LXV

Orée de la forêt de Montlandon, novembre 1306

Druon avait arpenté l’orée de la forêt tout le matin, par un froid glacial qui lui engourdissait les pieds et les doigts. Heureusement, en dépit d’un ciel lourd et gris, la pluie l’avait épargné. Il avait interrogé tous ceux qu’il avait croisés, voyageurs ou paysans, habitants des petits hameaux qu’il traversait, provoquant le plus souvent la méfiance et n’obtenant que de vagues réponses à sa question : « Une haute femme maigre, à la chevelure très sombre, se serait-elle montrée dans les parages ? »

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Déçu, fatigué, affamé, se demandant si Huguelin avait été plus chanceux de son côté, il décida d’avancer un peu entre les arbres dénudés par l’hiver approchant afin de se restaurer. Il s’installa au pied d’un chêne et ouvrit la bougette que lui avait offerte maîtresse Borgne, la même que celle qu’elle avait tendue à Huguelin. Brave Cécile. Un regain d’énergie s’était insinué en elle.

Il attaqua à belles dents le pain et un généreux morceau de fromage. L’impressionnant silence de la forêt l’environnait. Un menteur silence, celui de petites créatures qui se taisaient de crainte de signaler leur présence. Les points de suspension d’une nature qui avait appris que l’homme ne serait plus jamais son allié.

Il faillit s’étouffer sur une bouchée lorsque la voix guillerette, presque enfantine, qu’il aurait reconnue entre dix mille, résonna dans son dos :

— Vous me cherchiez, miresse ?

Il se retourna et découvrit la mage Igraine, enveloppée dans les pans d’un mantel doublé de fourrure qui ne parvenait pas à alourdir sa silhouette. Arthur, le freux, était perché sur son épaule, si impassible qu’on l’aurait cru empaillé. Elle tendit à Druon la petite outre de peau qu’elle portait en bandoulière :

— Buvez. Nulle crainte, il ne s’agit que d’eau. Toutefois, vous devriez être davantage sur vos gardes. Si j’avais été animée de viles intentions, vous seriez déjà mort.

Il s’exécuta. Enfin, le gros morceau de pain mâché passa et Druon se leva pour la saluer.

— Je suis heureuse de vous revoir, mire. Vous ai-je un peu manqué ?

— Le terme serait sans doute flagorneur. Néanmoins, j’ai maintes fois pensé à vous. Dame Igraine, je me trouve…

— Dans l’embarras, termina-t-elle pour lui. (Joviale, elle proposa en désignant la bougette de Cécile, abandonnée non loin du tronc :) Vous avez là une tentante boutille. Trinquons au passé et aux amis qui se rejoignent.

Il lui jeta un regard sidéré et elle s’esclaffa :

— Non, point de divination ici ! J’ai distingué sa forme. Si… s’il vous restait un excès de nourriture et que vous souhaitiez vous en défaire…

Se souvenant de la voracité de la mage, il lui offrit un gros morceau de pain et rompit son fromage en deux. Elle s’installa à ses côtés et ils mangèrent en tranquillité, se passant la boutille. Elle proposa quelques boulettes de mie au freux qui les attrapa avec une délicatesse surprenante du bout de son redoutable bec noir. Igraine émit un soupir satisfait et épousseta les miettes tombées sur sa housse de brunette1. Son étonnant regard presque jaune se perdit au loin.

— Qu’attendez-vous ? déclara-t-elle à brûle-pourpoint.

— Que vous me contiez ce que vous savez, rétorqua Druon d’un ton plus sévère qu’il ne le souhaitait.

— Tout et rien.

— Avec votre respect, cessons ces habiles pirouettes. L’heure est grave.

— Oh, je ne l’ignore pas. Louis d’Avre est un fin limier. Pugnace, de surcroît.

— Vous le connaissez ? s’enquit Druon, pourtant peu étonné.

Elle plissa les lèvres et répondit d’un ton léger :

— À l’instar de tous. Et puis… les êtres de ma… condition ont intérêt à connaître bien leurs chasseurs. Et ?

— J’en suis venu à la conclusion que vous aviez un lien, direct ou non, avec ces meurtres. Je… N’ayant nulle certitude, j’ai tu ces déductions au seigneur bailli par crainte de… représailles contre vous. Je ne pourrai garder le silence très longtemps.

Igraine soupira en attrapant une dernière miette de pain prise dans la laine de sa housse.

— Un lien ? Tout est lié.

L’exaspération gagna le mire.

— Je connais votre goût pour les énigmes. Toutefois, le temps nous presse et il ne nous est pas favorable. La vérité, madame ?

