Bois de Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306
Un doute exaspérant ne quittait plus Marie Després, ventrière de la dame Ivine d’Authou. Jamais son savoir à rendre grosses* les femmes n’avait échoué, sauf auprès de presque vieillardes de trente-cinq ou quarante étés qui désespéraient de donner enfin un mâle à leur époux.
Ainsi qu’elle l’avait avoué au mire, elle défendait sa réputation de faiseuse d’héritiers. N’avait-il pas, d’ailleurs, approuvé tous les remèdes éprouvés qu’elle distribuait à sa maîtresse depuis des années, sans succès ? Contrairement à Druon, Marie Desprès n’attachait nul crédit à ces histoires de stérilités de mélancolie1. Après tout, les femmes avaient été créées pour enfanter ! Et puis, mélancolie, mélancolie, la ronde excuse pour elle qui entendait les rires et pouffements d’Ivine et de ses deux dames de compagnie ! Lorsque Philippe sortait hors l’enceinte du château, elles dansaient, chantaient en s’accompagnant d’une chifonie, d’une rubèbe2 ou, plus volontiers, d’une guiterne3. La grisaille quittait donc parfois l’âme de la dame Ivine. Eh quoi ! Le seigneur Philippe n’était pas un jouvenceau de plaisante figure, il avait des manières de soudard et poussait des gueulantes à faire frémir un corps de garde, mais il ne savait qu’inventer pour satisfaire sa mie. Moult femmes auraient envié Ivine. Son obstination à ne pas concevoir* jetait dès lors une ombre malvenue sur les innombrables réussites passées de Marie Després. Et cela, la ventrière en était offusquée au vertige.
Lui était donc venu un soupçon, de plus en plus tenace. Marie Desprès se révélait aussi habile faiseuse d’héritiers que l’inverse. Elle avait du reste aidé quelques femmes désespérées à la perspective d’une nouvelle grossesse à l’éviter ; en grand secret, bien sûr. Elle s’en était d’abord voulu de prêter de telles intentions à la gente et pieuse Ivine. À l’évidence, une jeune femme sans enfant, de belle santé, bien mariée, n’avait de cesse de produire un hoir, cela tombait sous le sens, aucune des dames que Marie Després avait eu le privilège d’approcher ne dérogeant à cet usage. À l’exception de celles, exténuées et exaspérées par des grossesses presque annuelles, qui ne parvenaient plus à se souvenir des prénoms de leur innombrable marmaille, laquelle devenait une sorte d’indistinct troupeau4, seul le mâle aîné important. Mais celles-là avaient amplement rempli leur devoir. Une petite comtesse, à l’esprit vif et acerbe, qu’elle avait aidée à ne plus concevoir après son douzième enfant, ne lui avait-elle pas déclaré d’un ton amer, après l’avoir remerciée avec effusion :
— Ma bonne, mon époux me manifeste la même estime qu’à la plus belle chienne de sa meute. Je ponds avec autant de régularité. Si les hommes tombaient gros à chaque nouvelle année, l’utilisation de la rue fétide5 ne serait plus si vivement condamnée, m’en croyez. Me voyez… je suis flétrie, vieillie avant l’âge par les maternités, au point que mon mari préfère les jolies puterelles et ne me réserve ses faveurs que pour m’engrosser à nouveau.
Mais dans le cas d’Ivine, il s’agissait d’autre chose. Marie s’était ainsi peu à peu alarmée de l’excessive consommation par sa maîtresse d’infusions, notamment d’angélique. De bonne foi, elle l’avait mise en garde. Inquiète, fort marrie, Ivine avait juré de ne presque plus en boire, en dépit du soulagement de céphalées et de nausées que lui procurait le breuvage. Pourtant, que de fois Marie avait surpris Aude descendant furtivement en cuisine pour en remonter un gobelet fumant, à l’odeur caractéristique. Une sournoise, cette Aude avec ses mines affables, Marie Després en aurait juré.
La ventrière n’avait rien voulu révéler au mire, de peur qu’une si grave accusation ne retombe sur elle. Après tout, s’il était aussi aesculapius qu’on le prétendait, sa suspicion naîtrait vite. Néanmoins, l’envie, le besoin d’en avoir le cœur net ne la quittaient plus. Elle surveillait donc Aude en discrétion.
