Une bourrasque de vent s’engouffra soudain dans la taverne, faisant vaciller les torches de résineux qui éclairaient la salle sombre, même durant le jour. Prudente, la gargotière se tut. Tous, brusquement inquiets, tournèrent le visage vers les nouveaux arrivants. Et si ces inconnus les avaient entendus ? Mieux valait se méfier des étrangers.
— Le bonjour à vous, gens de bonne compagnie ! lança Druon à la cantonade en s’appliquant à renforcer les graves de sa voix ainsi qu’il le faisait depuis des mois, depuis qu’Héluise s’était transformée afin d’échapper aux griffes de l’Inquisition. Mon apprenti et moi aimerions nous restaurer un peu.
Ils s’installèrent dans le silence, escortés par la curiosité sans animosité mais prudente des habitués.
Maîtresse Borgne, décidée à savoir qui fréquentait son établissement, s’approcha et débita la courte liste de ce qu’elle pouvait leur proposer : des truites marinées au vin aigre1 qui lui restaient de la veille, jour maigre2, de la langue de bœuf rôtie au lard gras, un « délice qu’on ne voyait guère que sur les tables de noblesse3 » ou, moins onéreux, une généreuse omelette au lard, en plus du pain et du fromage à satiété, inclus dans le prix du repas.
En la découvrant/Quand elle la découvrit, la petite tonsure de Druon ne lui dit rien qui vaille. Un clerc invité de l’abbaye ? Il lui fallait le découvrir au plus preste. Certes, on brocardait volontiers les moines de Tiron, toutefois l’abbé avait droit de haute, moyenne et basse justices. Nul n’avait envie d’être bastonné, ou pire, pour outrage envers l’Église.
— Vous rendez-vous en not’ bonne abbaye ? s’enquit-elle, feignant une indifférence affable.
— Non pas. Je suis chevalier mire itinérant. Nous parcourons les chemins, nous arrêtant là où mon art est souhaité.
Il sembla à Druon que la femme se détendait et que son sourire devenait moins forcé. D’ailleurs, les échanges reprirent, à voix basse afin qu’il ne puisse les surprendre.
— Nous avons passé la nuit à la belle étoile, poursuivit le mire. Nous sommes affamés et encore refroidis jusqu’aux os.
Druon avait sagement décidé de faire durer le plus longtemps possible la bourse offerte par le seigneur de Verrières à leur départ, en ne dormant qu’une nuit sur deux dans des auberges, jusqu’à ce que le froid les en dissuade.
— Un cruchon de cidre. Quant à l’omelette au lard, elle me fait saliver d’avance, conclut Druon, conscient que leur entrée avait dû interrompre une conversation importante. Huguelin, qu’en dis-tu ?
— Certes, mon maître, certes.
Maîtresse Borgne disparut par un couloir situé en diagonale de la salle pour reparaître peu après, ayant donné ses ordres à un aide de cuisine qui devait s’affairer à préparer leur repas. Quand elle se planta devant leur table, désireuse d’en apprendre plus à leur sujet, Druon décida de ne pas s’offusquer de sa curiosité.
— Un vent particulier vous a-t-il mené par chez nous, seigneur mire ? demanda-t-elle d’un ton futé.
— Non pas. Ici ou ailleurs, quelle importance ? Nous venons de Verrières où nous étions les hôtes du seigneur Roland.
— On l’dit bien souffrant.
— Il l’était avant notre arrivée. Il monte à nouveau et chasse un peu. Certes, je n’ai que l’art de soigner, pas le pouvoir de rajeunir.
Une lueur admirative, quoique méfiante, dans le regard, la tavernière commenta :
— Fichtre ! Si vous soignez les seigneurs, vot’ science doit êt’e fort chère.
Druon aurait pu réciter la suite. Elle, ou une sienne amie, ou un sien parent, souffraient d’un mal étrange et persistant, mais n’étaient que de pauvres gens. D’autant que le mage, les amulettes, les potions charlatanes de l’astrologue et le prêtre leur avaient déjà coûté de bonnes pièces. Tous, ou presque, servaient le même refrain pour s’épargner quelques fretins. Le manque d’argent n’expliquait pas tout. L’avarice, si. Druon sourit et répéta à son habitude :
— Ma science se paye car il m’a fallu de très longues années d’études et d’observations pour l’acquérir. Si je vous annonçais soudain que je suis démuni et ne pourrai régler notre manger, que vous êtes bonne et généreuse et me l’allez offrir, qu’en feriez-vous ?
