XIII

Forêt de Montlandon, environs de Saint-Denis-d’Authou,
 octobre 1306

None* ne tarderait pas. Cyr avait imité le cri peu plaisant du pic épeiche, ainsi que convenu.

Il démonta et noua les rênes de son cheval autour d’une branche basse. Tendant l’oreille, il poussa à nouveau le cri. Une vague appréhension l’habitait. Dans quelle disposition d’esprit serait Amâtre, qui lui avait fait parvenir un insistant message, le priant de le rencontrer dans cette clairière, un lieu de leur enfance ?

Presque trois ans qu’il n’avait vu son frère. Il ne lui avait guère manqué, bien au contraire. Amâtre tenait de leur père : d’intelligence médiocre, de force titanesque, taillé comme un ours, un sanguin capable de fureurs dévastatrices. Cyr avait, lui, hérité sa longue silhouette et ses cheveux très bruns ondulés il ne savait d’où, et s’étonnait souvent qu’un sang commun les unisse. Car il ne tenait pas non plus de sa mère, pauvre créature fragile, tétanisée par un mari violent et imprévisible. Elle avait opté pour l’obéissance aveugle, une servitude et un effroi de tous les instants qui lui avaient rongé la vie.

Cyr l’avait vite compris : il ne pouvait compter que sur lui-même, et sa seule arme contre ce père despote – qui ne se reconnaissait guère en son cadet – se résumait à l’intelligence et à la ruse. À la patience, aussi. Pourtant, des envies de tuer le suffoquaient parfois. Comme hier matin, lorsqu’il avait aperçu l’ivrogne pénétrer en titubant dans les appartements d’Ivine. L’imaginer, écrasée sous ce soudard, le rendait fou. Dieu que Cyr l’aimait ! Plus que tout. À l’évidence, le destin l’avait menée jusqu’à lui, pour qu’elle devienne sienne. Son âme sœur, son brûlant amour. Toutefois, il n’était pas de force contre son père. En revanche, un Amâtre bien manipulé, aux sangs bien échauffés… Quelle importance s’il avait alors le dessous et se faisait navrer1. Un de moins ! D’autant qu’alors le domaine, les biens et le titre reviendraient à Cyr, une fois son père occis. Une ronde affaire.

Il l’admettait sans remords. Il avait un temps espéré qu’Amâtre, friand d’altercations, de combats trouverait un jour son maître et se ferait transpercer par une lame plus experte. Aussi, le message reçu lui avait-il causé chagrin et déception : son aîné était encore vif.

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Un crissement de feuilles sèches sous des sabots. Cyr se tourna dans la direction du bruit. Il reconnut aussitôt le destrier noir, haut de garrot. Celui d’Amâtre. Son cœur s’emballa un peu. Il se contraignit au calme et se composa une mine joyeuse.

Amâtre démonta, semblant incertain de l’attitude à adopter. Il s’approcha à pas lents de son cadet qui ouvrit les bras en soupirant :

— Mon frère, j’ai tant attendu ce moment ! La vie est bien lugubre sans ta présence. Tu m’as manqué.

Le doute abandonna le regard si dissemblable de celui de Cyr. Se lut dans les petits yeux marron une véritable joie. Sans doute, le grand gaillard imbécile avait-il oublié les humiliations, les corrections qu’il infligeait à son jeune frère pour se dédommager de celles qu’il recevait de leur père. Les coupables ont souvent courte mémoire. Pas leurs victimes.

— Mon Cyr, toi aussi je t’ai bien regretté. Assoyons-nous et discutons en fraternité, veux-tu ?

Amâtre avait changé. Il s’était empâté, à l’image de leur père, mais paraissait encore plus robuste, invincible qu’avant. De vilaines veinules violettes sillonnaient ses pommettes, trahissant de fréquents abus de boisson. Il était devenu une version plus jeune, criante de ressemblance, de leur père, jusqu’aux petits yeux rapprochés de prédateur. Un certain soulagement envahit Cyr. La délicate, la magnifique Ivine ne pourrait jamais s’éprendre de cette copie du gros porc peu ragoûtant qui frottait avec tant d’assiduité son ventre au sien.

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Ils discutèrent longtemps, Cyr posant une multitude de questions à son aîné sur ses occupations de ces trois années, feignant la fascination. De ses dires, Amâtre avait voyagé jusqu’en royaumes d’Italie et d’Espagne. Puis, lassé, gavé de femmes, de filles, de vin et de rixes de sortie de bouge, il avait repris le chemin de la seigneurie un matin, sans même l’avoir décidé.

