Paris, octobre 1306
À la nuit échue, une ombre emmitouflée d’une longue cape épaisse remonta la rue Saint-Antoine et déboucha rue de Tiron, que les Parisiens nommaient parfois rue de Thison par corruption de langue. Dédaignant l’entrée principale, elle s’immobilisa devant une porte basse munie d’un judas et cogna trois coups contre le battant de bois gris. Aussitôt, le judas s’entrouvrit et une voix grave demanda :
— Le mot, mon frère.
Hugues de Plisans rabattit l’aumusse1 qu’il portait sur son mantel et l’épela. La porte s’ouvrit. Il pénétra dans l’hostel de Tiron.
— Il vous attend.
Plisans emboîta le pas à l’homme qui brandissait devant lui une esconce. Ils longèrent un couloir éclairé de torches, puis abandonnèrent la lumière pour gravir dans la presque obscurité un escalier de bois, seulement guidés par la flamme hésitante du lumignon.
L’homme s’immobilisa devant une porte, la poussa, sans se préoccuper de frapper, puis disparut, happé par la pénombre du couloir. Plisans avança. Un haut moine émacié, au regard très bleu, se porta à sa rencontre, mains tendues en accueil.
— Seigneur abbé, mon cher oncle. J’espère que le voyage de votre abbaye de Tiron, dans le Perche, ne vous fut pas trop rude.
— Non pas, mon bien cher Hugues. N’oubliez pas que je fus soldat et que j’ai ciré la selle d’un bourrin fort rustre, mais valeureux, jusqu’en Terre sainte ! s’esclaffa l’autre. À ce vilain pli qui vous barre le front, je me doute que les nouvelles sont mauvaises. Assoyons-nous devant le feu et me narrez. Nogaret ne sera pas notre allié, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons espérer, grâce à votre entremise… le retourner en la faveur de votre ordre auquel je suis si attaché ?
— En effet, mon oncle. Nogaret n’est l’allié de personne. Il ne sert que le roi.
Le doute qui avait rongé Plisans depuis des mois s’était évanoui. Sa foi brûlante lui imposait d’obéir à Dieu. Que lui importaient les manigances des hommes, fussent-elles d’un souverain ? Dieu n’avait jamais souhaité la dissolution du Temple. Seul Philippe s’acharnait à broyer une entité trop puissante qui échappait totalement à son autorité, une armée redoutable, réunie en Occident depuis la débâcle de Saint-Jean-d’Acre et qui le pouvait un jour menacer2. Les banquiers du monde chrétien avaient fières lames et, soldats du Christ, ils n’étaient de nul royaume et n’appartenaient à personne, hormis Dieu.
— Mon neveu… hésita Constant de Vermalais, frère de la mère d’Hugues. Je connais votre belle âme intègre. Concernant M. de Nogaret, ne pensez-vous pas que…
— Que je trahis la confiance et l’amitié qu’il a placées en moi ? Peu importe, mon oncle. Les enjeux sont bien trop colossaux. Nogaret voit la France, le roi, aujourd’hui, dans dix ans, vingt peut-être. Nous voyons l’éternité, l’infini. Certes, nous avions espéré que nos arguments, gentement expliqués, porteraient, l’inclineraient de notre côté. Tel ne fut pas le cas. Tant pis.
— Que suggérez-vous ?
— Nogaret ignore ma place véritable dans l’Ordre. Il n’a aucun moyen de l’apprendre. Nous nous méfions de leurs espions et ils sont fort repérables. Tous mes frères sont sur le qui-vive.
— Confident et conseiller occulte de Jacques de Molay, résuma l’abbé.
— Hum, à ceci près que notre grand maître ne m’écoute plus guère, son obstination l’aveuglant, et qu’il est en vilaine posture. Je le connais si bien ! Il ne cédera jamais. S’il est digne, vaillant, il manque de subtilité. Or seule la subtilité pourrait nous sauver. Je redoute d’effroyables conséquences à son opiniâtreté. Il espère en l’aide de Clément V. Il a grand tort. Nous devons nous préparer à un déferlement contre lequel nous ne pourrons plus rien dès qu’il aura commencé. Il me faut sauver ce que je puis de mon ordre, mon oncle, avec votre précieux concours. La porte de l’abbaye de Tiron est-elle encore sauve ?
