Saint-Denis-d’Authou, octobre 1306
Son grand corps épais appuyé au manteau de la cheminée de pierre, la mine fort sombre, Philippe éventa sa face rougeaude de la missive datée de presque un mois. Le sang lui bouillait. Il détailla le marchand efflanqué, en chemin pour la Normandie, qui la lui avait remise. L’homme, vêtu d’un long mantel d’épaisse laine grise, semblait attendre quelque chose. La teneur du message n’engageait pourtant pas Philippe à la largesse, ni le fait que ce vendeur ambulant de colifichets, lotions de peau et de voix1 pour dames ait tant traîné en chemin avant de le lui remettre.
— Tu me portes bien fâcheuse nouvelle, l’ami, lâcha-t-il.
L’autre répondit d’une voix douce, teintée d’un fort accent savoyard :
— J’en suis fort marri, seigneur. Cependant, je ne suis que le messager de ce tragique événement.
— Certes. Va te restaurer. Je te ferai remettre une bourse pour ton service.
— Dieu vous saura gré de votre belle générosité, seigneur, et je vous en remercie du fond du cœur.
Le marchand s’inclina bas et disparut.
Resté seul, Philippe parcourut à nouveau la lettre tracée d’une belle écriture ferme. Lisant aussi piètrement qu’il écrivait, il dut former les mots à haute voix.
« Noble seigneur et mon bien-aimé frère d’alliance,
« En dépit des tragiques circonstances qui me poussent à vous écrire, je supplie le Ciel que vous et votre mesnie soyez en belle forme.
« Après le décès soudain de notre frère cadet, Lubin, l’an passé, un nouveau malheur nous éprouve. Le cœur me saigne et le chagrin m’étouffe à vous devoir apprendre ce qui suit. Mon admirable père, tant aimé et respecté, vient de trépasser à l’issue d’une terrible agonie. Je vous conte quelques détails de cette malemort2, vous suppliant de n’en rien révéler à ma chère sœur. Sa belle sensibilité de dame me fait redouter une réaction de nerfs que vous aurez la charité de lui épargner, car son chagrin sera affreux. Le destrier de mon père s’est emballé lors d’une chasse. L’animal a trébuché et chu sur mon père, lui écrasant la jambe d’épouvantable façon. Une maladie de gangrène s’en est mêlée. L’amputation recommandée par notre médecin fut incapable de l’enrayer. Mon pauvre père a souffert comme je ne le souhaite à aucun mien ennemi. Je vous implore de vouloir bien commettre un pieux mensonge, que Dieu vous pardonnera volontiers. De grâce, affirmez à ma chère sœur, votre tendre épouse, qu’il décéda vite et d’assez douce manière.
« Je me doute, seigneur mon frère, de l’affliction que provoquera ce message, et suis de tout cœur et de toute âme à vos côtés. Je vous prie d’assurer ma sœur de mon éternelle affection fraternelle.
« Votre respectueux et bien aimant André de Cluzet. »
Par la mort de Dieu3 ! Lui qui n’aimait rien tant que de couvrir sa tendre mie de présents, de nouvelles aimables, de caresses, comment allait-il lui conter la fin tragique de ce père qu’elle chérissait ? La seule idée de lui obscurcir l’humeur, de l’attrister, de la mécontenter en quoi que cela fût, lui occasionnait peine. Alors, cette horreur !
Philippe réfléchit durant de longues minutes. Les souvenirs déferlèrent. Au fond, ces derniers ne le gênaient pas, même s’il leur prêtait de moins en moins d’intérêt depuis l’arrivée de son amour.
Philippe Barbette s’était lassé de courir les grands chemins en compagnie de sa bande de truands, certain qu’une nuit l’un d’eux l’égorgerait pour récupérer le beau magot qu’ils avaient accumulé et qu’il avait juré de partager, quoique n’en ayant nulle intention. Il s’était donc volatilisé, emportant le butin. Recherché pour « moult crimes déhontés, inimaginables et impardonnables » dans plusieurs provinces, déjà condamné trois fois au déshonneur public et à la peine de mort, il était remonté vers le nord, jusqu’à Saint-Denis-d’Authou.
L’aimable petit seigneur du lieu, Géraud, était vieillard. Se faisant passer pour soldat, Philippe avait prétendu allégeance et offert son épée pour défendre un Géraud, tremblotant et bientôt sénile, des convoitises de nobliaux voisins que ses terres alléchaient. Il n’avait guère eu à faire usage de la force contre eux, son faciès de brute et sa carrure suffisant à dissuader, d’autant qu’il avait bien vite recruté quelques hommes de main tout aussi peu engageants.
