XLVIII

Tiron, novembre 1306

Maîtresse Borgne avait été soulagée de les voir. Surtout, elle leur avait été reconnaissante d’évoquer la mémoire du simple alors que tous feignaient l’avoir oublié. Druon l’avait trouvée bien changée. Désignant la salle déserte, elle avait déclaré d’un ton de plate tristesse :

— Plus personne. C’est pas bon pour l’commerce, un décès. Les crétins ! Non que j’m’attendais à mieux d’leur part.

image

Une sorte de mélancolie s’était abattue sur la femme jadis si énergique. L’ombre de la mort semblait l’avoir frôlée en emportant Nicol. Étrangement, cette sinistre mitoyenneté s’était soldée par un joli renversement de personnalité et Cécile, si âpre au gain, si frileuse de ses deniers, leur avait offert le manger, insistant pour qu’ils l’acceptent et lui permettent de le partager en leur compagnie.

À un pâté de veau à la cannelle et au gingembre avaient fait suite des oysaulx1 rôtis, accompagnés d’une jensse2. Un taillis3 aux fruits secs et au miel avait fait office d’issue4. Un festin de belle table. Elle n’avait parlé que de Nicol, des souvenirs qu’elle conservait de sa petite enfance, riant parfois, essuyant par instants les larmes qui coulaient de ses paupières sans qu’elle s’en aperçoive. Ils l’avaient écoutée avec attention, lui posant des questions. Seuls les mots de son passé avec le simple la soulageaient et elle méritait amplement l’occasion de les dire.

image

Elle semblait rassérénée, un peu apaisée par ce flot de menus souvenirs heureux lorsque Louis d’Avre pénétra. Huguelin se leva afin de l’aider à débarrasser leur table.

Le bailli, un peu reposé, resté seul avec Druon, lui relata sa rencontre avec le notaire, Évrard Charon. Druon songea pour la centième fois qu’il se sentait bien en présence de cet homme austère et mesuré qui lui rappelait tant son père. À son tour, il évoqua cette mystérieuse ampoule de deux deniers, et la perception d’une somme très importante par le mercier en échange de « fournitures pour l’abbaye ».

— Qu’en faites-vous, messire mire ? demanda le bailli en terminant un quignon de pain oublié sur la table.

— Je ne me risquerai pas à tirer de hâtives conclusions… cela étant…

— Cela étant, Martin Borée en faussaire de reliques vous siérait bien ?

— Ma foi… c’est une hypothèse.

— Avec la complicité de frère Étienne et de Charon, notaire ?

— Ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que si Borée et Étienne avaient trempé dans un vil trafic de la sorte, Charon, le seul toujours bien vif, deviendrait notre principal suspect. Or, à vous écouter, il ne semble guère menaçant. Et puis, évitons les emballements d’esprit. Certes, tous trois étaient liés par ces acquisitions de reliques, du moins la Sainte Larme… mais… que vient faire votre secrétaire dans le paysage, sans oublier le pauvre Nicol, peut-être ?

— Votre sentiment ?

— Je me défie de mes sentiments, seigneur bailli. Toutefois, à l’évidence, l’un de ces trépassés est de trop. Ou alors, il nous en manque un pour faire bon compte !

— Éprouvez-vous du goût à jeter le trouble dans les esprits ? demanda Louis d’Avre, un brin sarcastique.

— Non pas. Cependant, j’avance, moi-même, à menus pas prudents.

— Une judicieuse tactique… prisée par la douce gent, murmura le bailli en fixant Druon de son regard très bleu.

image

Le mire se sentit pâlir. Une moiteur d’appréhension humidifia la paume de ses mains.

Le bailli termina son quignon et ramassa avec soin, du tranchant de la main, les miettes éparpillées sur la table.

— Nulle alarme, chevalier mire, ou qui que vous soyez. Votre travestissement vous vaudrait une verte remontrance assortie de pénitences de la part de l’Église. Toutefois, je ne la représente pas. Ma mission se concentre sur la justice séculière. Mon scribe a mené une brève recherche à ma demande. Aucune jolie donzelle possédant à merveille l’art médical et le raisonnement n’est recherchée dans notre région pour crimes ou délits. En d’autres termes, et même si les raisons qui vous ont incitée ou contrainte à cette mystification m’intriguent, peu me chaut votre déguisement puisqu’il ne dissimule rien de scélérat. Tout juste le trouvé-je inconvenant.