— Toujours et tant que je vivrai. Nombre de vos frères sont déjà partis rejoindre nos abbayes filles en Angleterre3 ou en Écosse, dont celle de Kilwinning. Fort heureusement, notre trésor est replet, me permettant de les aider en discrétion. Trois de mes bons fils m’assistent. Ceux en qui je puis avoir aveugle confiance.
— Dieu vous sourie, mon oncle ! remercia le chevalier templier.
D’une voix sans appel, presque méprisante, le seigneur abbé rétorqua :
— Je ne tolérerai jamais que ce Philippe, flatté et chambré4 par les courtisans qui eurent l’heur de plaire à sa défunte épouse, décide de la destruction d’un ordre soldat qui se battit, souffrit, mourut pour porter la bannière du Christ et protéger l’Occident. Eh quoi ? Le voilà bien faraud de s’attaquer à la mémoire d’un pape qu’il ne parvint jamais à faire plier de son vivant ! Puisque nous ne pouvons attendre de chape-chute5 pour nous avantager, agissons tant qu’il en est temps. La pierre rouge ? Est-elle toujours en possession de l’évêque Foulques de Sevrin ?
— À ma connaissance, répondit Plisans. L’Inquisition piaffe6 à sa porte.
— Oh… ils n’oseront rien, du moins pour l’instant. L’existence et l’importance de cette pierre rouge risqueraient de se répandre. Fâcheuse idée. Mieux vaut pour eux agir de derrière la tenture. Ils y excellent. Avez-vous avancé dans sa connaissance ?
— Non pas, mon oncle. Nogaret la veut plus que tout puisque Rome la désire. Il y voit un moyen de pression, de chantage pour arracher à Clément V ce que souhaite Philippe. La condamnation posthume et la destitution de Boniface VIII, et sa neutralité bienveillante dans l’extermination de mon ordre. Je lui ai fait accroire que la pierre avait été en notre possession et que, peut-être, Jacques de Molay était informé de sa signification.
— C’est faux ?
— Tout à fait. Nous connaissons son existence depuis plus d’un siècle et la recherchons de part le monde. Les contes les plus insensés courent à son sujet, de l’est à l’ouest. Pierre philosophale, clef menant au savoir ultime, porte ouvrant sur Dieu. D’autres l’ont traitée de fable, de billevesée.
— Et qu’en faites-vous ? s’enquit Constant de Vermalais.
— Je ne sais. Toutefois, mon enquête au sujet de ce mire, un certain Jehan Fauvel, condamné à la Question par l’Inquisition…
Hugues de Plisans remarqua la soudaine tension de son oncle. Il s’interrompit, attendant que celui-ci intervienne. Toutefois, Constant de Vermalais demeura muet. Plisans reprit :
— … Et qui se suicida ou fut occis dans sa cellule, m’a troublé. Le bonhomme n’avait rien d’un agité à l’esprit embrouillé. Il s’agissait d’un grand savant qui avait réuni les arts médicaux antiques et actuels. Il avait gardé le meilleur des traités des plus prestigieux médecins, rejetant l’ivraie7. Pour ce que j’en ai appris, il luttait contre la superstition. Cet homme aurait-il été berné par des fariboles ? Pourquoi, alors, serait-il mort pour protéger la pierre et son secret ? Nogaret, l’Inquisition, l’évêque d’Alençon recherchent sa fille, une Héluise qui a disparu de Brévaux dès après le trépas de son père.
L’abbé fronça les sourcils, sembla hésiter puis déclara d’un ton ferme :
— Il nous la faut, donc.
