CHAPITRE 23 Skymweg

Le 22 mars, le lendemain de la libération de Marseille, j’ai dit à Agüero « j’aimerais qu’on ait un enfant ». Il m’a regardé yeux dans les yeux et m’a répondu : banco ! « Autant, il sera tellement hybride qu’on le verra même pas naître : il sortira de ton ventre et hop, il se cachera sous l’oreiller ! »

 

Le 27 mars, Varech a quitté son château d’eau pour rejoindre nos péniches nomades, amarrées à Dunkerque, et descendre avec nous jusqu’en Méditerranée. En partant, il a contaminé les trois cent mille litres de son réservoir avec de la « matière furtive » m’a-t-il avoué, puis a ouvert les vannes. On ne sait pas ce que ça fera au bout des robinets. Crisse-Burle est venu avec lui. Il est devenu notre bibliothèque de cale. On y prend les livres dans le noir, au hasard.

 

— Ce sont nos frissons qui ont reconfiguré les gravats ! Ça j’en suis sûre ! Ils ont terraformé les premiers terriers, les premières entres, les débuts de cabanes !

— Ils disent qu’on a détruit la skyline. En vérité, on l’a refaite à l’horizontale ! On l’a réinventée !

— Enfin ouais… Faut pas s’enflammer. On a juste fait un joli bidonville… Genre les Métaboles, mais en plus trash !

— Moi je me souviens très bien, Naïme, que sur le môle, les bennes se tordaient sous les slabs des contrebasses ! J’ai vu des poteaux plier ! J’avais l’impression que si je me concentrais, je pouvais fabriquer des tables et des bancs avec la tôle des containers !

— T’en penses quoi, toi, Tishka ?

 

tishka Sur la dıgue du large, milieu, troıs grues éclairées la nuıt. On a marché ſanſare, les violiers venaıent le salut, oſſraient bateau-stop.tishka Quand vous êtes passés, papa et moı, les grues ont ſrémisse par les sangues oliſants. Derrière ton dos, elles ont trempé un pied dans l’eau et sont devenues giraſers… En ma poitrine, ton cœur battait plus que le mıen, papa, non ?tishka Chamade ? Charade ?

 

Le 31 mars, la loi Van Exhum privilégiant l’usage d’un territoire sur sa propriété stricto sensu a été adoptée pour les espaces naturels. Elle ne concède plus aux propriétaires publics ou privés qu’un droit relatif à la terre mais non sa possession, ce qui ouvre la porte à plusieurs manières d’habiter les forêts, les bocages… ou les fleuves.

 

Le 38 mars, Hakima et Louise se sont mariées dans la grotte aux Œufs à la Sainte-Baume. Toutes pudiques, elles ont quand même osé le bisou sur la bouche devant tout le monde ! Du discours fleuve de Louise, j’ai retenu ceci : « Les furtifs nous ont appris une chose : il n’y a pas de lendemains qui chantent. Il n’y a que des aujourd’huis qui bruissent. »

 

Le 44 mars, le groupe Hackers Vaillants a piraté le cloud mâconnais qui contrôlait les spiderbots domestiques de Smalt. Zéroté toutes leurs datas. Puis reprogrammé les araignées pour qu’elles miment des cigales et diffusent Phaune Radio dans les chambres.

 

)On) vient) de passer Nestlyon, on a zappé, pas la peine. Nestlé et LVMH, c’est du solide, c’est de la milice de guerre. On les reprendra pas, ces villes, Paris et Lyon. Sur un lacet du Rhône, Vienne apparaît… On sera à Valence ce soir pour livrer du mâcon-loché et troquer quelques tonneaux d’hermitage. Varech va apprécier. Les camarades nous ont préparé un banquet, on fera un petit concert-frisson. Demain matin, Sahar et Naïme proposent une rencontre sur l’hybridation transgenre. Toni et son gang feront leur atelier Chaosmose pour les plus radicaux. Zilch montrera à quelques zaguistes comment câbler un mesh local.