Peu à peu, l’idée avait germé dans le crâne épais de Barbette. Géraud restait sans descendants de sang direct, les ayant tous enterrés. La seigneurie reviendrait donc à une branche cousine de Savoie, les Cluzet, que le vieillard connaissait seulement de généalogie. Philippe n’avait plus tergiversé. À force de courbettes, d’actes de tendresse filiale, il avait fini par convaincre le vieux de dicter au notaire un acte de reconnaissance en bâtardise. Géraud s’était exécuté d’assez bonne grâce, satisfait du mauvais tour qu’il jouerait par-delà la tombe à son cousin. Mieux valait, car Philippe était bien décidé à obtenir cet acte, quitte à contraindre le vieil homme en lui serrant le col. Certes, le sursis avait été de courte durée. En dépit d’une nature souffreteuse, Géraud d’Authou avait la vie chevillée au corps. Or la patience ne faisait pas partie des vertus, fort rares, de Philippe. Quelques mois plus tard, le seigneur avait chu malencontreusement dans l’escalier de pierre en colimaçon qui reliait la chambre du maître à la salle d’armes. Des doutes tenaces s’étaient formés dans l’esprit de certains domestiques. Pourtant, nul n’avait eu la fâcheuse imprudence de les émettre. Tous connaissaient, maintenant, la férocité de leur nouveau seigneur.
Désireux d’installer au plus vite sa lignée, Philippe Barbette devenu seigneur d’Authou avait pris femme, une Marie d’assez jolie naissance, d’agréable silhouette, et de dot appétissante. Sa seule fonction à ses yeux était de produire des fils. Elle s’en était acquittée à la satisfaction de cet époux qui la terrorisait. Amâtre et Cyr étaient nés. Marie avait rendu l’âme en couches, quelques heures avant leur troisième fils, Philippe, comme son père. La femme, ombre craintive, avait été enterrée, au côté de son enfançon, dans l’indifférence presque générale, hormis le chagrin de sa vieille suivante.
La confortable vie de seigneur de petite importance, mais de jolis biens, commençait d’excéder Philippe. Il avait envie d’espace, d’inconnu. Surtout, il avait envie d’aventures, peut-être même de guerre. Pourtant, il était exclu qu’il rejoigne une armée de France, au risque d’y croiser l’un de ses anciens compagnons de méfaits, l’un de ceux qu’il avait dépouillés et qui le pourrait désigner comme imposteur et fieffé gredin, voire l’occire à la première occasion. Quant à s’acoquiner avec une bande de vils mercenaires, son rang le lui interdisait maintenant.
Le destin s’en était mêlé. C’était, du moins, ce que voulait croire Philippe. Un des lassants monologues de Géraud lui était revenu. Il écoutait pourtant peu le vieillard. La narration de ses lectures, de ses souvenirs, de ses regrets ou des bonheurs de sa vie ennuyait Philippe au point que son esprit s’évadait ailleurs, pendant qu’il feignait la plus grande attention en se contentant de hocher la tête d’un air pénétré. Il s’était souvenu de l’histoire de ce lointain cousin de Savoie, Henri de Cluzet, un petit baronnet qui tirait le diable par la queue4, vivotant de l’exploitation de sa ferme, que le vieux Géraud avait été ravi de déposséder de son héritage en reconnaissant Philippe comme bâtard. L’idée de rencontrer cet Henri qu’il avait plumé l’avait donc amusé.
Abandonnant le château à ses gens d’armes, il avait sellé son cheval. La liberté qu’il se sentait à nouveau le grisa tout le chemin.
L’accueil d’Henri avait été très mitigé, d’une courtoisie de simple us. Après tout, Philippe l’avait spolié d’une fortune qu’il attendait avec impatience. Pourtant, tout avait basculé dès le premier soir, dès la première rencontre, lorsque Ivine s’était installée à la table du dîner5. L’amour, le désir avaient déferlé en Philippe. S’il connaissait fort bien le second, le premier lui était si étranger qu’il avait eu du mal à l’identifier. Il lui avait fallu toute une nuit d’insomnie pour nommer cette sensation puissante, presque féroce, qui lui faisait cogner le cœur dans la poitrine, lui coupait les jambes, le rendait timide. Il n’avait pas envie de la trousser, de prendre son plaisir avec elle comme avec les autres, sans se préoccuper du corps qu’il écrasait sous le sien. Il avait passé le jour suivant dans une sorte de rêve, à la fois douloureux et délectable, guettant son apparition, jusqu’au dîner suivant.
Comme la veille, Ivine ne parlait pas, gardant les yeux baissés vers la table. Au demeurant, ses deux frères, André et Lubin, ainsi que leur père, n’étaient guère plus loquaces. Désespéré d’entendre sa voix, qu’elle le regarde, Philippe avait lâché :
— Ma cousine, à quoi occupez-vous vos journées ?
Lentement, elle avait levé le visage vers lui. Il avait su à cet instant qu’il n’existerait jamais d’autre femme pour lui. Il la voulait plus que tout, pour toujours. Dans un français un peu incertain, elle avait répondu d’une voix douce :
— Je lis, messire mon cousin, je brode. Parfois, je chevauche et chasse en compagnie de mes frères.
