CHAPITRE 21 Les chasseurs populaires
ÉDITO REVUE TERRE-À-TERRE
La nouvelle de la résurrection de Tishka Varèse fait partie de ces événements qui marquent une époque. Il est probable que le soubassement mythique et religieux de ce type de phénomène, si rare, joue un très grand rôle dans la façon dont les populations, en France évidemment, mais aussi en Europe et partout dans le monde, ont reçu le choc heureux de sa dépétrification. Tout n’a pas fuité encore des conditions de cette réincarnation, et peu importe : l’essentiel est qu’elle n’ait pas été sérieusement remise en question, même par ses adversaires les plus farouches. Et qu’à chaque semaine qui passe, la fascination joyeuse que suscitent les furtifs, leur accueil enthousiaste dans les communautés autogérées qui s’efforcent, progressivement, d’en apprivoiser la présence, témoignent d’un renouvellement profond de notre rapport au vivant.
Le XXIe siècle se sera ouvert sur le réchauffement climatique, la sixième extinction des espèces, l’épuisement tranquille et écœurant des ressources fossiles. Il aura été celui de l’anthropocène et des écocides enfin perçus à leur juste mesure. Il bascule, au mitan, sur l’émergence d’une espèce que la science n’avait jusqu’ici pas été capable de déceler. Et dont la découverte a finalement relevé de la recherche militaire sur la détection de menaces intrusives. Ce qui ne manque ni de sens ni de sel. Mais ce qui frappe, plus encore que les réflexes habituels de sanctuarisation de la nature, plus encore que la volonté de protection des furtifs, qui n’a encore rien d’acquis, c’est que notre relation au vivant est en train de changer, grâce à eux. Pour beaucoup de jeunes adultes, qui ont forgé leur culture chez les Terrestres, la question n’est plus : « Comment sauvegarder la nature ? » mais « Comment cohabiter avec les furtifs ? Comment s’hybrider avec eux ? » Et mieux : « Comment rendre furtives nos existences ? » Ce qui va exiger de nouvelles pratiques d’ouverture, de composition et d’écoute qui, à ce jour, doivent être envisagées, il me semble, avec bienveillance mais en toute lucidité. Car les furtifs se nourrissent, altèrent et déforment aussi nos environnements. Ils tuent d’autres animaux, notamment domestiques. Ils font muter parfois nos enfants et pas toujours avec la grâce et la beauté de Tishka Varèse. Ils sont dangereux… comme la vie est mortelle… et dangereuse !
Si la résurrection de l’hybride Varèse est appelée à s’inscrire dans l’histoire, c’est aussi parce qu’elle a ouvert une porte à l’homme hors de sa propre condition. Elle est le soupirail qui nous fait entrevoir la sortie de l’anthropocène – ou tout au moins son dépassement possible. Avant Tishka et l’hybridation qu’elle potentialise, le dépassement de nos limites ne s’imaginait que sous une forme technologique et « augmentée ». Elle était l’empire du transhumanisme auquel les très-humanistes ne pouvaient répondre qu’à la force des philosophies et des spiritualités fines. Aujourd’hui, une alternative est née. Elle n’est pas technologique : elle est organique. Elle est issue directement du vivant, et même d’une forme vivante ancestrale qui aurait présidé (si l’on en croit certains biologistes) à la différenciation actuelle des espèces et à l’évolution des organismes végétaux et animaux, des champignons comme des bactéries. Sans être des LUCA (Last Universal Common Ancestor), les furtifs nous offrent une remontée aux sources du vivant, dont nous avons hérité (d’où peut-être cette compatibilité organique qui rend possible l’hybridation).
Nous revenons et développons largement dans cette édition de Terre-à-Terre les conséquences prodigieuses de l’émergence furtive sur nos vies avec un dossier particulièrement étoffé qui a sollicité les meilleurs penseurs, sociologues, anthropologues et biologistes du moment pour une analyse sans concession de la furtivité qui vient. Une fois n’est pas coutume et nous pouvons l’affirmer sans ironie : « Nous vivons une époque formidable. »
·· Nous · n’avions pas le temps. Pas le temps d’assimiler, pas le temps de souffler, pas le temps de profiter de la bergerie, juste nous trois, Sahar, Tishka et moi. Ŀ’élection présidentielle arrivait dans deux semaines. Et à travers elle, à travers cette kermesse démocratique cyclique – dont on savait bien qu’elle n’était là que pour entretenir sa propre continuité en servant de cabinet d’ingénierie sociale au libéralisme le plus sordide – c’est le destin des furtifs qui se jouait pour nous.
Grand favori des sondages, encore auréolé par l’assaut sur Porquerolles, ce fumier de Gorner avait annoncé la couleur : s’il devenait président, la première mesure qu’il prendrait serait la neutralisation des furtifs. Il ne disait pas « extermination » bien sûr, encore moins « spécide ». Il variait selon les discours et le segment de clientèle qu’il avait en face de lui entre « éradication du péril furtif », « sécurisation des espaces visuellement inaccessibles », « sérénisation de nos quotidiens », tout en panachant ce langage trop techno, surtout destiné aux prescripteurs d’opinion, avec un semis de petites phrases à picorer, dont il saupoudrait les réseaux : « Quand je mange au restaurant, je n’ai pas envie d’avoir un furtif sous ma chaise », « Les furtifs sont fascinants, mais le terrorisme aussi est fascinant » ; « Personnellement, je les préfère en céramique », « Qui a envie d’un rat sous son lit ? » ; « Tishka est vivante ? C’est une bonne nouvelle, surtout pour les parents. »
Derrière ces phrases calibrées avec soin, sous leur apparence spontanée, ce n’étaient pas tant le troll ou le buzz qui étaient recherchés. C’était la suggestion affective, la production insidieuse d’un affect commun, comme disait Varech, capable de cristalliser les perceptions encore brumeuses du marais, de leur offrir une aimantation comportementale : une « opinion » à laquelle se tenir et adhérer. En la croyant sienne.
— Mais alors pourquoi, quand on vous voit avec des caméras ou des capteurs, vous ne vous figez pas ? On vous voit pourtant !
— Image papa, chaleurre. Pas pour de vrai.
— Mais toi, tu dis que tu voyais ton furtif dans ta chambre ! Que tu le voyais au plafond des fois ! Qui vivait, qui bougeait ! Pourquoi il se figeait pas alors ?
— Mamôme !
— Et alors ?
— Personne croit les nenfantes. Les papamamans pensent qu’on magine. Pareil les fous. Ils visuent les fifs. On les laisse nous garder car pacru !
— Donc les fous et les enfants ont le droit de vous voir parce qu’on les croit pas, mais pas moi ? Maman et moi, on pourra jamais te regarder ?
— Ni non…
Arshavin l’avait pointé très tôt : la guerre des imaginaires était lancée ; d’elle dépendrait in fine la façon dont les furtifs seraient traités. Dans cette guerre, l’élection était une arme de destruction massive : avec ses pratiques rodées d’affecting et de fiction scripting pour mieux fixer nos mémoires, mieux canaliser nos projections, avec sa fausse urgence et son recours vicié au vote « pour trancher », elle offrait au suffrage universel l’aura sacrée de l’expression suprême du peuple alors qu’il n’était qu’une pâte tiède à malaxer avec la plus torse dextérité possible pour produire les élisants escomptés.
Alors nous sommes montés au front, Sahar et moi. Nous le devions à Tishka, à sa petite meute d’amis dont nous savions si peu, à notre histoire hors norme. De ces deux jours inouïs où nous l’avions ramenée à la vie, tous ensemble, par notre intelligence collective, avec Varech et Arshavin, Hakima et Ŀouise, Toni, Saskia et Agüero, le balian et Kendang, il reste une amitié immarcescible, quelque chose d’un exploit fou, d’un miracle construit en commun, comme l’existence en apporte si rarement, sinon jamais.
C’est de cette amitié que nous pouvons aujourd’hui tirer la force tramée de nous battre. D’elle dont nous partons pour déployer notre stratégie furtive.