Moi je sais pas… j’irai apprendre à une poignée de mômes à faire vibrer un buis à l’olifant ? Ou je leur raconterai l’histoire du robot ultrarapide qui devait attraper un furtif vivant… C’est ma préférée du Récif. Je vois encore le robot se faire démantibuler à mille images seconde…

— Tata Saskia, on joue à fais-mon-bruit ?

— Tout à l’heure, Tishka, là j’ai la flemme…

— D’ac !

 

Le 45 mars, un écrivain, Norbert M., a prétendu que le propre des grands poèmes est de contenir un frisson caché. Il affirme qu’une oralisation polyrythmique des vers peut le libérer, sous certaines conditions. Et donner ainsi naissance à un furtif. Un slameur et un rappeur ont raconté la même chose. Certains ont poussé jusqu’à dire qu’un roman est une « chaîne d’adn sonore ». Pourquoi pas ? Par contre, la musique peut créer un furtif. Ça j’en suis convaincue.

 

Le 52 mars, un collectif de vendiants s’est mis aux enchères, par autodérision, sur la place Hakim-Bey. Les habitants d’Orange les ont rachetés symboliquement en un seul lot et leur ont offert une année sabbatique payée au salaire premium.

 

Il fait si beau pour un début avril. Le réchauffement climatique nous aura au moins apporté ça… Sur le Rhône, nos trois péniches rouges se tirent gentiment la bourre. L’Alizarine est devant, pilotée par Raffic. Garance revient à côte-côte, histoire que Toni et ses potes puissent sauter d’un bateau l’autre. Y en a toujours un qui finit à la baille et qui croit qu’il va devenir une loutre. Moi j’évite les sauts depuis que j’ai le ventre qui pousse. Aujourd’hui, en queue d’armada, il y a nous, la péniche Rocou. Celle où l’on se planque quand on veut chiller sur le pont, plutôt que de réparer la grue qui grippe, sarcler le potager flottant ou pondre un MOOC sur les furtifs de décharge. Celle où l’on prend le soleil, en regardant Tishka jouer. Elle se laisse facilement voir maintenant, surtout lorsqu’on reste entre nous. Mon bel Argentin déplie les panneaux solaires à la manivelle. Ça nous donne une allure de vaisseau spatial.

 

Le 61 mars, le groupe de quatre-vingts sans-bagues qui occupaient le datacenter de Civin à Avignon a reconnu avoir tué par mégarde un résif – aka un furtif de réseau. L’animal était entièrement constitué d’ondes et il s’est figé dans une dentelle d’air et de lumière avant d’éclater comme une vitre.

Le 64 mars, Arshavin a découvert, en vente sur l’Undernet, une sculpture de céramique représentant très exactement son fils. Il a essayé de l’acheter mais le site renvoie une erreur 606 : « Artist not found ». Il ne désespère pas. Il continue à chercher. Zilch va l’aider.

 

Le 69 mars, Carla B. a cessé de parler à son intelligence artificielle personnalisée. Moi aussi. C’était le 68.

 

BIls A calculent rien ici. Ça me saὄule. Sont hors du game ! Pour eux, l’hybridation c’est cui-cui les nὄiseaux, on gazouille ensemble dans les branches, ὄn ὗit cachés dans la forêτ, loin des méchants mὄteurs et on est des fifs quoi !

— Bon, on va essayer de vous expliquer la chaosmose. Le vrai swag furtif, c’est ça.

— Hein ??

— La furtivité, preum’s, c’est corps et mental, les deux ! Faut clasher tes routines ! Chaque jour, tu chamboules tout ! Nous, on s’échange nos vêtements, nos bagues, nos avatars, nos noms. On fait tout à la cocotte !

— À quoi ?

— On prend une feuille qu’on plie, on fait une cocotte en papier puis on met une consigne dedans, chacun, sans voir ce que mettent les autres. Y a huit shots par cocotte. Puis le lendemain, on jette un d8 et on fait ce qu’il y a marqué sous les plis. Méthode Luvanéo !