— Je vais porter votre perceptible agacement au comble, messire. Tout est énigme, la vie, la mort et ce qui se tient entre et au-delà. La vérité ? Laquelle ?

Druon la fixa, peu amène, se demandant pour quelle raison il tenait tant à ce qu’elle soit épargnée. Assez avec ses logogriphes et ses devinettes. La voix tendue de rage, il déclara :

— Trois hommes ont été poignardés, court donc un assassin. C’est une vérité ! Deux de ces hommes ont de toute évidence fait l’objet d’une vengeance, que je pense liée à une certaine Mabyn. Le dernier était une pauvre âme qui n’avait jamais porté tort à personne. Deuxième vérité. Aussi, ne comptez pas me noyer dans des raisonnements spécieux mais fallacieux. Vous feriez preuve de mépris pour mon esprit que vous connaissez pourtant.

La voix enfantine bouda :

— Votre pardon. Oh, je perçois votre ire envers moi. Cela me désole. Je… Je sens ce que vous tentez de faire… Me protéger. Je vous en suis d’autant plus reconnaissante qu’il me fut toujours demandé l’inverse : protéger.

— Avez-vous…

— Non, jamais. (Un rire brisa net son sérieux.) Si j’avais occis ces hommes, j’aurais fait preuve de bien plus de subtilité, au point que vous auriez toujours cru – en dépit de votre excellence – qu’ils avaient trépassé de belle mort naturelle.

— L’auteur ? Car vous le connaissez, j’en mettrais ma main au feu.

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La mage baissa le visage et ses longs cheveux très frisés, aussi bruns que les ailes de son freux, balayèrent ses genoux.

— Comprenez… Mabyn ne tenait point à persister plus longtemps céans. Car ne doutez pas qu’elle connaissait son destin. L’auteur de ces meurtres ignorait sa détermination à… partir, et je ne lui cherche pas d’excuses. Trop alourdi par son humanité, il y a vu une odieuse injustice, une affreuse machination, avec Mabyn en victime, alors qu’elle en fut sans doute l’auteur. La haine a englouti son cœur. Il a frappé.

— Pourquoi ai-je la déplaisante sensation de n’entendre qu’à moitié ce que vous dites ? observa Druon.

— Parce que nos repères divergent. Les vôtres appartiennent au monde réel, prétendu tel. Les miens sont issus des signes. Ils sont fluctuants.

— Qui était-elle ? Cette Mabyn ?

— Je ne sais trop. L’une des représentantes de ma race, encore plus affaiblie que moi par votre monde. Ou plutôt, ce que vous avez fait de notre monde. Mabyn m’a partiellement élevée et transmis son savoir.

— Pourtant, vous ne semblez pas…

— Affectée par son supplice ? le coupa Igraine. Oh ! si, tous les supplices me répugnent. Comme vous, celui de votre père. Cela étant, si Mabyn n’est plus ici, elle est ailleurs.

— J’aimerais tant…

— Comprendre ? Mire, cher mire… détrompez-vous, vous n’en n’avez pas véritablement envie. Il vous faudrait alors renoncer à ce qui constitue votre force, votre implacable intelligence, et j’y verrais grand dommage pour vous, ceux que vous sauvâtes et ceux qui auront besoin de votre science et de votre lucidité. Jehan Fauvel nous avait un peu cernés. Sans doute y parviendrez-vous, plus loin dans votre histoire.

Le cœur de Druon s’était emballé. D’une voix heurtée, il demanda :

— Vous connaissiez mon père ?

— De… réputation.

Il sut qu’elle mentait mais qu’il était inutile de tenter de lui extirper la vérité. Elle continua :

— Pourquoi ne pas poursuivre votre admirable route pour l’instant ? Le moment venu… Une autre se dessinera peut-être devant vous. (Elle biaisa.) Mais revenons-en à votre urgence : le seigneur bailli. Borée le crapuleux2, le scélérat et le parjure a été occis après une vie d’avarice sans compassion et de minables escroqueries. Ce benêt de Charon ne s’est jamais interrogé sur le bien-fondé d’une exécution et gobait ce qu’on lui racontait, tel un crapaud gobe une mouche, pour peu que son plaignant ait beau pourpoint et fleure bon les eaux de bouche et de cheveux3. Ils ont été occis. Bah, la belle affaire ! Leur trépas ne changera pas la vie de grand monde.

À l’instant même où elle prononça cette dernière phrase, Igraine eut l’intuition qu’elle se trompait gravement, sans toutefois parvenir à définir son erreur.

L’insolence, parfois indécente, d’Igraine avait toujours mis Druon mal à l’aise, tant il sentait qu’il ne s’agissait pas de galéjades.

