

 

— Nous ferions mieux d'écouter Finn. Si nous restons à discuter, nous allons finir avec nos boyaux au bout d'une pique. Je suggère qu'on s'en aille.

 

Jamie prit la bride de son cheval.

 

— Je vais t'aider, proposa Corian.

 

Le jeune homme se baissa, mit ses mains en coupe, et tandis que son frère tenait la bride, il hissa Jamie sur le cheval. Jamie ne s'était jamais assis sur un cheval de toute sa vie. La seule fois où il s'en était approché, c'était à la fête foraine de Clark County, quand Scott et lui faisaient la route. Mais les choses se passèrent exactement comme avec l'épée. Dès la seconde où il fut juché sur l'animal, il se sentit parfaitement maître de lui, sans aucune appréhension, et certain de savoir maîtriser et diriger sa monture.

 

Cependant, Jamie ravala vite son autosatisfaction quand il vit Scar sauter sur son propre cheval d'un mouvement souple, et lui jeter un regard ironique. Contrairement à lui, elle n'avait nul besoin de l'aide de deux hommes... Finn, Erin et Corian se mirent en selle à leur tour avec une égale aisance.

 

— En route, ordonna Scar.

 

Jamie se plaça entre les deux frères, juste derrière Scar. Il ne savait absolument pas où il allait. Mais une chose au moins le réconfortait : il n'était plus seul.