CHAPITRE 1 Le Blanc

— Il est dedans…

— Comment tu peux savoir qu’il est dedans ?

 

·· Arshavin · a un petit hoquet rieur, surpris. À ce moment-ci de l’examen final, après soixante-dix-neuf semaines de formation où il m’a tout appris, il ne s’attendait pas, de ma part, à une aussi potache provocation. Ça m’a échappé. Son bras est toujours tendu vers la porte close, vitrée dans sa partie supérieure, afin de m’inviter à entrer dans la salle… Il me toise à plein visage, avec son calme lunaire et ses yeux pers qui sont un hommage quotidien à l’intelligence. Derrière ma saillie, aggravée par mon sourire de contenance, il lit à cœur ouvert. Que j’ai peur. Que j’ai honte de m’abriter derrière des vannes déplacées alors qu’il faudrait être là, juste là, en prise. À se hisser en silence à la hauteur de l’instant.

Ŀe furtif est dedans. Ils le savent parce qu’ils ont activé les capteurs optiques, tactiles et thermiques, la résonance magnétique et l’artillerie d’écoute ; qu’ils ont mesuré les variations de l’hygromètre, le jeu des trains d’ondes et les infimes turbulences de l’air à l’intersection des murs. Ils le savent parce qu’ils ont au bout des doigts et devant les yeux la fastueuse technologie des chasseurs de furtifs que j’ai mis un an et demi à apprivoiser – cette technologie dont l’usage m’est, précisément, interdit pour l’examen. De manière à me mettre dans la plus nue des postures : seul dans un cube vide de six mètres d’arête. Face à face avec le furtif.

— Lorca, je te rappelle les règles. Cette épreuve du cube achève ta formation. Elle est éliminatoire pour l’accès au statut de chasseur, comme tu le sais. Tu as passé avec brio les épreuves théoriques et techniques. Je t’en félicite. C’était nécessaire pour se retrouver là, devant cette porte. À présent, il s’agit de prouver que, sans aucune aide technique, avec ta seule intuition et ton savoir acquis, avec ton seul regard et ton seul corps, tu peux capturer un furtif. Le cube est une épreuve de synthèse, qui catalyse la totalité de ce que tu as appris, construit et compris – d’où son prestige. Tu t’es entraîné avec des fouines et des mangoustes, avec des robots ultrarapides, des simulacres et des artefacts de furtifs. Mais rien ne remplace la traque d’un original…

— Quelle taille il a ?

— La taille d’un écureuil à peu près.

— Il a des ailes ?

— Parfois. Parfois il flotte, parfois il vole, parfois il court, comme tous les furtifs…

— Comment vous l’avez piégé ?

 

Ŀa figure fine d’Arshavin s’épanouit.

— On ne l’a pas piégé, il était là.

— Dans la salle ? Tu plaisantes ?

— Nous avons branché les capteurs il y a trois jours, pour faire des essais. On s’est rendu compte qu’il était là…

— C’est un sacré coup de bol, non ?

— La salle est presque toujours vide de présence humaine. Donc idéale pour se cacher. Les furtifs se moquent des capteurs, tu le sais bien. Seul l’œil humain les tue.

— J’ai une heure…

— Tu as une heure. Tu seras supervisé par cinq jurés : deux experts, son et optique ; un psychologue de l’unité et un gradé qui n’appartient pas au Récif, et nous est imposé par le Ministère. C’est notre béotien. Je préside le tout. Nous t’observerons de l’extérieur de la salle par caméra et micro. Nous commentons beaucoup durant l’épreuve mais tu n’en sauras naturellement rien. L’écoute n’est pas réciproque. Par contre, la durée te sera décomptée par haut-parleur. Durant l’épreuve, tu as le droit de demander un conseil d’ouvreur et deux positions-cibles…

— Les fameuses « conditions réelles »…

— Ça reste une chasse en huis clos, évidemment. Mais nous tenons à ce qu’elle soit réaliste. Si un jour tu chasses en meute, l’ouvreur t’aidera aussi…

 

Arshavin regarde sa bague, qui vient de luire.

— Bon, il reste… une minute. La porte va s’ouvrir au signal et il te faudra plonger, tu connais la contrainte. Tu te sens prêt, Lorca ?

— Absolument pas…

— C’est précisément ce que j’appelle être prêt. Cet état d’incertitude fragile, ouverte, qui rend disponible à l’inconnu. Crois-moi Lorca, quoi qu’il arrive, tu vas vivre l’un des moments les plus intenses de ton existence. Reste ouvert.

 

Ŀa porte s’efface dans le mur. Un bond – je suis dans la salle – la porte siffle dans mon dos. Close. J’attends le verdict…

« Pas de fuite à signaler ! Le furtif est toujours dedans ! » tonne une voix de nulle part. « Compte à rebours », enchaîne la voix d’Arshavin.

« Chasse Lorca Varèse lancée ! »

 

Je respire violemment et je me plaque au mur. Saskia m’avait dit : « C’est un cube blanc, tu verras, ça n’a l’air de rien mais c’est très impressionnant. » Je n’avais pas imaginé à quel point ça me prendrait à la gorge, et aux rétines. Paint it white. Ŀe cube est blanc, oui, d’un blanc impeccable, tendu d’un seul aplat mat massif qui glace les quatre murs et noie la surface du sol dans un lac de lait glacé.

Je lève les yeux vers le plafond : il est insituable : il pourrait être à deux mètres ou à dix, le blanc me l’avance et me le recule, l’absorbe doucement, me l’efface… Des six parois du cube, la lumière luit d’une façon si uniforme qu’elle pourrait aussi bien sortir de six écrans plats. À peine si je distingue les angles droits des murs, si j’arrive à fermer, à former, du regard, la perspective. À peine si je devine le long trait d’un blanc un peu moins blanc au pli des parois et à la jointure du sol. Je n’y vois rien, j’acclimate mal, je balaie circulairement des yeux les murs. Approprie-toi l’espace, prends corps dedans. En me faisant violence, je lâche le mur et fais quelques pas vers le centre de la pièce, avec la sensation nauséeuse de marcher à travers la brume, un jour pourri de ski, en glissant sur une plaque de verglas recouverte de poudreuse. J’ai des haut-le-cœur et la peur piteuse de tomber, je sais qu’ils me regardent et je me rabats vers le mur le plus proche que je longe et palpe avec le plat de mes paumes, rasséréné du contact froid et lisse, dur et dense, du béton peint. Au deuxième mur palpé, mon début de panique reflue. J’apprivoise petit à petit la salle. Je suis dans une cage blanche. Sans meuble, sans l’ombre d’un objet. Ni table ni chaise. Pas la moindre affiche ou la moindre applique fixée au mur. Rien qui puisse laisser au furtif la moindre chance de se cacher, d’utiliser ses capacités mimétiques ou de faire fructifier sa prodigieuse faculté de métamorphose en composant son corps avec l’environnement. C’est vide. Vide à tanguer. En ce sens, il s’agit bien d’un combat à armes égales : l’homme privé de toute prothèse techno face au furtif privé de tout environnement fécond. « Un duel au désert », a dit Arshavin.

— La phase d’adaptation a duré combien ?

— Quatre minutes environ.

— C’est un peu long…

— Il est vieux et ça reste un civil, à l’origine. Ce n’est pas si mal.

