Tiron, octobre 1306
Une grêle de coups assénés contre la porte de leur chambre tira Druon et Huguelin du sommeil. Donnant à son maître le temps d’enfiler un vêtement afin qu’on ne puisse distinguer la rondeur de ses seins sous son chainse, Huguelin fonça et entrouvrit le battant. Maîtresse Borgne, habillée de pied en cap, trépignait d’impatience, en cramponnant par la manche un garçon qui devait avoir douze ou treize ans.
— Les contractions ont pris la Muguette et l’a perdu les eaux, débita-t-elle. Il est temps de s’mettre en route, mire, et d’tenir votre parole.
— De quelle couleur étaient les eaux ?
— D’la couleur du p’tit lait, répondit le garçon.
— Bon signe ! Je me vêts, prépare ma bougette et nous vous suivons.
La bougette en question était prête depuis belle heurette, mais Druon voulait se donner un peu de temps pour comprimer ses seins, une opération délicate puisqu’il fallait assez serrer la bande de lin afin qu’elle ne risque pas de choir, sans pour autant le suffoquer et lui scier les aisselles. De surcroît, il devait juguler l’appréhension qui lui desséchait la bouche. Il adressa une muette prière à son père, le suppliant de lui insuffler du courage et de l’aider.
Située à un quart de lieue* de la sortie de Tiron, la ferme de Guillaume et Muguette Tue-Vache était flanquée de dépendances percées d’arches arrondies, typiques de la région, l’ensemble formant un U. Le corps d’habitation, confortable, trahissait l’agréable aisance des propriétaires : des pavés jaune ocre carrelaient le sol de la salle commune et deux énormes coffres-bancs1, au panneau ventral sculpté, trônaient contre les murs.
Guillaume Tue-Vache était assis à la grande table, entouré de trois enfants qui devaient se suivre à deux ans. Le fermier paraissait tendu et piquait nerveusement la table de la pointe d’un couteau. Il se leva à l’entrée du mire et jeta, bourru :
— Ben, j’espère que c’te fois j’vas pas rester dehors jusqu’au demain soir échu.
Les maris n’avaient pas autorisation de rentrer dans la maison durant tout le temps de l’accouchement. Pourtant, Druon perçut sa réelle inquiétude sous cette réflexion déplaisante.
— Euh, je peux vous tenir compagnie, maître Tue-Vache, proposa Huguelin qui avait été bien calme tout le chemin.
La panique du garçonnet fit écho à celle que le mire sentait à nouveau ramper en lui. Il s’admonesta et parvint à répondre d’une voix dont le calme le surprit :
— Tu as bien dû voir des femelles mettre bas ?
— Ben oui… mais pas des dames… rétorqua Huguelin d’une toute petite voix.
Druon admit :
— Allez, tu es encore un peu jeune pour cette facette de l’art médical.
Une porte située de l’autre côté de la vaste cheminée s’ouvrit et une femme âgée pénétra dans la salle en s’enquérant :
— Ah, vl’à l’mire de talent ?
— Ma mère, annonça le maître des lieux.
— J’as préparé l’eau mêlée d’mauve et d’essence de rose, les touailles2 et elle a l’mors. (Se tournant vers son fils, elle ordonna d’une voix de maîtresse femme :) Habille-toi chaudement, la nuit est ben fraîche. Tous les nœuds sont déliés. Détache les vaches et les ch’vaux3. (S’adressant ensuite à Druon, elle précisa :) L’a porté une ceinture de Sainte Marguerite depuis l’mois4. J’lui ai fait avaler de la poudre de matrice de hase5 et le poivre est prêt.
Druon se souvint de ce détail confié par son père. On en badigeonnait les narines de la future mère pour déclencher une série d’éternuements censés accélérer la descente de l’enfant à naître.
— Comment se porte Muguette ?
— L’a mal depuis l’tantôt et elle redoute. Les contractions sont régulières, mais ça veut rin dire. C’était l’cas les aut’fois. Ça a pas empêché qu’elle y a passé le jour et la moitié d’une nuit. Elle a souffert l’calvaire. L’a failli rendre l’âme.
— C’est ce que maîtresse Borgne m’a confié.
L’intéressée n’avait pas prononcé un mot depuis leur arrivée, et regardait tour à tour le mire, sa mère et son frère, le front plissé d’inquiétude.
— La matrone nous attend.
Druon s’en doutait. La présence d’une matrone était presque obligatoire puisque les prêtres leur donnaient autorisation d’ondoyer le nouveau-né sitôt la naissance, de crainte qu’il ne décède avant le baptême, hors le sein de l’Église. Cette pratique leur offrait parfois un complément de ressources. Si l’enfant trépassait avant, les parents affolés étaient prêts à sacrifier double pièce pour que la matrone affirme qu’elle avait vu un doigt bouger, une paupière se lever, et que l’ondoiement avait précédé le décès de quelques secondes.