À Ŀouise et Arshavin, nous avons laissé le terrain médiatique (dont ils ont les codes), l’affrontement rhétorique, la forge des arguments et les contre-attaques sémantiques. Ŀe Parti furtif a été créé et il est en ordre de marche. Il a déjà fait des petits en Scandinavie et en Amérique du Sud. Ŀouise l’a annoncé d’emblée : il ne s’agit pas d’un parti-pour-être-élu. Si par miracle nous l’emportons au suffrage, ils opéreront sous mandat révocable en prenant simplement les mesures assurant la sauvegarde des furtifs avant de s’autodissoudre. Ŀeur but est d’avoir une tribune, la tribune que l’enjeu exige, hautement.
Varech a décidé d’assumer son statut de penseur culte pour le temps du combat. Il est le phare qui peut poser ses clartés sur la furtivité qui lève et nous amener à l’incarner, à la questionner, en nous sortant radicalement de l’anthropocentrisme. En tant que philosophe du vivant, il veut nuire à la bêtise partout où elle s’avère bavarde et entend fendre en deux le bloc de pensée inerte qui sert de viatique aux antififs.
Ŀe Cryphe comme le Récif ont ouvert leurs savoirs aux communautés scientifiques. Sur ce terrain, nous sommes déjà en train de l’emporter : le soutien des biologistes et des éthologues pèse son poids dans la légitimité de l’espèce et des hybridations.
Saskia et Agüero vivent leur histoire d’amour, si belle dans son évidence, ils jouent le jeu des interviews et des témoignages en appuyant les luttes d’occupation. Sur place, ils essayent surtout d’apprendre aux camarades comment approcher des furtifs, échanger avec eux, trouver un langage commun de rythmes, comprendre ce qu’ils sont au-delà des délires qui circulent. Saskia mobilise aussi beaucoup le milieu musical, dont certains voient dans les furtifs une renaissance inespérée du son, une retrempe dans le feu vibratoire, d’où jailliront des œuvres qui, enfin, compteront.
Ŀes Balinais sont retournés au Javeau-Doux où le balian transcrit son expérience sur des feuilles de lontar, sereinement. Il redonne sa dimension spirituelle à nos rationalisations d’Occidentaux pour qui tout phénomène s’analyse, se décompose et se démontre.
Avec Sahar, nous essayons autant que possible de parcourir le pays ensemble pour ne pas avoir à se « voler » Tishka l’un l’autre, qu’elle reste toujours avec nous, toutefois sans l’obliger à rester auprès de nous, bien au contraire, puisque ce serait la meilleure façon de la remettre en danger. Même si ça demeure angoissant et très ardu à accepter, nous voulons qu’elle soit libre de ses parcours, autant que possible. Si l’attaque de la batterie des Mèdes nous a appris quelque chose, c’est que nous savons désormais ceci : personne ne pourra la protéger mieux… qu’elle-même.
— Et à part les enfants et les fous, il y a d’autres personnes qui peuvent vous regarder sans vous tuer ?
— Les mourris.
— Les quoi ?
— Gens qui mourrissent. Les va-t’en-morts. On fait danse pour elleux. Quand ils sagonisent.
— Vous accompagnez les morts, alors ? Vous vous laissez voir pour leur donner un beau moment… avant qu’ils passent de l’autre côté ?
— C’est ça papa.
— Et parce qu’ils ne pourront jamais raconter à personne ce qu’ils ont vu ?
— Aussi !
Partout où des Zoùaves se montent, nous nous efforçons d’être aux côtés des camarades, de dissiper aussi les fantasmes, de donner envie. Notre célébrité subie aura au moins servi à ça : nous sommes intouchables politiquement. Nous pouvons soutenir n’importe quelle lutte sans risquer d’être arrêtés, sans besoin de montrer patte blanche, sans avoir à nous cacher. Arshavin m’a rapporté que lorsque le directoire de Cismabor a demandé ce qu’il fallait faire de Tishka Varèse et de ses parents s’ils revenaient à Porquerolles, Gorner a répondu, agacé : « On ne tue pas Jésus-Christ deux fois. »
BHello A world ! This is Toni All-Mad speaking ! Jalla michto ? Quand je pense comment je ramais ma maman avant, à rameuter quatre velus pour occuper un square privilounge ! Now je claque des doigts et je vois débarquer cinq cents gamers au taquet, easy, pour te démonter une usine de spiderbots ! Les nymphettes se croient en réul quand elles filment le Tonio ! Tonio, le gadjo qu’a ressuscité de la terre cuite en jouant du banjo ! Tonio, le mec qu’a vu Jésus-Tish sortir de la gueule de sa reum et planer sous les poutres en chantant alléluia ! J’vais pas vous la raconter ! Je kiffe grave ! J’laisse dire la street ! C’est tout ça de plus pour nos commandos ! À Oufs & Flous, on se la roxxe ! On a maintenant une horde de hackers dans les racks pour monter du zagacenter ! On est autonomes en serveurs à Porque, Groix et cap Corse, tout à l’éolien des familles !
Et quand il faut se marave avec les bleus, chercher l’embrouille, casser du nez et lancer la stomba, j’ai plus les bollocks qui tremblent de finir en cabane, j’y vais franco, je suis un one-lifer, la police mate mes boucles et ma face de métèque et elle zappe. Too famous ! Trop de buzz contre Gorner, s’ils me serrent !
Quand j’ai deux secondes, je fais dans la conf sur les céliglyphes ! J’apprends aux camarades comment tu sniffes un sillon, où tu captes le gravé en dedans, les couches. J’fais mon marabout, mon griot, je les mets en rond et je raconte comment elle cause, Tishka, tu verrais les étoiles, comme ça brille sous les lentilles ! On va tout défoncer, vous savez. Revolution will not be storytold ! Revolution is not on reul ! Revolution is stealth ! Je vois comment ça se passe dans les îles. C’est over pour la Gouvernance et les corpors. Ils nous reprendront plus rien. On est dans la place. Yolo !
Est-ce
qu’il
existe
une université privée, depuis les événements, qui ne m’a pas
demandé de venir enseigner ce que je sais sur les ſurtiſs ?
J’ai reçu des tombereaux de sollicitations pour des conſérences et
des colloques aux thèmes aussi vasoureux que « Éducation et
hybridation », « Les ſurtiſs : vivre avec ou vivre
sans ? » ; j’ai été harcelée pour venir éclairer de
mon « expérience exceptionnelle » des think tanks, valoriser une série de leçons
en ligne ſinancée par Civin sur des bases de
cachets qui équivaudraient pour moi à huit mois au chapeau dans les
cités à six heures de cours par jour ! Ces gens ne doutent de
rien : ils croient au ſond que tu ſonctionnes comme eux, que
ta célébrité, tu l’as sciemment construite par des postures de
rupeté pédagogique et qu’elle se monnaie, comme la leur, comme
autre chose. Ils ne soupçonnent sans doute même pas que si je les
avais en ſace de moi au moment où la proposition arrive sur ma
bague, je leur mettrais mon poing dans la leugue. Et qu’à ce
moment-là de ma vie – où j’ai la chance de pouvoir
déplier mes tréteaux et mes chaises dans n’importe quel square
standard, sur n’importe quelle glape de galets à Dunkerque, sous
n’importe quelle halle glacée de Metz et d’avoir quatre cents
personnes qui m’aident à installer, vingt animateurs qui se
proposent pour les ateliers, plus d’enſants que je n’en ai jamais
vu dans la rue – ils croient que je vais préſérer leurs
moquettes bordeaux, leurs pupitres en chêne et leur ſric indécent,
qui vient des mannes de l’enseignement privigèle ?
L’avenir de la ſurtivité, je respecte Louise et le Cryphe – mais il ne dépend pas d’une bataille d’arguments adressés à des adultes déjà soumis à la morne, déjà verrouillés dans leurs certitudes et leurs conſorteresses. Il va dépendre de ce qu’on apprend aux enſants. Ou plutôt, de ce qu’ils vont apprendre, par eux-mêmes et en groupe, des expériences qu’on va leur proposer de vivre à l’école, quand elle existe – ou dans la rue, les parcs, les champs ou les ſorêts quand on n’a que ça – ce « ça » étant souvent plus riche pédagogiquement qu’un bâtiment à angles droits et à toit permanent. Il ne va pas uniquement dépendre des beaux concepts d’hospitalité et d’anynomat, de vigne de ſuite et d’imperceptibilité, qui eſſectivement sont constitutiſs d’une ſurtivité revendiquée. Plutôt d’un mode de perception que nous allons ou non être capables de ſaire merger dans le corps des enſants, d’une porte entre leurs deux épaules qu’on va leur permettre d’ouvrir ou non ſace au vivant.
