Château de Saint-Denis-d’Authou, novembre 1306
Cyr abandonna son guet et s’écarta de la meurtrière. Son père, accompagné de deux de ses truands, venait de partir pour la chasse. Comme chaque fois, il pria qu’il se fasse mettre en pièces par un sanglier ou un cerf blessé. Sans grand espoir. Le coquin était toujours aussi fort qu’un taureau. Le jeune homme lutta contre l’impérieuse envie de se rendre dans les appartements d’Ivine, sous un prétexte quelconque, juste pour la contempler quelques instants, emporter l’image de son ravissant visage, savourer son parfum léger. Mais non, un serviteur pouvait l’apercevoir et narrer sa visite à son père que la colère enflammerait. Pas encore, résister encore. Résister en se fondant aux ombres, en devenant l’une d’elles, et réfléchir.
Il n’avait cessé de peser le pour et le contre, depuis sa rencontre dans la forêt avec son aîné et les fâcheuses révélations de ce dernier sur le passé criminel de leur père.
Le château devenait sien pour quelques heures, débarrassé de l’odieuse présence de Philippe. Il serait bientôt sien pour toujours. Sa dame Ivine poserait avec douceur la main sur son avant-bras et il la mènerait, fier et comblé. Un sourire involontaire joua sur ses lèvres à cette évocation.
Devenir seigneur d’Authou, prendre Ivine pour épouse… Seul Amâtre pouvait faire échouer cet admirable futur en révélant par vengeance ou rage leur piètre ascendance. Dans leurs veines s’écoulait le sang d’un coupe-jarret de la pire espèce, d’un bandit de chemin condamné à mort par plusieurs provinces, pas d’un bâtard noble reconnu sur le tard par acte de notaire. Jamais Philippe n’avouerait la mystification, pas même sous la torture. Son arrogance et sa fatuité l’en empêcheraient. Amâtre devait donc disparaître le premier.
Les coquins prêts à larder de coups de couteau un ivrogne en sortie de bouge en échange d’une bourse ne manquaient pas et Cyr en connaissait quelques-uns, dont cet Antoine Lavigne qui se prétendait ancien baleinier. Cyr lui avait oint la paume1 afin qu’il prenne langue2 avec Amâtre, logé au Rondeau-Béni, qu’ils se rincent le gosier, et deviennent compagnons de beuverie de sorte à émousser la méfiance de son aîné. Ainsi Amâtre l’accueillerait-il avec la volage et menteuse camaraderie des avinés, le jour où Antoine Lavigne aurait mission de l’égorger. Leur père, Philippe, devait suivre au plus preste, ne pas avoir le temps de déshériter son hoir cadet et encore moins de le soupçonner. Toute la difficulté résidait là. Cyr l’avait retournée des heures dans son esprit. Seul un accident l’en débarrasserait. Un accident qui devait être préparé avec minutie.
Un sourire mauvais étira les lèvres de Cyr. À quelques allusions prudentes de vieux serviteurs, passés depuis, le jeune homme avait compris que la chute fatale du vieux Géraud d’Authou avait été grandement facilitée. Un juste retour du sort, d’une certaine façon.