LXVIII

Tiron, novembre 1306

Huguelin avait joué avec le petit Alodet, âgé de quelques mois, qu’avait recueilli maîtresse Borgne. Sa houppe1 de cheveux très bruns avait distrait tout le monde. Cécile s’affairait telle une poule nerveuse autour de l’enfançon, répétant :

— La pauv’ Denyse. L’en a déjà sept plus quatre défunts. Elle peut plus les nourrir. Attention, elle pourra v’nir contempler son fils quand il lui plaira. Mais bon, l’est déjà grosse du suivant. Son mari est un gars bien. Fait c’qui peut. C’sont des serfs2 sans terre. Aussi, faut pas dire de qui j’as récupéré Alodet, puisqu’il appartenait au seigneur. Faut rien dire, vu qu’y a ben quèc’qu’un qui me ferait tort en clabaudant, et y r’prendraient l’enfant, pour qu’y devienne serf à son tour, s’y crève pas avant.

Druon était heureux. Maîtresse Borgne avait l’occupation qu’elle méritait. Un réceptacle à tendresse, à magnifiques inquiétudes.

image

L’œil humide, elle les accompagna dehors lorsque Druon sella Brise avec leur maigre frusquin. Elle lui balança une lourde bougette de vivres dans les bras et d’un ton mi-hargneux, mi-désolé, lança :

— Bon, pas moyen d’vous r’tenir ?

Druon la considéra, un sourire amical aux lèvres. Il s’approcha et la serra contre lui, disant :

— Non, Cécile, nos routes se séparent. Vous ferez partie de mes meilleurs souvenirs, de ceux qui… effacent les autres, les mauvais. Je vous souhaite le meilleur, ma bonne. Je dois partir.

Elle lui fila une tape dans le dos, et émue au point des larmes, déclara :

— J’vous souhaite le bon vent. J’prierai pour vous et votre Huguelin. J’ai pas beaucoup prié pour l’bien-être de gens. Pas eu l’occasion. Mais, là, j’vas m’appliquer. Le cœur y est. Allez… j’vous en veux d’disparaître ainsi, mais… vous m’réchauffez le cœur tous deux.

1- Touffe de cheveux, en général un épi, sur le devant du crâne.

2- Non libres. Il existait plusieurs statuts de serfs, variables aussi en fonction des régions. Outre l’absence de liberté, le travail et les innombrables corvées qui leur étaient imposés, ils étaient frappés par de lourds impôts. Le servage « personnel » était indépendant de la situation économique de la personne, et il s’agissait d’une sorte d’esclavage qui se transmettait de génération en génération, bien que l’Église recommandât que les enfants nés de serfs soient considérés comme libres. Le servage réel était lié à la terre. Un serf pouvait s’affranchir s’il abandonnait son héritage, notamment sa terre. Au XIVe siècle, les règles du servage se sont « adoucies », les seigneurs tentant de retenir leurs paysans qui partaient vers les villes puisque nombre affranchissaient automatiquement les nouveaux arrivants.