XXXV

Château de Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306

Ivine d’Authou avait refusé de le recevoir en l’absence de son époux. Jacques Lafleur s’y attendait. Planté au milieu de la petite cour d’honneur que ceinturaient les murs d’un gris sinistre, il avait insisté auprès du serviteur lui ayant transmis son congé. Madré, il en avait appelé à la belle charité de la dame qui ne le voudrait pas forcer à repartir avec des confidences qui lui empoisonnaient l’âme. Lafleur ne savait ce qu’il redoutait le plus : qu’elle l’éconduise sans appel ou que Barbette rentre trop précocement de sa chasse et le découvre en son château ?

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Enfin, le serviteur le mena dans la grande salle d’armes glaciale avec ordre de n’en pas bouger jusqu’à l’arrivée de la dame. Lafleur détailla les larges pierres, l’immense cheminée dans laquelle on n’avait pas jugé opportun d’allumer un feu en l’absence du maître, la grande table flanquée de bancs. Il imagina les ripailles et les beuveries de Philippe, entouré de ses hommes d’armes et enragea.

Il voulait la même chose. Et il sut à quel point lorsque Ivine d’Authou parut, accompagnée d’une de ses dames. Une incarnation de la beauté, de la finesse et de l’élégance. Le long voile fin pincé sous son touret1 de laine bleu pâle lui dessinait des ailes. Elle avait passé une housse de tiretaine2 bleu nuit sur une cotte à manches justes3, dont les pans de coudières4 frôlaient le sol.

Elle s’immobilisa à quelques pas de lui, le fixant, et il se demanda si elle ne lisait pas sa vilaine âme aussi sûrement qu’un livre. Une sorte de timidité – lui qui l’avait oubliée depuis longtemps – le gagna. Il s’inclina bas, s’éclaircissant la gorge, et commença en cherchant des mots de courtoisie, ceux qu’il avait appris dans son enfance de bâtard de tabellion5, ceux qu’il s’était ensuite efforcé d’oublier, lorsqu’il avait, fort jeune, rejoint la bande de truands menée par Philippe Barbette.

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— Ma dame… ma gratitude et mon infini respect… Je me doute…

Elle l’interrompit d’une voix douce :

— Au fait, de grâce, monsieur. Il n’est guère approprié qu’une épouse reçoive un ancien compagnon de son époux en son absence. Car, vous êtes un ancien compagnon, m’a-t-on dit ?

— Oui-da. Durant de longues et troubles années.

— Et ?

Embarrassé, Lafleur jeta un regard à la dame d’entourage. Une jolie donzelle, mais la splendeur de sa maîtresse faisait pâlir sa beauté.

Ivine comprit son encombre et ajouta, en cordialité :

— Je n’ai nul secret pour ma dame Aude. Allons, monsieur, vous souhaitiez vous… décharger d’un poids de conscience. Vous y aider est la seule raison qui m’ait persuadée de vous rejoindre céans.

La stupéfaction gagna Lafleur : lui le sans vergogne, le sans foi ni loi, s’en voulait de la peine qu’il allait occasionner à cet être semblant sorti d’un conte de bonnes fées. Lui, dont le monde s’était rétréci à lui-même, se préoccupait des sentiments d’une femme. Il regretta presque son vilain stratagème. Pourtant, il ne pouvait reculer. Il voulait plus que tout cet argent, cet avenir de gros bourgeois, voire de petit seigneur. Après tout, n’était-il pas déjà cent fois damné ?

— Je m’apprête à vous causer peine, madame, et vous en demande humblement le pardon. Que mon besoin de rédemption soit mon unique excuse.

Elle acquiesça d’une légère inclination de tête, son voile frissonnant autour de son visage parfait, et tendit la main vers Aude, qui la serra en réconfort.

— Madame… En vérité… Philippe, seigneur d’Authou, n’est pas qui il prétend.

Il vit la bouche bien dessinée s’entrouvrir et le souffle d’Ivine se métamorphoser en fine buée.

— Son passé d’ancien soldat valeureux se résume à une ignoble mystification, reprit-il. La seule carrière de Philippe, né Barbette, fut celle de bandit de grand chemin, de coupe-jarret, de gredin, de vil assassin et lui valut trois condamnations à mort, par contumace, plus au sud du royaume, pour « moult crimes déhontés, inimaginables et impardonnables ».

Ivine avait blêmi. Après un regard apeuré pour Aude, elle contra d’un ton offensé :

— Enfin, monsieur ! Et pourquoi, diantre, croirais-je ces vilenies ? Mon époux est homme de valeur et d’honneur et…

Jacques Lafleur était allé trop loin pour renoncer maintenant. D’une voix ferme, il l’interrompit :

— Barbette est une brute sanguinaire qui a trucidé maints innocents dans le but de les détrousser. Je fus l’un de ses comparses, un de ceux que ce maudit a plumés de leur part de butin.

— Vous faites erreur, monsieur, se défendit Ivine, avec toutefois moins d’aplomb. Une confusion, sans doute due à vos souvenirs émoussés par le temps, que sais-je !

— Il manque l’index gauche à Barbette. (Il ôta son gant de peau et tendit sa main amputée du même doigt). On nous le tranchait lorsque nous entrions dans la bande, en signe d’allégeance et d’appartenance. Les baillis d’Orléans, de Blois ou d’Amboise vous le confirmeraient. Quant à son aîné, Amâtre, il lui ressemble tant au même âge que j’ai cru voir un fantôme en l’apercevant voilà peu. Grâce à cette fortuite rencontre, j’ai pu remonter jusqu’à Saint-Denis-d’Authou.