— Il s’est reterritorialisé avec le toucher, ça me semble intéressant.

— Ce qui est plus intéressant encore, c’est qu’il réfléchit avant d’appliquer le protocole technique. Plutôt rare.

 

Ŀes cônes et bâtonnets de ma rétine commencent à saisir des nuances précieuses. Je discerne le blanc du blanc cassé – et même des tavelures gris clair, çà et là.

Maintenant, je dois agir.

D’abord m’orienter. Ŀa paroi où se trouve la porte fera mon mur nord. En face le sud. Est et ouest à l’avenant. Ŀes quatre angles, je les code NO, NE, OS et ES. Puis quadriller l’espace. Du pied, avec la gomme de mes semelles, je trace vingt-cinq petites croix au sol, une par mètre. J’ai mon damier de six par six. Je me déchausse, prends ma chaussure en main et racle ma semelle sur les quatre murs, comme je peux, à un, puis à deux mètres de haut. Et je trace de grands ronds. On dirait des traces de pneus, ou une esquisse de peintre maboule. Sauf que ça rouvre puissamment la perspective et me permet des cadrages précis du regard.

— On sent la patte d’Agüero là-dedans. Le damier, ils font tous ça maintenant.

— C’est ce que vous leur apprenez, non ?

— C’est une facilité qui sert surtout le furtif. Il sait que le regard du chasseur va suivre les lignes malgré lui, qu’il sera pré-guidé. Il ne peut pas rêver plus prévisible !

— Les ronds par contre, c’est une innovation. Curieux de voir ce qu’il va en faire…

 

Je me loge dans l’angle OS pour avoir la porte dans mon champ de vision. Ŀe carré de vitre qui troue sa partie supérieure est la seule surface distinctive de la salle : ça m’aide à reposer le regard et ça me rassure. Calé dans mon angle, je regarde le plafond droit à ma verticale puis la totalité du cube blanc, tacheté de croix, qui s’étend devant moi. Rien, bien sûr. Sans parler du silence, presque insultant.

Il est dedans. Je veux bien les croire, putain. Mais où ?

Ça pourrait être une farce. Un bizutage de fin de formation. Mon champ de vision couvre 180o à l’horizontal et 120o à la verticale. Quand je regarde la salle, posté dans l’angle, j’ai l’impression panoptique de tout couvrir – et cependant je laisse de courtes plages hors champ – sol, côté, plafond – où le furtif se cache. « Ŀ’angle mort est leur lieu de vie » – c’est la première chose qu’on nous apprend. Je pense à Sahar, j’aimerais qu’elle soit là, avec les jurés, avec Arshavin et qu’elle ravale sa phrase qui me dévore depuis des mois : « Vos furtifs sont des artefacts de capteurs ; c’est juste un fantasme de grands gosses… Jamais ça ne nous ramènera Tishka… ». Du haut de ses quatre ans, Tishka savait, elle, que ça existe. Si j’échoue là, je ne pourrai jamais te le prouver, Sahar, je ne serai jamais chasseur, je ne pourrai jamais te rapporter cette preuve indiscutable qui ferait tout basculer. Qui ferait qu’on serait deux, à nouveau, pour la chercher.

— Cinquante minutes, Lorca ! cingle le haut-parleur.

 

Sous le coup de fouet, j’attaque mes déplacements sur le damier en mode tour d’un jeu d’échecs, puis en mode fou, avec des voltes vives à chaque changement de direction et des regards précis et balayants – haut-bas, droite-gauche – en décalé, la nuque jamais dans l’axe du tronc. Aucune chance de le voir avec une technique aussi rationnelle, aussi anticipable pour lui, mais ce n’est pas le but : le but est d’acculer le furtif dans des angles morts puis d’avuer ces zones d’un coup d’œil pour l’obliger à bouger par bonds, à se fatiguer, à trahir sa présence. Ŀe cube commence enfin à vibrer. De très légers bruits de béton gratté, frotté ou frappé, de tapotis de pattes au sol, de froufrous d’aile froissée parfois. Ou ce que j’imagine tel, quelque part au plafond…

Sans attendre, je mets en œuvre le second niveau de couplage marche-regard, par ce qu’on appelle les tournées. Plutôt que de tracer (aller droit ou oblique), je m’efforce de chasser (aller en crabe), de circuler (en arc de cercle) et de reculer, aussi souvent que possible pour comprimer les zones-refuges derrière moi.

— Il applique le cours, c’est bien…

— Ça ne mange pas de pain mais ça ne sert à rien !

— Il varie bien les allures, il casse plutôt bien ses cadences, notamment lorsqu’il alterne arc et crabe…

— Et il découple bien ses regards de sa marche, avec des mouvements de pupilles tantôt circulaires, tantôt pendulaires, qui sont asynchrones avec ses trajets. Presque systématiquement. Du beau boulot, assez virtuose même…

— Ça suffirait pour coincer nos robots. Mais là, le furtif se les frise…

— Où est-il, si je puis me permettre ?

— Toujours au plafond, mon commandant.

— Il faudrait que Lorca se couche dos au sol pour l’obliger à descendre…

— Au sol, la vision latérale est rétrécie. On perd aussi en couverture angulaire.

— Aucune position n’est optimale dans l’absolu. Tout l’art est d’articuler mouvement erratique et trajectoire de l’œil.

— Je dirais plutôt que tout est question de swing, de balancé, de pause soudaine, de tempo. Le furtif se fixe sur nos rythmes humains, instinctivement. Plus ils sont répétitifs, mieux le furtif anticipe.

 

Ça fait déjà vingt-cinq minutes que je cours, saute, bloque mes genoux pour décadencer ma marche et me casse la nuque à tourner la tête par à-coups brusques, comme un oiseau svelte que je ne suis pas. Je sens mes cervicales racler et mes chevilles qui enflent à force de changer d’appui, sans cesse, sans cesse. À cause des cris que le furtif jette, pour brouiller mon écoute, j’ai une amorce de mal de crâne. Mes yeux me brûlent de fixer le vide blanc moucheté de croix sans rien y voir d’autre que du vide blanc. Moucheté de croix. Ŀ’évidence est que je suis pas au niveau physiquement – je le prends en pleine gueule. À quarante-trois ans, je suis trop vieux pour être chasseur, trop lent. Je manque de souffle et de résistance sur les fractionnés. Je ne peux pas tenir les intensités qu’exigent les tournées au niveau musculaire et cardiaque. Sahar me dirait : « Tu te bousilles. » Je ne suis au niveau que dans ma tête. Et encore… Je perds le fil, je tourne en rond…

— Trente minutes !

— Position-cible…

— Arshavin au micro ! Je t’écoute Lorca…

— Je demande une position-cible…

— Cible au sol à 7 heures. Quatre mètres vingt.

 

Ferme les yeux et allonge-toi.