— Madame, ils sont morts…

Igraine déclara d’un ton irrité, qui avait perdu en légèreté :

— Oui-da ! À l’instar de tant d’autres avant eux, sans compter ceux qui suivront ! Roupie que tout ceci. Dieux, que d’histoires pour peu ! Nous nous égarons, et je dois prendre bientôt congé…

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Elle se tourna vers lui et son déplaisant regard jaune plongea dans celui de Druon. Arthur le freux sautilla sur son épaule, penchant à son tour la tête vers le mire, l’inclinant de droite puis de gauche, ouvrant large le bec sans que n’en sorte un son.

Nicol. L’erreur, la faute était Nicol. Elle murmura :

— Nicol… Nicol que vous jugiez tous simplet quand il savait tant. Nicol que comprenaient les arbres, l’eau, les petites créatures que vous massacrez sans même les voir. Nicol n’aurait jamais dû mourir. Nicol est un impardonnable, irrécupérable péché. Le meurtrier le sait. Un péché qui lui ronge l’âme et la vie. Un péché qui atteste qu’il n’est plus de nous, de moi. Un péché inspiré par la peur, la lâcheté. Impardonnable et irrécupérable, vous dis-je.

— Il ?

— Il !

— Il n’ira pas impuni, dame Igraine. J’en fais le serment. De grâce, son nom et où le trouver. Pour votre propre sauvegarde.

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Elle hocha la tête en signe de dénégation, un sourire attristé flottant sur ses lèvres. La vision s’imposa à nouveau à son esprit : un hurlement. On venait d’enflammer les simulacra. Un hurlement de terreur. Avéla ! Un éclair, un autre. Le miroitement de lames sous le soleil. Soudain, la garde de l’un des couteaux fichés dans l’humus noir, au manche fait de plaquettes de bois serrées d’une cordelette, pleura. Des larmes de sang. Une pluie de larmes de sang.

Igraine comprit ce qu’elle refusait d’admettre depuis sa transe. Un futur. Avéla périrait si elle n’inclinait pas l’histoire, donc le cours du temps. Il ne s’agissait plus d’une simple histoire de justice humaine qui, au fond, lui importait peu, mais de la survie d’une représentante de sa race. Une représentante importante.

— Jamais. Jamais je ne le dénoncerai. Il a été de moi, de nous. En revanche, je puis m’attacher à le convaincre de se rendre, d’aller vers sa mort charnelle.

— Sur votre âme ?

— Sur quoi, sur qui voulez-vous que j’engage mon âme ? Mes dieux ? Ils sont, pour la plupart, à l’agonie. Le vôtre ? Il ne me sied guère. Que veut-Il au juste ? Qu’exige-t-Il de ses fervents adeptes ? Votre Dieu m’est, le plus souvent, incompréhensible.

— Vous blasphémez, madame, murmura Druon.

— Non pas. Je blasphémerais si je niais Son existence. Malheureusement, je la ressens, la supporte chaque jour, contrairement à nombre d’entre vous. Comprenez, mire. Nos dieux étaient au fond plus simples, même s’ils étaient bien plus troubles et exigeants. Donnant donnant. Des offrandes, des efforts et des sacrifices, en échange de protection.

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Elle se redressa d’un fluide mouvement, s’emmitoufla dans les pans de son mantel et conclut :

— À vous revoir, messire Mire.

— Un instant, je vous prie. Je… Me suivez-vous, madame ?

Un sourire gamin4 étira les lèvres de la mage. Pourtant, il fut certain qu’elle allait à nouveau semer l’une de ses phrases à double entente, lourde d’un sens sur lequel elle refuserait de s’expliquer :

— Non pas, messire mire. Je vous précède. Et depuis de longues années. À vous revoir. Bientôt.

Elle disparut derrière un bosquet d’arbres, sans que ses pas ne produisent un bruit. Druon sut qu’il était inutile de la poursuivre. Jamais il ne la retrouverait si elle ne le souhaitait pas.

Ne lui restait à espérer qu’une chose : qu’elle tienne sa promesse.

1- Tissu de laine de belle qualité, souvent de couleur sombre, d’où son nom.

2- Le substantif pour désigner une personne (une crapule) n’existait pas à l’époque. Une crapule signifiait une débauche vulgaire, avinée et sans foi ni loi.

3- On usait de force lotions et pommades à l’époque, pour la peau, les cheveux et « avoir belle voix ». Sans doute pour lutter contre un vieillissement prématuré, dû en partie à un état de malnutrition chronique.

4- À l’origine, petit garçon qui aidait les briquetiers. Puis, enfant qui traînait dans les rues et enfant espiègle.