Bois de Gaufeuillu, à proximité de
Tiron,
novembre 1306
La lune était levée et pleine. Nicol savait qu’elle lui souriait, complice de son contentement. Ne distinguait-il pas nettement ses yeux plissés de connivence ?
Il pouffait, plaquant la main sur les lèvres afin que nul ne risque de l’entendre. Il se méfiait surtout des arbres qu’il aimait tant. Ceux-ci comprenaient tout, bien plus que les animaux de la forêt dont l’esprit se bousculait d’urgences : manger, fuir, éviter de se faire tuer. Les arbres, eux, redoutaient peu, à l’exception des haches des hommes, des feux dévorants ou des tempêtes dévastatrices. En d’autres termes, ils disposaient d’un temps presque infini pour écouter, penser. D’habitude, Nicol discutait souvent avec les frênes, les chênes et les châtaigniers, mais pas cette nuit. Cette nuit était très particulière.
Il s’agissait d’une nuit humaine.
Dès qu’il avait avancé dans le bois, il avait aussitôt senti combien les arbres devenaient indiscrets, tendant leurs oreilles. Le bruissement de leurs branches légères, presque totalement dépourvues de feuilles, s’était tu. Bien sûr, les humains-à-langue-preste, ceux qui parlaient si vite que Nicol comprenait à peine ce qu’ils disaient, auraient affirmé que leur mutisme provenait de l’absence de vent. Les humains-à-langue-preste servaient toujours leurs explications toutes faites, sans deviner à quel point ils s’aveuglaient de mots. Ils disaient tant de bêtises, si vite, qu’eux-mêmes s’étourdissaient. Un sifflement de dame blanche1 et ils prenaient peur et se signaient. Pourtant, Nicol aimait le joli masque de lune blanche et duveteuse des rapaces. Lui savait qu’elles ne sifflaient ainsi que dans l’espoir d’effrayer ceux qui les terrorisaient. Non, les vipères ne s’accrochaient pas au pis des vaches pour les téter2. Elles préféraient les mulots. Nicol l’avait appris, puisqu’il les chassait afin de les revendre à bon prix.
Maîtresse Borgne ignorait tout de son petit commerce. Oh, il l’aimait beaucoup, elle était bonne ! Même lorsqu’elle le tançait, le houspillait, elle était bonne. Mais elle était sévère. Hou, si rude parfois ! Et il sentait qu’elle craignait pour lui. Malheureusement, l’esprit de Nicol ne parvenait pas à s’attacher suffisamment à une idée pour qu’il en vienne à bout. Les idées se sauvaient de sa tête et il ignorait où elles allaient chercher refuge. Toutefois, il avait parfois le sentiment que maîtresse Borgne voyait toujours en lui le petit qu’elle avait découvert un matin, couché sur le pas de sa porte, à moitié mort de faim.
Il ne parvenait pas à trouver les phrases afin de la détromper, les mots formant une sorte de boue épaisse dans sa gorge. N’en sortaient que quelques-uns, dans le désordre, pas ceux qu’il aurait choisis. Comment expliquer à maîtresse Borgne qu’il avait grandi, que des choses étonnantes, inquiétantes ou amusantes lui parcouraient le corps depuis des années ? Au début, il avait eu peine à les identifier. Ces fourmillements qui le prenaient lorsqu’il regardait une fille, qui remontaient des mollets jusqu’à son ventre. Ces coups de chaleur qui lui enflammaient le cou et le visage. Des visions qui lui venaient, de plus en plus précises, de sa peau frôlant une autre peau. Une peau de fille. Des rêves qui le tiraient du sommeil, haletant. Mais les filles ne voulaient pas de lui. D’autant que les vieilles, moches et édentées, ne provoquaient pas les mêmes émois chez Nicol. Celles qui le laissaient, bouche ouverte, tout bête et en nage, se moquaient et se sauvaient en riant. Même Clotilde Loquet, qu’était belle comme un soleil et aussi gentille qu’un ange. Un jour, il lui avait tendu des fleurs fraîches cueillies. Elle l’avait regardé, l’air triste, avant de murmurer en hochant la tête : « Mon gentil benêt, je n’en veux point. Offre-les à une autre. »
Nicol s’était interrogé, la nuit, dans la chambrette plutôt confortable qu’il occupait dans les combles de l’auberge. Certes, il n’était pas bien beau, mais d’autres qui avaient femme non plus. Certes, son esprit s’embourbait, à le désespérer souvent. Toutefois, il connaissait des langues-prestes dont la caboche était presque aussi épaisse que la sienne. Et puis, un soir, il avait compris que des femmes acceptaient de frôler leur peau à une autre contre des pièces. Pourquoi pas ? Encore fallait-il trouver de l’argent. De là était né son commerce de vipères. Il lui permettait, de temps en temps, comme cette nuit, bientôt, de rêver qu’il était beau, leste d’esprit, et qu’une fille avait envie de le toucher.