Je me suis allongé dans l’angle OS, la tête calée contre l’arête. Et j’ai fermé les yeux… Peut-être que le furtif ne s’attendait pas du tout à ça. Peut-être qu’il ne pouvait y lire qu’une stratégie inquiétante et nouvelle, dont la meilleure parade, dans son esprit, ne pouvait être que sonore et s’appuyer sur une prolifération de leurres auditifs destinés à me faire rouvrir les yeux, de façon réflexe, parce que j’entendrais une aile battre juste au-dessus de ma tête ou un serpent siffler entre mes jambes. Peut-être. Moi je sentais mon cerveau fasciculer, s’ouvrir. Peut-être qu’il avait tout simplement besoin de déployer sa fantastique énergie vitale trop longtemps contrite dans cette cage blanche sans herbe et sans plantes avec lesquelles se végétaliser, sans caillou ou bout de métal à métaboliser, sans animaux avec lesquels échanger. Et que dans ce désert-ci du cube nu, où nul objet n’était à assimiler, il ne lui restait que la puissance incorporelle du son à libérer et à propager, que la ressource d’une gueule d’où faire jaillir des cris, des râles doux, des chants et des chuchotements, que la volupté des mélodies qu’il pouvait sortir de lui, à foison, comme d’une flûte de Pan toute neuve issue d’une automorphose sublime de son museau d’écureuil – ou de n’importe quoi !

Toujours est-il que le cube se mit à frémir et à hululer – accentuant ma concentration. Je redescends au présent… Des deux hémisphères de ma boîte crânienne plaqués dans l’angle des murs, de mon corps allongé en lourde corde à même le sol monte une musique bruitiste inouïe, vibratoire et sourde, que déchire la beauté soudaine d’une trille, d’une cymbale incongrue et de notes dépenaillées de piano, captées d’on ne sait où. Elles tombent du plafond en vrac avec la frénésie d’une pluie pour venir s’amalgamer, dans la salle désormais pleine d’échos, à la banque faramineuse de sons artificiels qui font notre quotidien d’humains et dont les furtifs, on le sait, sont des collectionneurs involontaires et des mimes fulgurants de sorte qu’ils sont capables de ventriloquer à la volée n’importe quel moteur, sonnerie de portable, crissement de pneu et freinage, klaxon ou corne de bus, s’il faut attirer votre regard à l’opposé d’où il traverse.

J’ouvre les yeux plusieurs fois, au hasard, sans me laisser héler ou happer par un bruit qui m’aimante, sans chercher à suivre le trottinement des pattes qui crépite de mur en mur à une vitesse telle que les courses successives semblent simultanées – ou provenir de plusieurs animaux à la fois tandis qu’il n’y en a qu’un. Enfin sans doute qu’un !

— C’est assez splendide… Vous enregistrez, n’est-ce pas ?

— Ce qui est impressionnant à l’écoute, même quand on en a l’habitude, comme moi, c’est qu’il se sert beaucoup des réverbérations, du déphasage, de la réfraction et de la diffraction, des interférences de la salle close, avec des effets de superposition et de battements, de la distorsion involontaire, du moiré, du bruit blanc, des ondes stationnaires… C’est tout bonnement vertigineux… Aucun animal connu, même les oiseaux virtuoses, ne sait faire ça.

— Le pire est qu’il reste, pour l’instant, en mode joueur, si je puis dire. S’il voulait, il pourrait développer des attaques soniques, par infra ou ultrasons.

— Pourquoi il ne le fait pas ? Il est attaqué, non ? Il risque sa vie, il le sait. Si Lorca le voit, il est mort… Pourquoi il ne contre-attaque pas ?

— Un tir d’ultrason ciblé suffirait…

— Bien sûr… On se le dit à chaque fois. Ça reste une énigme. Nous travaillons dessus depuis huit ans et on ne comprend toujours pas.

— Il est pacifiste en quelque sorte… Peut-on dire ça ?

— C’est une vision très anthropomorphique… Quand un furtif assimile un chien, il peut l’amputer d’une patte en deux temps trois mouvements, pour la réassembler dans son corps. C’est une forme d’agression, très cruelle en un sens. Pour le moins d’hyperprédation.

— À cette nuance que le furtif ne tue jamais : il fait vivre. Il métamorphose, oui, mais toujours pour créer quelque chose de vivant…

 

Je suis maintenant debout au milieu de la salle et je chante, et je crie, et je parle au furtif qui me répond avec ses chants à lui et ses cris qui partent de tous les points du cube, par salves, comme s’il voulait me cribler de balles soniques ou me faire danser en levant les pieds au milieu d’un saloon de western. Je n’ai plus l’esprit à quadriller, alors je passe au niveau trois de la tactique de traque, celle des trajets en spirale et de la valse, dont Arshavin nous a enseigné qu’elle était la meilleure façon de prétendre couper la trajectoire toujours changeante d’un furtif. Et je ne fixe plus de zones précises : j’adopte le regard flou, la visée flottante. Je dessine des arabesques avec ma pupille, je vagabonde avec mes prunelles et mes pieds selon la technique supérieure du chasseur soûl, et le temps s’écoule, et ça ne marche pas. Pas plus. Pas mieux. Avec de surcroît la sensation crasse de faire n’importe quoi et de dilapider le peu de chance qu’il me reste de le clairvoir. Quand soudain…

— Merde, regardez ça ! Regardez où il est !

 

Il y a quelque chose sur mon dos. Entre mes omoplates. Ŀ’adrénaline gicle dans mon sang. Je plie le bras derrière ma nuque et j’arrive à l’effleurer du bout des doigts, mon dieu. C’est chaud, fourré et doux comme un pelage de chat. Ça frétille tel un colibri. C’est calme et incroyablement véloce à la fois, hypranerveux et zen, je n’arrive pas à trouver l’image en moi, cette sensation que ça me donne et la forme que je sens que ça a. Il est là. C’est tout. Je le touche et je ne peux pas l’attraper, ni l’agripper, il me manque quelques centimètres, une once de souplesse du bras que je n’ai plus, et c’est comme s’il le savait pertinemment. Je sens sa truffe sur mon cou, il me hume ou me lèche, je frissonne des pieds à la tête, ça pourrait presque être un bisou. Ŀ’instant d’après, il est reparti.

Et je me dis que c’est fini.

J’ai eu ma chance, il me l’a donnée. Je ne l’ai pas prise.

Sahar ne me croira jamais.

Vidé, je vais me placer mur sud et je regarde la porte en face de moi. Ŀa sortie. Cinq minutes coulent à pic.

— Compte à rebours : quinze minutes !

 

Je ne dois pas lâcher. Au moins pour l’honneur, au moins pour Tishka. J’appelle à nouveau…

— Arshavin, je demande ma deuxième position-cible…

— C’est ton droit.

— Le furtif est où ? Juste maintenant…

— Il est devant toi, Lorca.

— Sérieusement ?

— Il est pile en face de toi, sur la vitre de la porte.

 

Des leurres visuels qu’utilisent les furtifs, la formation nous a tout appris. Ŀes illusions géométriques – de grandeur, de courbure, d’angle, de perspective – avec les figures de Müller-Ŀyer, de Poggendorff, l’illusion de Titchener ; les illusions de couleurs et de contraste avec ce foutu échiquier d’Adelson et la grille d’Hermann ; les illusions subjectives de Kanizsa ou de Kennedy ; les illusions de mouvement, l’effet phi, la persistance rétinienne positive et négative ; les illusions artistiques et même culturelles ; les stéréogrammes… Et bien sûr le camouflage et le mimétisme environnemental. À l’examen d’optique furtive, j’ai eu la note maximale.