S’ils découvrent, en sentant du ciste, en sculptant du buis pour une ſlûte, en cuisinant des gâteaux avec l’œuſ des loupes qu’ils ont nourries et la raſine qui vient du moulin dont ils ont ſait tourner la meule ; s’ils le cuisent ce gâteau dans un ſour qui sent la branche de genévrier qu’ils ont coupée ; si on les ſait arpenter le bord des rivières en repérant les empreintes de renard, en pistant des traces de blaireau, en avisant des écrevisses lovées dans les contre-courants des pierres ; s’ils saisissent, par une observation in situ, que l’attitude du chevreuil qui trie les ſeuilles des arbres qu’il mange est la même que la leur quand ils trient des ſruits pour une tarte ou des textes pour un exposé ; s’ils arrivent à éprouver que le vivant est plus qu’un beau mesh de tigre projeté sur une blate avec leur bague, qu’il est déjà opérant en eux, sédimenté par des millions d’années d’évolution, disponible dans leur œil de prédateur ancien, dans leur ſaçon de tendre l’oreille telle une biche lorsqu’un danger s’esquisse, dans leur cognition même, et que l’enjeu n’est pas juste d’être « relié » ou d’« aimer la nature » mais de sentir le vivant vibrer verticalement en soi, parce qu’il sollicite en nous, enſin, nos ascendances animales et nos aſſects végétaux… Alors les ſurtiſs seront l’évidence pour eux ! Ils n’auront même pas besoin d’en côtoyer pour être déjà aſſurtés ! Et donc pour échapper aux routines du conſort mort partout où elles veulent nous empêcher d’émanciper la vie qui nous traverse – cette vie à laquelle nous devons laisser temps et libre cours.
\ Qu’est-ce \\ qu’ił \ croit ? Les civiłs caquent. C’est ła base de tout. Gorner va gagner haut ła main. Sur Civinał, un expert a jeté cet os hier : « Tout ce qui change autour de vous est potentiellement un furtif. » Ił ł’a dit sans penser à mał. Tout ce qui rouiłłe, se fend, s’effrite, pourrit, une vitre pétée, des tessons de bouteiłłe, des déchets qui devraient pas être łà. Tout ça peut être łié aux métamorphoses d’un fif, à son activité métabołique. « Ils s’ouvrent des circulations ainsi. Leur façon d’habiter s’aménage un environnement propice qui n’est peut-être pas celui que vous aimeriez conserver. Il faut l’accepter. Ça s’appelle cohabiter. » Rien qu’avec ça, ces trois phrases d’expert, Arshavin et ła vieiłłe fołłe perdent 30 % des éłecteurs. « Tout ce qui change est potentiellement un furtif. » Mais qui veut changer ? Qui a envie que ça change ? Va dire ça à un vieux dans son appart premium ? Dans sa baraque qui se fend ? Gorner, c’est łe candidat de ceux qui veułent surtout que rien ne bouge. L’écrasante majorité, en fait. Le furtif, ça bouge. C’est déjà trop. Ça fait peur. Tout ce qui bouge fait peur.
˛Depuis ˛trois ˛jours, on est revenus à Porquerolles. Parce que pour nous deux, c’est là que ça a commencé. Ơn a retrouvé l’endroit où on s’était fait des bisous qui dérapent. Ça nous a émus, on a même retrouvé un bout de chandelle qu’avait pas brûlé complètement. Ơn a décidé de poser notre cabane là, sur la falaise. Bon karma. Ça fait drôle de voir l’île si pépouf, si douce, sans hélico, sans barge à couler, sans bruit de moteur. Gorner parle de « résistance résiduelle » ici : la bonne blague ! Le résidu, c’est plutôt Cismabor, qui tente de garder la vigne Perzinsky et le fort du Bon-Renaud : des plosses. Les milices ont été lâchées par la police. La vérité, c’est que Gorner s’en fout : le coup médiatique est passé, il prépare l’élection. À part que quand il reviendra, s’il revient, il pourra plus nous déloger. Ơu il faudra cramer l’île de part en part ! Le maquis est habité désormais. Les forêts gigotent. Ça creuse du tunnel et ça bâtit en dur. C’est dingo le monde qu’il y a ! Plus que lors de l’assaut. Mais réparti, aquí y allí, discretos. Les Corsaires ont consolidé leurs îles autour et remis à niveau l’armada. L’ermitage des Mèdes, un tas de ruines de plus de mille ans, est en chantier, ils le remontent à l’ancienne. Nous, avec Saskia, on se voit bien passer une paire d’années ici. Puis aller se balader ailleurs, dans d’autres îles, amener notre connaissance des fifs, transmettre ce qu’on sait, apprendre à les apprivoiser aussi, tant qu’à faire.
Ce matin, on regardait la mer sur l’épaule de la Grande-Cale ouest : ça moutonnait franc ! Le vent taclait l’écume, ça faisait pschiitttt sur les crêtes des vagues et la farine papillonnait dans l’air. Au-dessus, les nuages s’effilochaient, leur chantilly gonflait et filait, ça n’arrêtait pas… Saskia s’est tournée vers moi, c’est fou le bonheur qu’y avait dans son sourire. Y ella dijo :
— Tu sais ce que je pense ?
— Dis ?
— Que les nuages et l’écume, en vrai, ce sont aussi des furtifs. Peut-être même les premiers sur cette Terre. Des automorphes. Une seule matière, des métamorphoses infinies…
— Alors on les tue en les matant, en ce moment. Je fais un putain de génocide !
— Non, parce qu’on ne sait pas que ce sont des furtifs. Et ils savent qu’on ne sait pas. Qu’on ne saura jamais. Qu’on les verra toujours comme des nuages et de l’écume blanche, qu’on trouvera toujours ça beau, incroyablement beau. Sans piger que ça vit.
J’ai glissé ma pogne dans la poche de sa parka. Macanudo, la sienne y était aussi :
— Tu connais Zilch, nena ?
— Vaguement.
— Tu sais ce qu’il dit, lui ? Qu’il y a des furtifs de réseau, des furtifs d’ondes : mesh, radio, magnétisme, tout ce que tu veux. Des fifs faits que d’ondes qu’on voit pas. Ses potes appellent ça des résifs. Ils essaient de leur causer avec des glitchs. Ils balancent des paquets d’ondes bizarres et ils attendent que ça revienne.
— Moi je me suis toujours demandée ce que ça fait un furtif de verre ? Combien il y en a dans le monde ? Si tu regardes par une fenêtre et qu’elle est parfaite, tu vois pas la vitre donc tu le vois pas. C’est tricky…
— Et s’il y a un reflet, tu vois soudain le verre et le furtif se fige. Il se vitrifie aussi sec, hop ! Tu sauras jamais s’il était vivant au début, che !
— En vrai, t’as des côtés geek, toi ! T’as pas bossé avec un certain Nèr ?
