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Jamie était déjà passé devant un tribunal, aussi ne fut-il pas surpris. Ni par la petitesse de la salle, ni par le nombre restreint des personnes présentes, ni par la rapidité avec laquelle tout se déroula. Deux tables faisaient face à la juge, une femme d'âge moyen, vêtue de noir, assise entre le drapeau du Nevada et la bannière étoilée des États-Unis. Jamie était derrière l'une des tables avec son avocat. Le contrôleur judiciaire et une représentante du bureau du procureur se tenaient derrière l'autre table. Un greffier prenait des notes et un agent de sécurité à l'air blasé montait la garde. Deux rangées de sièges occupaient le fond de la salle. Ni la presse ni le public n'étaient autorisés à assister à une audience du tribunal pour mineurs. Seule Alicia était là, en qualité d'amie de la famille.

 

Jamie avait les mains et les pieds entravés. Et il s'en était alarmé car, lors de sa précédente expérience, il n'avait pas été mis en détention provisoire. Cette fois, le délit était plus grave. Il était inculpé pour vente de drogue — un crime qui lui garantissait la prison. Toute l'accusation était fabriquée, bien entendu. Le contrôleur judiciaire et l'avocat faisaient partie du coup monté organisé par un ami de John Trelawny. Ils avaient donné un faux nom à Jamie : Jeremy Rabb, affaire numéro J83157, et l'avaient déféré devant le tribunal pour enfants de la cour du Nevada. À sa connaissance, seule la juge ignorait le fin mot de l'histoire.

 

Tout était truqué, mais les sangles de plastique qui lui ligotaient les poignets et les chaînes autour de ses chevilles étaient terriblement réelles. La liberté de mouvement, le plus fondamental des droits humains, lui avait été enlevée. Jamie ressentait durement l'horreur d'être dépouillé de son identité, d'être à la merci d'un système tout-puissant. Pire encore, les paroles du sénateur Trelawny à Alicia, au téléphone, étaient gravées dans sa mémoire.

 

— Je peux le faire interner, Alicia, mais une fois que Jamie sera à Silent Creek, je ne pourrai pas l'en faire sortir. C'est un point que vous devez prendre en considération. Trop de gens seraient au courant. Ce que nous faisons est nécessaire et je peux le justifier en conscience, mais c'est à la limite de la légalité. Comprenez-vous ce que je dis ? Une fois Jamie dans le système, je ne pourrai plus intervenir.

 

Alicia avait prévenu Jamie, et Jamie comprenait. Le sénateur s'était déjà beaucoup engagé et ne pouvait risquer d'être mêlé à un scandale si les choses tournaient mal. Malgré tout, Jamie n'était pas très inquiet. Il comptait sur ses talents particuliers pour sortir de la prison le moment venu. Sa préoccupation majeure était Scott. Trouver son frère était la seule chose qui comptait à ses yeux, et il n'y avait pas d'autre moyen. Ce fut seulement devant le tribunal, pieds et poings liés, que le doute le gagna. Il allait être jugé, condamné, avalé par la machine judiciaire. Une fois la sentence tombée, il serait totalement livré à lui-même.

 

On lui avait coupé les cheveux très court et donné une paire de lunettes épaisses à monture de plastique noire. Bizarrement, cela avait suffi à modifier considérablement son apparence. Le danger était qu'une personne ayant croisé Scott reconnaisse en Jamie son frère jumeau, mais il y avait assez peu de risques. En se regardant dans le miroir, il s'était à peine reconnu lui-même.

 

— …la cour condamne l'accusé à une peine de douze mois d'emprisonnement dans un centre de détention…, proclama la juge.

 

Jamie avait manqué le début de sa phrase. Elle se tourna vers le contrôleur judiciaire et ajouta :

 

— J'ai bien étudié le dossier et je pense que le centre de Summit View serait le mieux approprié.

 

Jamie avait entendu parler de Summit View. C'était un établissement pénitentiaire pour jeunes délinquants dans la banlieue de Las Vegas. Le contrôleur judiciaire secoua la tête.

 

— Sauf votre respect, madame la juge, j'allais vous recommander Silent Creek.

 

Mme la juge sembla surprise.

 

— Les conditions y sont très dures, remarqua-t-elle. Ce garçon n'a que quatorze ans et c'est sa première condamnation.

