LIX

Tiron, novembre 1306

Juste avant le souper, Druon s’était fait indiquer le chemin jusqu’à la chaumière qu’habitait Agnès Grosjean, située au bout d’une sente pentue, non loin d’une houssaie1 avait précisé Cécile, en soulignant que la vieille servante de Martin Borée gagnait quelques fretins en confectionnant des houssoirs2 de belle qualité qu’elle vendait à droite et à gauche.

Ses chaussures de gros cuir s’enfonçaient dans la terre détrempée du chemin et il n’y voyait goutte. Néanmoins, le mire repéra la maisonnette de plain-pied. Une lueur brillait derrière les fentes des volets rabattus.

Il cogna contre la porte du plat de la main. Un remue-ménage à l’intérieur. Puis le silence. Il frappa à nouveau.

image

— C’est qui t’est-ce ? demanda une voix frêle mais peu amène de derrière le battant.

— Chevalier mire Druon de Brévaux. Vous m’avez vu à l’auberge du Chat-Borgne, en compagnie de mon jeune apprenti, lors de la visite du secrétaire du bailli.

— Ben, c’est pas une heure chrétienne ! Revenez au demain, au jour.

D’une voix sèche, Druon insista :

— J’ai à vous entretenir de maître Borée… d’une somme de trente petits-royaux, la femme. À moins que vous ne préfériez que j’en discute d’abord avec le seigneur bailli…

Un raclement de traverse que l’on repoussait. La peur sur le visage, la vieille Agnès, ses cheveux noués en une maigre natte grise, serrait contre elle son vêtement de nuit. Elle bredouilla :

— Oh, Douce Mère de Dieu, je l’savais. Entrez, va.

image

Druon la suivit dans une pièce à l’ameublement fort modeste sans être misérable. L’endroit était tenu avec soin et des gerbes de menthe et de verveine séchées pendaient des poutres, diffusant un agréable parfum. Le regard de Druon frôla le chandelier de métal, posé sur la table, dans lequel brûlaient trois bougies3, un luxe. Sans doute Agnès avait-elle rangé ses menus achats lorsqu’il avait frappé, oubliant l’éclairage.

Il entendit le long soupir désolé de la vieille femme et se tourna vers elle. Elle avait croisé ses mains déformées par une maladie de vieillerie sur son maigre torse. Son petit visage ridé, son dos voûté portaient la marque d’interminables années de dur labeur.

— Il n’y a jamais eu d’héritage, n’est-ce pas ? Et vous étiez l’habile voleuse contre laquelle il éructait chaque jour, aux dires de sa domesticité.

Honteuse et encore plus terrorisée, elle hocha la tête faiblement.

— Je vais être arrêtée… et pendue, ou alors la main tranchée s’ils sont magnanimes et prennent mon âge en pitié.

— Que s’est-il passé au juste ?

Sans hésiter, trop soulagée de se délivrer du secret et forfait qui la hantaient, elle confia :

— Je suis entrée dans sa salle d’étude au matin, avec son infusion. Il était raide. Y’ avait tout cet argent. J’ai pris… eh ben j’ai pris une somme ronde, que j’pouvais biffer de son registre. Les trente petits-royaux. C’était un avare, un rat galeux, messire, sans reconnaissance pour la peine de sa mesnie. Ah, ça… j’ai regretté son épouse ! Pas une tendre, mais une femme juste. (Elle tendit ses mains déformées et ajouta :) Je commençais à lâcher des objets… René jetait les débris en cachette afin que j’encoure pas l’ire du maître. J’éprouvais les plus grandes difficultés à me r’lever d’un sol que je nettoyais. Et ma vue a tant baissé que je parvenais plus à ravauder. Sylvine m’aidait après son service. Mais le rat Borée aurait fini par s’en apercevoir. Il m’aurait jetée à la rue, à l’instar des autres avant moi. Sans un sou. Sans pitié. Sans un remords. Tel un vieux chien. J’ai donc commencé à soustraire de menues choses, que je r’vendais en discrétion. Et puis, ce matin-là… et je… j’ai cru à un signe providentiel… enfin, du moins ai-je voulu l’croire. Je n’ai pas détroussé son cadavre, je l’jure.

Un inattendu chagrin submergea Druon. Que pouvait faire une pauvre femme sans famille, devenue incapable de travailler ? Rien sinon mendier ou crever dans un coin, telle une bête. Il saisit les mains infirmes entre les siennes et déclara d’un ton doux :

— Fort bien, je me tais, quitte à proférer des menteries. Je persiste à affirmer que vous perçûtes un petit héritage qui vous permet quelque douceur de vie. En échange, je veux tout savoir sur Borée, tout ce qui pourrait expliquer son meurtre. Ma parole devant Dieu.

Le soulagement amena un faible sourire aux lèvres de la vieille servante. Elle se pencha et baisa les mains de Druon

— Dieu vous bénisse, messire mire. Faut une belle âme pour prendre cause envers les rien-du-tout sans protection. (Elle proposa avec timidité :) Assoyons-nous, s’il vous plaît. Je puis nous servir un gobelet d’bon cidre.

image

Druon accepta de bon cœur. Agnès récupéra deux godets de terre cuite dans un coffre à vaisselle de beau chêne encore clair. Lorsqu’elle le referma, elle en cira le dessus de sa manche de chainse d’un geste machinal. Un coffre qui semblait assez neuf, qu’elle choyait et dont Druon fut certain qu’elle se l’était offert avec l’argent du mercier, une folie pour une femme de ses moyens, mais une folie qui lui réjouissait toujours le cœur.