— Vous prenez quoi comme neuroïne ? C’est portenaouak !

— Justement ! C’est la chaosmose, ça ! Y a des cocottes pour tout : ce que tu dois bouffer, fabriquer, lire, construire, à qui tu dois parler, ton animal-totem du jour, la plante que tu vas étudier, ta mission sociale…

— Genre quoi ?

— Genre faire la bouffe pour tout le monde, monter des vélos, leader une manif, déterrer une barrière, dire oui à tout le monde…

— Mais le but, c’est quoi ?

— Le but c’est d’entrer dans la métamorphose de toi ! De faire muter les autres, les sortir de leur dedans ! Se lâcher la bride, accepter que le monde te percute et que tu percutes le monde ! Le but, c’est frôler le chaos, filer borderline, être furtif dans sa tête ! Tu prends l’enviro comme un réservoir où tu puises, où tu donnes, où tu crèves tes sacs de toi, tes ego de merde.

— C’est auch votre truc, là… Ça fait pas trop envie…

— Yep, ça a l’air bien vénèr !

— Faut oser, c’est clair ! Hier, par ex, j’ai passé la journée dans la flotte, accroché à une corde derrière la péniche. Je suis devenu de l’eau, c’était énorme ! J’ai pigé ce que c’était l’eau, la coulée ! Faut essayer, faut se faire démettre ! On pourra jamais mixer avec les fifs si on se déboîte pas l’habitus !

 

Les mecs et les gonzes me regardenτ chelὄu. Ça me blase. R.One m’aὗait dit : « Beaucaire, tu verras, c’est des gros relous ! » Je ὗoulais jacτer de ce que ça fait pὄliτiquement aussi, dans les communautés. Le fait que ce soient les autres qui décidenτ quoi mettre dans ta cὄcὄττe, ça crée du lien, en ὗrai. C’est pas juste du hὄurrah-siτu !

 

Le 73 mars, un groupe K-Osmose a proposé une semaine chamboule-chambre dans la ville d’Arles. Les « chambouleurs » s’échangeaient leur chambre une semaine pour la retourner de fond en comble, habitant chez l’autre, dans son environnement familial. Ça s’est plutôt mal passé, globalement.

 

Le 76 mars, douze adolescents en fugue d’un collège de Toulon ont bouclé un mois complet en autonomie absolue dans le cap Corse. Ils sont revenus parce qu’ils en avaient marre de bouffer du sanglier.

 

saharC’est saharſou  saharce que je suis heureuse depuis un mois, sur ces péniches, à ſiler le long des canaux et des ſleuves. Tous ceux que j’aime sont là : Velvi, Carliſ, Héloïse, Khader, Toni et Mayane, Saskia et Agüero, Varech bien sûr, Arshavin quand il passe. Et ça se renouvelle au jour le jour, on prend des moujiks en bateau-stop, nous laissons des copains à quai, on les retrouve plus au sud, des proſerrants nous rejoignent, une paire de semaines nous accompagnent d’autres bateaux, des canoës s’accrochent derrière, nous sommes la Flotte ſurtive, nous ſilons sur notre ligne de ſuite. Lorca me manque évidemment, mais Tishka me le redonne sans cesse, à sa ſaçon, c’est magniſique comme elle l’a intégré et ſusionné, son intelligence parſois me sidère, comme s’il remontait en elle, par moments, pour ſaire coucou et me dire qu’il est là.

Je me régale tellement de la voir vivre… Ça me suſſit, sa présence me suſſit, elle me remplit à ras-bord. Tout me suſſit de toute ſaçon, ce que j’ai vécu ces deux ans m’a détruite, m’a massacrée puis reconstruite, retournée encore et encore, tout m’a été donné puis repris puis redonné puis repris, j’ai eu mon lot de morts, de résurrections, de morts-vivants qui reſusent de vraiment mourir, je ne me projette plus, c’est ſini ça, je ne cherche plus d’outre-monde, de ſutur-mieux, je ne ſais plus de projets, de plans sur la comète parce que la comète, c’est devenu moi, c’est nous, ici.