 

— Je sais, madame la juge. Mais il vendait de la drogue à des enfants de douze ans. Certains suivent actuellement des programmes de désintoxication. Rabb n'a manifesté aucun remords. En fait, il est très content de lui.

 

Rabb. Jamie dut faire un effort pour se rappeler qu'on parlait de lui.

 

La juge réfléchit un moment, puis hocha la tête.

 

— Très bien. La leçon sera dure, mais c'est peut-être ce dont il a besoin.

 

Elle ferma le dossier devant elle.

 

— Douze mois à Silent Creek.

 

Le garde s'avança et Jamie fut emmené par une porte de côté. Il marchait à tout petits pas. Sa dernière image du tribunal fut Alicia qui le regardait partir, les yeux fixes et agrandis par la peur.

 


Ils l'emmenèrent en minibus, toujours enchaîné, une bouteille d'eau coincée entre les genoux. Il allait en avoir besoin. La température monterait dès le lever du soleil et ils avaient prévu de rouler toute la nuit. Il n'y avait personne d'autre dans le véhicule, hormis le conducteur — un homme âgé au teint buriné —, et un gardien qui l'avait totalement ignoré après avoir vérifié ses menottes.

 

Le fourgon avait démarré à huit heures du soir. Jamie avait observé la nuit tomber puis il s'était s'assoupi en dépit de l'inconfort du siège. Lorsqu'il rouvrit les yeux, la lumière l'aveugla. Ils avaient quitté l'autoroute et suivaient une piste de terre, soulevant autour d'eux un nuage de poussière. On n'apercevait que du sable et des broussailles, ponctuées de rares sycomores. Une chaîne de montagnes enflammées par le soleil s'étirait à l'horizon.

 

Puis la route plongea. Ils étaient arrivés devant une vallée miniature. Jamie découvrit sa nouvelle résidence : Silent Creek. Les deux mots étaient inscrits sur une pancarte. Très inutilement d'ailleurs, car les détenus ne savaient que trop bien où ils étaient et personne ne passait là par hasard. Il n'y avait pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Malgré tout, Jamie ne put réprimer un frisson d'excitation. Il avait déjà vu cette pancarte dans la tête de Colton Banes. Scott était donc là, quelque part à l'intérieur des bâtiments. Il en avait la certitude. Il trouverait son frère et ils s'évaderaient ensemble. Le cauchemar touchait à sa fin.

 

Une longue enceinte rectangulaire s'étendait devant lui. Les bâtiments étaient bas mais entourés d'une clôture de barbelés d'au moins dix mètres de haut. Deux antennes paraboliques pointaient vers le ciel. De l'autre côté, Jamie aperçut un terrain de football avec deux buts, mais sans gazon. Avec une telle chaleur, c'était impensable. Le terrain était grisâtre. À l'extrémité se dressait un mur constitué de parpaings, comme tous les autres bâtiments, et hérissé de barbelés. Alors que le véhicule cahotait vers le portail, Jamie repéra, au-delà du mur, le toit d'autres bâtisses. Pour une raison mystérieuse, Silent Creek avait été divisé en deux : un tiers d'un côté, deux tiers de l'autre.

 

Le fourgon passa entre plusieurs maisons isolées. Sans doute les quartiers du personnel et des gardiens. Jamie s'en voulait. Il s'était réveillé au tout dernier moment et ignorait si Silent Creek se trouvait ou non à proximité d'une ville ou d'un bourg. À sa place, Scott aurait été plus vigilant. Mais les regrets arrivaient trop tard. Ils venaient de s'arrêter devant l'entrée de la prison, communément appelée « poterne ». Il y eut un bourdonnement et le battant s'ouvrit électroniquement. Le véhicule s'engagea entre deux rangées de barbelés, puis s'arrêta devant une deuxième porte. Celle-ci ne s'ouvrit que lorsque la première se fut refermée. Cette fois, ils étaient à l'intérieur de la prison. Jamie chercha du regard des caméras de surveillance. Il n'y avait aucune tour de guet. Et personne en vue.

 

Le véhicule avança puis s'immobilisa une dernière fois. La portière s'ouvrit avec un chuintement

 

— Terminus ! Dehors !

 

Ce furent les seuls mots prononcés par le garde depuis leur départ.