— Le pire, c’est les miroirs, si tu vas au bout du truc…
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·· Saskia · et Agüero explosent de joie, Arshavin est dans les bras de Christofol, la moitié de la cellule Cryphe jette ses cannes en l’air… et quelque part dans la friche des Métaboles, au milieu du labyrinthe des containers et des palettes, Tishka et ses copains font des cabrioles…
Ŀe résultat vient de tomber. Nous sommes au deuxième tour ! D’extrême justesse, à 20,4 % des voix, un cheveu devant le cadavre du Parti démocratique. Et sans le moindre suspense, ce sera face à Gorner, qui culmine déjà à 38 % des suffrages, dès le premier tour. J’aurais envie de sauter de joie, bien que je n’y arrive pas, pas plus que Sahar, nous aimerions, cependant l’évidence stratégique nous tombe dessus en même temps que le sentiment qu’on a fait un travail de fond, un boulot énorme qui va nous donner encore pas mal de visibilité. Ŀ’évidence est que Gorner a déjà gagné, qu’il sera président dans quinze jours et que ça va être saignant pour nous. Sur l’écran, il déroule un discours de velours : « … prendre garde à l’euphorie, le Parti furtif est un adversaire redoutable et dangereux, nous devons encore convaincre les Français, restons mobilisés, merci de votre confiance qui m’honore et m’oblige… » – la soupe habituelle. Va donc se tenir le fameux débat du deuxième tour, le duel français à la sauce postmorderne, avec la pléthore d’indicateurs temps réel sous les deux candidats, ce que j’appelle les statistiques de foot : nombre de phrases clés, de punchlines, taux de compréhension, d’adhésion ou de rejet, auxquels ils ajoutent encore les commentaires débiles des followers… Ŀe cirque dans toute sa foutaise chiffrée. Et il va bien falloir y participer…
Les
médias
attendaient Arshavin ou Christoſol, à
la rigueur Lorca ou moi. Bien que nous nous soyons battus toute la
semaine pour tenter de nous présenter à huit devant Gorner, aſin de
rendre tangibles nos conceptions plurales, ça nous a été sans
surprise reſusé. L’alternative pouvait être de clédiner le débat,
tout bonnement, au motiſ que leurs règles n’étaient pas les
nôtres ; sauſ qu’un boulevard se serait ouvert à Gorner qui
avait d’emblée annoncé qu’il serait sur le plateau et
« prendrait ses
responsabilités » – lui –
« adversaire ou pas ». Attendu que nos chances de
gagner s’avéraient quasi nulles et que notre objectiſ restait de
détendre les ſurtiſs ſace au plus large public possible ; et
étant donné que jamais, en vingt ans de combat et de limitance,
nous n’avions eu une tribune aussi vaste pour déployer ce que nous
entendions par « politique du vivant », nous nous sommes
ſinalement losérus à y aller.
Qui ? restait la question. Une personne assez ſorte et cortiquée pour porter nos valeurs sans entrer dans le jeu politicien, capable de sortir des axes de tir, d’être hors cadre et hors norme, quelqu’un que les médias ne pourraient répucérer ou ré-envelopper et ſace auquel l’équipe de com de Gorner n’aurait pas de prise ſiable, pas d’anticipation pertinente, combattrait en trope-à-ſaux, destituée qu’elle serait de ses tourines. Ce quelqu’un, ça ne pouvait être que cette constellation de noms qui disait déjà la proliſération des potentiels en un seul homme, ce ſut donc à la ſois Mizotor, Rizotom, Izomort & Zoromit qui montèrent au ſront – alias Varech.
)La) seule) chose qu’on ait réussi à lui faire accepter, c’est de coiffer à peu près ses boucles poivre et sel et de tailler proprement sa barbe de lichen. À l’image, il a des allures de Dionysos, tour à tour sage et inquiétant. Un sujet de fascination, il l’est déjà en soi tant l’hybridation chez lui est visible et ancrée. Le mettre sous l’œil des caméras est un pari costaud. À la lumière, son regard fluit comme une forêt ventée. Quand il relève les manches de son pull, les poils de ses avant-bras sont plus proches de l’herbe que de toute autre chose. On lui a fait jurer de ne pas rayer la table de débat avec ses ongles quand il s’énerve. L’annulaire et l’auriculaire frôlent la griffe.
Il n’a pas voulu qu’on vienne le soutenir sur le plateau, arguant que ça le déconcentrait. Il n’y aura qu’Arshavin et Christofol là-bas. Ce qui fait somme toute un trio plutôt âgé qui peut intriguer les vieux réacs votant en masse pour le bogosse. Pourquoi pas ?
Nous, nous nous sommes rassemblés à plus de mille sur le toit des Métaboles. La Céleste y a installé un grand écran en toile de parapente, la bière artisanale coule à flots, les batucadas dépotent. On dirait une finale de Coupe du monde.
Šoudain, le sonal de l’émission retentit dans le mur d’enceintes. Varech entre sur le plateau, petit, trapu, rageux. Il prend la main que lui tend Gorner, réputé pour sa poigne de mâle. Vu son âge avancé, on s’attend à le voir ployer. Mais non. C’est Gorner qui a une grimace d’étonnement et de souffrance, qu’il contient. Il n’ose réagir, de peur de passer pour une fiotte. Le fou ! Varech a sorti une griffe, j’en suis certaine, et il lui a planté dans la paume ! Le ton est donné ! Šur le toit, c’est déjà la folie, ça hurle de partout, on devine que ça va être énorme !
Šur le plateau, les animateurs égrènent les thèmes, les règles, le temps. Varech n’écoute pas. Il jette un dé à douze faces sur lequel il a gravé des trucs illisibles. Il est clair qu’il s’en fout. Des règles. Pas légaliste pour un rond. Pourvu qu’il pense au public, au moins un tout petit peu… Pense aux gens ! Gorner attaque sur le thème de la sécurité. Très vite, il sort ses petits couplets sur la « nécessaire traçabilité des actes, des hommes et des objets ». Šur la « gestion harmonieuse de nos cités libérées ». Varech le toise et le reprend au vol. D’emblée il déchenille :
— La trace n’est-ce pas ? la trace ! La trrraccce… Empreinte ou marque que laisse le passage d’un être ou d’un objet, bien sûr… Une piste, une brisée, une foulée, un pas ou une passée… Marque laissée par une action quelconque, plus largement. Trace d’encre ou de sang, traces de coups, de freinage, traînée ou tache… Ce à quoi l’on reconnaît que quelque chose a existé, ce qui subsiste d’une chose passée : un reste, un vestige, un souvenir, une archive. Je m’interroge sur la frénésie d’un monde qui ne supporte plus que le présent passe – et passe sans laisser de trace – juste passe. Sur cette compulsion que vous avez, vous et vos affidés, à retenir et à capturer. À piéger dans l’archive, à aspirer sans cesse de la donnée. Sur ce que ça dit de notre inaptitude panique à vivre le présent.
— Sans trace, il n’y a pas de contrôle possible, monsieur Varech. Vous le savez. Pas de sécurité durable. Et sans trace surtout, nos algorithmes publics ne peuvent pas personnaliser votre expérience de la ville. Comment vous proposer la ville que vous méritez si l’on ne sait pas ce que vous y aimez ? Si l’on ne sait rien de vos habitudes, de vos parcours préférentiels, de vos goûts ? Si l’on ne…
— Laissez-moi vous faire un tour de magie, monsieur, face à votre bonneteau triste.
— J’aimerais ne pas être coupé…
— Tout est contenu dans le mot « trace » au fond, vous avez raison. Osons donc la nomomancie. Avec le mot « trace », on touche au cœur de ce que gouverner-comme-un-Gorner, j’ai envie de dire : comme un goret du Pig Data…
— Je vous en prie ! Ne jouons pas à ces jeux ! Les Français méritent mieux que des insultes de comptoir !
— … au cœur de ce que gouverner veut dire. (Varech prend son dé et le jette sur la table. Il fait mine de regarder le résultat.) Car trace donne d’abord caret, tiens, du fil de chanvre qui servait à fabriquer les cordages pour la marine. Une trace n’est rien seule, elle ne prend de valeur que tressée, reliée. (Il relance son dé, les journaleux hallucinent.) Reliée par une carte, deuxième anagramme, hum… La carte est en effet la trace mise en ordre et en série, reliée par classe de nuages, corrélée par affinités. Les cartes sont les mises en sens et en scène des traces que nous laissons. Elles sont l’outil princeps de vos pouvoirs commerciaux, militaires ou cognitifs. On ne cartographie jamais que ce qu’on projette de s’emparer, de coloniser puis d’exploiter, n’est-ce pas ? Tracé nous livre, c’est très joli je trouve, écart si on l’écrit à l’envers. Et c’est bien un envers, cet écart, l’envers de la moyenne ou de la norme qu’on voudrait lui appliquer, auquel on voudrait le ramener. Sauf qu’au fond, chaque acte individuel est par définition un écart dans la nébuleuse des données. Et que cet écart est de toute façon tracé, à savoir mesuré, évalué et donc réintégré dans la matrice quantitative où il produit une valeur par différence. Notre liberté supputée, dans une ville comme la vôtre, est donc celle de l’écart tracé. Une simple singularité. Une singularité dans nos déplacements, notre style vestimentaire, nos achats, notre cadence de marche, nos traits de visage, les points où se porte spontanément notre regard et que suit l’oculomètre, le timbre de notre voix qu’enregistrent les collexiqueurs… Une singularité qu’il ne s’agit en rien de mater à la façon des anciens régimes disciplinaires ni même de normaliser activement comme dans les plus récents régimes de contrôle. Non, seigneur Gorner, non… C’est plus fin et plus fou que ça ! Qu’il s’agit d’accepter comme telle, cette singularité, cette liberté d’être ce qu’on est : come as you are, be yourself ! pour pouvoir mieux articuler autour et proposer en face, en temps réel, avec tact, les suggestions d’objets, les services et surtout les routines de comportements qui vont lui correspondre « naturellement »…
BLui, A lui, c’est un punk, un vrai ! Un grand malade ! À peine booté qu’il est déjà parti en sucette ! Ça y est, l’icône « Intérêt du public » tourne orange, le taux de compréhension, lui, se vautre de la falaise. Ça suit déjà plus. Appelez les pompiers ! Stoppez tout ! Raf, le mensché taquine ses dés :
— Trace, c’est aussi acter et crate. Le crate de démocrate ou de ploutocrate, le vôtre – le crate qui signifie « pouvoir » en grec. Et acter parce que ce crate est précisément le premier dans l’histoire humaine à considérer et à exploiter directement la liberté individuelle, qu’elle se contente de favoriser et d’acter, comme la source même de son pouvoir. La société de la trace est une société qui a précisément un besoin absolu de notre libre arbitre afin d’en collecter les traces et d’en nourrir ses dispositifs d’aliénation optimale. Qui a d’abord et chaque jour besoin de savoir ce qu’on désire et ce qu’on aime, au plus profond de nos intimités, pour nous faire des propositions qu’on ne saura, qu’on ne pourra plus refuser. Trace, caret, carte, écart, crate, acter. Tout est là… Le tour est fini.