Formant des phrases courtes de peur que son appréhension ne transparaisse, Druon demanda :
— Présentez-moi donc ma patiente.
Le mire, escorté des deux femmes, pénétra dans la chambre. Un aimable feu réchauffait la pièce de petite taille. Un bol d’eau au miel et à la cannelle avait été posé entre les cuisses de Muguette, son odeur plaisante étant supposée attirer le petit hors d’elle. La matrone s’était placée derrière la femme, en position semi-assise contre elle, et la tenait sous les bras6.
Druon détailla le visage pâle, crispé de douleur de Muguette. Soudain, alors qu’une sueur d’angoisse lui trempait la racine des cheveux, un calme irréel balaya sa panique. Grâce à l’enseignement de son père, à son âme qui veillait sur lui, il serait capable de l’aider. Il ouvrit sa bougette, en tira un sachet de toile qui contenait une grosse boule de pâte d’un marron noirâtre. Il en préleva un morceau et s’approcha. L’accouchante serrait les dents sur un mors de bois afin de ne pas hurler. Il le lui retira de la bouche avec douceur et conseilla d’une voix amicale :
— Mâchez le plus lentement possible. Le goût en est fort mauvais.
Elle s’exécuta. La matrone jeta un regard peu amène au mire. Sans doute se demandait-elle de combien serait amputée sa rémunération à cause de sa présence.
— Maîtresse Borgne, maîtresse Tue-Vache, une cuvette d’eau claire et du savon afin que je me lave les bras et les mains.
Son père lui avait indiqué que cette pratique limitait le nombre d’infections post-partum sans qu’il en comprenne la raison. Un peu surprises, puisqu’on se lavait après l’accouchement, les deux femmes sortirent de la chambre.
Ignorant la matrone, Druon s’assit sur le bord du lit et saisit la main de la Muguette en murmurant :
— Tout se passera bien. La douleur sera minime. Il vous faudra surtout lutter contre un léger endormissement. (Élevant le ton, il ordonna :) Matrone, s’il semblait à Muguette que son labeur serait plus aisé en s’accroupissant, en s’agenouillant ou se mettant à quatre pattes, de grâce, ne la retenez pas.
La surprise se peignit sur le visage trempé de sueur de Muguette. Elle acquiesça d’un signe de tête. La matrone éructa d’une voix choquée :
— Quoi ? Qu’est cette pratique ? Tel un animal ?
— Cette position peut lui donner plus de force pour pousser, la coupa Druon d’un ton d’autorité.
Quelques instants plus tard, alors que Druon s’était séché les mains, Muguette souffla, en déclarant :
— Ma mère, Cécile, messire, j’as d’jà moins mal. Qu’est cette pâte ?
— Une de mes compositions secrètes, à base de puissants simples, mentit Druon qui avait récupéré la provision d’opium de son père avant de quitter Brévaux.
Une pratique formellement interdite par l’Église, et il se méfait de la matrone qui ne semblait guère l’apprécier.
Les contractions se succédaient, persistant de plus en plus longtemps.
Maîtresse Tue-Vache suggéra :
— J’puis m’asseoir sous ses seins si elle s’allonge, pour l’aider.
— Non pas.
Un hurlement de douleur échappa à Muguette en dépit de la drogue. Druon glissa la main sous la cotte7 de la femme et l’enfonça dans son vagin, palpant avec douceur le col pour s’assurer de sa bonne dilatation, espérant sentir le haut du crâne du bébé. Une mauvaise surprise l’attendait : ses doigts frôlèrent un bras minuscule. Il commenta d’un ton urgent :
— Le bras est sorti.
L’enfant se présentait mal.
Maîtresse Borgne se signa en gémissant :
— Doux Jésus !
— Assez. Elle a besoin de calme.
Le mire eut le sentiment que ses mains ne lui appartenaient plus, qu’elles étaient guidées. Délicatement, il repoussa le bras dans l’utérus, palpant la tête du bébé.
— Il est à l’envers, face vers le haut, mais tête vers l’avant. Nous pouvons le retourner. Il va vous falloir pousser de toutes vos forces à mon ordre.
Il enfonça sa main plus profond et cria « poussez ». Muguette se contracta avec l’énergie du désespoir. Avec une infinie prudence, il fit pivoter l’enfant, amenant son crâne vers le col.
Les cheveux plaqués de sueur, Muguette haletait, elle souffrait, beaucoup moins toutefois qu’elle ne l’avait redouté. Elle poussait avec vaillance à chaque nouvelle intimation, durant ce qui parut des heures au jeune mire. Enfin, il sentit le col se replier sur le haut du petit crâne. Et l’enfant glisser lentement, à chaque nouvel effort de sa mère.