Un grincement de gonds dans le château la tira du demi-sommeil dans lequel elle avait glissé. Elle pensa d’abord que l’endormissement fuyait dame Ivine et entrebâilla sa porte, qu’elle repoussa bien vite. Aude, la tête et les épaules protégées d’une aumusse doublée de fourrure, en plus de son mantel, sortait en tapinois6 de sa chambre, mitoyenne de celle de la châtelaine. Elle cachait une esconce dans les pans de sa longue cape.
Sans même réfléchir, Marie Desprès enfila à la hâte ses vêtements sur son épais chainse de nuit, plaqua l’oreille au battant de sa porte et attendit que l’écho des pas légers d’Aude se soit éteint pour la suivre.
Contrairement à ce que supposait Marie, Aude parvenue dehors ne se dirigea pas vers le pont-levis relevé, plus guère gardé en cette période de paix, mais contourna la tour de guet surmontée d’une échauguette7 qui s’élevait face au logement du seigneur et de sa mesnie.
Marie se plaqua au mur, protégée par l’ombre. Il n’existait, à sa connaissance, que deux sorties de l’enceinte. Celle défendue par la herse épaisse du pont-levis et la lourde porte barricadée de traverses qui le jouxtait et permettait le passage des hommes à pied, voire d’un cavalier, sans qu’on eût besoin d’abaisser le contrepoids. Elle patienta, se demandant ce que faisait l’autre. Enfin, elle avança à pas prudents, toujours collée au mur de la tour de guet ronde. La porte basse qui ouvrait sur l’escalier accédant au sommet et aux caves et cellules était entrouverte. Aude n’avait aucune raison de grimper, aussi Marie s’enfonça-t-elle vers les profondeurs, posant avec circonspection les pieds sur les marches glissantes d’une moisissure humide. Elle s’étonna de ne ressentir aucune appréhension. Certes, elle était de taille à assommer Aude, le cas échéant, mais surtout une sorte de sourde colère, justifiée selon elle, la tendait : que manigançait la donzelle à la nuit tombée, telle une ribleuse8 ?
Lorsque la ventrière déboucha dans le long couloir souterrain, quelques flambeaux fichés dans leurs anneaux de mur étaient allumés. Elle progressa avec lenteur, sans apercevoir l’ombre d’Aude qui avait dû hâter le pas. Mais vers où ? Elle poursuivit sa prudente progression. Soudain, un courant d’air glacial frôla le bas de sa cotte. Elle se pencha. La grille d’un grand soupirail reposait à quelques pouces de la gueule de son ouverture. L’indécision envahit Marie Després : pourquoi un soupirail au bas d’un couloir souterrain ? D’où provenait l’aération ?
Marie hésita quelques instants, évaluant les dimensions de la bouche d’ombre. Aude était de belle taille mais de fine silhouette, contrairement à elle, bien plus charpentée. Et si elle restait coincée, la tête d’un côté, le cul de l’autre ? Et puis, qu’y avait-il derrière ? Elle faillit rebrousser chemin, dépitée. Cependant, son besoin de savoir l’emporta. Elle décrocha un des flambeaux enflammés et le brandit dans l’ouverture. Une escabelle permettait de rejoindre le sol, en contrebas de celui du souterrain, preuve qu’Aude ou quelqu’un d’autre utilisait ce passage de façon assez fréquente. Marie Després se tortilla et parvint à se faufiler par le soupirail, non sans se meurtrir les épaules. Elle récupéra en tâtonnant le flambeau abandonné. Un couloir de pierre, sa voûte soutenue par des madriers, plus étroit et bas que celui qu’elle venait de quitter, s’étendait devant elle. Elle venait de découvrir le passage secret conçu pour permettre aux habitants de fuir en cas d’attaque ou de siège. Comment Aude avait-elle appris sa localisation ? Par un vieux serviteur ? Grâce à un plan conservé dans la bibliothèque ? Quelle importance ? Elle avança d’un pas vif sur ce qui lui parut une distance assez longue, redoutant d’avoir perdu la trace d’Aude.