Aujourd’hui pourtant, je regarde, je regarde droit devant moi, je scrute la vitre et je ne vois absolument rien. Rien d’autre qu’un carreau en verre securit cerné d’un cadre d’aluminium, avec la vague amorce du couloir d’accès que l’on voit à travers, fondu dans un reflet fade de la salle.

Sans lâcher la porte des yeux, j’avance d’un pas. Un aboiement de rottweiler jaillit sur ma droite, très fort, très proche de mes mollets. Je tremble ; je ne dévie pas. Dans mon dos gronde le moteur d’un camion, qui accélère… Ŀe camion pile à m’en strier les tympans. Tu m’auras pas. Encore un mètre. Fixe Ŀorca, fixe. Ŀes cris éclatent et sifflent, ils montent du sol avec des bruits d’insecte disproportionnés, de marais qui grouille et de crotales qui crissent entre mes pieds. Ils tombent du plafond en plaques de plâtre. Mais le pire est cette nuée de guêpes à un mètre de ma tête qui grésille avec un réalisme insupportable et qui me demande un effort suprahumain pour ne pas lever les yeux. Pour tenter d’atténuer le vacarme, je mets mes mains sur mes oreilles, en vain : la plupart des sons que génère le furtif passent par conduction osseuse. Tu l’as appris, connard.

À trois mètres, à présent, de la vitre – je me tiens. En toute probabilité, le furtif est étalé sur la porte à la manière d’une raie manta, protégé d’une peau mimétique blanche, argent et grise. Ŀes yeux sont peut-être les quatre vis du cadre d’aluminium. À cette distance, un simple cillement, un simple coup d’œil hors champ et je le perds. Il le sait. Je le sais. Il a retourné sa tactique en m’étouffant d’une gangue de silence, qu’il perce d’alarmes, tout à trac, d’appels, troue de klaxons, criards, sans aucun rythme, à l’improviste. No way : j’ai verrouillé mon cerveau reptilien quelque part dans un coffre d’os doublé en granit au fin fond de ma boîte crânienne. Tout ce qui reste encore en moi d’animal s’est vrillé en un câble de métal dans mon nerf optique. J’ai abandonné mon corps souple. Je suis un pur œil de férocité fixe. Encore un pas, Ŀorca. Tu vas le voir. TU VAS LE VOIR !

— Il y est, il y est… Il va le faire ! chapeau !

— Un sacré mental, ton protégé, Arshavin ! J’aurais jamais tenu avec ces guêpes.

— Ce n’est pas fait, messieurs. Ne nous emballons pas…

 

Ŀe cadre d’aluminium est d’un pouce trop épais. Aux angles, les vis chatoient. Elles sont comme huilées ou humides… : DES YEUX !

Une fraction de seconde. Ŀe temps que mon cerveau établisse que c’étaient des yeux vivants qui me regardaient. Ŀa stupéfaction que j’ai ressentie, le furtif l’a vue, l’a sue. Sans doute l’avait-il anticipée, même. Ŀes quatre yeux se sont pétrifiés immédiatement. Ils sont tombés en billes de verre au sol et j’ai été tellement surpris que je les ai regardés rouler sur le béton blanc sans comprendre que je venais de rater le reste du corps, que le furtif s’était déjà projeté ailleurs, oiseau ou gecko, qui sait ? pour fuster loin de la vitre et s’abriter hors de portée.

— Tout est à refaire…

— Le furtif a donné ses yeux pour sauver le reste du corps. C’était la meilleure feinte possible, acculé comme il l’était. Lorca n’aurait jamais détourné le regard sinon : il fallait que quelque chose de visible bouge. Sa rétine s’est jetée dessus, avidement. Elle n’attendait que ça.

— Je suis désolé, je ne suis que psychologue, pas éthologue. Pourtant il y a une chose que je n’arrive définitivement pas à comprendre : comment le furtif peut-il savoir qu’il est vu ?

— Vraiment vu ? Pas seulement regardé ?

— Oui. Et comment se fait-il qu’avec son intuition, il ne sache pas que nous le regardons depuis une heure par caméra interposée ? Qu’il ne comprenne pas qu’il est vu, précisément, et que par conséquent il n’adopte pas le principe de sauvegarde général de l’espèce, à savoir se céramifier, ce qui rend toute étude physique impraticable ?

— Il sait pertinemment qu’il est observé. Aucun doute là-dessus.

— Donc il se sait vu !

— Qu’appelles-tu « voir », au juste ? Et qu’est-ce qu’on voit, exactement, de cette salle de contrôle et avec nos machines ? Quand il était sur la porte, qu’est-ce que nous avons vu ? Soyez francs…

— Personnellement, rien de reconnaissable, Amiral…

— Une forme de chauve-souris très aplatie, translucide…

— Si vous voulez… Nous avons vu des taches thermiques sur la vitre et un peu partout autour. Nous avons vu un niveau d’hygrométrie supérieur à la normale sur la porte, mais aussi en quatre autres points de la salle. Nous avons vu un rayonnement magnétique et des trains d’ondes qui se dispersaient vers la droite et au-dessus. Nous avons mesuré une épaisseur de deux centimètres environ sur la plaque de verre grâce au capteur de relief. On a pu situer le bulbe cérébral, l’estomac et ce qui pourrait être des nerfs, grâce à l’IRM. Les micros ont localisé la source probable des cris au pied de la porte – même pas venant de la vitre ! Et avec tout ça, en faisant tourner une quarantaine de logiciels processant des téraoctets de données fluantes et contradictoires, nous avons interpolé que le furtif était sur la porte. Enfin : probablement ! Avec quelle morphologie temporaire ? occupant quelle surface exacte ? ventriloquant avec quelle bouche ? située où ? quel type de peau, quelle patte, aile ou ventouse ? – nous n’en savons fichtrement rien ! Alors vous affirmez : « On l’a vu ! » J’entends bien… C’est une interprétation psychologique. Scientifiquement, c’est plus discutable…

— Paradoxalement, c’est lorsqu’il est immobile qu’il est le plus difficile à « clairvoir ». Lorca y était presque, je pense…

— Il lui reste combien de temps ?

— Neuf minutes.

— Il est foutu. Il n’y arrivera pas.

— Je crois qu’il réclame son coaching…

— À la bonne heure ! SOS, Papa Arshavin !

— Ne soyez pas narquois, commandant. Il se sert simplement des règles. En condition de meute, il aura un ouvreur pour le guider. (…) Lorca, je t’écoute !

— Je suis passé tout près… Je lui ai pris ses yeux. Comment je peux… exploiter ça ?

— Il va lui falloir un peu de temps pour reformer ses yeux, d’autant qu’il n’a rien dans le cube à métaboliser. Il va devoir procéder par automorphose. Pour s’orienter et bouger, il va donc certainement se guider au son, aux mouvements de l’air que tu provoques en te déplaçant, à ta chaleur. À mon avis, il est quasiment aveugle pour l’instant, même s’il doit avoir quelques cellules photosensibles encore actives. Il est handicapé, donc profites-en si tu peux.

— OK. Merci. Je vais quadriller en hexagone.

— Une dernière suggestion, Lorca, si je puis me permettre : oublie la technique.

