Alençon, octobre 1306
Foulques de Sevrin, évêque d’Alençon, s’étonnait. Depuis quelques instants, il avait le sentiment d’être habité par un autre, un autre qui ne craignait rien alors que lui en était venu à redouter jusqu’à son ombre.
Quel terrifiant renversement de situation ! Lui, l’homme d’Église, si désireux dans sa prime jeunesse de servir son Dieu, avait menti, triché, trahi. Il avait même envoyé au supplice et au bûcher Jehan Fauvel, son ami d’âme, celui sans lequel sa vie ne signifiait plus grand-chose. Le mire prodigieux, l’insolent penseur, l’homme de véritable foi et d’immense érudition avait trépassé après d’affreux tourments. Par la faute de Foulques. À cause de sa lâcheté, de sa couardise. Son âme s’était flétrie, desséchée au point que l’évêque n’était plus certain d’en toujours posséder une. Quel amer et affligeant résultat ! Durant toutes ces années, il s’était aveuglé, bafouant les seuls jolis souvenirs de son existence, se damnant dans l’espoir de fuir le danger. Et voilà que, néanmoins, les mâchoires implacables de l’Inquisition se refermaient peu à peu sur lui. Et voilà qu’Éloi Silage, dominicain1 dont Foulques était convaincu qu’il espionnait au profit du Vatican, le visitait à nouveau.
L’évêque s’était pourtant montré convaincant lors de sa convocation en la maison de l’Inquisition d’Alençon, quelques semaines auparavant. Il avait feint de ne pas y déceler de menace. Une menace pourtant évidente, Silage ayant réuni pour cette « causerie » quatre frères d’ordre et un franciscain. En outre, il n’avait à coup sûr pas choisi par aisance ni hasard la grande salle sinistre d’interrogatoire dans laquelle les interminables tortures de tant d’hommes et de femmes avaient été ordonnées. Silage voulait donner à Foulques le goût de la peur afin de le conduire aux confidences. Une erreur de finesse et de jugement, tant Foulques de Sevrin connaissait chaque nuance de la peur. Elle rampait sous sa peau depuis si longtemps qu’elle était devenue la monstrueuse jumelle de son sang. L’évêque avait donc menti avec une facilité qui l’avait lui-même dérouté. Il avait répété d’un ton un peu étonné, un peu désolé, avoir perdu de vue depuis des années son vieil ami Jehan Fauvel, affirmant que celui-ci n’avait jamais mentionné une « quête », quelle qu’elle fût. Fauvel se révélant un passionné de médecine, était-ce la « quête » que mentionnaient ses bons frères ? Il avait évité leurs pièges, répondant avec une sorte de lassitude courtoise qui le stupéfiait encore aujourd’hui. Que croyaient-ils, ces pauvres benêts ? Qu’un évêque aussi retors que lui n’était pas au fait des ruses et chausse-trapes de l’Inquisition* ?
Il jeta un regard amène au dominicain installé de l’autre côté de son luxueux bureau. Celui-ci reposa son gobelet d’infusion de thym et de verveine, avant de reprendre avec douceur :
— De grâce, Éminence, pardonnez mon insistance et entendez mon encombre2. Vous nous dites et répétez que vos liens avec Fauvel s’étaient si distendus que vous n’aviez plus guère eu de nouvelles de sa fille tant aimée Héluise, que vous considériez auparavant, et je vous cite, « à l’instar d’une filleule3 ».
— À la vérité, mon bon frère.
— Pourtant, qu’ouïs-je ? Que vous dépêchâtes, il y a peu, deux cavaliers à Brévaux afin de vous enquérir d’elle ?