 

Jamie se dirigea vers l'arrière du fourgon en traînant ses pieds entravés. Aussitôt la chaleur le frappa. Il eut véritablement l'impression de recevoir un coup. Ses yeux se fermèrent par réflexe et il les rouvrit prudemment, luttant contre l'éblouissement. Déjà, il transpirait. Il faisait plus de trente degrés. L'air était brûlant. Le soleil avait absorbé les couleurs du paysage. Le gris argenté de la clôture, le gris terne du sable, le gris cendré des parpaings, tout se fondait comme sur une photographie surexposée. Rien ne captait le regard, sauf le jaune vif du générateur électrique et du réservoir d'essence enfermés côte à côte dans une cage métallique.

 

— Par ici !

 

Le garde conduisit Jamie à une porte encastrée dans un mur qui s'ouvrit à leur approche. Jamie remarqua une caméra fixée en hauteur qui pivotait pour le suivre. La porte menait à une pièce vaste et miteuse, où un gardien se tenait assis devant un ordinateur. Il y avait deux cellules de détention, quelques chaises dépareillées, et une douche en partie cachée derrière un rideau en plastique. Pas de fenêtre. La salle était éclairée par un tube de néon. Par chance, elle était climatisée.

 

— Assis ! ordonna le gardien.

 

Il portait une tenue décontractée : jean et chemisette à manches courtes. Et pas d'arme, remarqua Jamie. Une quarantaine d'années, des cheveux noirs attachés dans la nuque. De toute évidence, l'homme avait du sang indien et Jamie se demanda si cela pouvait le rendre plus sympathique. Mais son attitude était brusque et formelle.

 

— Mon nom est Joe Feather, annonça-t-il. Tu m'appelleras monsieur Feather ou monsieur. Je suis l'officier d'admission. Je vais t'enregistrer et ensuite je te conduirai à l'Orientation. Compris ?

 

Jamie hocha la tête.

 

— Tu vas trouver la vie dure, ici. Tu as déjà fait un temps dans un centre pour mineurs, c'est bien ça ?

 

— Ouais.

 

— Donc, tu connais le topo. Baisse la tête et fais ce qu'on te dit. Ça te facilitera la vie.

 

Il fit un signe à l'autre garde :

 

— Vous pouvez lui retirer les menottes.

 

Libéré de ses entraves, Jamie remua les jambes avec délice et massa ses poignets rougis. Pendant les vingt minutes suivantes, l'officier d'admission entra dans l'ordinateur la fiche d'identité de Jeremy Rabb, le garçon que Jamie était censé être. La veille, il avait passé la moitié de la nuit debout avec Alicia pour mémoriser tous les renseignements avant d'être livré à la police.

 

— File dans la douche et déshabille-toi, ordonna l'officier d'admission. Je veux tous tes vêtements, y compris le slip. Tu as des piercings ?

 

Jamie secoua la tête.

 

— OK. Je vais te passer ta nouvelle tenue…

 

Jamie entra dans la douche et tira le rideau. Mais pas question de préserver une quelconque intimité : le mur de côté était percé d'une vitre donnant dans une réserve. Et tandis que l'eau ruisselait sur lui, il eut conscience de la présence de Joe Feather, de l'autre côté de la vitre, qui l'observait. Jamie avait déjà subi des fouilles corporelles, au centre de détention, mais le regard de l'officier d'admission l'embarrassa et il se détourna. C'est alors que le gardien vit le tatouage sur son épaule.

 

— Rabb…, dit Joe Feather d'une voix douce. Ferme le robinet.

 

Jamie obéit. Les gouttelettes d'eau s'écoulaient sur ses épaules et son dos.

 

— D'où te vient ce tatouage ?

 

— Je l'ai depuis ma naissance.

 

— Tu as un frère ?

 

Jamie se figea. L'avait-on déjà identifié ?

 

— Non, je n'ai pas de frère, répondit-il.

 

— Sûr ?

 

— Oui, monsieur.

 

Joe Feather lui tendit une tenue de prisonnier par le sas percé sous la vitre.

 

— Enfile ça. Je te conduis à ta cellule.

 

*

 

*   *

 

Jamie était le quatre-vingt-seizième garçon interné à Silent Creek. La prison pouvait en accueillir cent au total, avec dix gardiens à plein temps — ou surveillants, ainsi qu'ils préféraient se faire appeler. Il y avait quatre unités : Sud, Nord, Est et Ouest, et la vie était organisée pour que les détenus restent séparés au maximum. De cette façon, les membres des gangs rivaux se croisaient rarement et ne se parlaient jamais. Chaque unité prenait ses repas à un horaire différent (il y avait quatre services), et quatre séances de sport se succédaient au gymnase. La fourchette d'âges allait de treize à dix-huit ans.

