Tiron, novembre 1306
L’esprit encombré de pensées contradictoires, il s’acquitta de sa promesse à maîtresse Borgne et verrouilla la porte de l’auberge avant de monter rejoindre Huguelin qui l’attendait en lisant. Aux mâchoires crispées de son jeune maître, le garçonnet perçut aussitôt son émotion.
— De vilaines choses se seraient-elles échangées ? Je lis l’encombre sur votre visage.
Druon lui relata son échange avec le seigneur bailli et en arriva à ses soupçons au sujet de la mage Igraine.
— Quoi ! Impossible. Elle n’a pu nous suivre, et d’ailleurs, pour quelle raison ? Elle a péri dans le brasier, contra Huguelin.
— Pour quelle raison ? Je n’en ai pas la moindre idée, si ce n’est qu’elle poursuit depuis longtemps un but fort personnel, ainsi que l’avait dit Léon, l’homme de confiance de la baronne d’Antigny. Quant à son trépas, je n’y ai jamais ajouté foi. Léon n’a retrouvé d’elle que ses bijoux et sa housse. Pas de cadavre calciné, rien d’autre. Il a voulu croire qu’ainsi « partaient » les mages. Or devins, magiciens ou pas, ce sont créatures humaines, avec une enveloppe charnelle bien de ce monde qui ne résiste pas aux flammes.
L’argument porta. Le garçonnet chuinta d’une voix que l’appréhension avait gagnée :
— Ah ! quel effroi… Vous pensez… enfin, pensez-vous… qu’Igraine… aurait pu occire Borée, Charon, et pourquoi pas Nicol ?
— Je l’ignore. Toutefois, les similitudes entre la mage et cette Mabyn sont trop stupéfiantes pour relever de la simple coïncidence. Or il me faut une certitude au plus preste. Je ne puis taire très longtemps mes déductions au bailli, sous peine de nous mettre en grave péril. Cela étant, je ne puis désigner Igraine à la hargne publique tant que je ne jurerai pas de sa culpabilité. Mais comment apprendre sa cachette, surtout sans que bourdonnent les oreilles1 de Louis d’Avre ? La forêt, certes, c’est là qu’Igraine se terre. Cependant, elles sont vastes et denses alentour.
Le regard enfantin le dévisagea, au point que Druon demanda dans un soupir défait :
— Que retiens-tu ?
— Oh… Vous m’allez trouver bien fol, mon maître…
— Allons, j’attends.
— Eh ben… Eh bien… Euh… Ajoutez-vous foi aux pouvoirs des mages ?
— Question ardue. Si je me fie à l’expérience de mon père puis à la mienne, une réponse négative s’impose. Tous ceux que nous croisâmes étaient des charlatans, des jeteurs d’ineptes sorts et des bouilleurs2 de grotesques potions et philtres…
Il se souvint qu’Igraine avait prévu son arrivée au château de la baronne Béatrice, qu’elle avait vu le brasier qui avait consumé la dépouille de son père, et su, dès leur première rencontre, qu’elle était femelle. Pourtant, elle avait tu son genre à son seigneur.
— … Toutefois, force m’est d’admettre qu’Igraine… m’a surpris, en plusieurs occasions, par la pertinence de ses… visions, dirons-nous faute d’un terme plus adéquat. Et donc, où voulais-tu en venir ?
— Eh bien… Peut-être sent-elle votre tracas. Peut-être tiendra-t-elle à y mettre terme ?
— Et elle se manifesterait donc afin de m’éclaircir, par pure bonté d’âme ? Je n’y crois guère. Toutefois, nous ne pouvons demeurer telles deux poules écervelées dans l’attente de son bon vouloir. Aussi allons-nous fouiner, questionner les gens pour tenter de déterminer où elle se trouve. Pour plus d’efficacité, nous progresserons séparément. Ne t’enfonce pas dans la forêt, même en te fiant à ta marinette3. Un trouble pesant m’habite.
1- L’expression « mettre la puce à l’oreille » existe depuis au moins le XIIIe siècle. Toutefois, elle signifiera jusqu’au XVIe « éprouver du désir pour une personne », ne prenant sa signification actuelle que plus tard.
2- Distillateurs.
3- Boussole. L’ancêtre de la boussole était déjà mentionné en Chine au IIe siècle de notre ère. Il s’est agi dès le XIe siècle d’une aiguille aimantée, scellée dans une ampoule de verre à moitié remplie d’eau. Elle dut son nom de marinette au fait qu’elle était « la compagne » des marins.