Cyr traduisit : Ivine ne lui avait jamais quitté l’esprit, jusqu’à devenir un délicieux fantôme qui hantait ses jours et ses nuits. Une question trotta dans sa tête. Était-ce véritablement Ivine que son frère aimait, ou l’idée de déposséder son père de sa passion, de prendre ainsi sa place, jusque dans la couche de la veuve ? Était-ce une histoire d’amour ou de guerre, d’impitoyable revanche ? Quelle importance ? Aucune. Ces trois années de solitude, d’extrême prudence avaient enseigné une leçon fondamentale à Cyr : seul importait ce que lui voulait. Il voulait Ivine, la seigneurie et les biens. Il les obtiendrait. Il n’avait à rendre grâce de rien, à personne. Il avait été mal aimé, malmené, maltraité, humilié à en suffoquer, avait grandi seul, ne comptant que sur lui-même et rasant les murs afin de ne pas encourir le courroux de son père, courroux qui explosait sans qu’une raison le justifiât. Il avait partagé les repas de la domesticité en cuisine pour ne pas risquer de l’offenser par sa simple présence. Second hoir mâle, on lui avait attribué le rôle de celui qui ne prend d’importance que lorsque le premier décède. Rien ! Il ne leur devait rien, hormis de fort mauvais souvenirs.

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Amâtre marqua une pause, affectant l’encombre. Pourtant, Cyr fut certain que son frère en était arrivé où il le souhaitait. Il le pressa :

— Quoi donc ? Je te sens soudain réticent.

— Et comment se porte notre gente mère d’alliance ?

Cyr prétendit l’hésitation :

— Ma foi, elle n’est pas femme à se plaindre.

La réponse était assez vague pour qu’Amâtre ne puisse l’utiliser afin de lui porter préjudice.

— Je vois. Causez-vous parfois ?

— Non pas. Je l’aperçois au détour d’un couloir, en haut d’un escalier…

Il disait vrai. Un avantage puisqu’il devait convaincre son aîné de sa cordiale indifférence envers Ivine. Il ne pouvait devenir un rival à ses yeux. Pas encore. Seulement lorsqu’il serait trop tard pour que l’autre contre-attaque. Il poursuivit :

— J’aurais aimé lui offrir mon respect de fils d’alliance, échanger quelques civilités avec elle, bref, ainsi qu’il est d’us, d’autant qu’on la dit douce et digne et qu’elle n’a pas usurpé la place de notre mère, ni la nôtre… Néanmoins, tu connais notre père.

— Palsambleu2, oui !

— Un simple regard de courtoisie filiale sur sa dame et le voilà qui imagine le pire et s’apprête à tirer l’épée. Il m’a donc semblé… préférable d’éviter tout rapprochement avec elle, ajouta-t-il comme si la chose n’avait au fond pas grande importance. À la vérité, je le déplore un peu. Elle me semble si solitaire, son seul dérivatif, si j’en crois les ragots d’office, étant ce petit chien qu’elle choit à l’instar d’un enfançon, et ses deux dames qui la divertissent un peu.

— Pauvre, pauvre colombe, approuva Amâtre, satisfait puisqu’on lui servait ce qu’il avait envie d’entendre. Et donc, elle n’a jamais conçu ?

— Étant entendu mes liens plus que distants avec elle et son entourage, je ne saurais te dire si elle est tombée grosse. En tout cas, aucun enfant n’a vu le jour, nulle grossesse ne fut apparente et les langues bien pendues des cuisines n’ont jamais fait allusion à une future naissance.

Une sorte de contentement dérida le visage rougeaud de son frère qui commenta :

— C’est un signe. Un signe du ciel. On le sait fort bien. Certaines femmes stériles, en dépit des ardeurs d’un époux, se trouvent avec enfant à l’issue d’une ou deux nuits de passion dans les bras d’un autre.

Cyr en était également venu à cette hypothèse, à ceci près qu’il était certain d’être le géniteur qu’attendait Ivine, sans même le savoir. Avec prudence, de sorte à attiser la féroce jalousie de son aîné, il admit :

— Je ne suis pas loin de le croire. Pourtant, morbleu3 ! Ces fameuses langues bien pendues ne cessent de clabauder, narrant avec une graveleuse délectation la… frénétique application de notre père à procréer. Il honorerait sa dame à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Il vit le visage de son frère se crisper et ne douta pas que l’autre imaginait les ébats des époux et que la bile lui montait à la gorge.

— Verrat qu’il est ! Que peut-elle tenter, pauvre douce ?

Verrat fils et verrat père, songea Cyr, qui répondit en haussant les épaules :

— Ce que font toutes les dames : se plier à la volonté de leur seigneur et maître.