Nous
n’aurions
peut-être
pas dû… Quoiqu’il ait une authentique volonté pédagogique et
l’envie sincère de mettre en mouvement la pensée des spectateurs,
il n’a pas l’expérience d’une audience médiocre (pas stupide
ni bas du tronc, ceux-là sont devant la réul,
ils ne regardent même pas ce type de débat, juste
« moyenne »). Il est trop brillant et bien trop cherpé
pour s’adresser au grand public. Des termes comme
« cognitiſ » et « singularité » se sont
immédiatement payés d’un décrochage sévère. Détestables sont par
ailleurs ces mesures en temps réel : on en perd la continuité
des idées, on n’écoute plus vraiment le contenu, dispersée que
l’attention est par le ſil rapasite des chiſſres qui déſilent et
qui nous restituent comment le discours est perçu par la petite
masse des spectateurs serviles qui tapent leurs notes
ſrénétiquement.
˛Thème ˛« Calidad ˛de vida », ça enchaîne. Gorner vient de dégainer son programme « Un Anneau pour tous ». Varech tord le pif, dégoûté.
— De quoi votre anneau est-il le nom, Gorner ? Je vais vous le dire : d’un bouclage enfin féroce de l’individu sur lui-même. D’une chrysalide. Dont aucune chenille ne deviendra jamais papillon. L’anneau assure la triple convergence entre les traces qu’on génère, l’IA personnalisée qui les gère – à savoir notre alter ego, notre jumeau digital, notre moa – et la réalité ultime qui parachève la chrysalide en nous terraformant gentiment la dernière chose qui pouvait encore constituer un dehors : le réel. En confiant la gestion de cette chrysalide à une seule entité, Civin, qui va mettre l’ensemble des egodatas en silo, vous augurez une centralisation…
— Je permets surtout à chacun de pouvoir reprendre le contrôle sur ses datas et d’en optimiser l’usage ! Je remets l’individu au cœur de l’outil, monsieur Varech…
— Non. Vous pariez sur la bonne volonté de chacun de se soumettre au régime de l’optimisation de soi-même…
— Et alors ? Qui ne rêve de s’optimiser ? De se rendre meilleur ?
— « Un paradigme est dominant quand l’irréfléchi du quotidien se trouve ordonné par lui. » Benasayag. Avec l’anneau, vous renforcez ce paradigme dominant qui est de faire du monde une régie et de ses usagers des paramaîtres !
— Vous aimez beaucoup les jeux de mots, monsieur Varech. Je voudrais juste rappeler que l’Anneau a ce double mérite : il libère des opportunités de croissance qui vont créer de l’emploi. Et surtout il optimise notre qualité de vie.
BNotre A qualité de vide, plutôt, boloss ! Varech le laisse débiter son jambon blanc, tranche par tranche, puis lui jette un dé sur sa table ! Gorner sursaute, suspend sa jacte, Varech se marre, kill Varech, kill !
— Ce qui me donne envie de rendre, à vous entendre, ce n’est pas tant que vous densifiez encore le contrôle sur tous les axes possibles : centralisé et vertical, qui est déjà ancien mais tout autant horizontal, pair à pair, entre collègues, citoyens vigilants ou même amis, et encore intra sur nous-même. Nous y sommes presque habitués aujourd’hui. C’est qu’à travers ces technologies fines, vous maximisiez le rétro-ingéniering comportemental qui consiste pour chacun à devenir le designer d’un produit unique : être soi. Ce qui m’écœure, c’est l’auto-aliénation consentie et recherchée, ce statut d’auto-serf satisfait et frustré tour à tour, par cycle court, dans le lave-linge de l’egotrip. C’est la réduction cognitive progressive de nos aptitudes à force de les externaliser vers l’IA, par paresse ou par commodité. Suis ta pente naturelle, mais que ce soit en montant ! C’est cette déshumanisation relationnelle et empathique qui confine à la misanthropie molle. C’est cette étroitisation finale du vivant en nous, cette dévitalisation d’animal de zoo, dont nous repeignons chaque jour la cage souple – et qui nous rend indignes de l’évolution magnifique dont nous sommes issus ! Avec l’anneau, vous nous escamotez ce rapport précieux au dehors. Vous rendez improbable la rencontre avec ce qui n’est pas nous. Nous ne créons plus rien : nous paramétrons et nous permutons nos routines. Ce qui me glace, c’est le type d’humain que nous devenons, monsieur Gorner. Vous ne l’avez pas dessiné, j’entends bien. Mais votre politique consiste à faire en sorte qu’en toute autonomie, l’individu agisse sur lui-même de telle manière qu’il reproduise en lui-même le rapport de domination technolibéral. Et l’interprète comme liberté. Sa liberté. J’appelle ça le self-serf vice.
Oh putain ! Oh putttttain ! Le multifrag ! Il l’a douché au lance-flammes. Le mec titube, cramé jusqu’à l’os ! Ça hurle sur le toit, tout le monde se lève d’un bond, la batucada repart, couvrant la réponse de Gorner. Gorner lagge ! Chaos debout !
·· On · vient de perdre encore 12 % en compréhension du public. Ŀ’adhésion vacille, Varech dévisse sur le segment standard. Gorner laisse passer les salves en souriant, il sait qu’il va bénéficier d’un temps de parole plus long à la fin, qui lui permettra de dérouler. Sur son moniteur, on voit qu’il jette régulièrement un coup d’œil pour s’assurer que Varech s’enfonce tout seul. À la rigueur, tant pis, là où il doit convaincre absolument, c’est sur la dernière partie, laquelle s’affiche maintenant à l’écran, « Furtifs et risque révolutionnaire », titre pour le moins biaisé. Gorner la joue fine, sinon vicieuse : il n’ostracise pas les furtifs, il insiste sur le principe de précaution et le devoir de protection des personnes fragiles, notamment les vieux et les enfants. Il a bien bossé, l’enfoiré. Il semble mesuré et humaniste alors qu’on sait, par le réseau d’Arshavin, qu’il a un programme d’extermination pur et dur dans ses cartons.
Varech commence en rappelant l’enjeu écologique et scientifique. Ŀà il est bon, calme, très clair. Tuer les furtifs serait plus grave encore que l’extinction des singes, des pandas ou des abeilles parce que les furtifs jouent un rôle crucial dans l’empire du vivant : les mutations qu’ils impriment à l’évolution permettent la variété des espèces et leur renouvellement. Ils sont donc l’un des garants de la biodiversité future. Il remonte au score, avec une grosse adhésion du public écolo. Avec malice, la caméra filme sa barbe de façon plus resserrée. Sous certains angles, il a des allures de faune au bouc végétal, ce qui a pour effet de crédibiliser encore plus son discours sur les mutations. Dans cette partie, où il est en tête-à-tête avec les journalistes, il a davantage de temps pour développer. On le relance sur la révolution et ce lien, assez inattendu selon eux, entre les mouvements insurrectionnels et les furtifs. Il faut qu’il assure… c’est décisif pour nous.