Le couloir se terminait par une petite porte épaisse, qui portait les cicatrices du passé et de l’abandon. Entrouverte.
Marie jeta un regard au flambeau qu’elle tenait, pesant le pour et le contre. Si elle l’abandonnait ici, enflammé, Aude s’en inquiéterait à son retour et comprendrait avoir été suivie. Mais l’éteindre et s’en débarrasser suggérait que Marie devrait rebrousser chemin à l’aveuglette. Elle lâcha la torche au sol et étouffa sa flamme sous son pied.
En deux pas, elle se retrouva environnée d’épais buissons qui agrippèrent les pans de son mantel et lui griffèrent le visage. Le bois de Saint-Denis. L’enchevêtrement de végétation dissimulait totalement la porte aux regards.
Marie tendit l’oreille, profitant de la pleine lune complaisante et du ciel dégagé pour scruter alentour. La déception l’envahit : Aude l’avait semée. Incapable de s’avouer défaite, elle avança droit devant, prenant garde où elle posait les pieds. Bien lui en prit. Au bout de quelques toises, elle distingua la lueur dansante d’une esconce. Progressant sans un son, elle se rapprocha jusqu’à distinguer la silhouette d’Aude au milieu d’une clairière. Elle se tassa derrière un tronc d’arbre, épiant.
Penchée, la dame d’entourage d’Ivine semblait chercher quelque chose au sol. Elle faisait un pas, deux, revenait en arrière, obliquait à droite ou à gauche. Le manège dura. Soudain, Marie la vit s’accroupir, poser son esconce à côté d’elle et repousser les pans de sa cape. Il lui sembla même qu’elle cueillait quelque chose pour le fourrer dans un sac. Enfin, alors que le froid engourdissait les membres de la ventrière, Aude se redressa.
Marie se souleva à son tour et s’écarta du tronc protecteur pour se cacher un peu plus loin, derrière un buisson de houx. Aude passa proche d’elle et, à son allure allègre, Marie sut qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait.
La ventrière patienta quelques minutes et se dirigea vers l’endroit de la clairière où la dame de compagnie s’était accroupie. Grâce à la lune complice, elle découvrit vite l’objet de son intérêt et en elle la stupeur le disputa à l’effroi.
Ces feuilles persistantes, ovales, assez larges, aux fortes nervures, disposées en rosette autour des tiges, elle les connaissait. Au printemps naîtraient de magnifiques fleurs d’un mauve violet, en forme de cloches, d’où leur nom : le dé-de-bergère9. Dieu du ciel ! À quoi Aude comptait-elle l’utiliser ?
Certes, Marie Després n’était pas apothicaire et encore moins médecin. Cependant, elle connaissait admirablement les simples employées dans son art. La digitale n’avait aucune vertu contraceptive, contragestive, ni l’inverse. Ses infusions ou macérations n’étaient même proposées, avec une extrême prudence, que dans les cas de sévère hydropisie. Il s’agissait en fait d’un violent poison, contre lequel n’existait aucun antidote !
Doux Jésus, la réalité se révélait encore pis qu’elle ne l’avait imaginée. Qui Aude voulait-elle enherber ?
Une série d’hypothèses, toutes plus macabres les unes que les autres, défila dans l’esprit de Marie.
Dame Ivine ? Non pas ! Aude manifestait une tendresse et une admiration sans faille pour sa maîtresse.
Philippe ? Mais pourquoi ? D’autant que si Philippe décédait, laissant Ivine sans hoir, elle perdrait la seigneurie et tous les biens attachés qui reviendraient à Amâtre.
Cyr ? Afin de débarrasser Ivine d’un héritier potentiel ? Mais Cyr, le puîné, ne deviendrait pas le nouveau seigneur, sauf à penser qu’Amâtre était décédé. Et comment Aude l’aurait-elle su puisqu’il n’avait donné aucune nouvelle depuis des années ?
Elle, Marie, parce qu’elle s’obstinait à faire tomber Ivine grosse ? Billevesées. Quel intérêt de se débarrasser d’une ventrière, plutôt bonne commère, quand Philippe la remplacerait aussitôt ?