— Monsieur, « rien de scélérat » me décrit à merveille. Je… Croyez que je n’ai rien à me reprocher, sur mon âme. En dépit de la vive estime que vous m’inspirez, il m’est impossible de vous conter la vérité. Car, de fait… vous me rejoindriez alors dans le péril. Mon silence vous garde, pour le cas où…

Avre l’interrompit d’un geste de main.

— Je vois. De grâce, n’en dites pas davantage. Je ne doute pas de vos affirmations parce qu’un criminel, même de maigre envergure, aurait pris l’escampe dès ma venue à Tiron. Restons-en là, voulez-vous… monsieur. Votre secret sera de ceux que j’aurai honneur et plaisir à protéger. Revenons-en à ce qui me préoccupe. Éclairez-moi sur vos sibyllins propos : « L’un de ces trépassés est de trop. Ou alors, il nous en manque un pour faire bon compte. » Si l’on s’accroche à la théorie des fausses reliques, mon secrétaire est de trop, je suis en accord. Mais lequel nous fait défaut ?

— J’ai bien peur que la charade soit encore plus ardue et floue dans mon esprit. Reprenons ce que vous nommez la théorie des fausses reliques. Or donc, un certain Luigi Cappelli, dont le notaire brosse le portrait d’un intègre marchand, vend ces reliques. En ce cas, que vient faire l’ampoule de verre de Martin Borée, qui sent la confection récente à plein nez ? D’ailleurs, la simple présence de Borée dans cette transaction est troublante. En quoi un mercier du Perche aurait-il eu commerce avec un vendeur italien de reliques ? Laissons ce détail pour l’instant. Il n’en manque pas pour ajouter à la confusion. Le notaire vous a décrit les différentes étapes qui conduisirent l’ampoule de son étude en l’abbaye. À moins de supputer une corruption des trois serviteurs laïcs par frère Étienne, le vol, ou la substitution, ou que sais-je, n’a pas pu se produire à ce moment-là, mais avant.

— Qui vous a enseigné la façon de faire fonctionner un esprit de la sorte ?

— Mon père. Il vous ressemblait.

— À la tristesse soudaine qui a envahi votre regard, je suppose qu’il n’est plus.

— Hum… Il est toujours tant. Toutefois, vous avez vu juste : il a trépassé.

— Un autre secret, je gage.

— S’il ne vous déplaît.

image

Druon se défendait de l’espèce d’affection qu’il ressentait pour le bailli, homme d’honneur et de parole, à n’en point douter. Cependant, les attachements, quels qu’ils fussent, se révélaient source de faiblesse. Seul Huguelin avait droit de cité dans son cœur. Jusqu’à ce qu’il découvre le mystère qui entourait l’effroyable fin de son père tourmenté par l’Inquisition, et la trahison de son ami d’âme, l’évêque Foulques de Sevrin, jusqu’à ce qu’il perce le mystère de la pierre rouge.

Soucieux de faire dévier la conversation, il reprit :

— Nous demeurent deux possibilités. Or donc, Borée connaissait Cappelli. Appâtés par le gain considérable qu’ils empocheraient en échangeant la Sainte Larme contre une fausse, ils sont tombés en accord. Ils l’ont remplacée par un faux après l’expertise du notaire Charon et de frère Étienne, saisissant l’occasion de la négociation, pendant donc que l’Italien la détenait toujours. Quelqu’un a éventé la supercherie, voulu les punir, se venger, que sais-je ?

— Et le cadavre de frère Étienne est en trop, sauf à croire qu’il ait rejoint la conspiration et participé à la contrefaçon. En revanche, celui de Luigi Cappelli nous manque.