— Je crois qu’il faut dire les choses simplement ici : de toutes les incarnations du vivant, les furtifs sont la plus féconde. Ils sont la vie à sa plus haute puissance. Autopoïèse, morphogenèse, autodéveloppement, autorégulation, autoréparation, résilience. Faculté d’évolution et de métamorphose constante. Aptitude à traduire, transduire, interpréter. Néguentropie. Vitesse, esquive, prédation, créativité sonore… Sur tous ces axes, les furtifs sont exceptionnels. Ce sont des chefs-d’œuvre de l’évolution.
— Mais quel rapport avec la ré-volution ?
— À nos yeux, et je crois pouvoir m’exprimer ici au nom du Parti furtif et des mouvements radicaux, la seule politique qui nous semble désirable serait une politique du vivant. Or le vivant n’est pas une propriété, un bien qu’on pourrait acquérir ou protéger, c’est un milieu. C’est un champ qui nous traverse, dans lequel nous sommes immergés, fondus ou électrisés. Si bien que s’il existe une éthique, en tant qu’être humain, c’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant. Et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances. Qu’est-ce qu’une puissance, une puissance de vie ? C’est le nombre de liaisons qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte. Ou encore, c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables. Dans cette optique, vivre revient à accroître notre capacité à être affectés, donc notre spectre ou notre amplitude à être touchés, changés, émus – qui s’oppose d’ailleurs point par point à la surstimulation et à l’économie de l’attention dont l’anneau est porteur. L’anneau n’affecte pas, il nous infecte. Il pollue notre disponibilité. Il encrasse ces filtres subtils sans lesquels il n’est pas de discrimination saine entre les liens qui libèrent et ceux qui nous enchaînent, qui nous aliènent. Contracter une sensation, contempler, habiter, ce sont des liens élus. Subir des stimulus incessants, par contre, suscite ce stress qui nous détruit.
˛Ça ˛vole ˛haut au-dessus du caniveau, mais c’est beau ! Sur le toit, ça moufte pas. Ơn sent l’émotion monter :
— … nos puissances de vivre relèvent d’un art de la rencontre, qui est déjà en soi une politique. Celle de l’écoute et de l’accueil, de l’hospitalité au neuf, qui surgit. C’est la capacité, selon moi, à se tenir debout dans l’Ouvert, dans ce qu’on pourrait baptiser le Rouge Ouvert : un champ d’intensité vibratile et frémissant, attentif et vigile. Qui discrimine donc, écarte et appelle, selon. Et puisque c’est la rencontre, le fait actif d’affecter et d’être affectés, passionnément, qui va nous hisser au vivant, il devient crucial d’aller à la rencontre. À la rencontre aussi bien d’un enfant, d’un groupe, d’une femme que de choses plus étranges comme une musique qui te troue, un livre intranquille, un chat qui ne s’apprivoise pas, une falaise ; côtoyer un arbousier en novembre, épouser la logique d’une machine, rencontrer un cri, la mer, un jeu vidéo, une heure de la journée, la neige…
)Je) me) sens ivre et heureuse. À travers les têtes fêlées et la longueur du toit, la voix de Varech roule en éclats et rocaille. À chaque salve, ses mains rayent la table du studio, comme si c’était une carte mentale, le terrain secret d’une pensée qui se trace. Šes ongles crissent, agrippent et fixent les concepts avant de les libérer dans l’espace. Šon regard a des verts de cyprès, l’iris y oscille comme traversé par un vent intérieur. Il n’est plus rien d’autre que ce qu’il dit.
— Nous avons un peu de mal, monsieur Varech, excusez-nous, à traduire tout ça sur un plan politique. Par exemple par rapport aux zones auto-gouvernées ?
— Eh bien je crois que le seul souci, épuisant et princier, d’une ZAG qui se voudrait pérenne est de faire vivre les liens. Centralement les liens sociaux, collectifs et communautaires, bien sûr, mais aussi amicaux et amoureux, filiaux ou familiaux. Puis au-delà et avec plus d’attention et d’intention encore : les liens avec le dehors, le pas-de-chez-nous, l’outre-soi. Avec l’étranger, d’où qu’il vienne. Et plus loin encore, hors de l’humain qui nous rassure, les liens avec la nature, le végétal comme l’animal, les autres espèces et les autres formes de vie : se composer avec, les accepter, nouer avec elles, s’emberlificoter.
— En quoi les furtifs sont-ils une révolution ? Je veux dire : une révolution sociale ?
— Parce qu’à tous ces liens horizontaux dont j’ai parlé, ils ajoutent une dimension verticale splendide, inaperçue jusqu’ici. Ils apportent une dimension de résonance interne extraordinaire aux capacités animales et végétales qui sont en nous, spécialement chez l’homme. Chacun de nous ici, sur ce plateau, est le résultat d’une évolution sélective de plusieurs millions d’années, dont chaque étape a laissé en nous une faculté : physique, perceptive, cognitive… Nous avons gardé quelque chose de la faculté d’absorption de l’éponge marine par exemple, de la patience de la panthère qui attend sa proie, du sens social des fourmis, de l’orientation des abeilles. Nous sommes des chefs-d’œuvre parce que ces facultés coexistent en nous, à titre d’ascendances animales, qu’elles tracent une généalogie verticale qui nous dresse et fait de nous ce que nous sommes. Si nous voulons bien y puiser et ne pas les rejeter comme une part impure. Dans l’histoire de l’évolution, les furtifs sont l’espèce qui a réussi, plus profondément encore que nous, à mobiliser en elle toutes les ancestralités animales et végétales du vivant, sans doute aussi bactériennes, mycologiques… Et qui les exploite avec le plus de virtuosité. À ce titre, ils nous montrent une voie possible pour sortir de notre clôture anthropocentrique. Ils nous font réaliser le potentiel de vitalité qui pourrait être le nôtre…
— Si l’on s’hybride, monsieur Varech, comme vous ?
— Pas nécessairement. Tout est déjà là, en nous… Nous n’avons pas besoin d’être hybridés pour exprimer ce potentiel. Mais à l’évidence, côtoyer les furtifs, accepter qu’ils nous affectent, les rencontrer ne peut que nous aider à grandir. Vous savez, il n’est qu’une seule vraie révolte, au fond : c’est contre les parties mortes en nous, cette mort active dans nos perceptions saturées, nos pensées qu’on mécanise, nos sensations éteintes. Être du vif, relever du vif. Les furtifs portent en eux et nous portent à nous, comme un cadeau caché dont le ruban est à défaire, cette double révolution possible : celle des liens horizontaux, à tisser sans cesse hors de nous, et celle des liens verticaux, à intensifier en nous, avec nos ascendances animales. Ce n’est pas l’un ou l’autre, l’un après l’autre : c’est tout ensemble une vitale insurrection, collective et intime, pour porter au point de fusion nos puissances. Et en offrir l’incandescence à ceux qu’on aime. C’est un alliage et c’est une alliance. Être moins celui qui brûle que celle qui bruisse. Entrer, par effraction, dans le Rouge Ouvert… S’y tenir, fragilement… Pouvoir entrer dans la couleur.
Sur
le
toit
des Métaboles – comme sans doute sur tous les toits
occupés de Srance – un silence magique se suspend
quelques secondes dans l’épaisseur nerveuse des corps. Soudain,
Varech a arrêté de bouger, de ſaire grincer la table, d’aſſoler les
contrechamps des macéras : il n’a été que sa voix. Sa pensée
dans sa voix. Une sincérité brute, une âme retournée, soudain
oſſerte. Sur le plateau, les journalistes sourient pour chacer leur
émotion, on les sent chercher en eux le bouton ſuyant qui relancera
la machine et le cirque, conjurera ce qu’il ſaut bien appeler un
glitch. Le glitch Varech.
— Monsieur Gorner… Vous voulez… réagir peut-être ?