— Ne poussez plus. La tête est sortie. Accroupissez-vous.
Muguette courait après son souffle, l’effet de l’opium commençait à s’atténuer. Au prix d’un gigantesque effort, elle obtempéra, sous l’œil réprobateur de la matrone.
— Une dernière bonne poussée. Il va venir.
Druon guida l’enfant. Muguette s’écroula, épuisée.
— C’est un mâle.
Un hurlement vital échappa au bébé et le mire lutta contre les larmes. Une créature humaine. Il avait mis au monde une créature humaine. Une folle allégresse l’envahit. Mon père, mon père, quelle merveille ! Merci tant, mon père, car c’est vous qui me guidiez !
Il coupa le cordon ombilical, presque grisé par la plénitude qu’il ressentait.
— Faut tirer l’arrière-faix8, intervint la matrone, revêche.
Une pratique courante, à laquelle Jehan de Brévaux s’opposait, à l’excellente raison qu’on risquait ainsi de provoquer des hémorragies ou de le déchirer ce qui, d’étrange manière, se soldait bien souvent par une infection mortelle9.
— Ses dernières contractions devraient l’expulser sous peu10. S’il ne venait pas, j’interviendrais.
— Mais… faut l’enterrer11 au plus vite, insista Cécile, l’aubergiste.
— Non pas, vous dis-je.
La matrone intervint d’une voix autoritaire :
— L’a saigné. S’a déchirée. J’as là une bonne boue sèche mêlée de paille pilée qu’y suffit d’humecter pour faire un emplâtre12.
— Non. Pas d’emplâtre de boue. (Il plongea la main dans sa bougette et en tira une petite fiole remplie d’un liquide vert-marron.) Nous allons nettoyer la plaie avec un peu d’eau additionnée de ceci, une macération de lierre grimpant et d’ortie blanche13, connus pour faire merveille. (Ignorant le plissement réprobateur des lèvres de la femme, il ordonna :) Matrone, ondoyez l’enfant, nettoyez-le et offrez un verre d’hypocras14 à la mère qui en a bien besoin.
Lorsque les deux femmes revinrent d’avoir enterré le placenta, le jour se levait. Elles étaient aux anges. Muguette reposait. La matrone décampa, mécontente, après avoir été payée et avoir exigé de récupérer le cordon ombilical qu’elle ferait sécher, réduirait en poudre pour le vendre à prix d’or comme philtre d’amour15.
— C’t’un miracle, commenta Guillaume, soulagé.
— Nan, c’t un aesculapius qu’a pas volé ses deniers ! rectifia maîtresse Borgne.
— Je vous l’avais dit ! s’écria Huguelin, rayonnant de fierté.
Un peu triste, Druon songea aux futures grossesses de Muguette. Il ne serait plus là pour veiller sur elle et tant de femmes trépassaient !
Maîtresse Tue-Vache déborda soudain de générosité – une fois n’était pas coutume – et aligna sur la table tout ce qu’il y avait de meilleur dans la demeure. On se restaura, on but un peu trop à la santé de la mère et de l’enfançon et on rit beaucoup. Un peu éméché, Huguelin insista pour conter les merveilles dont était capable son maître et narra l’épouvantable histoire de la prétendue bête maléfique qui ravageait les terres du seigneur Béatrice d’Antigny, et que la science de son maître avait permis d’identifier et de détruire.
1- On y rangeait un peu tout, notamment la vaisselle.
2- Torchons, linges.
3- Il s’agissait d’une superstition. On dénouait tout, même les animaux, afin que le cordon ombilical ne s’enroule pas autour du cou de l’enfant.
4- Confectionnées à partir de racines de courge et louées par les prêtres, elles étaient sensées faciliter les accouchements.
5- Poudre d’utérus de lapine ou de la femelle du lièvre. On la donnait dans l’espoir que l’accouchement serait plus rapide.
6- Il s’agissait de la position recommandée et elle sera utilisée très longtemps.
7- Robe ou tunique longue.
8- Placenta. Appelé ainsi puisqu’il était le deuxième « fardeau » dont la mère devait se débarrasser. Également nommé secondine, puisqu’il « sortait » en second.
9- On laissait souvent alors un fragment du placenta qui s’infectait.
10- La sortie du placenta est ce que nous appelons aujourd’hui « la délivrance ».
11- La superstition voulait qu’il attire le mauvais sort sur l’enfant.
12- La pratique qui consistait à appliquer un tel emplâtre sur les plaies était générale. On comprendra qu’elle se soit soldée par un nombre considérable d’infections souvent mortelles.
13- Tous deux des antiseptiques.
14- Mélange de vins rouge et blanc, sucré de miel et additionné de cannelle et de gingembre.
15- Cela faisait partie de la « rémunération » des matrones.