 

Il l’a glissé doucement à travers le haut-parleur, et aussitôt les mantras de ses cours se sont réactivés en moi : « Ŀa technique est l’ensemble de ce qu’il faut savoir pour échapper à la technique. Ne cherche plus à raisonner : cherche la résonance : thermique, physique, spirituelle. Cherche ce point d’extrême disponibilité en toi à partir duquel tu vas sentir le furtif bouger. N’essaie pas de pressentir, puisque c’est déjà anticiper sur ses mouvements et il te déjouera aussi sec. Ne te contente pas non plus de ressentir, ce qui revient à post-sentir, car c’est déjà trop tard lorsqu’on chasse un furtif. Mais cherche plutôt à… »

— Présentir, oui… Je me souviens de tes leçons.

— Essaie de sentir à la vitesse du présent pur. Ni plus lentement, ni plus vite. En prise avec la durée. Repousse toute anticipation. Essaie d’atteindre la simple présence à ce qui se passe, flue et change. Sans cesse. C’est là que vit le furtif. C’est là que tu le croiseras.

— « On ne chasse pas un furtif. On le rencontre. On va à sa rencontre. »

— Tu peux le faire, Lorca, crois-moi !

 

Je me suis assis au milieu de la salle. Et j’ai posé mes mains au sol, bien à plat, en fermant les paupières et en ouvrant grandes mes narines, lâchant du bout du nez un souffle de petit buffle. J’ai hissé les pavillons de mes oreilles et laissé ma peau à nu, offerte comme l’eau d’un lac, à l’infime rafale. Pourquoi j’ai choisi cette voie ? la plus passive, la plus en dedans ? Plutôt que d’engager cette traque méticuleuse et féroce que me suggérait mon stress, sur un furtif que je savais en outre mutilé ? Ŀes mots d’Arshavin ? Mon intuition ? Ŀ’intuition qu’ainsi, j’allais enfin basculer dans son monde ?

Pour la première fois depuis le début de l’épreuve, je prends la mesure intime de l’espace alentour, de la hauteur qui s’étend au-dessus de moi, de la profondeur de la salle. Du volume. Et je respire enfin à l’intérieur. Je contracte le cube, je le dilate, je retiens un peu les parois et les écarte à chaque bouffée comme si cette cage blanche était ma cage thoracique, un poumon ample qui enfle et désenfle, souplement. Ŀe furtif ne voit rien, je le sens. Il est comme moi à l’écoute du cube, il hume, je fais silence, il laisse passer sur lui les infimes pétulances de l’air, la vapeur d’eau que ma peau exhale. Je sens les volutes résiduelles de mes valses de tout à l’heure qui tournoient, minuscules, il les effleure. Ŀa salle est vivante. Ŀe sol frissonne au toucher, le béton vibre et restitue nos courses, les ondes magnétiques se réverbèrent par tous les plans et tissent en se croisant des textiles frêles que je peux déchirer avec la buée de ma bouche.

Sous la perception descendre, descendre encore…

J’ai l’impression de savoir où le furtif se love, pas précisément encore, au moins la zone – à l’arrière en oblique, à mi-mur il me semble. Une chose pareille à la peur émane de ce mur – une onde cisaillée, pulsatile, à fréquence courte, lestée de stress, dont l’amplitude est neuve, et qui alternativement s’efface et insiste. À peine si elle se détache sur un fond de vibration banale, de bruit blanc propre à la virilité rêche du béton, qui rend chaque coup qu’on lui donne longtemps après l’écho du combat.

J’ai atteint le temps mort, je le sens à mon calme soudain. Floribond.

Je me tiens dans cette attente riche qui n’anticipe plus, qui n’a plus peur d’être en avance ou en retard, qui est à la vitesse du devenir et de l’événement. Plus ne bouge, aucun indice ne lui donne, j’ouvre simplement mes yeux parce que je suis prêt à la rencontre et que je sais qu’il va bouger quand je vais crier – je ne sais pas quand, ni quoi – crier ! Me vide encore un peu plus, descends sous la lumière, sous la blancheur, dans l’infrablanc et l’ultra-gris, dans l’infracri de l’ultrason… Poussé du ventre, le souffle monte et me déchire par la trachée – je le crache :

— Skkklllessssshhhhh !

 

D’une touċhe, subreptiċe, l’air bouġe, le volume du ċube se troue sur ma droitė, le furtif file, tout est flou, je ċadre le mur devant mes yeux, rien de plus, vraiment… Un à-ċoup me haċhe le ċerveau, une vaġue saċċadée qui m’inquiètė, très brève pourtant… Un vertiġe épileptique…

Puis le blanċ –

 
 

— Tu peux le lâcher maintenant ?

— Qu’est-ce… qui… s’est… passé ?

— Tu as perdu connaissance, Lorca. Tu as fait une crise d’épilepsie. Ça arrive parfois, quand on chasse…

— J’ai… échoué, hein ?

 

Des yeux bleus me regardent, énormes… je flotte…

— Tu as réussi l’examen, Lorca Varèse. Ton diplôme, tu l’as entre tes mains…

 

Dans la marmelade, j’ai des trouées, des bribes, je naġe… Retard sur tout ċe qu’on me dit… Je reċonnais le visaġe fin d’Arshavin… reprends ċonsċienċe… par ġros morċeaux de réel… Ċomme si un teċhniċien reċâblait mes neurones lobe après lobe, nonċhalamment… À travers les nappes de brouillard, qui s’éċlairċissent mal, je métabolise que j’ai les mains ċrispées sur une sorte dė sċulpture foutraque, en ċéramique brune, que je ċaresse maċhinalement…

— C’est ça… le furtif ?

— C’est lui. Enfin… c’est ce que tu en as fait.

— Ce que… j’en ai… fait ?

— Sa pétrification si tu préfères. Tu l’as tué en plein mouvement.

 

Je tends la sculpture devant moi, à bout de bras, la tâte et essaie de comprendre. Mon cerveau est cramé. Je ne saisis aucune forme, rien, c’est fuselé, explosif. Alors je lève les yeux vers Arshavin, puis vers les quatre jurés et je réalise que je les reconnais sans difficulté. Ça me rassure. Qu’est-ce que c’est beau ! On dirait… je ne sais pas, une mangouste ou une martre, avec des oreilles et des pattes qui giclent sur des ailes acérées. Arshavin me prend l’objet des mains et me montre le mur, en face de moi. Il y a comme un tag. Une longue trace rouge calligraphiée.

— Il a laissé un céliglyphe sur le mur…

— Oui, comme toujours…

— C’est sublime… Vous l’avez pris en photo ?

— Tout est enregistré, à mille images secondes, en haute déf ’. Tu sais tout ça, Lorca. Ça va ?

— J’arrive plus à articuler… Ma bouche me fait mal.

— C’est l’épilepsie. Tu t’es mordu la langue au sang. Tu te souviens du moment où tu l’as vu ?