— Oui… Tout ça… est évidemment très joli… Mais c’est un peu moins joli lorsque votre propre fils va se retrouver avec un bras en plastique ou qu’une dame de quatre-vingts ans se casse le bassin en glissant sur une flaque de sang parce qu’un furtif a cru exprimer sa « puissance de vie » en empruntant la fourrure de votre chat…
— Ceux qui ont pu côtoyer des furtifs sont unanimes, Gorner. Tous les scientifiques dignes de ce nom également. Ils sont une merveille du vivant. En exterminant les furtifs, l’humain prouverait définitivement qu’il est la maladie de peau de la Terre. Et que vous, monsieur Gorner, vous êtes un fragment actif de cette mort qui travaille nos sociétés occidentales et qui les coupe du vivant en nous et hors de nous. Les tuer serait un suicide, un anthropocide. Avez-vous envie de rester dans l’histoire comme un criminel de guerre, monsieur Gorner ?
— J’ai surtout envie d’être le président qui aura évité la contamination vitale… pardon : virale… d’une espèce que personne ne pourra maîtriser si on ne la contrôle pas aujourd’hui. J’ai envie d’être le président qui stoppera ces révolutions qui couvent et dont vous vous faites le héraut parce que voler des territoires, ça s’appelle une invasion et un pillage.
Une semaine plus tard, j’ai appris rétrospectivement que Louise Christoſol n’avait pas été très ſavorable à ce que Varech porte nos couleurs. Qu’après le débat et la sèche victoire de Gorner à 72 % des voix, elle a émis le regret de n’y être pas allée elle-même. Pour ma part, je n’eccorde qu’une attention mineure aux ſriches qui ne traduisent qu’une quantité plate et ne sauront jamais restituer l’intensité portée par les 28 % qui ont voté pour la ſurtivité jouyeuse de nos mondes. Pas plus ne crois-je qu’en insistant sur le tangage ſurtiſ, leur création de signes, qui permet de les présenter comme des êtres intelligents, nous aurions pu mobiliser ou rassurer ceux qui les envisagent comme une menace – au contraire même. Et par ailleurs, si je me ſonde sur mon expérience avec Tishka, les diablogues débridés que nous avons toutes les deux, où elle ne se départit pas, avec le temps, de ses mots bougeants et souples, je crois même que les ſurtiſs se méſient, avec une radicalité ſine, du langage ; qu’ils ſuient sa précision qui incise, qui découpe et qui ſragmente le monde ; qu’ils en ont, comme pour les autres soches, un usage organique, bien plus viscéral et mortaméphique que signiſiant, avec une prédominance massive des sons sur le sens, que seuls les poètes pourront jamais adouber. Mais voilà, nous y sommes.
Gorner est résident.
Et son programme d’extermination a commencé hier.
Avec une tictaque hirroble.
COMITÉ MASSILIA DES CHASSES POPULAIRES
Avec Gorner, nous avons enfin un président qui fait ce qu’il dit et qui dit ce qu’il fait !
La mise en place des Chasses Populaires représente, n’en déplaise aux donneurs de leçons sociaux-démocrates, la proposition la plus démocratique justement que notre pays ait connue depuis trente ans. On en veut pour preuve leur succès dans une centaine de villes en France et leur reprise, certes encore timide, chez nos amis anglais et allemands.
Il faut mettre au crédit de notre président trois inspirations qui dans leur simplicité confinent au coup de génie politique. D’abord d’avoir réhabilité cette belle tradition des chasses du dimanche, qui permet à nombre de travailleurs et de familles d’y participer dans une ambiance conviviale. Ensuite de proposer une chasse sans arme à feu et sans danger mais avec la mise à disposition généreuse, par notre Gouvernance, des technologies de traque les plus pointues, issues du Récif (que notre avisé président a dissous dès le lendemain de sa prise de fonction, avec raison !). Pour une fois que nos impôts optionnels sont bien employés, personne ne s’en plaindra ! Enfin et c’est sans doute l’idée la plus brillante, de parier sur l’effet de masse et sur la direction disciplinée des regards de nos meutes pour piéger les furtifs par un quadrillage optique qui couvre toutes leurs directions de fuite et toutes leurs caches possibles. Il est vite apparu qu’en dessous de cinq cents chasseurs, il est difficile de débusquer un furtif, surtout dans des sites à recoins. Cinq cents est donc la jauge minimum, mais elle a été largement atteinte partout, avec des meutes de plus de deux mille personnes ce week-end à Nice et à Toulon notamment. Il ne faut pas le cacher : l’organisation des différents groupes, la distribution à chacun d’eux d’une seule direction de regard (haut, bas, est, ouest, nord ou sud) et la coordination des déplacements demandent un peu de rigueur et de réglages. Toutefois là encore, l’aide des membres de la police, les formations gratuites qu’ils dispensent le samedi, parfois en dehors de leurs heures de travail (il faut le saluer), et qui s’adaptent à toutes les classes d’âge, des enfants de six ans aux quadragénaires, démontrent un souci démocratique et populaire exemplaire ! Pour donner un exemple concret, qui a mobilisé votre serviteur, nous étions près de mille ce dimanche à Marseille, dans la Friche de la Belle-de-Mai, sous la direction bienveillante des officiers de chasse. Après une petite heure de réglages, le site a été ceinturé par deux cents voyeurs disposés sur tout le pourtour. Puis les meutes mobiles, dont je faisais partie, ont pénétré dans tous les espaces du squat, sous la musique stimulante de la fanfare de chasse, sans jamais lâcher notre axe de vision (nord pour nous), malgré les cris, les leurres sonores et les hurlements ineptes des squatteurs. Nous avons opéré par groupes de vingt personnes, en arc ou en ligne selon les configurations, sous la houlette compétente des officiers qui nous guidaient dans nos oreillines. Bilan ? Quatre trophées en deux heures de chasse dont un magnifique oiseau-chat ; l’arrestation de vingt-six squatteurs (ce qui participe soit dit en passant pleinement de l’opération de prophylaxie et d’hygiène) ; des saisies d’objets volés, de drogues diverses, d’ateliers clandestins de piraterie ; et pour finir, un nettoyage collectif du site qui va le rendre rapidement propice à une réutilisation par la Gouvernance, pourquoi pas pour des formations à la chasse ? Le tout achevé par un succulent pique-nique de produits bio-identitaires, agrémenté de nos charmantes danses provençales.
Bref, c’est un succès remarquable ! Mais qui exigera de la continuité, dimanche après dimanche, pour pouvoir atteindre l’été avec la certitude que nos villes seront à nouveau purifiées de tout ce qui les menace et les salit ! Et c’est, plus encore, une formidable éducation populaire pour nos enfants et nos adolescents, qui forge déjà les citoyens de demain. Une éducation à la vigilance collective, à l’entraide et à la réappropriation d’espaces confisqués par ceux pour qui le désordre fait office de viatique. Si le furtif n’a pas sa place dans nos villes, ceux qui le défendent et s’en inspirent n’en ont guère davantage. Il serait bon qu’ils le comprennent…
Jean-Claude Daugin, un chasseur sachant chasser
˛C’étaient ˛des ˛pogroms, ni plus ni moins. Des ratonnades. Avec le matos du Récif, qu’ils nous avaient piqué. Nèr était sur-vénèr. Et la logistique des bleus-bites derrière. Ils raquaient le pique-nique parfois, histoire d’avoir màs gente. En vrai, ça cartonnait pas tant que ça, leur ball-trap, si tu prenais le boulier. Sauf qu’en com, Gorner arrosait dru. Que les vioques étaient ravis. Ça les rassurait grave, ils trouvaient ça mignon comme tout. Ce que les médiocs racontaient pas, c’était la pelletée de mecs armés dans les meutes. Les gars dézinguaient pas que du pigeon et des ratasses. Que les squatteurs qui répliquaient, ils se prenaient des bastos. Qu’y avait des clodos et des zagueux qui sortaient à l’horizontale des friches. Que les fifs qui tombaient, souvent, c’étaient des vieux comme nous l’avait dit Tishka. Que les autres giclaient bien avant l’arrivée de la fanfare. Maintenant, ça fonctionnait leur truc. C’était de la chasse à courre version trash-bourrin, rien d’autre, mais avec des clebs qu’avaient des têtes de skins. Ça vidait les villes de nos fifs, c’est clair. Ça mettait de la mort. Ce fluide, leur présence, leur frisson, on savait pas bien à quoi ça nous servait, ce que ça nous faisait, ni pourquoi ils avaient le goût, eux les fifs, d’habiter parmi nous. Ce qu’ils y trouvaient de si estupendo pour prendre le risque sans arrêt d’être matés alors qu’à dix kilomètres dans la pampa, ils auraient eu la vida quieta ? Saskia posait une explique, comme la Christofol : ils se goinfraient de nos intensités, leur came première, c’étaient nos émotions, nos haut/bas/fragile. Et qu’ils les chopaient dans nos voix, par nos gorges à bagout, sous leur coulée, leur brame bougeant. Va savoir. Varech, lui, il allait plus loin : il disait qu’on était l’espèce qui transforme le plus, rien que nos aliments, la cuisine, les ordures, ce qu’on fabrique à gogo, crame, jette, que tout ça, c’était miam-miam pour les fifs, de l’inspi et du carbu, de quoi garder la gniaque et se morpher à la va-comme-je-repousse. Y avait derrière ça de la symbiose pas-vu-pas-su.