 

Il y avait une règle pour chaque chose. Les garçons devaient marcher les mains croisées derrière le dos. Ils n'avaient pas le droit de parler pendant qu'ils se déplaçaient, et ils ne pouvaient aller nulle part, pas même aux toilettes, sans la surveillance d'un adulte. Ils étaient observés en permanence, soit par des gardiens, soit par des caméras. On les fouillait après chaque repas, et s'il manquait la moindre fourchette en plastique, on procédait à une fouille corporelle. Il y avait six heures de cours scolaires chaque jour, deux heures de récréation dans le gymnase (car il faisait trop chaud dehors), et deux heures de télévision. Seules les émissions de sport étaient autorisées — pas de films ni d'informations. L'uniforme de la prison consistait en un pantalon de survêtement bleu, un tee-shirt gris et des tennis. Toutes les couleurs avaient été choisies avec soin. Rien de noir ni de rouge vif. Le noir et le rouge étant des couleurs de gangs, cela aurait suffi à déclencher une bagarre.

 

La vie en prison était mortellement ennuyeuse. Hormis la lecture des livres de la bibliothèque — pour ceux qui savaient lire — les journées étaient identiques. Les heures s'écoulaient avec une précision mortelle et s'étiraient interminablement sous le soleil du désert. La moindre infraction au règlement entraînait une privation des privilèges ou une période d'isolement en cellule ; même un lacet défait pouvait déclencher une punition immédiate si le surveillant était de mauvaise humeur.

 

Et puis il y avait l'infirmerie. Les garçons qui se montraient violents ou indociles étaient envoyés dans une petite aile, bâtie contre le mur de parpaings. On leur donnait des pilules et ils revenaient abrutis, le regard vide. D'une façon ou d'une autre, la prison exerçait son contrôle. Les garçons l'acceptaient. Ils ne détestaient même pas Silent Creek. Ils subissaient leur internement comme on subit une longue maladie.

 

Il ne fallut pas longtemps à Jamie pour apprendre ce qu'il voulait savoir. Aucun des autres détenus n'avait croisé Scott. Personne ne se rappelait sa présence. Mais Jamie avait compris que ce qu'il avait vu jusqu'ici n'était que la moitié de Silent Creek. La prison se divisait en deux parties, ainsi qu'il l'avait remarqué le jour de son arrivée. De l'autre côté du mur de parpaings, il existait une aile entière totalement isolée du reste. L'aile possédait son propre gymnase, ses propres salles de classe, ses réfectoires, ses cellules. C'était une sorte de version réduite de la prison principale. Et les rumeurs allaient bon train.

 

De l'autre côté du mur, disait-on, on enfermait les prisonniers « spéciaux ».

 

— Ce sont les vrais criminels. Les tueurs. Les dingues.

 

— Des malades, d'après ce que j'ai entendu. Ils ont le cerveau dérangé.

 

— Ouais. Des tarés. Ils restent enfermés dans leur cellule à parler aux murs…

 

Jamie déjeunait avec quatre autres garçons. Les chaises étaient en métal, soudées à la table, elle-même boulonnée au sol. Le réfectoire était une petite salle carrée aux murs blancs et nus. Aucune décoration n'était tolérée à Silent Creek, pas même dans les cellules. Toutefois la nourriture n'était pas mauvaise, mais servie sur des plateaux de plastique à compartiments. Jamie était surpris car aucun des garçons qu'il avait croisés ne l'avait embêté — au contraire, ils étaient ravis de voir une nouvelle tête. Et sa précédente expérience dans une maison de redressement l'avait sans doute aidé. Dès le début il s'était senti l'un des leurs. Il n'avait même pas eu besoin d'utiliser son faux nom. Les garçons de sa table l'avaient surnommé l'Indien. Eux-mêmes se faisaient appeler Yeux Verts, Baltimore, DV et Rock.

 

— D'après ce qu'on m'a raconté, personne ne veut plus d'eux, expliqua DV, un Latino de dix-sept ans.

