Tiron, demeure de maître Borée, novembre 1306
Druon s’était réinstallé au bureau, approchant du registre les trois esconces arrachées à René. La jeune femme, Sylvine, s’activait devant la cheminée. D’une voix timide, elle commença :
— Faut pas lui tenir rigueur… à R’né… Y s’efforce d’nous protéger. On connaît pas qui qu’est l’nouveau maître. Ma foi, si l’est aussi pingre qu’l’ancien… Alors R’né, qu’écrit un peu, dresse la liste de c’qu’on mange, c’qu’on brûle pour se chauffer ou y voir clair. Y nous a même supprimé l’cruchon d’vin du soir que l’aut’ Borée nous avait accordé. C’est qu’y a point tant qu’ça d’labeur à Tiron… Aussi, on craint tous. Mais comme j’y dis à R’né, c’est pas un gobelet d’infusion qui f’ra la différence, vu qu’c’est nous autres qu’on cueillons le thym, la verveine ou l’tilleul.
— C’est gentil à vous, Sylvine. J’avoue que le train d’économies de la maison m’a un peu étonné.
— Ben, c’est guère plus pis qu’avant. Un vrai rat, l’Borée, avec vot’pardon et l’salut pour son âme. Sauf que c’est pas son magot qui l’aidera où y s’trouve maintenant. Et l’était pas bon, pour sûr. (Songeant qu’elle venait de commettre une indiscrétion, peut-être dangereuse, elle serra les lèvres et changea de sujet :) Fortunée Agnès, qu’a fait ce p’tit héritage et qu’a pu partir sans s’retrouver miséreuse… J’m’en vas vous préparer un breuvage chaud. R’né devrait êt’ monté. Y m’verra point.
Elle disparut sur ces mots et reparut quelques minutes plus tard, déposant un gobelet à l’odorante fumée devant Druon, ainsi qu’une part de miche montée1. Druon la remercia, conscient qu’elle l’avait volée pour lui faire plaisir.
La clarté lunaire filtrait par les fentes du volet de fenêtre dont il n’avait pas rabattu la peau huilée. Un silence de nuit avait envahi la demeure. Le silence est étrange. Parfois paisible, propice au travail et à la réflexion, parfois lourd de muettes menaces. Menaces que nous inventons le plus souvent.
Ainsi, Borée n’avait pas senti le danger cette nuit-là. En avare pour qui l’or avait plus de valeur que le reste, il eût sans cela raflé et dissimulé la grosse somme d’argent qui se trouvait sur son bureau. Avait-il fait pénétrer son meurtrier ou celui-ci s’était-il faufilé à l’intérieur avant que la porte principale ne soit verrouillée, attendant le moment pour frapper ? Quoi qu’il en fût, le mercier n’avait pas hurlé à l’aide. L’intrusion de l’autre dans son bureau ne l’avait donc d’abord pas alarmé. Pourquoi ? Une connaissance qu’il jugeait inoffensive ? Un inférieur qui n’aurait jamais l’outrecuidance de le menacer ? Un être frêle sur lequel le marchand pensait avoir le dessus ?
Plus tard. Le mire devait pour l’instant terminer la lecture scrupuleuse des registres.
Ses paupières s’alourdissaient et il luttait avec vaillance contre la fatigue, songeant à Huguelin, resté au château de Saint-Denis-d’Authou, cloîtré dans leur médiocre chambre, et qui devait se ronger les sangs.
Soudain, une ligne raviva son attention. Le prix d’une ampoule de verre, deux deniers tournois. Druon se laissa aller contre le dossier du fauteuil. En quoi une unique ampoule de verre pouvait-elle être d’usage pour un mercier ? D’autant qu’en commerçant avisé, Borée achetait en nombre. Cinq pourfils2 alors qu’il ne devait pas y avoir alentour beaucoup d’acheteurs de larges moyens, dix-huit troussoires3, trente-quatre bandelettes en lin de chausses de dame4, vingt gorgerettes5. Et une seule ampoule de verre.
Une ampoule de verre, comme celles renfermant les Saintes Larmes ? La date portée par Borée devant la somme correspondait approximativement à celle de l’achat de la relique en question par l’abbaye.
Druon tourna vivement les pages du registre.
Dix-sept jours plus tard, le mercier avait reporté une vente de « fournitures en l’abbaye » pour l’énorme montant de cent trente petits-royaux d’or. Que pouvaient donc bien acheter des moines à un revendeur de colifichets et d’accessoires d’atours ? Surtout pour une telle somme, eux qui se vêtaient de burel6 ?
Druon parcourut à la hâte d’autres pages sans plus jamais voir mention de l’abbaye.
Une ampoule. Une larme sainte. Le mercier s’était-il improvisé faussaire ? Avait-il déjoué la vigilance du notaire Charon et de frère Étienne ? Cependant, l’abbé ne l’avait jamais cité en rapport avec les achats de reliques de frère Étienne.
Perplexe, le mire referma le registre et se leva. Il héla à nouveau Sylvine afin de la prévenir de son départ et rabattit le pan de son mantel sur l’épaule afin de dégager sa courte épée. Il ne craignait pas vraiment le chemin nocturne qui le remmènerait au château de Saint-Denis-d’Authou, surtout avec l’imposante Brise comme monture. Toutefois, il convenait de ne jamais tenter le diable, et la dissuasion se révélait l’arme la plus efficace.
1- L’équivalent de notre brioche.
2- Bandes de fourrure destinées à border les ourlets ou des ouvertures de vêtements de luxe.
3- Agrafe permettant de relever la traîne des robes.
4- Sorte de mi-bas que les femmes faisaient tenir sous le genou grâce à une bandelette.
5- Accessoires de laine fine ou de soie qui couvrait le cou et la gorge, par-dessus le décolleté.
6- Ou bure, tissu de laine de médiocre qualité.