— Tout juste. Cependant, Cappelli a pu fuir bien loin. En ce cas, notre bon notaire fait un suspect de choix. Il a été vilainement grugé. Tous le décrivant fort pieux, cette révélation a dû le blesser au plus profond, l’ulcérer à lui ronger la rate et le pousser à la haine puisqu’il se sentait responsable de l’intégrité de la transaction. Ce n’est pas tout : notre notaire, Évrard Charon, vient aussi sur le devant de la scène avec la deuxième possibilité. Imaginons que sa benoîte et dévote attitude soit un leurre. Rendez-vous compte ! Il a entre les mains une des larmes versées par le Sauveur. Une alléchante fortune pour qui saura la monnayer. Ou même, concédons-lui une foi brûlante le poussant à la vouloir garder par-devers lui. Grâce à l’aide de Borée, tenté par un joli magot, il opère la substitution. Borée devient une terrible menace et le notaire l’élimine. Il occit également frère Étienne, de crainte qu’il ne forme un jour des doutes sur l’authenticité de la relique.

— Notre compte de cadavres est donc juste dans ce dernier cas, puisque Luigi Cappelli ignorait tout de la fraude et n’avait aucune chance de l’apprendre de retour dans son lointain royaume d’Italie, souligna le bailli.

— Non pas. Quelle que soit l’hypothèse, nous en reste un d’excédent : Leonnet Charon, votre secrétaire. Peut-être également Nicol, avec moins de certitude.

— Fichtre ! Or je mettrais ma main au feu5 que Leonnet n’a rien à voir dans cette histoire. Nous voilà revenus au même point ! s’énerva Louis d’Avre.

— Pas tout à fait, rectifia Druon.

— Je vous trouve bien optimiste.

— Voilà un compliment qu’on m’aura peu offert, plaisanta le mire. Nos raisonnements rendent l’hypothèse d’une fraude fort vraisemblable, fraude dont le mercier Borée aurait été le principal artisan. Il ne pouvait y parvenir qu’avec l’aide de Cappelli. Toutefois, aucun élément ne nous permet d’affirmer que les deux autres, Étienne et le notaire, ont découvert la duperie. D’autant que je me permets de vous rappeler qu’environ dix mois séparent l’achat de la Sainte Larme et le premier meurtre. Une bien tardive réaction, ne trouvez-vous pas ? Si l’on exclut la haine et la vengeance, plus besoin de meurtres ! Nous restent donc trois, voire quatre cadavres, sans plus aucune… justification.

— Vous m’effarez, avoua le bailli d’un ton lugubre. Votre conseil ?

— Chercher ailleurs, bien sûr. Il y a nécessairement une explication. Le vol n’a rien à y voir, la ronde somme retrouvée sur le bureau du mercier l’atteste. S’impose alors une conclusion différente : un autre passé lie frère Étienne, Martin Borée et Leonnet Charon, peut-être même Nicol. Nous avons affaire à des exécutions de vengeance, de haine, hormis en ce qui concerne le simple.

— Mais la main coupée, supplice réservé aux voleurs ? Et quel passé ? s’enquit Louis d’Avre vivement intéressé.

image

L’intelligence de cette très jeune femme en déguisement le stupéfiait. Pourtant, Avre faisait partie de ces hommes qui avaient tant côtoyé l’âme humaine, ses bassesses, ses grandeurs et ses calculs, sans différence de sexe, qu’il créditait les deux genres de capacités identiques à la bêtise ou à l’esprit, rejoignant sans le savoir la conviction de Jehan Fauvel.

Un rire amusé lui répondit, puis :

— Ah ça, seigneur bailli ! Mais je compte sur vous pour nous l’apprendre.

Druon se leva et termina :

— Quant à moi, je dois régler au plus efficace une… affaire délicate. J’irai ensuite me promener alentour l’abbaye, grâce à la permission plus que mitigée de l’abbé.

1- Petits oiseaux, cailles. Ils étaient embrochés entre des tranches de lard et farcis de moelle de bœuf.

2- Ou jance, une sauce à base de mie de pain, de lait, d’œufs, de bouillon et souvent de gingembre ou de safran.

3- Un dessert à base de fruits secs, d’épices, de mie de pain, de lait, de miel puis de sucre lorsqu’il devint moins onéreux.

4- L’équivalent de notre dessert.

5- L’expression nous vient de l’ordalie, un « jugement de Dieu », auquel on soumettait les accusés pour vérifier leur culpabilité. L’une des épreuves consistait à mettre sa main dans les braises. Si elle ressortait indemne, l’accusé était jugé innocent. Existaient également l’épreuve du fer rouge, l’immersion dans l’eau glacée, le duel judicaire, etc. L’ordalie sortira d’usage au XIe siècle et sera condamnée par le concile de Latran IV en 1215.