 

DV avait été arrêté à la suite d'une fusillade en voiture à Las Vegas. Les détenus n'étaient pas censés s'interroger sur leurs crimes respectifs mais, évidemment, ils le faisaient. DV faisait partie d'un gang : les Playboy Gangsta Crips. Il avait des tatouages sur les deux bras et projetait de rejoindre son gang dès sa sortie de prison. Il ne connaissait pas son père, et sa mère l'ignorait. Le gang était sa seule famille.

 

— Les mecs qui sont de l'autre côté du mur n'ont pas de parents, poursuivit-il. Alors on les utilise comme cobayes. On expérimente des trucs sur eux.

 

— Ils sont combien, là-bas ? demanda Jamie.

 

— Une vingtaine, il paraît, dit Yeux Verts.

 

Jamie ne comprenait pas d'où lui venait son surnom. Ses yeux étaient bleus. Il avait été arrêté pour possession d'arme mortelle — autrement dit un revolver.

 

— Mais non, ils sont au moins cinquante, grogna Rock. C'était le plus jeune de la prison : à peine quatorze ans.

 

Il se tourna vers Jamie et baissa la voix :

 

— Tu ferais mieux de ne pas poser trop de questions sur eux, l'Indien. À moins que tu veuilles les rejoindre.

 

Jamie se demandait comment naissaient toutes ces rumeurs. Mais c'était ça, la prison. Il n'y avait jamais de secrets. Les chuchotements couraient de cellule en cellule et il était aussi difficile de les empêcher que d'arrêter le vent du désert.

 

Comme d'habitude, on les observait pendant qu'ils mangeaient. C'était l'un des rares moments où ils avaient l'autorisation de parler librement, mais pas de se lever sans demander la permission. C'était ce qui frappait le plus Jamie à Silent Creek : ils n'étaient plus des individus, mais des objets. À aucun instant dans la journée ils n'avaient la liberté d'agir à leur guise. L'homme qui les surveillait pendant le déjeuner était le plus âgé — et le plus sévère — des gardiens. Il avait un physique massif, des épaules rondes, des cheveux clairsemés et une moustache. Son nom était Max Koring. Si quelqu'un causait des ennuis, c'était bien lui. Il prenait un plaisir évident à humilier les détenus, à ordonner des fouilles corporelles sans raison, à supprimer les menus privilèges juste pour s'amuser.

 

Baltimore se pencha par-dessus la table. Son surnom venait de la ville où il était né. C'était un grand et beau garçon noir qui ne parlait jamais de la raison qui l'avait conduit à Silent Creek.

 

— Si tu veux savoir quelque chose sur l'autre côté, il faut en parler à Koring. Il travaille des deux côtés du mur.

 

— Comment tu le sais ? demanda Jamie.

 

— Je l'ai vu arriver de là-bas dans l'infirmerie.

 

Tout le monde savait, en effet, que l'infirmerie servait pour les deux secteurs de la prison. Du moins c'était ce qui se disait.

 

— C'est l'un des seuls gardiens à circuler entre les deux, ajouta Baltimore. Il y a des surveillants affectés en permanence de l'autre côté. Ils sont armés. Ils n'ont rien à voir avec nous.

 

— Si tu veux faire une visite là-bas, demande à Max, dit DV avec un sourire bref. Le seul problème, c'est qu'il te branchera le cerveau sur un ordinateur et que tu ressortiras comme un légume.

 

Le repas prit fin. Les garçons rapportèrent les plateaux et les fourchettes en plastique, puis retournèrent leurs poches, jambes écartées pour la fouille, avant de regagner leurs cellules pour une heure de repos. En quittant la salle, Jamie aperçut Joe Feather au bord du terrain de football, qui l'observait de loin. Il avait l'impression que l'officier d'admission ne le quittait pas de l'œil depuis son arrivée. Soupçonnait-il quelque chose ? Si c'était le cas, Jamie allait devoir agir vite.

 

Il se rappela les paroles de Feather pendant la procédure d'entrée, presque une semaine plus tôt. En apercevant le tatouage sur son épaule il lui avait demandé s'il avait un frère. Sa question n'avait qu'une seule explication : Feather avait vu Scott. Ce qui prouvait donc que Scott était à Silent Creek.

 

Jamie en était certain. D'ailleurs, c'était logique. Silent Creek était l'unique prison privée du Nevada, et elle appartenait à Nightrise Corporation. Selon Alicia, Nightrise était responsable de la disparition non pas d'un seul mais de plusieurs enfants dotés de pouvoirs paranormaux. Quel meilleur endroit pour les garder qu'une prison hautement sécurisée au milieu du désert de Mojave, à des kilomètres de la première bourgade? Et Jamie avait vu le nom dans les pensées de Colton Banes. Qu'aurait-il pu y avoir d'autre derrière le mur ?