Nous lancés dans notre river movie – avec notre sillage d’écume dans la voie lactée des ſleuves, qui essayons d’approcher une ſurtivité que nous n’avions jamais atteinte dans nos vies – aucun de nous – même les plus vagabonds.

 

— On avait dit pas sous la coque, Tishka, tu triches !

— Elle a encore gagné ?

— Tu m’étonnes qu’elle gagne : elle se cache sous l’eau !

 

)Ti)shka) a) un sourire mutin. Elle lève les bras en l’air en signe de victoire. Sur ses paumes palmées, de petites ventouses rondes se dissipent sous sa peau.

— Encore camoufle-moufle !

— Tish… Il n’y a que toi qui arrives à te fondre dans la couleur des murs…

— Agüero est pas mal non plus, dit Naïme, dont les cheveux trempés ont des allures d’algues. Allez, la dernière ! Après, on se prépare pour la fête !

 

Le 78 mars, Tishka m’a révélé qu’il existait des oiseaux d’un bleu si parfaitement mimétique du ciel que tu ne les vois pas voler. Elle m’a aussi dit que la lumière sur la mer, l’écume agitée, les rides du vent sur l’eau, les muages, les dunes de sable qui chantent, la neige qui transforme – tout ça était des furtifs automorphes que les humains perçoivent comme une manifestation poétique, donc qui ne figent pas. Personnellement, je m’en doutais.

 

Le 84 mars, Malo et Nils ont sans comprendre hybridé leur ADN avec une plante grasse. Mushin a fait muter l’iris de ses yeux. Paul s’est réveillé avec les lignes de sa main modifiées. Tous sont devenus anonymes aux tests adn, iridiens et palmaires.

 

Le 95 mars, Madame Cloud, la hack team secrète de Zilch, a lancé avec Fugit, Logique floue et les Anonymous le plus large piratage de smart city jamais tenté sur la ville belge d’AlphaBrux, gérée par Alphabet. Toute la flotte de taxiles et de camions autonomes a bouché les artères principales de la ville. Des immeubles entiers sont devenus « hantés » par une domotique folle. Blocage des volets roulants, frigos dégivrés, portes verrouillées, chauffage dépassant les 35 oC… ascenseurs fous. Les banques ont subi un hack de type Robin-Hood avec virements massifs des comptes fortunés vers les comptes débiteurs. Smart ? Who’s smart ?

 

Au loin, on commence à deviner la mer. Nous avons passé le Javeau-Doux à midi, on y a déjeuné avec Kendang et les musiciens du gamelan avant de repartir. Ils ont encore accueilli des centaines de migrants depuis la dernière fois. Le sud de l’île a des allures de village africain désormais, avec un métissage subtil de cases et pavillons balinais.

La chaleur de l’après-midi laisse place à la fraîcheur. L’humidité remonte du fleuve. Ce soir, nous serons à Marseille, au quai d’Arenc, histoire de nous rappeler de bons souvenirs… Y constater de visu comment évolue la « earthline » le long du port. Comment la VAG se porte, si la mafia n’y pond pas déjà ses œufs, profitant de nos polices « vagues », justement. Là-bas, nous allons fêter notre entrée en Méditerranée. Célébrer la métamorphose des péniches pour pouvoir tenir la mer.

Avec quelques copains de la Traverse, nous préparons l’apéro sur le pont en nous jetant les sacs d’olives d’un bateau l’autre et en faisant voler les bouteilles. On a sorti les fauteuils en bois flotté, lourds comme des bûches, les poufs en sac de graines, une flopée de coussins de toutes les couleurs. J’agence au feeling des anses et des ellipses pour faciliter les circulations et aménager de petits espaces pour parler, danser, rire. Des moujiks montent une table dans leur canot accroché à notre poupe.