— A-t-il d’autres… épanchements de sens ?

— Je l’ignore, mon bon frère. Une quantité négligeable, voilà à quoi je me résume, une quantité qui s’efforce de se faire le plus rare possible au château. Je n’y suis pas le bienvenu et pourtant, je me satisfais de peu. Un accès à la bibliothèque, une pièce où dormir, bref le gîte et le couvert, sans oublier un peu de cordialité. Tu le sais, peu me chaut4 la gloire, le titre, la fortune. De fait, il serait bien sot de me leurrer sur mon propre compte. Je n’ai pas l’étoffe d’un seigneur et il est donc heureux que le rang de puîné5 m’ait été réservé par le sort. Je ne suis ni guerrier, ni meneur d’hommes, et piètre chasseur…

Amâtre goûtait chacune de ses paroles. S’il avait redouté une possible rivalité de frères, ce discours le rassurait à son content. Pauvre benêt d’Amâtre, pensa Cyr.

— … Cela étant, je te l’avoue bien volontiers, la robe ne me tente guère, et j’espère bien trouver donzelle qui retiendra mon cœur et mes sens. (La colère le submergea, une véritable colère.) Mais avec lui… chaque jour est une épreuve, un sursis. Je me demande à toute heure quand la fantaisie de me jeter dehors, sans le sou, le prendra. Aussi me fais-je très rare, ainsi que je te l’ai dit. J’ai honte, Amâtre, la honte m’étouffe… parce qu’il me fait peur, termina-t-il dans un murmure.

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Le silence s’installa, bercé par le bruissement des feuilles sous le vent, par les sons diffus et indistincts de la vie de la forêt. Soudain, Amâtre passa son bras musculeux autour du cou de son jeune frère, le tirant vers son torse puissant.

— Nulle honte, mon frère. C’est un soudard et un bandit. Un sans-honneur qui la baille belle6 en contant ses exploits de bravoure. Ah ça ! J’ai appris de fort vilaines histoires à son sujet, lors de mon voyage. Je n’étais pas encore certain de te les devoir rapporter. Un bâtard noble, reconnu sur le tard ? Qu’elle est plaisante, celle-là ! Notre père, le héros, est un gueux, un coupe-jarret de la plus vile espèce. J’ai remonté sa trace jusqu’à Blois.

— Que veux-tu dire ? s’étonna Cyr en détaillant le lourd faciès de son aîné.

— Oui-da ! Un ancien bandit de chemins qui a amassé une jolie fortune en égorgeant, en torturant, puis en dupant ses compagnons de vilenies car il n’avait aucune intention de partager le butin. Philippe Barbette de son véritable nom, seigneur autoproclamé de Saint-Denis-d’Authou. Le reste, son passé de preux guerrier, d’éternel voyageur – expliquant que nul ne l’ait connu dans le coin – n’est que contes à dormir debout. La description que j’en ai obtenue à trois reprises, notamment de la part d’un vieux prêtre, lui sied tel un gant, jusqu’aux quatre doigts qu’il lui reste à la main gauche. C’est lui, te dis-je, même si je suis le seul à avoir fait le rapprochement. La vie de cet assassin détrousseur a été mise à prix dans plusieurs provinces, avant notre naissance.

— Diantre !

— Ne nous reste qu’à le livrer à la justice royale, qui lui réglera son affaire au plus preste, conclut Amâtre.

Cyr digéra ces informations qui changeaient du tout au tout le plan qu’il avait formé depuis longtemps.

— Mon frère, ne nous hâtons pas. Jouons de patience. Réfléchissons encore. Or donc, nous sommes les rejetons d’un vil coquin nommé Barbette qui a usurpé un titre, un nom au vieux Géraud en le contraignant à le reconnaître comme son bâtard noble. Dès lors, la seigneurie ne te revient plus, ni les biens. De plus, quelle sera la réaction d’Ivine, non que je doute qu’elle ait formé un attachement pour toi, que ton éloignement a sans doute attisé, ainsi qu’il est fréquent chez les dames. Toutefois, elle est de bien plus belle naissance que nous, et de sang noble. Même si son cœur la pousse vers toi, son rang lui interdira de telles épousailles et son père exigera son retour, d’autant que par lien de sang, la seigneurie reviendrait alors à celui-ci. Et puis, et pardonne-moi cette pensée bien égoïste, si tu te retrouves pauvre paysan sans terre, que deviendrai-je ?

Connaissant la petitesse d’esprit de son frère, Cyr fut certain que ce dernier argument le convaincrait tout à fait de sa sincérité.