 

Jamie ôta ses tennis (règle 118 ou 119 : pas de chaussures à l'intérieur des cellules), et les posa avec soin dans le couloir. Les autres garçons firent de même. Jamie entra dans sa cellule et, quelques secondes plus tard, la porte se referma derrière lui avec un bourdonnement. La pièce mesurait dix pas sur cinq. La couchette était une surélévation du sol en ciment, avec un mince matelas synthétique posé dessus. Face au lit, une étagère métallique servait de bureau, avec une chaise boulonnée sur le sol. Près de la porte : un lavabo et des toilettes en inox. Le miroir était en acier poli. C'était tout. L'unique fenêtre mesurait quelques centimètres de large. Il n'y avait pas de barreaux. Même s'il avait pu briser la vitre épaisse, il aurait été incapable de se faufiler dans l'étroite ouverture.

 

Les autres garçons lui avaient expliqué que les portes se verrouillaient électroniquement et, chaque fois qu'il était enfermé, Jamie devait lutter contre un sentiment de panique croissant. Alicia savait où il était. À la fin de sa deuxième semaine, il aurait le droit de lui téléphoner. Mais elle était son seul lien avec le monde extérieur. Qu'adviendrait-il de lui si quelque chose arrivait à la jeune femme ? Il resterait cloîtré ici, sous le nom de Jeremy Rabb, l'Indien. Combien de temps tiendrait-il avant de devenir fou, d'être jeté en cellule d'isolement, ou drogué ?

 

Mais ça n'arriverait pas. Jamie avait encore son pouvoir télépathique et il comptait bien l'utiliser. Cette nuit même. Le gardien de faction dans son unité le conduirait dans l'autre secteur de la prison. Il trouverait Scott et, ensemble, ils s'enfuiraient.

 

À moins que…

 

C'était seulement maintenant, alors qu'il était trop tard, que l'ombre d'un doute s'insinua en lui. Puisque Scott possédait les mêmes pouvoirs paranormaux, pourquoi ne les avait-il pas utilisés pour s'évader ? Y avait-il une chose que Jamie ignorait ? Pourquoi était-il tellement certain que Scott se trouvait toujours à Silent Creek ? Une pensée horrible lui vint. Et si Scott était mort ? Il pouvait s'être évadé et perdu dans le désert. N'importe quoi avait pu arriver.

 

Assis sur sa couchette, Jamie ouvrit son esprit comme il l'avait fait chaque soir depuis son arrivée. Il propulsait ses pensées le long des corridors, dans les différents quartiers de la prison, cherchant à capter un indice de la présence de son frère. Il se concentra sur l'aile située de l'autre côté du mur. En vain. Comment était-ce possible ? Jamie refusait d'accepter que Scott ne fût pas là. Il devait forcément être quelque part dans la partie secrète de l'enceinte. Et s'il ne répondait pas, il devait y avoir une raison. Peut-être était-il simplement endormi…

 

Les heures suivantes s'écoulèrent avec une lenteur d'escargot. Les cours, la gymnastique, le repas. La journée s'acheva par une séance de mise au point dans la salle de loisirs de l'unité : un espace ouvert, avec quatre tables rondes où ils avaient le droit de jouer aux cartes ou à d’autres jeux de société. Les garçons étaient supposés parler du déroulement de la journée mais, bien entendu, il n'y avait pas grand-chose à en dire. Un gardien les observait, posté derrière une rangée d'écrans de télévision montrant différents angles des couloirs. Il n'y avait pas de caméras dans les cellules. Ce soir, Max Koring était de service, ce qui signifiait que l'extinction des feux aurait lieu à vingt-deux heures précises — ou même quinze minutes plus tôt si l'envie l'en prenait.