— J’vous ferais rosser par Nicol, le souillon de cuisine, qui est bien laid, borné, mais d’dissuasive carrure. (Maîtresse Borgne, en revanche, avait oublié d’être sotte. Elle contre-attaqua :) Voilà d’ben convaincantes paroles, messire. Toutefois, mon omelette est ben réelle, faite avec de véritables œufs, et du lard provenant d’un cochon digne d’ce nom. Mon cidre, mon pain, mon fromage, tout ça s’mange à vous remplir agréablement la panse. Mais votre art, qui m’dit qu’il est pas que billevesées, ainsi que celui d’nombre de ceux d’vous autres qui passez par not’ coin ?
— Une habile repartie, pleine de sens, dame Borgne. Toutefois, l’un doit bien commencer à faire confiance à l’autre.
Les autres clients suivaient l’échange, un sourire aux lèvres, approuvant la verve de la gargotière. Celui qui lui claquerait le bec n’était pas né.
Huguelin, qui s’était tenu coi jusque-là, déclara d’un ton docte :
— Maîtresse Borgne, mon maître est le plus grand des aesculapius du royaume. Je le jure sur les quatre Évangiles et sur la tombe de ma mère.
Étrangement, cette déclaration eut l’air de troubler la tenancière, qui jaugea du regard Druon avant de déclarer :
— Muguette… Ma belle-sœur… Elle approche d’la délivrance. On a ben cru qu’elle pondrait l’marmot4 hier. L’a failli passer ses cinq précédentes grossesses. Pendant et après. Une gentille commère, courageuse, travailleuse, honnête. Pourtant, l’a peur. L’a souffert chaque fois des heures, pire qu’une bête à l’agonie. Elle a pissé l’sang quand la ventrière5 du château de Saint-Denis-d’Authou l’a incisée. Elle gueulait, malgré l’épuisement, Dieu qu’elle beuglait ! L’mire de Saint-Denis, qu’était venu assister pour une belle somme, l’a ensuite saignée pour rétablir ses quatre humeurs6. Ça, l’a failli passer. Il a crevé assez jeune. L’mire, j’veux dire. Y’devait pas êt’e si talentueux q’ça. Mon frère a payé la ventrière du château cette fois encore. Mais j’ai pas confiance. Après tout, elle est incapable de faire tomber grosse la dame Ivine, qu’est ben jeune et d’belle santé, à c’qui s’raconte. Paraît pourtant que l’seigneur Philippe s’démène de ce côté du lit ! pouffa la tenancière. Et pis, la première épouse est morte en couches, avec son petit. J’ai pas confiance, répéta-t-elle en hochant la tête. J’l’aime bien, la Muguette. Elle est d’bon service, jamais une méchanterie à la bouche. J’voudrais pas qu’elle passe. Non, ça m’occasionnerait du chagrin.
Druon sentit la réelle inquiétude de cette femme sous son discours trop ferme, presque agressif. Une sorte de tendresse lui vint. Ils étaient rares les êtres qui se préoccupaient des autres. Rares et précieux. Cependant, le mire cherchait avec fébrilité un prétexte recevable pour ne pas aider cette Muguette dans sa délivrance. Bien que son père lui ait expliqué en détail le déroulement d’un accouchement, les gestes nécessaires et leur justification, qu’il ait assisté à celui d’une de leurs servantes, son savoir demeurait théorique. D’ailleurs, on faisait appel à des matrones7, des voisines, ne requérant la présence d’un mire ou d’un médecin qu’en survenue de graves difficultés, et en général trop tard. Maîtresse Borgne lui faucha l’herbe sous le pied8 en poursuivant :
— Tous vous l’diront. Pas d’dettes chez moi, mais on a l’argent franc dans la famille. On paye c’que qu’on doit. Décidons d’un prix d’vant témoins et topons-la. Truie que j’serais et honte à ma famille si on s’en dédie.
Tous le dévisageaient et Druon sut qu’il ne pouvait plus reculer, au risque que l’on soupçonne l’imposture.
— Je n’ai pas encore rencontré la patiente, madame, et ignore la difficulté de la délivrance.
— L’est robuste, comme moi. Sans quoi, l’aurait passé les dernières fois.
— Fort bien, approuva Druon dont le cœur battait la chamade.