Elle s’installa en face de lui, de l’autre côté de la table et les servit, cramponnant la bouteille à deux mains, de crainte de la lâcher. Elle avala une gorgée et dit :

— C’est que… je n’sais ce qui vous aidera. Cette verrue de Borée, car c’en était une, me considérait comme une vieille bécasse soumise, incapable de distinguer son cul d’sa tête. Aussi se laissait-il parfois aller à des commentaires, certain que je ne les entendrais4 pas. Que vous dire ?

— Ce qui vous vient.

image

Elle parla longtemps et il sentit que vider enfin son cœur de ses années de pénible servitude l’apaisait. Borée se fit traiter de rat, de pustule, de verrue à nouveau, de chanci5, de canaille, de chancre. À chaque insulte, elle commentait « et qu’y s’débrouille avec sa vile âme ».

Druon fut confirmé dans ses soupçons : Borée saisissait la moindre occasion pour se livrer à ses minables escroqueries afin de gratter quelques fretins sur le dos de ses acheteurs. Ainsi faisait-il acheminer les passementeries et les rubans de Normandie, en affirmant qu’ils arrivaient d’Italie6 dans le but d’en hausser le prix. Au semblable pour les aiguilles à coudre, qu’il achetait en Perche mais dont il prétendait qu’elles venaient d’Angleterre7 pour en tripler la valeur. Druon écoutait Agnès sans l’interrompre, se contentant de l’encourager de mouvements de tête et d’approbations de gorge. Une étrange conviction lui était venue. De ce fatras de confidences sans grand intérêt allait surgir quelque chose.

Honorée par cet auditoire prestigieux – un chevalier mire, doublé d’un aesculapius qui prêtait main-forte au seigneur bailli de Nogent-le-Rotrou, rien de moins ! –, Agnès se grisait de ses mots et de sa petite importance, aidée en cela par les quatre gobelets de cidre qu’elle venait d’ingurgiter.

— Quant aux sens… certes, je suis pas une oie blanche, j’ai été mariée, mère de quatre, tous décédés. C’est pourquoi me v’là si seule et démunie. On m’fait donc pas prendre une presque puterelle pour une moniale ! Fesse-mathieu qu’il était, jamais il n’aurait déboursé un denier pour s’apaiser le feu avec une fillette bordeleuse8, alors que nul n’y aurait trouvé à redire de la part d’un veuf. Remarquez, il était assez grand pour… se soulager seul, si vous voyez ce que j’veux dire. Je l’ai surpris à deux reprises, alors qu’il remontait son haut-de-chausse9 à la hâte. Ça ne mange pas la piécette ! Une nuit, je trouvais point le repos. J’suis descendue me préparer une infusion de verveine. J’ai vu une femme, belle, très blonde… Pas chrétienne, si m’en croyez. En cheveux10, quelle impudence ! Riant fort et parlant haut. L’Borée était fichtrement gêné de ma présence. À l’évidence, elle, n’en avait rien à chaloir11. Et puis, l’gros pourceau n’osait pas la mettre dehors. Je n’ai jamais compris pourquoi, vu qu’il s’embarrassait guère avec les autres. Du coup, je leur ai servi un verre d’hypocras et j’ai eu le sentiment… je puis me fourvoyer… toutefois, j’ai eu l’sentiment qu’elle… le trouvait avenant… enfin qu’elle… l’appréciait en quelque sorte. Ahurissant. Preuve d’une faible esprit, si m’en croyez. Borée n’avait rien d’aimable en lui.

— Le nom de cette femme ?

— Hum… je n’en jurerai point. Il a peu prononcé son prénom devant moi. Mais j’crois qu’c’est Mabile.

— Savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Non pas. Je l’ai jamais revue chez l’maître et j’ai eu le sentiment qu’il en était soulagé. Bon vent, comme avec tous ceux qui lui procuraient d’l’encombre.

image

Agnès aviva encore sa mémoire, relatant de menues anecdotes dont Druon se détacha peu à peu. Enfin, au plein de la nuit, il se leva et prit congé de la veille femme.

— Grand merci, Agnès.

— Vous ai-je été d’utilité ?

— Je le crois. Mais je dois maintenant soupeser toutes vos paroles. J’en tairai l’auteur, soyez-en certaine. Quant au reste, à l’argent, il ne m’appartient pas de vous juger. Dans les mêmes circonstances, peut-être aurais-je agi à votre instar. À l’évidence, ainsi que vous l’avez répété, Borée était un rat galeux.

Elle joignit ses vieilles mains en prière et déclara :

— Vot’ venue, vot’ mansuétude sont le signe que l’on peut toujours devenir meilleur. Je vais offrir trois petits-royaux à Sylvine et à René. Ils m’ont aidée sans en attendre rien. Une jolie somme pour eux. Sur mon p’tit héritage, avec votre permission. L’reste me paraîtra… plus honnêtement acquis. Nous aurons été trois à profiter d’mes rapines.

— Un geste à votre honneur. Dieu vous garde, Agnès.

L’inquiétude reprit la vieille femme qui s’enquit d’une voix faible :

— Et donc…

— Je ne relaterai rien de notre discussion, soyez-en assurée.

1- Endroit où pousse le houx.

2- Balai fait de houx séché ou de branchages, parfois de plumes.

3- Faites de cire d’abeille, elles étaient réservées aux milieux aisés.

4- Le verbe entendre a signifié pendant longtemps : comprendre, ou consentir ou exiger. On conserve d’ailleurs des traces de ces significations dans certaines expressions.

5- Fumier trop humide sur lequel s’est développée de la moisissure.

6- La passion des dames et des messieurs pour la mode italienne a commencé.

7- Les plus réputées.

8- Prostituée.

9- Culotte, pantalon court que portaient les hommes des classes aisées.

10- Sans voile ni bonnet.

11- Rien à faire.