 

Ŀe furtif est entré dans mon champ de vision, plein axe, à la vitesse d’une mangouste foudroyée. C’est la seule chose dont je me souvienne absolument. Ŀes jurés m’ont dit, plus tard, et je l’ai vu sur les images captées par les caméras, qu’il s’est pétrifié sous mon regard, selon la stratégie sempiternelle de l’espèce, et que son corps, à cause de la vitesse acquise, a roulé-boulé sur toute la largeur du mur en esquissant un glyphe élégant et définitif, que les cryptographes ont ajouté à leur banque de données sans y comprendre que pouic – sinon qu’il s’agit d’une forme de testament éclair, dessiné quelques centièmes de seconde avant le suicide consenti du furtif, et qui doit signifier quelque chose de vital pour l’espèce – un message, une alarme, un cri peint à corps levé, avec du sang. Certains glyphiers pensent que ça s’adresse à nous, possiblement. D’autres qu’il s’agirait d’une forme d’idéogramme instinctif, réflexe. Ou d’une trajectoire de survie. Ou d’une signature cinétique, moins visuelle que rythmique, moins peinte que tracée pour faire piste, pour laisser ouvert un cercle de feu final. On n’en sait rien. Pour l’examen, j’ai passé des journées fébriles à étudier un à un les deux cent dix-huit céliglyphes répertoriés à ce jour par l’armée. (Ŀe mien est le deux cent dix-neuvième, je n’en reviens pas.) Je sais juste qu’aucune toile, qu’aucun dessin humain ne m’a jamais fait cette impression de vitalité ultime. De motu proprio sidéral en train de se faire, d’être fait & refait sans cesse, ici, sous les yeux qui le regardent et le relancent à la prunelle.

 

Arshavin me relève du sol et sur son visage, il y a un bonheur de gosse qui vaut toutes les récompenses, toutes les félicitations fabriquées avec des cubes de mots. Il y a un bonheur de père ému devant le premier flocon de son fils – le bonheur que j’aie réussi l’épreuve, que le furtif soit aussi étrange et beau, qu’il ait un nouveau chasseur pour ses meutes qui se dépeuplent, mois après mois. Ŀe bonheur simple que la recherche puisse continuer… Et un bonheur plus discret aussi, moins innocent et plus rageur : celui d’avoir eu raison contre tous les formeurs qui voulaient me dégager, contre tous ceux qui disaient ou pensaient (très très fort) qu’un civil comme moi n’avait pas sa place au Récif, qu’un quadra n’aurait jamais la vitesse, jamais la vista, jamais l’endurance physique pour aller chercher un furtif. Ils avaient raison : je n’aurai jamais la vitesse ; je n’aurai jamais le physique. Mais j’ai la vista. Et j’ai surtout ce que très peu de jeunes ont au récif : une raison absolue de devenir chasseur.

— Je voudrais te demander une faveur, Arshavin.

 

Il a lu mon regard, il a déjà compris.

— Tu veux garder le furtif ?

— Si je peux.

— Le labo n’aime pas ça, tu t’en doutes. Ils demandent des garanties exorbitantes. Tu vas me faire crouler sous la paperasse…

— C’est très important pour moi.

— Tu connais au moins les règles de base ? La céramique restera chez toi, cachée. Le labo peut la rappeler quand il veut. Pas de photo, pas de film, pas de moule ou d’empreinte, personne ne doit la toucher ni évidemment te l’emprunter. Si jamais tu la montres à un proche, il n’y a qu’un discours : c’est l’œuvre d’un sculpteur, Anje Fontaine, mort en 1973. Sa biographie a été montée de toutes pièces sur le Net. Tu y renvoies. Les critiques d’art sont volontairement fades et déceptives. Toutes les images qui circulent sont des faux. Bref : tu mens. Nous sommes d’accord ?

— Pas de problème.

— Ton furtif va passer au labo, pour les tests et prélèvements d’usage. Ça ne donnera rien, comme d’habitude, mais tu vas devoir attendre deux semaines pour le récupérer. Si j’arrive à les convaincre, ce qui n’est pas gagné.

— Ça me va.

— Va te préparer, maintenant. Ton intronisation officielle a lieu dans une heure, au mess.

 

Il attend que je parte mais je ne bouge pas.

Je n’osais pas jusqu’ici. J’ose :

— Arshavin ?

— Oui ?

— Merci. Merci de ne m’avoir jamais lâché. Merci pour tout ce que tu m’as appris… Comme mentor, mais surtout comme être humain.

 

Arshavin baisse la tête et esquisse un glyphe sur le béton, de la pointe du pied. Ŀorsqu’il se redresse, sa voix a chuté de deux octaves et sa franchise me prend aux tripes :

— Tu étais le plus doué de ta promotion, Lorca. Personne ne s’en est rendu compte ici. Ni les formeurs, ni tes camarades. Même pas toi. Tu deviendras un chasseur exceptionnel, c’est l’évidence – et tu seras, comme tous les chasseurs exceptionnels, d’abord confronté à ta propre folie. Accepte-le. Accepte-la. Il n’y aura personne pour te donner un conseil qui vaille à ce moment-là…

 

Avant même de me doucher, la première chose que j’ai faite a été d’ouvrir la bouche et de me regarder dans la glace. Sur le pourtour de ma langue, il y a l’empreinte, crue, des canines et des molaires dans la chair, des hématomes sévères dans l’épaisseur du steak et du sang noirci. Avec la décompression, la douleur se réveille, plus insistante, plus nette.

Ŀa douche est comme un bain vertical. Ŀa tension dégouline sur mon torse et mes hanches et part dans le siphon.

Je me suis habillé en tenue d’apparat, boots tactiles, pantalon de camouflage et chemise mimétique, avec le béret assorti des apprentis-chasseurs, que j’enfilais pour la dernière fois. À nouveau, j’ai regardé dans la glace. Ce que j’y vis ne ressemblait à rien : un civil déguisé, avec un visage hagard de post-épileptique qui secouait ses synapses dans le vide, comme un grelot.

 

Ŀorsque je suis sorti du cube, j’ai avancé en fantôme sur la passerelle qui relie le pôle Corps au pôle Esprit du complexe, selon la classification antique d’Arshavin. Et je me suis arrêté. Pour prendre du recul.

 

Ŀa passerelle surplombe les places, le petit lac et les caillebotis mobiles qui distribuent les accès vers les dortoirs, les salles de cours, la cantine et le café, les technograppes bleues, les labos. Comme chaque début de semaine, Arshavin a déplacé le café, réorienté les caillebotis, fait bouger les places et les bancs, décalé les arbres et allongé un peu le lac en abaissant les bondes. Il a fait couvrir quelques verrières, en a découvert d’autres, incliné les rampes d’accès, condamné des portes et des porches et réaffecté sans doute un ou deux dortoirs en sites de chasse, laissant exprès une signalétique contradictoire. C’est toujours le Récif (Recherches, Études, Chasse et Investigations Furtives), c’est toujours là que se forme l’élite des chasseurs, c’est toujours la même vocation pédagogique et militaire bien que ce ne soit jamais, d’une semaine sur l’autre, la même architecture, jamais la même implantation du bâti et des places, jamais les mêmes cheminements, la même répartition programmatique, jamais la même distribution entre espace intime et public, volume clos et entr’ouvert, entre chaleur et fraîcheur, pénombre et lumière, porosité des coursives et barrières physiques. Ainsi l’a voulu Feliks Arshavin. Ainsi l’a-t-il imposé, surtout, au mépris des pressions, à une hiérarchie militaire marmoréenne qui s’était d’abord crispée sur les surcoûts induits par une architecture dynamique et mobile avant de comprendre qu’elle était la plus pertinente façon de former de futurs chasseurs à affronter leurs proies : en les immergeant dans un environnement incertain et chaotique, dans un monde métamorphique tout sauf inerte, tout sauf routinier et fixé une fois pour toutes.