Foulques de Sevrin lui adressa un regard d’étonnement, comme s’il ne comprenait pas sa question, et déclara d’un ton d’habile incertitude :
— Certes… Je ne… Héluise a dix-neuf ans. J’en conserve le souvenir d’une donzelle4 avenante, joliment douée pour la musique, de paisible mais joyeuse disposition. Le décès de son père la rend orpheline. Je suis bien certain, sans réserve, que les charges retenues contre lui par notre belle Inquisition étaient sensées, justes et qu’on lui offrit toutes possibilités de s’amender, ce qu’il refusa au point de commettre un acte impardonnable en avalant sa langue afin de s’occire lui-même…
Vous l’avez torturé d’ignoble façon pour lui arracher son secret, qu’il a tu jusqu’au bout, songea l’évêque. Jehan, Jehan, ton courage n’avait d’égal que ton obstination et ta pureté. Mais qui peut survivre à la pureté ? Tu me manques tellement. Comment la disparition d’un seul être parvient-elle à dépeupler une autre existence, à la réduire à un douloureux désert ? Il reprit de la même voix peinée et onctueuse :
— Quoi, mon bon frère ! Si je ne l’ai pas véritablement portée sur les fonts baptismaux, je me suis, en effet, toujours considéré tel son parrain – lequel a trépassé il y a fort longtemps – son père après son père, devant Dieu. Héluise est sans le sou. Jehan ne possédait aucun bien hormis la maison de Brévaux, saisie par l’Inquisition5. Ainsi que je vous l’ai répété, il s’agit d’une excellente chrétienne, une jeune femme pieuse et obéissante. J’ai donc, en pitié, formé le projet de la marier à l’un de mes bons paroissiens afin que sa vie ne soit pas gâchée par le terrible forfait de son père. S’expliquent les messagers que j’ai dépêchés.
— À votre honneur, Éminence, à votre honneur. Toutefois, la donzelle a disparu, dès le répugnant suicide de son père.
— De fait.
— N’est-ce pas là manifestation de culpabilité ? insista Éloi Silage.
— Que nenni. (D’une voix dont il força le gentil mépris, il ajouta :) Vous connaissez les filles. Elles prennent peur pour un mouvement d’air dans une tenture ou un craquement de poutre ! Au demeurant, nul ne leur demande d’être braves. Sans doute Héluise s’est-elle mis en tête qu’elle était menacée, sans comprendre l’immense mansuétude de l’Inquisition envers qui admet ses fautes, celles de ses parents et voisins6.
Silage le détailla un instant, tentant d’évaluer sa sincérité. Le dominicain plissa les lèvres et joignit ses mains en prière sous son menton. L’évêque lui adressa un regard d’amitié et d’innocence. Au fond, il l’admettait : il prenait un plaisir certain à ses roueries. Les procès inquisitoires étant tissés de mensonges* déhontés, les battre sur leur propre terrain l’exaltait, lui redonnant le goût de cette vie qui s’effilochait depuis des mois.
Jehan, tu ne serais cependant pas même fier de moi, toi qui opterais pour une joute honnête, à visière levée. Et tu aurais grand tort.
— Justement, Éminence. La damoiselle Héluise n’est plus si jeunette que cela. Nombre de femmes sont avec enfants – ou, à tout le moins, enfançons – à son âge…
— À l’évidence… Un autre reproche que l’on peut adresser à Jehan Fauvel. Je crois qu’il a agi tels certains pères envers leur unique enfante. Il n’avait qu’elle. Sans doute, l’idée de ses épousailles ne le réjouissait-il pas.
— Encore un péché !
Héluise n’avait aucune intention de se marier, de se retrouver reléguée entre la cuisine et le lit. Comment elle, la plus prodigieuse élève de son père qui ne cessait de s’émerveiller de son intelligence, de sa capacité de réflexion, pourrait-elle s’enfermer ainsi ? Il lui avait appris, dans le plus grand secret, la chimie, la médecine, les mathématiques, l’astronomie, l’herboristerie, la chirurgie, le latin, le grec, tant d’autres choses, dont l’art des lames. Il lui avait recommandé mille fois de prétendre que, hormis son psautier, la broderie, la cuisine et la musique, elle était une parfaite donzelle, ne connaissant rien des merveilles de la science, de la nature et encore moins de l’épée. Sa survie se jouait à ce prix.
— Je suis en accord. Toutefois, que voulez-vous… certains pères vieillissants deviennent égoïstes et n’éprouvent nulle envie de confier leurs filles aux bras d’autres hommes.
— Vos cavaliers ont-ils recueilli des témoignages… des indications quant à sa destination ?
