XXI

Cécile, dite maîtresse Borgne, achevait ses ablutions du petit matin devant la cuvette de sa table de toilette lorsqu’un lugubre bramement retentit dans le couloir. Elle rajusta à la hâte son chainse qu’elle avait remonté autour de son cou, enfila sa cotte et, pieds nus, sans bonnet, sortit en trombe de ses appartements.

Nicol, le souillon de cuisine dont la silhouette évoquait celle d’un ours de foire, sanglotait tel un enfançon, ses deux poings appliqués sur les yeux. La brute avait l’art de lui retourner le cœur et elle se sentait devenir faible lorsqu’une peine, le plus souvent incongrue, étouffait le jeune homme dont l’intelligence avait refusé de grandir avec lui. En dépit de son âpreté au gain, de son caractère parfois belliqueux, maîtresse Borgne n’avait jamais commis de vilaine action. Elle s’était toujours défendue, et de guerrière façon, n’attaquant jamais sans provocation. Toutefois, elle ne pouvait se prévaloir de beaucoup de bonnes actions. Si Dieu la devait un jour récompenser d’une seule, ce serait pour Nicol. Elle éprouvait envers le simple une tendresse qui ne s’était jamais démentie, depuis qu’elle l’avait accueilli encore nourrisson, abandonné à la porte de son auberge, braillant de famine et crasseux comme tous les diables. En bonne commerçante, maîtresse Borgne évitait avec soin de se mêler des affaires des autres, d’autant que nombre vous attendrissent dans l’espoir de vous laisser une ardoise. Néanmoins, elle se savait de taille à arracher les yeux de quiconque tenterait de faire du mal ou de causer du chagrin à Nicol, bien que le houspillant quand sa grande lenteur d’esprit lui chauffait les sangs. Au demeurant, elle l’avait clamé haut et fort et à maintes reprises, si bien que les plus obtus de ses clients et du voisinage avaient compris que la moindre raillerie au sujet du faible d’esprit leur fermerait à jamais les portes du Chat-Borgne et leur vaudrait la hargne éternelle de sa propriétaire.

Elle serra Nicol contre elle et demanda d’un ton doux, assez surprenant de sa part :

— Ben, mon gars, qu’ec t’as ?

Un gémissement lui répondit, haché par une autre crise de sanglots. Il se cramponnait à ses épaules, la plaquant contre son torse gigantesque au point de la faire suffoquer.

— Nicol, mon gars… Dis-moi, qu’ec qui t’arrives ? T’as fait une bêtise ? Ben, ça peut pas êt’si grave…

Il se recula, hocha la tête en signe de dénégation, de la salive s’écoulant de sa bouche entrouverte, trempant son menton. Il balbutia :

— Nan… Nan… L’est mort…

Aussitôt, maîtresse Borgne songea à leur coq, pour lequel Nicol éprouvait une telle tendresse qu’elle repoussait depuis des semaines le moment de lui tordre le col afin de le transformer en ragoût. Au demeurant, la tendresse était partagée puisque l’animal, belliqueux au possible, venait picorer dans la main du simple et tendait la tête pour qu’il lui caresse la crête.

— Qui ça donc ? Le coq ? L’était ben vieux et on pensait à l’manger, tenta de l’apaiser maîtresse Borgne.

— Nan… c’ui d’hier… qu’a bu l’gorgeon aux frais d’la maîtresse…

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Tout d’abord, l’aubergiste ne comprit pas. Puis elle songea que l’esprit du simple s’était encore davantage emmêlé. Le pauvre Nicol vivait dans un monde qui empruntait certains détails à la réalité, la plus grande part à une sorte de rêve éveillé dont il ne sortait guère. Il tenait de longues conversations aux poules, aux cochons, aux arbres, aux rivières. Il s’agissait bien de conversations, pas de monologues. Maîtresse Borgne l’avait parfois surpris, inclinant la bête, opinant du bonnet comme il écoutait leurs réponses silencieuses à ses hésitantes questions. Elle lui avait demandé ce que les saules qui ponctuaient le tour de la grande mare, les bourdons ou les moutons lui avaient confié. Il avait souri, sans toutefois la renseigner, une onde attendrie et complice illuminant son visage difforme et si asymétrique qu’on avait l’impression que deux moitiés appartenant à des êtres dissemblables avaient été juxtaposées au petit bonheur la chance.

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Soudain, une effrayante pensée la figea : elle payait le gorgeon et le gîte, ainsi que le couvert, à SON aesculapius et au mignon Huguelin. Ah, mon Dieu, non, pas SON prodigieux médecin ! Affolée, elle dévala l’escalier à la suite de Nicol et toujours pieds nus, fonça derrière lui.

Il pénétra dans la petite cour carrée qui faisait office de poulailler et de remise à tonneaux vides. La surprise cloua maîtresse Borgne.

Moins mauvaise, cependant, qu’elle ne l’avait redouté, et elle en remercia le ciel. Certes, Leonnet Charon semblait bien mal en point. Mais, du moins, n’était-ce pas le mire chevalier.

Assis à même le sol contre une botte de paille, le buste affalé sur les cuisses, le secrétaire du bailli était mort. Il était environné d’une large tache de sang sec et un manche de coutelas dépassait d’entre ses omoplates. Cécile songea qu’il faudrait laver le doublet1 à l’eau froide et avec force savon, si toutefois la déchirure n’avait pas endommagé le cendal2 au-delà du réparable. Un beau vêtement qu’il serait dommage de perdre.

Elle serra les lèvres de dégoût lorsqu’elle remarqua qu’il manquait la main droite au secrétaire. Du sang avait coulé, abandonnant une ombre brunâtre sur le sol de terre. À quelques pieds de là, un affairement de poulets et de canards attira son attention. Elle poussa les volailles sans ménagement et découvrit la main qui manquait au cadavre. Ce qu’il en restait.

Un peu ennuyé, Nicol commenta tout bas :

— L’ont bouffée.

Maîtresse Borgne haussa les épaules et rétorqua :

— Bah, y font guère la différence avec un ver. Bon, j’m’en vas quérir notre fin mire. Y saura quoi faire. Enfin, quand même, pourquoi qu’y s’en est revenu chez moi pour s’faire trucider ? J’te jure, ça fait regretter d’avoir eu un beau geste. Fichtre ! J’lui rince le gossier et y me met dans l’encombre !

Nicol n’avait sans doute pas compris grand-chose à son emportement. Peu importait. Il était le meilleur confident qu’elle puisse souhaiter puisqu’il était incapable de répéter ce qu’on lui disait. Même dans le cas contraire, personne n’ajoutait foi à ses dires.

— Nicol, tu restes là. T’empêches que les volailles lui picorent la face…

1- Sorte de veste un peu longue, ajustée à la taille, boutonnée sur le devant, le plus souvent rembourrée, que les hommes portaient par-dessus une chemise.

2- Épaisse soie.