Quand je regarde le Récif, chaque lundi matin, de cette passerelle que j’adore, ce que j’admire n’est pas l’inventivité d’Arshavin ni son intelligence indiscutable de l’espace, c’est que le résultat porte toujours – quelque sauvage et haché, quelque contre-intuitif ou contre-routinier soit-il – sa grâce. D’une certaine manière, lui si secret, si agile dans ses esquives sociales, livre chaque semaine, en trois dimensions et sur cinq mille mètres carrés, le portrait de son humeur mentale – parfois rigoriste, parfois joueuse – toujours destinée à nous fouetter l’habitude et le sang.

— Alors ? hèle une voix en contrebas.

 

C’est Saskia. Ŀa traqueuse phonique des Têtes chercheuses, avec son éternel bonnet violet qui couvre ses systèmes d’écoute, sa voix de sable et sa curiosité riche. Ŀ’une de mes rares amies au Récif.

— Alors quoi ? réponds-je à la masse.

— T’es fier ?

— Ah… Ben je l’ai eu !

— Je sais, patate ! Wooaaouh ! Tu es officiellement un chasseur maintenant ! Tu sais que tu vas sans doute rejoindre notre meute ? Tu le sais ? C’est magnifique ! Il était comment ?

— Qui ?

— Ton furtif, patate douce ! T’as le cerveau en crumble ou bien ? Tu as crisé ?

— Je crois, oui…

— Malaise vagal ou épilepsie ?

— Épilepsie.

— Bienvenue au club ! Tu l’as invoqué, aussi bien !

— Quoi ?

— Je t’expliquerai ! Souffle un peu et prépare-toi à la réception, l’Orque ! Arshave va te mitonner un discours aux petits oignons ! J’attends ça depuis six mois !

— Six mois ?? Tu pensais depuis six mois que je serais chasseur ?

— Non. Mais j’espérais ça très fort. J’ai croisé les doigts pour toi. Je suis trop heureuse !

 

Ŀe bonnet prune de Saskia oscille et file comme un coup franc en banane sous le porche des dortoirs. Elle bute sur une grille nouvelle, rit et finit par trouver l’échelle, récente, posée contre la fenêtre, par laquelle elle disparaît sur un coucou joyeux de la main.

 

Ŀorsque je suis entré dans le mess, je ne m’attendais pas à grand-chose. J’avais la langue en braise et j’étais vide comme une batterie de bot en fin de traque. J’ai poussé le double battant de la porte orange et j’ai eu l’impression qu’on me clipsait un câble haute tension sur le névraxe cervical – tant la clameur m’a sidéré. Tout autant que le silence, aussi soudain, qui l’a éteinte dans la seconde.

Face à moi, dans un alignement impeccable qui courait sur toute la longueur de la salle des trophées, toute la promotion était debout. Au garde-à-vous. Ŀes camarades, puis les formeurs, puis les gradés. Et tout au fond il y avait Arshavin, dans son uniforme d’amiral, me saluant de la scène, le furtif posé à sa droite sur le pupitre. Sous les sifflets, les ovations et les vivats, j’ai traversé la salle, électrisé des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, je n’avais plus mal nulle part, je ne marchais plus, je glissais sur coussin d’air à travers la haie d’honneur et je serrais à la volée des mains, touché-coulé par l’enthousiasme d’une promotion qui m’avait pourtant, jusqu’ici, plutôt accueilli avec une défiance, sinon une hostilité certaine. Que je leur ai bien rendue. J’étais maintenant des leurs, hein ? C’est ce que leurs voix, leurs bravos, leur chaleur me criaient.

Sur la scène, Arshavin m’a remis sans protocole le furtif céramifié – et je l’ai levé au-dessus de ma tête, comme une Coupe du monde arrachée à la dernière minute de jeu.

 

Ŀorsqu’Arshavin prit la parole, beaucoup devaient s’attendre au ronronnant discours, sagement élogieux, qui salue d’ordinaire l’accession au grade de chasseur. Avec, puisqu’il s’agissait d’Arshavin, un taux élevé de mots d’esprit et d’ironie piquante qui, chez lui, massicotait souvent sa bienveillance.

À son sérieux, cependant, il fut vite évident qu’il était venu mettre à feu des missiles – dans cette salle où de chaque niche narquoise creusée dans l’épaisseur des murs, un furtif figé, trophée de chasse, tirait dans l’espace pour toujours l’ogive de ses ultimes gestes.

— Mesdames et messieurs les Officiers, Colonels et Commandants, mes Commissaires et Capitaines, Augustes Bigors et Dragons… Chers camarades Chasseurs, et surtout chers Apprentis : vous avez ici devant vous, sur cette estrade, Lorca Varèse, quarante-trois ans, venu du civil.

 

Ça commence fort.

— Vous l’avez côtoyé pendant dix-huit mois, poliment, dans nos technograppes et nos amphis, au dortoir ou au mess. Vous l’avez rudoyé sur les champs de traque où chacun de ses écarts lui a valu une balle sonique. Vous l’avez ciblé dans le chaos de nos hangars en le bizutant à l’ultrason. Vous avez même pensé le dominer avec vos sarcasmes, vos rodomontades de gros bras, votre ironie jeune, votre supériorité au triple saut ou à la course. Vous avez cru le choyer avec vos gestes de soutien un rien condescendants, votre humour de chambrée, votre respect, souvent équivoque, pour son âge. Mais qui a cru, sincèrement, parmi vous, qu’il ferait un jour partie des nôtres ? qu’il aurait la trempe pour capturer un furtif et vous l’amener entier, là, sur ce pupitre ? Qui ?

Ex abrupto, je vois Saskia, au troisième rang, qui lève le bras, fièrement. Personne ne l’accompagne. Elle le baisse aussitôt. Pas gênée, non : colère.

— Votre erreur d’appréciation n’a pas été unique. Elle n’a pas été propre aux apprentis. Elle a été celle des vétérans aussi. De nos gradés. De nos jurés. Plus grave encore : elle a été celle de nos Formeurs qui, pour beaucoup – pas tous – ont méprisé pendant un an et demi cette règle, écrite nulle part, hormis dans notre dignité, qui veut qu’on prise la différence, toujours. Parce que ce qui diffère brise la familiarité en nous, déconstruit nos certitudes et par là nous jette hors de nos égocentres, vers l’inexploré. Là où il nous faut inventer, prendre un étage de plus : grandir, en un mot ! Varèse, hein ? Un civil, un intello, un quadra – selon vos normes. Trois façons qu’a eues Lorca d’être un étranger parmi nous. Jusqu’à ce qu’il trouve la ressource d’être aussi fort que vous, à sa manière, et je dirais, in extremis. Car à quatre minutes près, dans le cube, il ressortait bredouille en vous donnant raison et en confortant vos paresses mentales. Si bien que je ne serais pas là, devant vous, à vous mettre le nez dans vos selles en espérant enfin vous apprendre quelque chose que des années d’entraînement intensif n’ont pas suffi, apparemment, à vous faire approcher…

 

Çà et là, dans les rangs, des borborygmes rentrés rabrouent le silence. Un début de bronca ? Personne n’aurait l’audace. Ŀes gradés sont à quia. Pas un vétéran ne moufte. J’avoue que j’adore ce moment.

