IV

Verrières, octobre 1306

Huguelin boudait un peu en préparant la bougette1 et le grand sac d’épaule de son maître, le jeune mire Druon de Brévaux. Depuis que Druon l’avait sauvé de la tenancière lubrique du Chat-Huant, le garçonnet de dix ans s’était convaincu qu’une volonté divine avait présidé à leur improbable rencontre. Lui, l’enfant efflanqué cédé par son père contre quelques deniers à cette truie en chaleur, le moins que rien, malmené plus vilainement qu’un animal, trimant toute la journée et contraint d’apaiser au soir les ardeurs répugnantes de cette outre gonflée, avait été sauvé par l’arrivée providentielle de Druon en l’auberge. Depuis leur départ du Chat-Huant, ou plutôt leur fuite, Huguelin avait été traité en créature humaine, une découverte à ses yeux. Druon lui avait appris à lire et à écrire, et même si son tracé demeurait encore maladroit, il parvenait à transcrire des phrases entières sous la dictée. Surtout, le mire lui avait enseigné la façon de se servir de son esprit, « d’observer, d’analyser, de comparer et de déduire » ainsi que le serinait autre fois Jehan Fauvel. Une autre révélation, une merveille. Et puis, le mire avait partagé sa pitance, même lorsqu’elle se faisait maigre. Se mêlait donc maintenant, à la reconnaissance de l’enfant, une vive tendresse pour le jeune homme. Enfin, pas un « jeune homme », mais une donzelle, ainsi que le garçon l’avait surpris alors qu’ils étaient les « invités » très involontaires de la baronne Béatrice d’Antigny, dite la Baronne rouge2. Dieu qu’il avait eu peur pour leurs vies alors qu’il attendait son maître, bouclé dans cette confortable geôle des souterrains du château ! Le seigneur d’Antigny avait prononcé à leur encontre la peine de mort pour braconnage. Le marché proposé à Druon était simple : la vie sauve pour eux deux contre la dépouille de l’horrible bête démoniaque qui mettait ses gens en pièces. Le mire n’avait jamais ajouté foi à la nature maléfique de l’animal et avait débrouillé la monstrueuse charade pour la baronne, découvrant aussi que l’on s’appliquait à l’enherber. Durant les investigations de son jeune maître, Huguelin, rongé d’inquiétude, s’était occupé comme il le pouvait. Il avait donc entrepris de ranger le grand sac du mire et découvert, au fond, des bandes de lin souillées de sang. Celles qu’utilisait son maître – sa maîtresse – chaque mois. Il avait fini par avouer sa trouvaille, de crainte que Druon ne voie dans son silence une vile menterie. « Ne me mens jamais, Huguelin », la seule condition mise à leur compagnonnage. D’abord choqué par ce travestissement3, il l’avait ensuite compris, sachant Druon orphelin, ou plutôt orpheline. Que pouvait espérer une jeune fille dans sa situation, même d’assez bonne naissance et d’érudition ? Les maisons lupanardes ou le couvent. Aussi le garçonnet avait-il décidé qu’au fond le genre de Druon importait peu. Cependant, il attendait toujours que la miresse lui confie son histoire et lui offre son vrai prénom. Héluise Fauvel, fille aimante de feu Jehan Fauvel, une vérité qu’Héluise, devenue Druon, taisait afin de préserver l’enfant, et elle.

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— Je te sens d’humeur chagrine, lança Druon de Brévaux en levant le nez de l’ouvrage de médecine qu’il consultait.

Huguelin lâcha un long soupir puis admit :

— C’est que, mon maître, nous sommes en aise ici. (Désignant la vaste chambre confortable que le seigneur Roland de Verrières avait mise à leur disposition, il poursuivit :) Voyez… Un lieu agréablement chauffé, des lits protégés de tentures, où on… euh, votre pardon… nous pourrions dormir douillettement à l’hiver qui approche… Le seigneur Roland vous tient en grand respect, p’t’êt… peut-être même en amitié, grâce à votre admirable science qui a allégé ses affreuses douleurs de membres et soigné d’autres de sa mesnie. Nous sommes rassasiés de plaisants mets, au point que nos ventres sont rebondis… Pourquoi partir ? Nous pourrions passer la mauvaise saison ici, à l’abri.