— Certes, et avant eux. Un de mes frères suit, telle une ombre, le vilain sbire payé par Nogaret pour la retrouver. Lors de son procès inquisitoire, la damoiselle Héluise fut décrite par son père, puis par Foulques de Sevrin lors de son audition devant Éloi Silage, telle une donzelle éprise de Psaumes et de broderie. Ayant entrevu, grâce à mon enquête, la personnalité du mire Fauvel, je n’y ajoute plus foi. Ma conviction est que les deux hommes se sont acharnés à la protéger en brossant un portrait de fille aussi insignifiante que possible. Ils ont eu grande raison. Néanmoins, combien de temps leur subterfuge sera-t-il efficace ?
Un silence s’établit, seulement perturbé par les courts gémissements des bûches dans l’âtre. Hugues de Plisans sentit que son oncle retenait une information. Constant de Vermalais pencha le torse et entrelaça ses doigts, lâchant un soupir d’hésitation.
L’abbé était à juste titre réputé pour sa vaste intelligence, sa pureté inflexible, et pour son implacable élitisme qui le rendait peu charitable. L’explication qu’il avait un jour donnée, longtemps auparavant, alors qu’Hugues était encore garçonnet, n’avait pas convaincu le jeune homme.
— Dieu a distingué certains d’entre nous afin de Le mieux servir, de faire progresser Son œuvre. Il nous a créés plus intelligents, plus puissants, plus forts, sans doute plus proches de Lui qu’autres de Ses créatures. Qui sommes-nous pour discuter Son choix ?
— Mais le Divin Agneau ? avait rétorqué Hugues, que ce discours troublait de désagréable façon.
— Certes… L’infini amour et la compassion, même pour celles d’entre les créatures de Son Père qui ne les méritent pas et qui Le crucifièrent. Toutefois, Il est divin et jouit de l’éternité. Le temps nous est terriblement compté et nous sommes faillibles. Ne gaspillons pas le misérable sablier qui nous est octroyé ; nos forces, ne les diluons pas pour sauver quelques êtres épars quand nous devons aider au futur de l’humanité entière. Dieu ne saurait être injuste. Si l’une de Ses créatures trépasse, Il en a jugé ainsi.
Constant n’avait jamais dévié de cette philosophie, Hugues refusant de se l’approprier. Traînaient dans sa mémoire trop de visages d’enfants convulsés de peur ou de souffrance, ravagés de fièvre. Pourquoi Dieu aurait-Il mis au monde tant de petits êtres pour les reprendre presque aussitôt ? Dieu ne pouvait souhaiter un si inepte gâchis. Seuls l’égoïsme, la méchanceté, la bêtise humaine en étaient coupables. Et ce que commettaient des hommes, d’autres avaient obligation de le défaire ou, à tout le moins, de le contrer.
Le chevalier templier avait ensuite évité de reprendre cette discussion, certain qu’il en tiendrait rigueur à son oncle, en dépit de la tendresse et de l’admiration qu’il éprouvait pour lui. Cependant, aujourd’hui, l’inébranlable vision de Constant de Vermalais demeurait la seule à pouvoir sauver ses frères. Certain d’avoir été désigné par Dieu comme l’un de Ses serviteurs privilégiés, s’en remettant totalement à Sa volonté, Vermalais ne redoutait rien ni personne : ni la mort, ni le pape, ni le roi de France.
Le grand homme se redressa dans son fauteuil et serra les lèvres d’indécision. Son regard très bleu se riva à celui d’Hugues de Plisans. Cherchant ses mots, il lâcha :
— Mon bon neveu… Un inquiétant doute m’envahit. Insensé, peut-être. Toutefois… le lien vient de s’établir dans mon esprit et, encore une fois, il peut s’agir d’une sotte alarme. Au plein de l’hiver dernier, nous avons retrouvé au matin levant notre bon frère portier, un certain Agnan, trépassé non loin de l’enceinte de l’abbaye, roide de froid. À l’évidence enherbé, la langue gonflée et violacée, les doigts crispés en serres. Une rapide enquête devait révéler qu’il s’était faufilé subrepticement hors nos murs, dès après vêpres. Pour rencontrer quelqu’un ? Je ne sais…
Ne voyant pas où son oncle le voulait mener, le sachant homme d’économie de mots, Hugues patienta. L’abbé le fixait. Pourtant, le chevalier templier fut certain qu’il ne le voyait plus.