Qui, à la fin ?
L’esprit en pleine déroute, Marie Després décida de regagner sa chambre. L’incertitude vira à la panique : que pouvait-elle faire ? Elle se maudit de sa curiosité de revanche. Elle avait juste voulu se prouver qu’elle excellait dans son art et que dame Ivine contrait ses remèdes par d’autres préparations, en dépit du fait que Marie ne comprenait toujours pas la raison qui aurait pu motiver la gente dame. Avoir un enfant mâle garantissait son futur et lui épargnait le couvent en cas de veuvage.
Le retour, dans l’obscurité totale, fut malaisé. Avançant en aveugle, elle s’écorcha les doigts et le front aux pierres du plafond trop bas et aux lourds madriers, et manqua s’affaler à plusieurs reprises. Elle trébucha d’ailleurs dans l’escabelle qui menait aux souterrains des caves et se hissa avec peine. Pourtant, elle sentit bien peu ses meurtrissures, tant l’angoisse l’étreignait. Il lui fallait découvrir un moyen d’empêcher ce qui se tramait. Un meurtre, à l’évidence. Le plus vil imaginable10. Enfin, elle parvint à la porte de la tour de guet qui ouvrait sur la cour d’honneur.
Elle grelottait de peur lorsqu’elle rejoignit sa chambre. Le sommeil l’avait fui et elle se retourna toute la nuit sur sa couche. Philippe, trop épris, ne croirait jamais un mot de ses révélations et elle risquait, au contraire, de déclencher son ire. Sa dame et par extension la dame de sa dame étaient des agnelles à ses yeux. Il pouvait fort bien la faire fouetter et jeter dehors.
Le mire ! Ne restait que le mire. Mais comment l’avertir sans risquer les terribles représailles du seigneur de Saint-Denis-d’Authou ?
1- Dépression.
2- Donnera « rebec ». Instrument à deux cordes avec archet, dont le son était grave. Il évoluera vers la viole de gambe.
3- Instrument à cordes pincées dont la forme évoquait celle de la mandoline et dont les dames jouaient volontiers.
4- Rappelons que notre notion de l’enfant et de l’amour qu’on lui destine est relativement récente et ne date que du XIXe siècle. Avant cela, selon les classes, l’enfant était le plus souvent un successeur ou une force de travail pour les garçons, souvent un ennui dans le cas des filles qu’il fallait marier et doter, à moins d’une alliance politique prévue de longue date et scellée par une union. Certes, des exceptions ont existé.
5- Ruta gravealens, surtout utilisée comme contraceptif. Il s’agit également d’un abortif très précoce, à quelques jours de gestation. Mortelle à forte dose. Encore appelée l’herbe de grâce. Est-ce parce qu’elle était censée protéger des poisons (et plus tard de la peste) ou en raison de ses propriétés anticonceptionnelles ?
6- Le substantif a longtemps été usité pour désigner une personne qui se cachait pour faire quelque chose.
7- Ou eschauguette, ou esgaritte. Guérite placée en haut de la tour de guet où s’abritait le veilleur.
8- Qui se faufile à la nuit tel un voleur.
9- Ou gant-de-Notre-Dame, de nos jours la digitale pourpre (digitalis purpurea). Tout de la plante est très toxique. En dépit du fait qu’on en a tiré des médicaments précieux, dont la digitaline, prescrits dans les cas de congestions cardiaques. L’intoxication aiguë commence par des nausées et de forts vomissements, puis de graves troubles du rythme cardiaque conduisant au décès en l’absence de traitement. Il suffit de quelques grammes de feuilles pour tuer un adulte, d’autant qu’il semble que les hommes de plus de 50 ans soient encore plus sensibles aux effets toxiques de la plante, surtout en cas de cardiopathie préexistante. La seule indication thérapeutique de la plante à l’époque est l’hydropisie, c’est-à-dire un œdème, dont la cause fréquente est précisément une congestion cardiaque, ce qu’on ignorait.
10- L’empoisonnement était alors considéré comme le meurtre de sang le plus abject, sans doute parce qu’il est très sournois.