Druon réprima un sourire. La misère avait été la plus coriace compagne d’Huguelin depuis sa naissance. Dès lors, il la connaissait si bien qu’il la redoutait plus que tout. Il aurait aimé rester en ce château – où, de fait, on les traitait avec égards – jusqu’à la fin de ses jours. Mais Druon ne le pouvait. Du moins ce choix était-il exclu pour l’autre face du mire itinérant : Héluise Fauvel. Il lui fallait découvrir le secret expliquant que l’Inquisition se soit acharnée sur son pauvre père et si, véritablement, l’évêque d’Alençon, qu’elle avait toujours considéré à l’instar d’un bon parrain, se révélait l’odieux traître à l’origine des tortures endurées par Jehan, non qu’elle eût encore beaucoup d’illusions à ce sujet. Cependant, Igraine, l’étrange mage sans âge qui avait veillé sur la Baronne rouge, lui avait conseillé d’aller à l’est afin de traquer la vérité ? À l’opposé d’Alençon, donc.

« Quant à vous, jeune miresse, vous cherchez une large pierre, d’une eau incomparable, aussi rouge que le sang qu’elle a fait verser… dont celui de votre père. Vous la trouverez un jour et ce jour-là, prenez garde à vous. Méfiez-vous de la femme très belle, très malfaisante. Surtout, méfiez-vous de vous-même. Allez à l’est, c’est de là que votre quête se poursuivra. J’insiste : méfiez-vous de vous-même ! Vous êtes votre pire ennemi. »

Étrangement, aucun doute n’habitait Druon : la prédiction d’Igraine était véritable, en dépit du fait que la mage avait admis l’affaiblissement de ses pouvoirs qu’elle imputait à ce monde peu fait pour elle et qu’il lui fallait quitter. Elle s’était d’ailleurs enfoncée peu après dans un brasier rugissant, par ses soins allumé.

Lorsqu’elle avait un jour mentionné les anciens dieux, avec lesquels elle entretenait un prudent commerce, le jeune mire avait soudain compris qu’elle était une des dernières descendantes des druides. Cette révélation l’avait effarée. Certes, Jehan Fauvel avait parfois évoqué ces païens disparus, regrettant que leurs immenses connaissances de la nature, de la médecine, des mathématiques et de l’astronomie se soient à jamais perdues. Cependant, jamais Druon n’avait soupçonné la persistance de ces savants, philosophes et administrateurs que l’on prétendait aussi magiciens.

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Soudain, Druon songea qu’en voulant partir il faisait acte d’égoïsme. Il avait sauvé Huguelin des griffes de la tenancière du Chat-Huant, un devoir. L’enfant n’était donc pas son débiteur. Pourquoi l’arracher à l’aisance de ce lieu, le traîner par les routes peu sûres, à l’hiver, pour une quête de vérité qui ne le concernait pas et dont Druon savait qu’elle recelait des dangers pour l’instant indéfinissables ? Un peu honteux, il suggéra :

— Huguelin, pourquoi ne demeurerais-tu pas céans ?

L’enfant se méprit et sautilla de satisfaction en s’exclamant :

— Ah que voilà une sage et belle décision, mon maître ! Nous attendons la fin des frimas et nous r’… repartirons.

— Non, je me dois de poursuivre ma route, par devoir et infinie tendresse envers mon défunt père, le détrompa Druon.

La joie peinte sur le visage enfantin disparut aussitôt, remplacée par ce qui ressemblait à de la crainte.

— Que nenni. À moins que vous ne souhaitiez plus ma présence à vos côtés, ce qui me causerait grande affliction, je vous suis.

— Huguelin, tu ne me dois rien. Mon futur est hasardeux, au plus faste. Je ne puis t’encourager à épouser ma cause dont tu ignores tout. Je ne sais où me mèneront mes pas. Reste, je t’en conjure.

Huguelin hocha la tête en signe de dénégation et Druon sentit qu’il luttait contre les larmes. Il bredouilla :

— Non, à moins que vous ne vouliez plus de moi.

— Oh, certes pas. Tu me donnes bravoure et cœur à la tâche, avoua le jeune mire dans un sourire triste.

Le garçonnet fondit sur lui telle une trombe et lui enserra la taille de ses bras, frissonnant de soulagement.

Druon disait vrai. Il s’était attaché au garçonnet au point d’en venir parfois à le considérer à l’instar d’un petit frère, presque d’un fils. Deux solitudes, deux malmenés qui s’étaient trouvés, se blottissant âme contre âme pour sembler moins vulnérables. L’existence réserve parfois de jolis tours. Rarement, aussi faut-il les savourer à leur juste valeur.

— Sommes-nous bientôt prêts ?

— Oui, mon maître.

— Il me faut donc prendre un dernier congé de notre protecteur, le seigneur Roland, lui faire part de notre reconnaissance et de notre regret de le devoir quitter. Donne-moi les fioles que nous avons élaborées.

Huguelin sortit avec un luxe de précaution les préparations du cabinet4 aux vantaux sculptés de scènes champêtres de leur chambre.