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Un pesant silence se réinstalla. Il fallait du temps à Amâtre pour soupeser ce raisonnement. Un claquement exaspéré de langue, puis :

— Tu as raison. J’avais oublié ton agilité d’esprit. Alors quoi ? Un duel ?

Cyr fit mine de réfléchir. Cette perspective, la plus prometteuse avant les révélations de son frère, devenait trop risquée. L’idée qu’il cajolait depuis des années – pousser les deux hommes à s’entre-tuer – avait été pourtant bien séduisante. Dans l’éventualité où leur père avait le dessus sur Amâtre, il ne resterait à Cyr qu’à se débarrasser ensuite du vainqueur. Dans le cas contraire, Amâtre tuant Philippe en combat singulier, Cyr se faisait fort de se rapprocher du secrétaire du bailli, un Leonnet Charon qui n’avait pas inventé l’eau tiède mais qu’il flattait de façon subtile depuis deux ans. Il insinuerait alors qu’il y avait eu traîtrise, que son aîné avait occis leur père en profitant d’une faiblesse, due à la beuverie par exemple, dans l’unique but de récupérer les biens et la veuve. Le duel se métamorphosait en odieux parricide, Amâtre était pendu et Cyr devenait seigneur. Cependant, sa belle ruse venait de s’effriter. En effet, si tel était le cas, en dépit de son esprit obtus, Amâtre comprendrait qu’il avait trébuché dans le piège tendu par son cadet. Perdu pour perdu, il révélerait leur vilaine ascendance. Et le rêve de Cyr serait réduit en cendres. Il biaisa :

— Ah… quelle incertitude… Je suis sûr de la puissance de ta lame, tu es jeune et vigoureux. Toutefois, il est roué, mauvais et encore de belle force. Mon frère mort… celui qui me pouvait sauver… ah non ! J’attendais tant ton retour… non ! protesta Cyr, une main sur le cœur, prétendant l’affolement, ce qui lui valut une autre accolade bourrue.

— Je puis le tuer.

— Oh, je n’en doute point, mais le sort est parfois si traître… Et puis, que prédire de la réaction d’Ivine ? Elle est de belle piété, m’a-t-on dit. Pourra-t-elle, en sa conscience, épouser le vainqueur de son époux, celui qui l’a terrassé, même en combat loyal ? Les femmes ont souvent de ces sensibleries que les hommes ignorent.

— Foutre ! Tu as encore raison, s’énerva Amâtre. Mais que faire, que faire ?

— Il existe une solution. Je vais la trouver. Il me faut réfléchir. Durant le même temps, ne te rapproche pas trop. Qu’il n’apprenne pas ton retour avant que nous soyons tout à fait prêts. Trouve logis dans une auberge discrète. Préviens-moi de l’endroit où je te pourrai trouver.

L’aîné hésita puis finit par lâcher :

— Cyr, nous nous sommes méconnus et je le déplore. J’ai sans doute été un peu brutal, parfois, avec toi. Pourtant, je t’aimais. J’étais jeune, un peu fou. Et puis… ce gredin voulait tant que je lui ressemble que je m’appliquais…

— Oh, Amâtre, enfantillages que tout cela. Lointain passé. Je ne prétendrai pas que je ne t’en aie pas parfois tenu rigueur. J’étais si seul. J’aurais tant aimé la tendresse de mon frère, son soutien. Quelle importance aujourd’hui ? Nous nous retrouvons, ou plutôt, nous nous trouvons. Seule cette mutuelle découverte importe. (Cyr marqua une pause et reprit d’une voix tendue :) Amâtre, jure sur Dieu et le Fils, la Très Sainte Vierge, et ton âme que tu ne m’abandonneras pas. Je ne serai pas exigeant. Je requiers juste de mon futur seigneur le droit de prendre femme, d’avoir des enfants, le manger et le gîte, ta cordialité et ta protection pour moi et les miens. Jure.

Amâtre le fixa, se signa et répondit d’une voix grave et ferme que Cyr jugea grotesque :

— Je le jure. Que je sois maudit à jamais si je m’en dédis.

1- Transpercer gravement.

2- Contraction acceptable de « par le sang de Dieu », jugé blasphématoire dans sa forme initiale. Le nom de Dieu fut systématiquement remplacé par « bleu » dans les jurons.

3- Contraction acceptable de « par la mort de Dieu », jugé blasphématoire dans sa forme initiale.

4- Du verbe « chaloir », avoir de l’importance. « Peu me chaut » : cela ne compte pas.

5- Né ensuite.

6- Prétendre des choses fausses.