— Non pas, et j’en suis fort marri. D’autant qu’elle aurait eu le choix : trois de mes fortunés paroissiens auraient fait fi, par charité, de la fin ignominieuse de son père que je ne pouvais leur taire. Ils étaient prêts à épouser Héluise si elle les charmait. Quel gâchis, doux Jésus, quel affreux gâchis ! Mes cavaliers ont interrogé diverses personnes, dont Pierre, le serviteur de confiance de Jehan. Il en avait les sangs retournés. Il avait eu beau interdire l’accès des écuries à Héluise qu’il a vue naître, pressentant qu’une humeur de fille lui ferait perdre le sens, elle a scellé Brise, sa jument de Perche, à la nuit et… pfft, s’est volatilisée.
— Une madrée ?
— Oh, je ne le crois pas, contra l’évêque. Une couarde, une charmante bécasse sautant d’une idée à l’autre, se mettant des folies en tête…
— Hum… une femelle…
— Hum… J’espère juste que…
— Prions pour qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux, déclara Éloi Silage d’une voix dont il ne parvint pas à dissimuler la totale indifférence.
— En effet, prions, approuva Foulques de Sevrin, joignant les mains et abaissant les paupières.
Il lui fallait retrouver Héluise avant eux, afin de la mettre à l’abri. Comment procéder ? Il n’avait pas la moindre idée du lieu où la jeune femme se terrait et ne se berçait d’aucune illusion : protéger Héluise ne laverait pas son âme de ses souillures. Cependant, lui était peu à peu venu un bien étrange sentiment. Résister à la force considérable que représentait ce dominicain faussement débonnaire, installé en face de lui, mieux, vaincre sur lui serait sans doute l’unique grandeur de sa vie. Or il en éprouvait un besoin désespéré.
Il devait aussi rejoindre Héluise afin de lui remettre la large pierre rouge, rouge du sang qu’elle avait fait verser. Jehan était mort à cause de cette pierre précieuse, elle qui avait déjà causé l’enherbement7 d’Agnan Fauvel, son cousin, portier en l’abbaye de Tiron8 *.
Non, Jehan avait été occis à cause de lui, Foulques.
L’évêque avait caché la pierre remise par le mire lors de leur dernière rencontre en l’église Saint-Pierre-de-Montsort, par une nuit glaciale de février9. Une pierre précieuse de belle taille, rectangulaire, à l’eau parfaite, dont le secret restait entier. Jehan n’avait jamais su d’où elle provenait, où elle menait, ni ce qu’elle signifiait. Pourtant, tant l’avaient convoitée au point de tuer ou mourir pour sa possession ! À l’évidence, Silage la cherchait. Pour qui ? Rome ? Pourquoi ? L’arrestation de Jehan Fauvel, son incarcération en la maison de l’Inquisition d’Alençon, la Question qu’il avait subie, permises par la trahison de l’évêque, n’avaient eu d’autre mobile.
Que savait Héluise de la quête de son père ? Jehan lui avait-il confié ses avancées au risque de la mettre à son tour en danger ?
Le raclement de gorge d’Éloi Silage le ramena ici et maintenant.
Lèvres serrées de déplaisir, le dominicain demanda de son éternelle voix suave :
— Si la damoiselle Héluise retrouvait son sens et vous venait solliciter de l’aider… il serait bon, Éminence, que vous nous en avertissiez. Nulle crainte ! Nous ne pensons pas que les germes de… l’hérésie de son père aient trouvé terreau propice en elle. Toutefois… nous souhaiterions nous entretenir avec elle.
— Bien sûr, bien sûr… Le cas échéant, je vous ferai prévenir aussitôt.
1- L’Inquisition fut surtout confiée aux Dominicains.
2- Gêne, embarras.
3- La parenté baptismale était extrêmement importante et sérieuse à l’époque puisque un parrain était, par exemple, coupable d’inceste s’il se livrait à des attouchements sur sa filleule.
4- À l’époque, jeune fille ou femme de qualité.
5- L’Inquisiteur se payait le plus souvent sur les biens du condamné.
6- La délation était vivement encouragée par l’Inquisition qui y voyait une preuve de repentir de la part de l’inculpé.
7- Empoisonnement
8- Ancienne orthographe de Thiron (devenu Thiron-Gardais).
9- Plantée en face d’Alençon, sur l’autre rive de la Sarthe, elle dépendait du diocèse du Mans. Très ancienne, elle fut détruite au XIXe siècle.