Aude enserra la taille de sa dame de son bras, comme si elle redoutait qu’elle tombe en pâmoison, et Lafleur sut qu’il les avait convaincues. Il en arriva donc à son véritable but, s’efforçant de repousser l’espèce de honte que cette femme insufflait en lui :

— Vous êtes de haut6, madame, et de parfaite réputation, m’a-t-on confié. Heureusement sans descendant issu de ce vilain imposteur, dont les exploits de coquinerie vous feraient trembler d’effroi et d’indignation. Imaginez… l’opprobre… sur vous également, si l’on venait à connaître la vérité au sujet de ce rebut. Car c’en est un, sur mon âme. Il serait livré au bras séculier, pendu haut et court, mais le déshonneur entacherait à jamais votre nom.

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Tétanisée par les révélations de Lafleur, Ivine resta sans réaction. Ce fut Aude qui perçut le marché sous les menaces voilées. D’un regard, elle quêta la muette approbation de sa dame et avança de trois pas. Il fut certain qu’elle ne le craignait pas. D’une voix dont l’autorité et la sécheresse surprirent l’ancien brigand, elle commenta :

— Nous y voilà, donc ! De l’argent en échange de votre silence ! Belle rédemption, en vérité. Peut-être ignoriez-vous que ma dame ne possède aucune fortune en son nom propre. Combien ? Combien devra-t-elle supplier son époux de vous donner ?

L’agressivité soudaine de la dame d’entourage lui fit du bien. La violence, quelle qu’elle fût, était devenue sa deuxième peau, il s’y sentait en aise. Sa honte, son espèce de faiblesse s’évanouirent d’un coup. Il exigea d’un ton tranchant :

— La moitié de ce qu’il nous a volé. Rien de plus, rien de moins. Je disparais ensuite de vos vies. Sans acrimonie ni arrière-pensée.

— À défaut de quoi, vous dénoncez Philippe aux hommes du bailli, quitte à condamner ma dame – dont l’âme est vierge de souillure – à la honte éternelle ?

— Tout juste, affirma Lafleur, vipérin.

D’une voix cinglante de mépris, Aude conclut :

— Fort bien. Disparaissez aussitôt, l’homme. Votre sillage nous offense les narines. J’espère que Philippe entendra la supplique de sa dame. Si tel est bien le cas, un serviteur vous remettra la somme à l’après-demain, dès après none, devant le pont-levis. Votre présence en le château serait une injure de trop. S’il refusait de vous octroyer l’argent, vous aviseriez, avec Dieu comme unique juge.

— Certes pas, ironisa Jacques. Pour que Philippe me tende un guet-apens ? La remise de la somme par votre serviteur, celui que je connais, se fera à la même heure, devant l’auberge du Chat-Borgne à Tiron, et en discrétion.

— Sortez ! tonna Aude.

Après un dernier regard pour l’ange figé, dont le voile fin frémissait à peine, il obtempéra sur un raide salut.

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Ivine s’était assise très droite sur l’un des longs bancs. Aude la rejoignit dès après s’être assurée du départ de l’odieux gredin. Un court silence s’installa, puis la dame d’Authou observa dans un sourire :

— Merci, ma chère, de ta virulente intervention. Que ce vaurien me croie frêle donzelle. Nous gagnerons un peu de temps. Qu’en dis-tu ?

— Que le ciel l’envoie et que cet abruti l’ignore. Je crois, madame, que nos incessantes prières ont enfin été exaucées. Dieu nous adresse un signe.

Ivine plissa les paupières de bonheur et suggéra :

— Remontons, ma précieuse amie, et célébrons en nous faisant porter un gobelet d’hypocras. Pas un mot à notre gentille Hélène. Nous ne l’oublierons pas. Elle le mérite. Réfléchissons à la suite.

— Quel indicible soulagement de n’avoir pas à… plus à… Ah, je respire sans encombre, enfin, comme si un vilain sort venait de s’évanouir.

Chacune enserrant la taille de l’autre de son bras, elles quittèrent la grande salle sinistre, sur un pas de danse. De sa main libre, Ivine envoya un baiser ironique au mur rébarbatif auquel étaient suspendus écus d’épaule, dardes7, daguettes, chapels8 de fer ou d’épais cuir bouilli, épées, vouges9 et baudriers.

Dieu qu’elle avait exécré cet endroit, ce château ! L’utilisation qu’elle venait de faire d’un temps passé la grisa.

Un fou rire chahuta dans sa gorge et elle se demanda depuis quand une telle allégresse l’avait habitée. Si longtemps qu’elle en avait perdu le souvenir.

1- Sorte de coiffe en forme de tambourin sous laquelle les dames élégantes pinçaient leur voile.

2- Épais tissu de laine puis de coton.

3- Ajustées.

4- Longues bandes de tissu fin qui ornaient les manches juste au-dessus du coude.

5- Officier public qui faisait office de notaire dans les juridictions subalternes ou seigneuriales.

6- Abréviation de « haut lignage ».

7- Ou dards. Arme de main, sorte de javelot empenné.

8- Sorte de casque, moins lourd que le heaume.

9- Arme terminée d’un fer arrondi en bec, monté sur une hampe d’environ deux mètres. Le fer pouvait aussi être terminé d’un croc de métal.