Aussi excités que les autres mômes (une dizaine), Toni et Agü continuent à jouer. Tishka est la seule hybride du lot. Pour l’instant. Elle vient se cacher derrière moi, en se coulant si bien contre mes jambes qu’il est impossible de la repérer. Sauf à sa petite odeur de poisson… Je lui parle en chuchotant :

— J’ai senti des fifs tout à l’heure bouger avec toi… Tes copines jouent aussi ?

— On joue à mâche-mâche… Cache-cache trop falice !

— Comment elles s’appellent tes copines ?

— Alentourne… y a Pluie-vitrée, Bleue-boue, l’Outrecaca, Rouge-qui-urge, Blanc-casse-pied… Et dans l’eau… euh… le Caradangle, Laloutre, Ragondingue, Jette-les-poufs, Rule-gîte, Mama Démeltigeuse, Chante-courbe, L’Happefilet, le Passe-dessous…

— Trouvée Tishka !

— Zlute ! Agü-gros-groin !

 

˛Ça ˛fleure ˛déjà la menthe dans les mojitos. Envie de me vautrer dans les coussins et de kiffer. Mais faut que je prépare l’asado, vide la poiscaille… Je suis de cantine d’après la cocotte-matin des Capitanes Chaos. Toni se poile : lui, il a tiré « jouer jusqu’à plus soif ». En sautant sur Garance, j’ai manqué de riper à la flotte. Vasco m’a chopé d’un bras, quel colosse ! Y tan tranquilo !

— Putain, en jet-pack, ça le faisait mieux, non ?

 

Dans la cale, un petit groupe de Terrestres te démonte des caddies. Ils se bricolent des casiers pour la pêche aux crabes, quand on sera en mer.

— Il vous reste une ou deux grilles pour un barbeuque ?

— Prends celles-là… On arrive pas à les tordre !

 

Quand je reviens sur Rocou, des musicos hoppés à Arles, qui cobaturent avec nous jusqu’à Marseille, ont entamé un zouk-love pour poser l’ambiance. Varech vient de débarquer. Depuis le Cosmondo, sa gueule frôle chaque semaine un peu plus la roche. Ça lui donne un grain de statue, muy bello. Il dit qu’il vire au minéral et que ça lui plaît. Sa partie végétale recule, mais le lichen résiste bien sur la barbe. Toni et ses potes gavés de soleil, qui puent la liberté, nous ont rejoints aussi. Ils dragouillent Velvi et une bordée de filles de la Céleste qu’ont passé l’après-midi sous leurs parapentes, arrimés au bateau façon cerfs-volants. Leur éclate était de passer sous les ponts sans toucher !

 

)To)ut) le) monde s’affale en cercle à même les planches. Agüero tisonne le feu enkysté dans un petit cratère, protégé du vent par des briques. Le delta du Rhône s’évase encore. On aperçoit un tanker au loin. La Camargue à droite se tache de rose. L’odeur d’iode nous pique le nez. La mer est toute proche et l’excitation monte. Varech a déjà trop bu et fait son show :

— … c’est comme si on avait transféré tout ce flux corporel métamorphe, bloqué chez nous, vers la synaptique. N’est profondément vif et changeant chez l’humain que notre réseau nerveux et neuronal, et ce qu’il produit : la langue oui, mais aussi l’imaginaire, la spéculation, la créativité…

— L’émotion…

— Oui, l’émotion aussi parce qu’elle révèle et libère un changement d’état…

— Alors ces furtifs nous suivraient parce qu’on est… parce qu’on dégage ensemble, sur ces péniches… plein d’émotions ?

 

Les moujiks, qui se sont agglutinés autour, sourient, amusés ou émus.

— C’est mignon… lâche Velvi en retournant les truites sur la grille.

 

Un jeune garçon aux allures de surfer ose timidement s’adresser au « maître » :

— Beaucoup de gens disent que la voix, nos voix, les attirent ? Je comprends pas pourquoi ?