 

Ils regagnèrent les cellules à vingt et une heures. La prison ne fournissait pas de pyjama — de toute façon, il faisait trop chaud — et les garçons dormaient en slip. Chacun avait droit à une brosse à dents, mais celle-ci était collectée avant la fermeture des portes. Le manche d'une brosse à dents, une fois aiguisé, pouvait devenir une arme mortelle, et les surveillants ne prenaient aucun risque. Jamie n'avait pas de montre. On la lui avait confisquée avec le reste, tout ce qui aurait pu lui donner le moindre sentiment d'individualité ou d'indépendance. Finalement, les lumières s'éteignirent dans les cellules. Pourtant, il n'y faisait pas complètement noir : les lampes à arc qui cernaient la prison restaient éclairées toute la nuit et leur lumière blanche filtrait par la fenêtre. Jamie demeura allongé sur sa couchette environ une demi-heure. Puis il se leva et s'habilla. Le moment était venu.

 

Il appuya sur le bouton d'appel placé à côté de la porte.

 

Quelques minutes plus tard, il y eut un cliquetis de clé et la porte s'ouvrit. Max Koring apparut, son visage à demi caché dans la pénombre. Il avait ouvert la porte manuellement, sans tenir compte du contrôle électrique. Et il n'avait pas du tout l'air ravi d'être là. Aucun gardien n'appréciait le service de nuit, mais se faire déranger par les détenus aggravait encore la chose.

 

— Qu'est-ce qu'il y a ? grommela-t-il.

 

— Je veux que vous me conduisiez dans l'aile de la prison de l'autre côté du mur.

 

Le surveillant le dévisagea, interloqué.

 

— Vous allez m'y conduire maintenant, poursuivit Jamie.

 

Il poussait, projetait ses pensées dans la tête de Koring. Il faisait exactement la même chose qu'avec le policier dans la maison de Marcie, à Sparks.

 

Max Koring ne bougea pas.

 

— Nous partons immédiatement, reprit Jamie.

 

Et il poussa encore.

 

— Tu te crois drôle ? marmonna Koring. Qu'est-ce qui te prend ?

 

Un frisson d'incompréhension, puis de panique, saisit Jamie. Ça ne marchait pas !

 

— Conduisez-moi à mon frère ! ordonna-t-il, en forant mentalement un trou dans la tête du gardien.

 

Koring l'examina comme si, tout à coup, il le découvrait sous un nouveau jour. Il sourit, mais son sourire n'avait rien de plaisant ni de chaleureux.

 

— Tu as un frère ?

 

Désemparé, Jamie changea de tactique. Puisqu'il ne réussissait pas à obliger Koring à obéir, il pouvait au moins lui soutirer des informations. Il se moquait désormais des conséquences. Il avait besoin de savoir à quoi s'en tenir pour Scott. Il se concentra pour pénétrer dans les pensées de Max Koring, comme il l'avait fait avec Colton Banes.

 

Rien ne se produisit. Son pouvoir télépathique était en rade. Jamie eut à peine le temps d'accuser le coup que Koring l'empoigna et lui expédia une violente gifle du dos de la main en travers du visage. La pièce tournoya. Jamie sentit un goût de sang dans sa bouche. Puis Koring le projeta en arrière et il atterrit brutalement sur sa couchette.

 

— J'ai horreur qu'on me fasse perdre mon temps, gronda Koring. Et on ne me donne pas d'ordres. Même si tu es nouveau ici, tu devrais le savoir. Alors je crois qu'il est temps que tu ailles faire un petit tour au quartier disciplinaire, en cellule d'isolement.

 

Dix minutes plus tard, Koring revint avec un autre gardien. Aucun d'eux ne prononça un mot. Ils sortirent simplement Jamie de sa cellule et le traînèrent dans le couloir. Les autres garçons avaient dû entendre ce qui se passait car des cris d'encouragement se mirent soudain à fuser.

 

— Bonne chance, l'Indien !

 

— Ne te laisse pas abattre !

 

— À bientôt, l'Indien ! Tiens bon !

 

Les cellules d'isolement se trouvaient dans un quartier spécial, séparé de l'aile principale par deux lourdes portes en acier. Jamie ne tenta même pas de résister. Il fut propulsé dans une pièce moitié moins grande que sa cellule. Il n'y avait pas de matelas et l'étroite lucarne en verre dépoli ne laissait aucune vue sur l'extérieur.

 

— On verra comment tu te sens après une semaine ici, grogna Koring. Et, à l'avenir, tu m'appelleras monsieur.

 

La porte se referma en claquant.