Le souillon de cuisine, le fameux Nicol, arriva vers la table en traînant des pieds et balança devant eux leurs généreuses parts d’omelette servies sur un tranchoir9. De fait, l’homme, encore bien jeune, ressemblait à un taureau ou à un ours et Druon songea qu’il aurait détesté se frotter à lui.
— Combien ?
— Douze deniers tournois.
— Quoi ! cria la femme. C’t’une fortune !
Il s’agissait, en effet, d’une somme. Sa dernière parade puisqu’il espérait ainsi que maîtresse Borgne refuse son assistance.
— C’est le juste prix de mon art.
— J’peux vous offrir la nuit, deux nuits… allez, trois nuits, le manger et l’boire, tenta-t-elle de négocier.
— Oh, mais j’y compte. Jusqu’à la délivrance de Muguette et l’accompagnement du premier jour de relevailles10. Plus douze deniers.
— Elle vivra ? L’enfant vivra ?
Il sut qu’il avait perdu la partie, qu’elle irait au bout de sa générosité, et une certaine tendresse pour cette femme de caractère se mêla à son appréhension.
— Je m’y emploierai de toute ma force et de toute ma science. De plus, elle ne souffrira guère le temps de l’accouchement.
— C’t impossible.
— Je dis vrai. Muguette vivra un joli moment : une naissance sans terreur et sans souffrance, ou presque.
La gargotière le considéra quelques instants, dans le silence massif de la salle qui attendait sa décision, puis lâcha :
— Mire, j’m’engage à ce que vous receviez c’que vous demandez, sans faillir. Dans le cas où vos promesses seraient menteries, où Muguette passerait, où elle beuglerait tel un veau qu’on égorge, j’vous fais bastonner, en discrétion. (Pointant de l’index vers Huguelin, tétanisé, elle ajouta :) J’épargnerai l’enfant. J’suis pas mauvaise femme. J’vas faire prévenir l’frère. Pas la peine de débourser en plus pour la ventrière.
— Bien, voilà une affaire conclue, commenta Druon en tentant de dissimuler sa tension. Rangez votre gourdin, vous n’en aurez nul besoin.
Mais le mire était bien loin de ressentir la tranquillité qu’il affichait.
Jehan Fauvel, son père, avait été un des rares mires ou médecins de sa connaissance à assister souvent les femmes lors de leur délivrance, regrettant que cette tâche ne fût pas confiée aux miresses que l’on avait exclues de la médecine11. Jehan vitupérait : « Eh quoi ! la plupart réduisait les femmes à leur capacité d’enfanter et les médecins évitaient de les aider à donner la vie ! »
1- Vinaigre.
2- On mangeait maigre les mercredis, vendredis, samedis, les veilles de fête ainsi que durant les quarante jours du carême et les quatre semaines de l’avent.
3- Le bœuf était une viande de luxe.
4- Marmotte au féminin. À l’origine le mot désignait le singe, donc des êtres au visage vilain. Puis, il fut utilisé en plaisanterie pour les jeunes enfants.
5- Sage-femme qui entourait également toute la grossesse et les « relevailles » de la mère, voire « aidait à la conception ».
6- Sang, bile jaune, bile noire, eau.
7- Sage-femme du commun. Les matrones « jurées » étaient assermentées et pouvaient témoigner dans les procès.
8- Ou « couper ». L’expression est très ancienne, « herbe » à l’époque désignant tous les légumes à feuilles. Comme toutes les expressions ayant trait à la nourriture en ces périodes de presque disette, elle était forte.
9- Épaisse tranche de pain rassis qui servait d’assiette. Dans les maisons fortunées, on donnait ensuite le pain imbibé de sucs de viande ou de poisson aux pauvres ou on en nourrissait les chiens.
10- Elles duraient trente à quarante jours.
11- L’exclusion des femmes de la médecine fut progressive et atteignit son terme vers 1220 où un édit fit défense d’exercer la médecine à ceux qui n’appartenaient pas à la Faculté, c’est-à-dire des hommes non mariés. Curieusement, cet édit ne gêna guère la pratique des mires. En 1344, la faculté de médecine de Paris intenta un procès à une dame Jacobe Félicie pour « avoir acquis des connaissances médicales et donné des preuves excellentes dans sa pratique ». Elle fut condamnée en dépit du nombre de témoignages de patients qu’elle avait guéris.