 

Varech souffle, il en a parlé cinquante fois, il pourrait zapper mais il sait aussi qu’il est là, avec nous, pour ça : pour dire et redire encore, transmettre, partager. Que la furtivité est un monde inconnu encore pour tellement de gens, souvent incompris même chez les plus engagés des camarades. Alors il s’y colle :

— Peut-être parce que la voix est un pont entre le langage et le corps. Entre le sens et le son. C’est sur ce pont que les furtifs et les humains peuvent se rencontrer et échanger quelque chose. C’est en ce point de fusion que la synaptique humaine et la métamorphose des corps se touchent.

— Si je te suis, ce serait quand on discute qu’on est le plus proche d’un furtif…

— Discuter, ça reste très étrange… C’est sculpter de l’air ensemble, par la voix. C’est utiliser nos corps, le ventre, la trachée, notre bouche, pour fabriquer des objets sonores – qu’on s’échange et qui nous changent, en profondeur. Discuter, c’est comme accepter de se transformer, l’un par l’autre…

— Dismuter…

— Toi tu penses le passé Varech ! Moi je danse le futur ! Throw the dice !

 

BYala ! ASpinella est déjà bὄurré ! Ça ὗa être long, cette τeuf… Je lève la ὗisière pour me calmer… Fire in the sky ! Les tὄrchères ! Ça y est, on est à Fos, the cyberpunk ciτy ! On dirait un pas de tir avec des fusées. Un tanker à tête de mort ὗient nous escorter… C’est des Corsaires du Frioul, des pὄτes ! Ils sauτent à l’abὄrdage en balançant leurs cordes. Crunch :

— Alors vous allez faire quoi dans les semaines qui viennent ? Vous lâchez la France, c’est ça ?

— Ben, on va d’abord transformer le bateau pour qu’il tienne la mer. On va mettre des longerons et des serres, monter trois mâts pour les voiles, refaçonner la quille… Ensuite on verra ! On veut rejoindre vos îles corsaires, sur la Méditerranée… aller voir ce qui se crée sur les amas artificiels, les cargos-cités. Dire coucou aux camarades du cap Corse…

 

Les mecs ont reconnu Sahar. C’est une mégasτar partout en ὗrai, chez les zigzags. Dès qu’elle ouὗre la bὄuche, t’as l’impression qu’un DJ descend les pὄτards pour elle. Listen :

— Nous commençons à avoir un petit vécu, on va dire, de la furtivité… Un début de connaissance. Nous allons essayer de l’essaimer ailleurs. Faire de l’éducation populaire, apprendre tout doucement à s’hybrider au vivant, à partager nos pratiques, nos recherches…

— Moi, juste apprendre à apprendre des autres, déjà… je trouverais ça pas mal…

— Nous allons aussi tout connement amener de la joie là où on pourra. Là où c’est pas la joie, justement… Si on peut aider l’Aquarius, notamment, à sauver des gens qui se noient à cause de notre indifférence obscène, ce serait déjà très bien.

— Les fugitifs, c’est pas des furtifs, faut pas confondre ! clashe un pirate sous speed.

 

Le gars a écarτé le cercle et veut se plugger la sτar en liὗe, ça sent ça.

— Si tout se passe bien, on pourra les rapatrier sur des îles corsaires où ils pourront trouver leur place.

— Et tu penses sauver le monde comme ça, princesse ? Vous mesurez la merde dans laquelle on est ?! Tous ?

)To) ni) s’électrise.) Un instant, je crois qu’il va passer le pirate par-dessus bord. Varech sourit en dodelinant de la tête. Agüero me fait un clin d’œil et se rapproche du type, au cas où ça partirait en sucette. Sahar le regarde longuement dans les yeux. Dans le vent, il y a une odeur d’iode et de pétrole, mêlés.