 

Jamie resta où il était, roulé en boule par terre, la tête près du banc contre lequel il s'était cogné en tombant. Son nez saignait. Il était seul. Et impuissant. Ses pouvoirs télépathiques l'avaient lâché. L'avaient-ils déserté définitivement, ou Silent Creek exerçait-elle un effet qu'il ignorait ? La prison avait peut-être été construite dans cette zone du désert de Mojave à dessein. Peut-être y avait-il quelque chose dans l'eau, ou même dans la terre, qui déjouait ses facultés. Cela n'aurait rien d'absurde. Après tout, si on enfermait ici des adolescents ayant des dons paranormaux, il fallait faire en sorte de contrôler leurs pouvoirs.

 

Finalement, presque à regret, Jamie se hissa sur le banc et s'endormit, les genoux remontés sous le menton, les bras autour de ses jambes. C'est alors que survint le rêve.

 

Il le comprit aussitôt et en fut presque reconnaissant, même si cet univers onirique lui était aussi étranger que Silent Creek. La mer était devant lui, et l'île. Et le ciel était aussi vide et mort que la fois précédente. Jamie ignorait la signification de tout cela et pourquoi il se trouvait dans ce lieu, mais il devinait que c'était important. Il se souvint des deux garçons dans le bateau et les chercha du regard, espérant les apercevoir. Peut-être, au moins, sauraient-ils lui dire où trouver Scott…

 

Quelque chose bougea près du rivage et le cœur de Jamie se serra quand il reconnut l'homme qu'il avait déjà rencontré la première fois. Déjà celui-ci se redressait de toute sa haute taille, avançant sur les galets, ses yeux enfoncés dans son visage gris et taillé à la serpe. Il tenait son récipient mais, cette fois, aucune trace du couteau.

 

— Il va le tuer, articula l'inconnu.

 

Jamie éprouva un élan de colère.

 

— C'est ce que vous avez dit la dernière fois ! cria-t-il. Mais je ne peux pas l'empêcher de tuer Scott si vous ne me dites pas de qui il s'agit.

 

— Non, petit. Tu ne comprends pas…

 

L'inconnu allait partir mais il en fut empêché. Un éclair fendit le ciel. Non, c'était plus que cela. On aurait dit que deux mains géantes avaient saisi l'univers pour le déchirer comme une feuille de papier. Le monde tout entier — la mer et le ciel — fut écartelé. Jamie sentit le sol se convulser sous lui — un tremblement de terre plus puissant que toutes les secousses jamais connues. Tout se mit à vibrer. Il sentit ses dents s'entrechoquer. Il fut soulevé en l'air et, en retombant, il chercha l'homme des yeux. Mais il avait disparu. Au même moment, un cri assourdissant résonna alentour. On aurait pu croire un cri de triomphe, pourtant ça n'avait rien d'humain. Ses oreilles se bouchèrent. Jamie s'agrippa au sol qui tournait sous lui, emporté par un chamboulement total.

 

Au cours des secondes qui suivirent, une série de silhouettes apparurent soudainement, plongeant du ciel — volant ou tombant, difficile à dire. C'était comme si un trou immense s'était ouvert de l'autre côté de l'univers et des flammes jaillissaient. Le ciel entier était en feu. Jamie crut voir une araignée gigantesque, un animal ressemblant à un grand singe, un autre à un oiseau immense… Des milliers de petites particules les suivaient : un essaim monstrueux et noir, qui se tordait et tournoyait dans l'air.

 

Puis il y eut autre chose. Jamie eut seulement conscience d'une obscurité qui approchait, d'une chose tellement terrifiante qu'il n'en supportait pas la vue. Il ferma les yeux et étreignit le sol. La mer avait disparu, l'eau refluait loin de la côte. Le vent mugissait.

 

Cela lui sembla durer une éternité mais là où il était, le temps n'avait pas vraiment de mesure, et peut-être que tout fut fini en une minute. Tandis que la tempête s'apaisait et que la mer reprenait sa place, Jamie gisait sur le sol, épuisé.

 

Il ne savait rien des Anciens, des cinq Gardiens des Portes, du combat qui durait depuis des milliers d'années ni du rôle qu'il avait été choisi pour y jouer. Il ignorait tout du cercle de pierre nommé Raven's Gate, la Porte des Ténèbres, en Angleterre, et de la seconde porte érigée dans le désert Nazca, au Pérou. Il ignorait aussi que c'était le 24 juin — jour dénommé Inti Raymi — et qu'il était minuit.

 

La seconde porte venait de s'ouvrir.