— Non… je ne sais. Agnan était un fils de belle discrétion, aimable… Sans rien de très saisissant… qu’on ne remarquait guère… Hugues… Il se nommait Fauvel, Agnan Fauvel… Certes, le patronyme n’est pas rare en notre région… toutefois… Toutefois, ce mire, ce Jehan Fauvel avez-vous dit, resurgit ensuite avec la pierre rouge…
Hugues de Plisans s’était tendu. Il hésita :
— Une coïncidence pourrait, en effet, expliquer… Troublant, cependant.
— Ce n’est pas tout… Récemment, un autre de mes jeunes fils, un semainier ou supplet, prénommé Étienne, fut retrouvé dans la forêt, poignardé et la main droite tranchée à la manière des voleurs. Un être de grande piété, de mesure, de bonté… Je me suis efforcé d’étouffer cette horreur… Elle survenait quelques jours à peine après un meurtre identique commis sur un riche mercier.
— Le lien, mon oncle ?
— Je ne parviens à le percevoir. Existe-t-il seulement ? Cela étant, j’ai la nerveuse sensation qu’une nasse malfaisante se tisse autour de nous…
— La pierre rouge ? Le roi ? Rome ?
— Je l’ignore. Hugues… J’appréhende une précipitation des événements8… Philippe guette chaque geste de Molay et celui-ci tombera dans le piège, par arrogance et parce qu’il n’a pas compris la détermination farouche du roi et la faloterie de Clément. Tant de vos frères sont menacés, et peu d’entre eux sont parvenus à rejoindre le royaume anglais grâce à nous ! Toutefois, je persisterai jusqu’au trépas. Au fond, Molay et moi partageons une caractéristique, l’entêtement, à ceci près que je suis plus roué que lui.
L’émotion étreignit Hugues de Plisans, qui se leva et serra les mains maigres de son oncle entre les siennes, en signe d’infinie reconnaissance. Constant de Vermalais n’ignorait pas que cette rébellion pouvait lui coûter la vie.
L’abbé conclut :
— Hugues, je vous en conjure, retrouvez cette pierre rouge. Avant les autres. Quelle que soit sa signification, où qu’elle mène, elle représente, à tout le moins, un magnifique moyen de négociation avec Guillaume de Nogaret, le moment venu. La pierre en échange de vos frères. Philippe souhaite museler l’ordre du Temple, menace militaire et politique. L’extermination des êtres qui le composent lui importe peu, sauf peut-être celle de Molay, qui a eu l’outrecuidance de lui résister. Donnant donnant : la pierre rouge contre des hommes.
1- Ou « almuche ». Capuchon, souvent en fourrure, prolongé d’une courte pèlerine.
2- On a accusé Philippe le Bel de vouloir mettre la main sur la fortune du Temple. Cela étant, il semble avéré que l’argent que lui coûta le procès contre les templiers et la redistribution de leurs biens à l’ordre de l’Hôpital excédaient ce qu’il récupéra. Il semble donc que les mobiles du souverain aient été plus politiques qu’intéressés.
3- Certains templiers parvinrent à fuir vers l’Angleterre où nombre de leurs frères étaient déjà installés.
4- Circonvenu, trompé. Ce fut, en effet, ce que certains contemporains du souverain affirmèrent.
5- Opportunité due à la négligence ou à la malchance d’autrui.
6- Le mot a alors double sens. Il signifie : braver, chercher à attirer l’attention sur soi et, en parlant d’un cheval énervé, désigne le mouvement de ses pieds frappant la terre, sens que nous avons conservé en l’employant surtout au figuré pour évoquer l’impatience.
7- Ebriaca. Mauvaise herbe qui pousse parmi le froment. D’où l’expression « séparer le bon grain de l’ivraie ».
8- Les templiers furent arrêtés le 13 octobre 1307.