Ce grand gars qu’il ne connaissait que de vue, et encore ne l’avait-il aperçu qu’en de rares occasions, avait déchiffré le besoin de Nicol. Compatissant, il lui avait promis de persuader une fille afin qu’elle le rejoigne cette nuit, au creux de la clairière. Une jolie et souriante, avec de beaux cheveux très doux. Un gars gentil qui n’avait pas même demandé quelques deniers en échange de son entremise.
Des brindilles tombées craquèrent sur sa droite. Le simple tendit l’oreille. Le son se reproduisait, plus proche.
Une vague incertitude l’envahit. Il ne s’agissait en rien d’un pas de fille.
Le gars, celui de la promesse, apparut entre les troncs serrés des hêtres. Il avait la mine sombre. Nicol poussa un petit soupir déçu. Sans doute n’avait-il pas trouvé de fille pour lui. Un voile de tristesse couvrit ses yeux : sa nuit humaine s’évanouissait. Il ne serait ni beau ni leste d’esprit avant longtemps. Il haussa les épaules.
L’autre s’approcha et commença de cette voix lente qui rassurait le simple :
— Je suis désolé, l’ami, vraiment désolé…
De fait, Nicol ressentait son véritable chagrin, et cette constatation allégea sa désillusion. Il importait à si peu de gens. Aucun, à l’exception de maîtresse Borgne. Aussi, l’espèce de compassion qu’il ressentait chez l’homme le touchait-elle.
— Ben… c’pas d’ta faute…
Des larmes liquéfièrent le regard de l’autre qui murmura :
— Si, c’est mon immense faute. Pardonne-moi, veux-tu ?
Nicol avança d’un pas pour toucher le bras ami quand, brusquement, il se souvint de la dernière fois où il avait aperçu le gars. Une chose blessante s’enfonça dans son ventre. Très dure, très froide. Une larme, puis une autre dévalèrent des yeux du tueur.
Nicol plaqua la main sur son abdomen. Une onde très douce, tiède la trempa. Il considéra sa paume, sans comprendre d’où venait ce beau rouge. La douleur le suffoqua d’un coup et son souffle se fit pénible, comme si une malfaisante chape lui écrasait la poitrine. Il sentit ses jambes se dérober sous lui. L’autre le retint, l’empêchant de choir trop durement sur l’humus.
Et Nicol mourut sans haine, sans peur, dans un sourire, alors que se formait dans son esprit une si parfaite idée qu’il douta qu’elle vînt de lui : peut-être était-ce infiniment mieux ainsi ? Il rejoignait les anges, ceux qui jamais ne se gausseraient de lui.
L’homme se laissa tomber à genoux et pria longtemps pour le repos de l’âme du pauvre idiot qu’il venait d’assassiner. Un étouffant chagrin le faisait trembler. L’exécration qu’il éprouvait de lui-même lui serrait le cœur à le faire gémir. Il rabattit le bas de la tunique de Nicol sur son visage, sur ses yeux grands ouverts.