— Quel merveilleux pouvoir que celui de cette écorce de saule que nous avons fait macérer durant des jours, puis évaporer par tiédissement, puisque vous m’avez expliqué que l’on concentrait ainsi nombre de principes bénéfiques ! Est-ce parce que certains de ces arbres sont tordus qu’ils soignent les douleurs de membres ?

— Défais-toi de ces sornettes de médecine analogique5. Je n’en ai jamais constaté l’efficacité, loin s’en faut, exagéra Druon puisqu’il s’agissait en vérité des observations de son père. Ainsi, d’autres arbres présentent des branches et des troncs tortueux, et ne soignent pas les articulations roides. Quant au coquelicot, tu pourras l’appliquer aussi longtemps que tu le voudras sur le torse d’un malade, la couleur rouge de la fleur ne le guérira pas de sa faiblesse de sang. À l’identique avec ces balivernes de médecine astrologique ! Ainsi, notre accueillant seigneur Roland est né au plein de l’été. Mes doctes confrères ne prétendent-ils pas que la goutte et les rhumatismes s’acharnent surtout sur les natifs du Capricorne ?

Huguelin ne s’étonna pas de cet emportement qu’il avait maintes fois entendu dans la bouche du jeune mire, et qui le réjouissait maintenant.

— Je ne sais au juste, mais il existe dans cette écorce-là un principe qui apaise la douleur et la fièvre6. La provision que nous avons préparée devrait soulager notre protecteur durant tout l’hiver, conclut le mire.

Serrant avec délicatesse les fioles entre ses mains, il se dirigea vers la porte. Huguelin hésita, puis :

— Pensez-vous parfois au seigneur Béatrice d’Antigny ?

— Oui-da ! Elle fait partie de ces êtres que l’on n’oublie guère.

— Euh… mon maître… la trouviez-vous… de belle allure ?

Druon réprima un sourire. Le garçon passait peu à peu à l’âge d’homme et les femmes commençaient de le troubler sans qu’il ne comprenne encore tout à fait la raison de ses émois.

— Dans un genre très différent de Sidonie, sa servante, qui avait eu l’heur de te bien plaire, en effet. Une des plus belles représentantes de la douce gent que j’ai rencontrée… Enfin… « douce gent » n’est certes pas le qualificatif adapté dans son cas.

— Elle était pourtant fort vieille.

— Vingt-huit, vingt-neuf ans, tout au plus, sourit-il. Cela étant, l’âge peut se montrer très clément envers certaines créatures.

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Druon et Huguelin se mirent en route peu après, en dépit des prières à peine déguisées d’autorité du seigneur Roland, qui voyait d’un mauvais œil, et surtout d’un œil inquiet, le départ de son excellent mire qu’il avait espéré convaincre de demeurer à son service. Déjà vieillard, cet ancien guerrier de soixante ans considérait les ravages des ans à la manière d’une injustice flagrante et personnelle, au point qu’on aurait pu croire qu’ils ne s’acharnaient que sur lui. Les hommes de vaillance et de force tolèrent mal le travail de sape de l’âge. Druon lui avait permis de remonter en selle, de chevaucher, sans excès toutefois, de ferrailler contre le maître d’armes de ses petits-fils, et de retrouver plus de goût pour la couche des dames, bref les plaisirs qui avaient jadis comblé ce seigneur que la vie avait toujours traité avec complaisance, pour sembler l’abandonner ensuite. Toutefois, Roland de Verrières avait fini par accepter les explications de son mire, dès que celui-ci avait mentionné une tâche d’honneur à mener à bien.

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Menant Brise, la magnifique jument de Perche, par la bride, Huguelin soupirait parfois. Cependant, sa bouderie s’était envolée. Bah, il faisait confiance à son jeune maître qui leur dénicherait gîte et mangerie7. La décision du garçonnet était prise, même s’il la taisait encore : il deviendrait mire, un aesculapius8 tel Druon. À la réflexion, les malades, donc les clients, ne manquaient pas. Certes, la plupart se montraient des fesse-mathieux9 et redoublaient de geignardises et de menteries dès qu’il fallait délier bourse. D’autant que le mage, le prêtre, le vendeur d’amulettes et de potions magiques appelés à leur chevet ou à celui d’un proche, les avaient déjà plumés. Tous tenaient la médecine en piètre estime et en suspicion, non sans raison. Huguelin qui avait toujours été seul et vulnérable, abandonné de tous, dont le futur se limitait à sa subsistance du demain, se délectait de l’avenir qu’il s’écrivait et se réécrivait depuis des semaines. Or donc, il deviendrait médecin et chirurgien. Un remarquable même. Sa notoriété se propagerait à cent lieues à la ronde et on le viendrait consulter de loin. Tous, seigneurs et manants10. Cette perspective le réjouissait. Le petit gueux d’avant sa rencontre miraculeuse avec le mire deviendrait une sommité, dont les succès se répandraient à la vitesse d’un cheval au galop. Il allait redoubler d’assiduité, suivre chaque geste de son modèle, apprendre, encore et toujours. Que de chemin à parcourir, mais quelle tâche grisante ! Du coup, les vestiges de son regret à devoir quitter le château de Verrières se volatilisèrent.