— Si fragile donzelle chasse ?
André avait adressé un regard appuyé à sa sœur qui avait aussitôt rectifié :
— Ils chassent, je les accompagne.
Lorsque les trois enfants avaient pris congé, Philippe était resté seul avec Henri devant un verre d’hypocras. Sa décision était prise.
— Mon cousin, je m’en voudrais de vous fâcher… Il ne m’étonnerait pas que vous me teniez rigueur de…
— Vous êtes le fils naturel de Géraud. Le sang exigeait que vous héritiez, l’avait interrompu Henri d’un ton qui prouvait assez qu’il ne s’était pas remis de cette perte. Je ne prétendrai pas que la nouvelle m’a réjoui. Vous avez constaté l’état de notre ferme et le pauvre train auquel nous sommes contraints. Lorsque le dernier hoir de Géraud a trépassé, je mentirais si je n’avouais avoir espéré… un retournement faste de fortune. Bah, tout cela est du passé ! Mes fils sont bons frères, peut-être pourront-ils cohabiter en amitié après mon décès. Quant à ma fille, son futur m’inquiète. Elle est fort jolie, vertueuse. Cependant, je ne pourrai lui offrir de dot.
Le destin, à l’évidence. Philippe s’était convaincu qu’il l’avait mené en la Sapaudia. Sa proposition en mariage, quelques minutes plus tard, assortie d’une rente annuelle pour son futur beau-père, avait vite été acceptée. Il avait promis que l’hoir mâle que lui donnerait Ivine deviendrait le prochain seigneur, déshéritant du même coup ses deux fils.
Non. Il ne pouvait, ne voulait être le messager d’une nouvelle qui la dévasterait. Que faire ? Sur une impulsion, il héla au service par l’escalier qui descendait aux cuisines. Une servante se précipita et se plia en révérence.
— Va quérir Aude, la dame d’entourage de mon épouse. Aussitôt.
La jeune fille disparut. Quelques instants plus tard, Aude fit une entrée respectueuse, en dépit de son air surpris. Sans un mot, Philippe lui tendit la missive. Il vit les lèvres de la jeune femme se crisper, le sang se retirer de son visage. Un soupir atterré, puis :
— Ah ! mon Dieu… Ma dame…
Philippe s’était toujours senti mal à l’aise en présence d’Aude, bien que ne la croisant que dans les appartements d’Ivine ou au détour d’un couloir. Elle était pourtant plaisante et savait garder sa place. Peut-être en était-il un peu jaloux puisqu’il connaissait l’amitié de son épouse pour elle. D’un autre côté, les femmes aiment à se raconter leurs petites histoires, échanger des pensées qu’elles répugnent à confier aux hommes. Surtout, ce qui faisait plaisir à Ivine le rendait heureux.
Il récupéra la lettre et déclara :
— Madame… j’avoue ne pas avoir le courage de porter cette affreuse annonce moi-même. Aussi, vous serais-je obligé de…
— Oh, mon Dieu, répéta-t-elle dans un souffle. Certes, certes… même si j’ignore comment…
— Le pieux mensonge qu’évoque mon frère d’alliance est indispensable. Épargnons autant que possible ma tendre mie. Je monterai dans quelques minutes lui offrir mon soutien et, je l’espère, lui apporter quelque réconfort.
Ivine était seule lorsqu’il pénétra dans ses appartements. Blême jusqu’aux lèvres, elle se tenait debout, figée devant la cheminée. La panique envahit Philippe, lui qui n’avait jamais eu peur de rien.
— Mon aimée…
Elle l’interrompit d’un geste et déclara d’une voix étrange, si lointaine :
— Mon doux époux… Je… Je ne parviens plus à penser… Je… Faites-moi la grâce de me laisser seule un moment… Je… Prier, sans doute…
Philippe acquiesça d’un mouvement de tête. Désespéré par le chagrin d’Ivine, il quitta la pièce.
1- Il existe à l’époque pléthore de lotions « pour avoir belle voix ».
2- Mort funeste et affreuse.
3- Jugé très blasphématoire.
4- L’expression est mystérieuse et très ancienne. Elle ferait allusion à un homme si désespéré et démuni qu’il invoque le diable pour lui vendre son âme. Le diable n’étant pas intéressé, il fait mine de repartir. L’homme, prêt à tout, le retient par la queue.
5- En réalité, à l’époque, « dîner » ou « souper » signifiaient tous deux « prendre le premier repas de la journée ». Le premier vient de disjejunare : déjeuner c’est-à-dire rompre le jeûne de la nuit et le second de soupe, bien sûr, puisqu’on en mangeait à tous les repas. « Dîner » deviendra ensuite notre actuel déjeuner et « souper » notre dîner, jusqu’à la répartition moderne de petit déjeuner, déjeuner et dîner ou souper.