— Si mon amoureux Lorca avait encore une bouche à lui… il te répondrait sûrement quelque chose comme ça : dans l’océan de merde dans lequel on patauge, pour parler comme toi, dans cet océan du capital, tous les continents lui appartiennent. La seule chose qu’on peut faire, pour l’instant, c’est, peut-être, d’aller fracturer la croûte terrestre, là où c’est un peu fragile, un peu ouvert, et tirer avec nos bras dans la fissure pour faire sortir du magma en douce… Disons provoquer ou accompagner des éruptions. Et quand un volcan, par miracle, pousse assez haut pour émerger à la surface, qu’un îlot se forme, vite nager pour s’y installer… et y faire pousser ce qu’on pourra…

 

˛Le ˛pirate ˛cherche quoi répondre, une vanne, trouve pas. Alors il retape dans sa boutanche de rhum puis lance :

— Des ZAG, des Zoùaves, c’est ça votre truc ?

— Oui, un système où tu n’es plus valorisé pour ce que tu accapares, mais pour ce que tu donnes…

— Ouuuaais… Vous prônez l’insurrection quoi ! Comme tous les merdeux !

— Je ne sais pas… Il me semble que l’enjeu est moins l’insurrection en tant que telle que la surrection. Au sens géologique. Ériger. Faire terre.

— Faire taire le capital !

— Si tu veux…

 

)Sa)har) se) lève, elle ne veut plus cristalliser l’attention. Ou elle a envie, comme moi, de danser et de faire la fête. La discussion continue sans le troll, entre terrestres et zoùaves, avec le Cryphe en appui :

— Une île bien sûr, c’est pas grand-chose. Une ZAG de trois cents personnes, on peut en rigoler. Mais deux îles, quatre, dix îles, ça commence à faire un archipel ! Et plusieurs archipels, reliés et complices, ça peut faire un pays, comme la Grèce. Et à force de faire terre, peut-être qu’on finira un jour par faire continent…

— Je ne sais même pas si c’est souhaitable, tu sais ! Small is beautiful ! Si tu restes à taille humaine, ça permet une démocratie directe. Moins de deux mille, c’est la dimension d’une commune rurale. Si tu multiplies un peu partout ces communes, avec chacune bricolant ses modèles politiques, ancrés dans le local, articulés au vivant, ce sera au final plus viable que de vouloir imposer un contre-modèle unique !

— C’est la polyphonie des pratiques qui peut garantir une liberté. Enfin, il me semble…

— Moi je crois qu’il faut sortir de la hourrah-révolution surtout ! 1/g ! 1/g ! OK ! On destitue tout, OK ! Mais aucun être vivant, même les furtifs, ne tient sans structure, sans mémoire. La vitalité ne s’oppose pas à la structure. Elle en dépend, même, le plus souvent, si elle veut s’exprimer. Il faut créer des dispositifs et ne plus avoir peur des institutions en soi, si elles restent fluides.

— Au moins des éthiques qui cadrent. Des horizons de comportements positifs, bienveillants…

 

Sur le pont de L’Alizarine, la fête bat son plein. La Chaosmose de Toni & friends stoppe et relance la musique, sans cesse, pour casser nos codes de danse. « Dégonde !! », ils gueulent. Ils sont casse-couilles, alors on se trémousse dans le silence comme des foutraques et quand ça redémarre, on pogote pour les dégager du pont. Après une heure de zouk-punk, un groupe plus soft prend la relève et envoie du slow. Pas mon truc.

 

Alors je prends Agü par la main et on saute de barge en barge pour en trouver une presque vide. Le gars qui la pilote est un Corsaire aussi. Il amène des oranges au marché de la Plaine. Avec un gramme de rhum dans les veines, Agüero tourne romantique. Ou alors c’est le tango qu’on entend maintenant monter de la péniche et se diluer dans les vagues ?

— C’est quoi ton rêve, mon amour ? Ton rêve à toi ? Ton rêve ultime ?

— Moi ? Tu le sais, non ?

— Pas vraiment.

