Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306
Le frusquin de dame Ivine et celui d’Aude avaient été vite serrés1. Ivine ne voulait conserver aucun souvenir de ce qu’elle nommait ses années d’agonie à Saint-Denis-d’Authou. Les deux femmes n’emportaient qu’un nécessaire de toilette, quelques vêtements de change pour leur long périple jusqu’à la Sapaudia. La dame d’Authou avait choisi trois hommes d’armes de la garde de Philippe, les moins balourds et ivrognes, pour les escorter avec promesse que son frère André les récompenserait de généreuse manière.
Aude l’attendait dans la cour d’honneur du château, le petit chien Drostan dans les bras. Ivine détailla pour la dernière fois sa chambre, sa prison, une moue d’écœurement aux lèvres. Dieu qu’elle avait exécré ce lieu, chaque instant qu’elle y avait passé !
La sensation d’une présence la fit se retourner. Le visage pâle de chagrin et de désespoir, Cyr la considérait. Il mit un genou en terre et baissa la tête en allégeance, puis débita d’une voix heurtée :
— Madame… Je… Enfin… pardonnez, je vous prie, mon insolence… Sachez qu’elle n’est inspirée que par l’immense amour que je vous porte depuis si longtemps… je me doute… La seigneurie revient à monsieur votre frère. Mon père… honnie soit son âme… Toutefois, madame, je n’ai pas été élevé en rustre, en faquin2…
Une stupéfaction mêlée de dégoût s’était peinte sur le visage angélique d’Ivine. Elle l’interrompit d’un ton de mépris glacial :
— Ah ça, l’homme ! Auriez-vous perdu le sens ? Quelle grotesque et pitoyable fable vous êtes-vous mise en tête ? Pour qui vous prenez-vous ? Oubliez-vous à qui vous vous adressez, la noblesse de mon sang ? Mon frère vous ferait fouetter, tel le gueux que vous êtes, pour votre répugnante impertinence ! (Criant, soudain, elle ordonna :) Hors de ma vue ! À jamais !
Elle sortit en trombe de ses appartements.
Quelques instants s’écoulèrent avant que Cyr ne comprenne la meurtrière injure. Un froid mortifère rampa dans ses veines et le souffle lui manqua. L’effroyable mépris avec lequel elle l’avait regardé, lui avait parlé, le blessait à le suffoquer. Il se releva et la tête lui tourna au point qu’il chancela. Comment se pouvait-il ? La douce, la magnifique Ivine. La femme qu’il avait adulée, désirée à en perdre le sommeil. Certes, après les ignobles révélations sur son père, il ne pouvait espérer qu’elle consente à le considérer tel un parti souhaitable. Toutefois, il avait cru au plus profond de lui ne pas lui être indifférent, avoir l’heur de lui plaire un peu. Une fable. À l’évidence, elle avait raison. Il s’était mis une grotesque et pathétique fable en tête, durant toutes ces années. Aussi fol que sot, voilà à quoi il se résumait.
Il entendit le claquement des sabots dans la cour d’honneur et le fardier qui emportait les deux femmes s’ébranler.
Inutile de lutter encore. Il avait lutté si longtemps, si âprement pour un rêve, une blessante chimère. Cyr Barbette ne put retenir ses larmes.