Un peu inquiet, il demanda toutefois :

— Mon maître… Pensez-vous… Enfin, je r’… euh… redoute d’être bien impertinent et bien fat… me pensez-vous capable, non pas de vous égaler dans votre art, mais de vous imiter un jour ?

— Nul n’est insolent ou vaniteux à se vouloir améliorer, à se passionner pour la connaissance, trancha Druon. Le peux-tu ? (Le mire fit mine de soupeser la question, tant l’impatience du garçonnet l’amusait.) Certes. Tu es intelligent, as bonne mémoire, ne ménages pas ta peine…

— Oh, mon maître, je suis bien aise de votre jugement, qui me réchauffe le cœur et…

— Mais… l’interrompit Druon, la science est maîtresse difficile. Elle exige tant et ne s’offre qu’avec réticence et parcimonie ! S’il s’agissait d’un caprice de ta part, d’une envie du moment, renonces-y pour ton bien. Considère l’ampleur des efforts que tu devras fournir, les années de labeur qu’il te faudra consentir. Réfléchis.

Pourtant, au fond d’elle, Héluise était conquise par cette possibilité. Son père lui avait transmis son précieux savoir et l’idée que celui-ci se perde un jour lui était intolérable. Un élève vif d’esprit serait l’idéal réceptacle afin que l’ignorance, la superstition ne triomphent pas davantage.

— Oh, je réfléchis depuis des semaines, rétorqua le garçon. Y a… Il y a belle récompense à cette difficile science. On soigne des créatures, parfois des puissants, et l’on est traité avec respect. Ainsi, n’eût été votre devoir filial que je fais mien, par tendresse et reconnaissance envers vous, vous auriez pu devenir le mire choyé de la baronne Béatrice ou celui du seigneur Roland.

— Bien, commenta Druon, assez satisfait. Te voilà donc officiellement mon apprenti.

— Merci, grand merci, mon maître ! Ah, fichtre, vous êtes juste et bon et magnifique, et généreux et talentueux et valeureux et… Quelle joie ! exulta l’enfant qui se voyait déjà arborant la petite tonsure11, son museau12 et ses gants de cuir pendus à sa ceinture.

Le mire réprima de justesse le rire que faisait naître cette énumération de vertus, et revint à sa préoccupation du moment :

— Allons, il nous faut avancer au lieu de traîner tels des limaçons13.

— Fort bien, fort bien. Vers l’est, je suppose.

— Si fait. À l’est.

1- Sac de voyage, souvent en cuir, que l’on portait en bandoulière.

2- Voir Aesculapius, Flammarion, février 2010.

3- Il était proscrit à l’époque par l’Église. Le vêtement devait indiquer sans équivoque le genre, mais également le rang social. Les prostituées avaient ainsi obligation de se vêtir de sorte qu’on ne puisse les confondre avec des femmes de « bien ».

4- Armoire montée sur quatre pieds, fermée de deux vantaux et dont l’intérieur était équipé d’une multitude de tiroirs.

5- Très pratiquée à l’époque, comme la médecine astrologique, d’autant moins pertinente qu’on ignorait l’existence de nombre de planètes – Uranus, Neptune et Pluton – et que l’on croyait la Terre immobile, le Soleil tournant autour.

6- L’acide acétylsalicylique (aspirine). Les vertus médicinales du saule, qui en renferme, sont connues depuis l’Antiquité.

7- Repas abondant.

8- Médecin exceptionnel. Esculape ou Askalapios (grec) était le demi-dieu de la médecine, fils d’Apollon et de la mortelle Coronis.

9- Avares.

10- À l’origine, le terme n’avait aucune connotation péjorative et désigne juste un habitant d’un manoir.

11- Qu’adoptaient clercs et laïcs afin de marquer leur dévotion.

12- Dont les médecins se couvraient le nez et la bouche pour approcher leurs malades. Rappelons que si les micro-organismes n’étaient pas connus, l’idée de la contagion était présente dans les esprits. Ainsi, la pratique de la quarantaine est très ancienne.

13- Escargots.