— Ce serait… de créer un frisson ! D’en sortir un, un petit, un jour, un soir… de mon olifant. Qu’il soit si beau, si plein de vie, qu’il tienne tout seul dans l’air... et jamais ne se dissolve.

— Tu veux créer un furtif, en vrai ?

— Oui…

— C’est déjà un peu ce que tu fais, non ? il me dit, en m’effleurant le ventre.

 

saharLa saharbaie  saharde Marseille s’élargit à mesure devant nous. Nous dépassons la ligne du Frioul, ſrôlons à présent l’Estaque et remontons le port industriel… Varech est venu s’accouder au bastingage, à côté de moi. Il est complètement éméché, il grommelle, il me sourit. Il dit :

— « Phusis kruptesthai philaï. »

— Hum… C’est du grec ça, seigneur Varech… « Nature aime à se cacher… »

— Brrrouuais… C’est un de ces foutus fragments d’Héraclite… Je me bats avec lui depuis des semaines…

— Et… qui gagne ?

 

Tishka vient se blottir dans ma jupe, ſugitivement… Comme si elle avait entendu Héraclite… Varech nous regarde, émerveillé, un long instant, et s’enſuit vers la ſête.

 

Nous longeons maintenant la digue du Large. Tishka monte sur une caisse et pose quelques bougies, tremblantes au vent, qu’elle sort de je ne sais où. Elle se met à marmotter toute seule, comme elle le ſait souvent quand elle joue.

 

tishka Parſoıs, quand ȷ’ai la trıstesse, ȷe ȷoue à ce que papa vit vraıment et qu’on parle nous deux. Ça ſaıt la pleure à maman mais moi ȷ’aime, ça bien me ſaıt dans nos cœurs trois…

— Tu te souviens ce soir-là ? Quand on a repris Marseille, Tishka ? Arrivés le phare, on était plètement trempés par les vagues ! Ben un ferry est passé devant soi juste à ce moment et il a fait sa corne sonner de brume ! T’as sursauté mon chaton !

— Oui, oui, papa, je me souviens !

— Alors l’orchestre est redevenu l’orchastre de la Grande Ourse, celui qui fait vibrer les étoiles, juste avec des cuivres !

— La Grande Ourse, c’est maman, hein ?

— Oui.

… ȷe sais trop pas sı tu vivrais longtemps.tishka ȷe sais pas si nous vivèrent demaın. ȷe sais ça : qu’ici on vıte. Là. Maintenante. Tous autant que nous êtes. Hein papka ? Mon nom plus tard seront Tishca Varesh. Mon nom s’écrıra Saharshavin. Mon nom aurait été Tonèrstoſol, Saskima, Kendagüero, Velvasco, Zilchka parſois, ȷette-les-pouſs… Tu, on, ielle ? Eȷ ?

— Et moi, je m’appelle comment papa ? En vrai ?

— Toi ? On sait plus eux. Moi je t’appelle ma cosmôme.

 

saharTishka saharm’a  saharregardée en coin au moment où l’on dépassait le phare Sainte-Marie, au bout de la digue du Large. Je l’ai vue graver un mot en hâte sous le couvercle de la caisse et la reſermer doucement. « Tu le peux lire, sais-tu », elle m’a lancé. Alors j’ai soulevé la caisse en prenant une petite bougie et j’ai lu :

 

) skymweg .

 

L’un des cinq mille anagrammes du mot swykemg. Ce mot qui peut cacher et déplier la totalité des lettres de la langue ſurtive. Ce mot qui veut dire « cosmos » ou « monde » ou « l’être », ou la phusis, ou je ne sais quoi… Qui veut dire le tout. Tout ce qui vit.

Tishka s’est jetée dans mes bras, je ne sais pas si elle pleuvait, mais il y avait des gouttes d’ambre qui me glissaient sur les joues.

 

J’ai tourné ma tête vers la Méditerranée, les Goudes, les calanques…

 

Au-delà.

 

Le 106 bars, le millième doudou vivant a été certifié par l’office informel des enfants crédibles.