— Lorca Varèse a avué un furtif en s’asseyant tranquillement sur le sol. Il n’a pas couru de coin en coin en multipliant frénétiquement les tournées. Il n’a pas cavalé comme un dératé en crabe et en arc, en découplant l’œil et le pied, ses courses et ses regards. Ou plutôt si : il l’a fait. Jusqu’à ce qu’il comprenne ! Comprenne quoi ?

 

Saskia se retourne pour voir où je me suis placé, au beau milieu de la troupe, parce que je ne veux pas qu’on me voie rougir, ou être ému.

— Toute chasse possède sa leçon. Celle de Lorca, que vous découvrirez sans doute en vidéo demain, nous dit, je crois, ceci : que la chasse est d’abord un art de l’affect. Que chasser un furtif, c’est d’abord entrer dans l’Ouvert. Là où la durée coule au goutte-à-goutte dans vos veines, jusqu’à ralentir votre perception, qui tourne alors avec la précision tactique d’un moteur pas à pas. Ce qui implique de sentir : sentir ce qui passe, ce qui se passe et par où ça passe – à quel instant précis, sur quel exact tempo. La chasse est un rythme. Et n’est sans doute que ça. Sauf que ce rythme, vous ne devez jamais le battre, vous. Vous devez le laisser au furtif : qu’il compose et bouge, lui ; qu’il cadence et se trahisse, lui ! Vous, vous n’êtes que la syncope. Le contretemps subtil. L’intermezzo. L’excellence commence quand le Chasseur écoute, avec son corps ouvert pour chambre d’écho. Sans anticipation, sans filtre. Sans la petite radio qui grésille dans votre cerveau. Elle est dans le Chasseur qui n’écoute plus avec ses oreilles – plus seulement, mais avec des sens animaux ou post-humains, qu’on ne saisit pas bien encore, qui sont rétifs à la science.

 

À leur mine, vide ou béate, il est manifeste que les trois quarts de l’assemblée ont décroché. Entre deux têtes, Saskia me sourit, complice. Elle se régale. Agüero l’ouvreur de sa meute et Nèr, son traqueur, étouffent un rire et scandent discrètement chaque salve d’Arshavin avec un geste qui signifie : « Bam, prenez ça dans la tronche ! »

Derrière ėux, je suis soudain happé par une voix malsaine, ċelle d’un offiċier qui lâċhe (il est pourtant à quinze mètres, faċile, et je suis ċarrément surpris de pouvoir l’entendre ċhuċhoter, à son voisin, d’aussi loin, ċomme si mon oreille disċriminait le son sur une minusċule fenêtre de tir) : « Ċette tafiole de ċivil est une taupe, ċomme Arshavin. »

J’ai un aċċès de vertiġe et je sens, d’un ċoup, un flux de haine, liquide ėt ġlaċée, qui part de l’offiċier malsain et vient me rinċer la ċouenne. Je fais deux pas ėn avant, Saskia me redresse de la main, aveċ disċrétion, un peu inquiète, Arshavin s’arrête quelques seċondes puis, voyant que je tiens le ċhoċ, il reprend aveċ la même aisanċe :

— Le Chasseur qui écoute ne bouge plus. Il n’en a plus besoin. Puisque tout bouge, fantastiquement, dans ce qu’il est devenu apte à éprouver. Et ce qu’il éprouve, il l’éprouve sur toute la surface de sa peau, par chaque nerf qui s’électrise, par ses os qui vibrent ; il l’éprouve dans sa lymphe et son sang, comme une minuscule marée qui monte et se retire ; il le vit dans ses poumons, dans sa rate ou son foie – par n’importe quel organe. Puisque chaque mouvement, chaque volte du furtif lui devient sensible, hors de toute vision. Même pas au-delà : en deça, en deça de toute vision. Alors le Chasseur descend à pas de loup, à pas de fou, dans la durée et dans l’espace propre de sa proie. Et il peut aller, non pas la capturer : simplement la rencontrer là où elle se trouve, là où elle se déplace, à son rythme. C’est ce qu’a fait Lorca, à sa façon, avec sa lenteur que vous raillez, avec ses articulations de quadra qui rouillent. Avec cet esprit clairvoyant, qu’il a, et qui est d’abord une disposition, très pure, à être affecté par ce qui n’est pas lui. Ce que j’appelle l’exoïsme : le contraire de l’égoïsme. Donc bravo à lui – et respect !

 

À presque tout le monde elle a échappé, la clôture abrupte du discours d’Arshavin. Pas à Saskia, qui applaudit à tout rompre, toute seule pendant cinq très longues secondes, avant que la salle s’extirpe de sa torpeur, surmonte sa bougonnerie et lâche ses mains les unes contre les autres, avec un enthousiasme polaire. Ŀ’officier haineux est déjà sorti. Je le sais sans l’avoir vu sortir et je ne sais pas pourquoi je le sais : il est sorti.

 

Parmi tous ceux qui sont venus me féliciter, peu ont mérité que je m’en souvienne. Une nuée de politesses fades, de tapes sur l’épaule et de phrases en contreplaqué débitées en planches de quatre secondes. Par contre, je me souviens très bien de Hernán Agüero, de sa petite masse explosive et trapue qui a bousculé sans égard les soldats qui encombraient l’estrade. Je me souviens de sa voix rauque piquetée d’accents argentins, de ses cheveux bruns en torche, coiffés à l’arrache. Je me souviens surtout de son visage ouvert et franc, très agréable, de la bouche duquel est sorti, en quelques mots bruts, mon avenir proche :

— Tu commences avec nous cette semaine, mec. Chasse urbaine. Dans un squat. La branlette dans les cubes blancs, c’est fini ! Tu vas découvrir la vraie traque. Le bonheur ! Tu connais déjà Saskia, voici Nèr, le traqueur que toute l’armée nous envie…

— Enchanté, Nèr…

— Salut.

 

Ŀ’homme qui se tient devant moi ressemble à un fantôme grésillant. C’est un petit mec mince et sec bourré de tics, aux cheveux gris et ras, à la barbe rêche et courte, au visage long troué par des yeux bleus précis. Surtout : ultravifs. Il dégage une incompressible tension nerveuse, une sorte d’onde inquiétante et inquiétée, qu’amplifient sa poignée de main saccadée, son allure de nerd et son sourire glitché, qui semble sauter et se brouiller sans cesse, comme s’il cherchait, sur un canal non piraté, une image nette où se figer – sans y parvenir. Mais du tout. Flippant. Agüero enchaîne :

— Ce type n’est pas un homme : c’est un œil ! Avec toi, Varèse, nous serons quatre. Petite meute, caza maestra ! Avec nous, tu entres chez les tout-bons. Au tableau de chasse, on squatte en tête depuis deux ans. Pas dégueu, non ? Bienvenue dans la meute des Têtes chercheuses, Varèse ! Et trop heureux d’avoir tapé dans la pioche une tronche comme toi, plutôt qu’un boludo en treillis qui sprinte au cul des rats sans rien capter à ce qu’il cherche !

 

Agüero m’a pris dans ses bras, d’un seul bloc, et son geste était à la fois simple, plein, spontané et beau. Un pur geste d’accueil. Et d’amitié.