Lors des premières chasses, je suis monté au front à Ơrange, couilles à l’air, à tenter de causer aux familles, à leur dire « j’ai été chasseur también, j’ai fait ça dix ans, tuer c’est de la merde, laissez-les vivre ». Ça en a fait gamberger quelques-unes puis je suis tombé sur une meute de boules à zéro et là, j’ai cru que j’allais manger mes os. Les mecs ont vite calculé que je venais du Récif et ça a craché du « putain d’irresponsable, comment t’oses montrre encore ta gueule ? Saligaud, profif de merde, vous les avez nourris, maintenant c’est à nous de faire le taf, dégage où je t’éclate », ce type de truc. Saskia m’a exfiltré presto avant que je distribue gratos des coups de boule et que ça dégénère total.
)No)us n’avons) aucun recensement par définition. Aucun décompte. Ça reste une hécatombe, quelle que soit l’approche. Trois cents meurtres ce dimanche, deux cent quarante le dimanche d’avant. Les spiderbots ont été le cadeau de Noël le plus offert cette année. Les copropriétés craquent leur budget dans les bots et les drones d’intérieur. Varech a essayé de discuter avec Crisse-Burle. Lorca et Šahar avec Tishka. Nous nous sommes finalement réunis à la bergerie, toute notre petite bande, volets fermés, dans le noir absolu. Tishka a convaincu trois autres furtifs de venir. Elle les appelle ses copines. C’est très difficile de savoir quel âge elle a désormais. Ši la résurrection l’a fait grandir ou pas. À quoi elle ressemble. Lorca dit qu’elle est plus humaine globalement. Šans doute parce que son frisson nu a métabolisé en premier des fluides corporels de Šahar pour prendre matière et forme ? Ši bien que ça pourrait déterminer une dominante ? Ši le frisson métabolise d’abord du végétal, il est à dominante végétale ? Tishka a bien absorbé le citronnier aussi. Ša voix n’a pas changé par contre, évidemment. C’est son ADN sonore en quelque sorte. Ša sangue.
À leurs déplačements inčessants, on devinait que les amies de Tisĥka étaient nerveuses d’être là. Elles ne parlaient pas. L’une avait des sonorités de rouğe-ğorğe. L’autre piaillait doučement, plutôt un morpĥe de souris ? La troisième donnait l’impression de broyer des ğraviers quand Tisĥka disčutait aveč elle. La ğamine faisait l’interprète et č’était une francĥe merveille de l’entendre leur répondre tantôt en ğravoyant, tantôt par des pious-pious. Ça l’éčlatait à l’évidenče beaučoup et on n’avait pas toujours l’impression qu’elles čonversaient aveč ğravité, čomme nous, des enjeux de l’extermination. Plutôt qu’elles en profitaient pour s’amuser.
Est-ce qu’on pouvait les protéger ? Est-ce qu’ils étaient conscients du spécide en cours ? Est-ce qu’ils en parlaient, est-ce que l’info circulait entre eux, y avait-il quelque chose comme une communication générale interfurtive ? Des discussions transversales ? Un système d’alerte ? Pouvait-on imaginer une alliance entre eux et les humains pro-furtifs ? Un mouvement solidaire, un embryon de collectif chez les furtifs eux-mêmes qu’on soutiendrait, que nous aiderions comme on pourrait ?
Tishka avait bien compris nos questions. Elle fit apparemment ce qu’elle put. De ce qu’on en saisit, il existait bien des systèmes d’alerte entre eux. Relatifs à des zones dangereuses. Où ils laissaient des sortes de crottes de métal ou des tas de tessons très visibles, à la croisée des parcours. Des glyphes aussi, gravés en cryphe au plafond le plus souvent. Mais ça restait local. La densité de furtifs existants n’était pas suffisante, de ce que j’en déduisis, pour permettre une communication de proche en proche. Restait la possibilité du son. La gravoyeuse parla de sons « gravasses » selon la traduction de Tishka, des infrabasses j’imagine, qui pouvaient donner l’alerte sur de très longues distances, plusieurs dizaines de kilomètres. Je sais que les éléphants utilisent ce type d’infrabasses dans la savane entre hardes. Ç’aurait pu être une solution si nous avions quelque assurance que les furtifs pourraient interpréter un pareil message. Et pour faire quoi avec ? Fuir ?
·· J’ai · proposé la piste de l’invocation au bout d’un moment parce que cette potentialité me hantait depuis la réincarnation inespérée de Tishka. Ŀ’hypothèse avait longtemps été débattue au Récif, sans pouvoir conclure – à savoir que certains furtifs choisissaient de sauvegarder (de loger ?) leur frisson à l’intérieur d’un corps humain au moment de mourir, en particulier dans le corps qui les tuait. Comment ce frisson survivait-il, qu’est-ce qu’il produisait sur le corps d’accueil sinon la folie, très bien documentée chez les chasseurs du Récif ? Sinon une manière d’hybridation intime dont nous étions, Varech, Agüero ou moi, les quelques preuves vivantes et incertaines ? Qu’importe au fond. Faute de repérer le céliglyphe et de trouver le dispositif pour le lire et ressusciter ainsi le frisson, comme nous avions eu la chance de le faire pour Tishka, avec sa propre main, la possibilité d’abriter le frisson d’un furtif menacé… dans un humain consentant me semblait une solution forte pour protéger l’espèce. Ŀa protéger de l’extermination en cours. C’était une façon d’en graver un écho ou une copie sur un « disque dur » organique qui pourrait le réexpulser ou le réactiver si le furtif mourait ? Tishka se mit à rire en m’effleurant la joue.
— Pas copie, papa. La fif s’enniche devers ton corps. Une seule sangue. Elle mamute ton dedanse. Tu trachanges.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, chaton ?
— Tu frissonnes par elle. Tu l’arbitres bougie.
— Je l’abrite, oui. Et elle bouge comme une flamme, elle me métamorphose du dedans ?
— Sylphe !
Sahar est intervenue de sa voix qui me retournait toujours un peu l’âme :
— Imaginons que tu me transmettes une partie de ton frisson, Tishka… Que je l’abrite en moi. Tu crois que c’est possible ?
— C’est déjalàm, maman.
Déjà
là ?
Déjà
en moi ? Sans pour autant être réellement surprise, j’ai
accusé un ſlomettent de vertige. Depuis l’événement, je me sentais
diſſérente c’est clair, plus distraite ou dispersée, et j’avais des
crises d’épilepsie partielles, avec hyperacousie. Déjalàm ? Au
moment où elle s’était ſigée dans le maquis ? Au moment de sa
résurrection ? Quand ? Et si j’ai hérité d’une partie de
son ſrisson et qu’elle existe en même temps en chair et en os,
est-ce que ça ne signiſie pas, précisément, que le ſrisson peut
exister dans deux corps diſſérents ? Auquel cas la solution
que propose Lorca serait piternente ? Alors j’ai insisté, en
esquivant ses ſrasques et ses boutades, en la recentrant encore et
encore, à la ſaçon d’un parent qui veut connaître la vérité que
son enſant lui cache. Elle a ſini par
reconnaître que le ſrisson pouvait être transmis. Et même qu’un
ſurtiſ de verre lui avait raconté, une ſois, que seul l’humain
avait un corps capable de recevoir et d’amissiler un ſrisson sur la
durée… Enſin parſois – les autres animaux en mouraient
très vite. Varech avait eu le même écho appraximotiſ de
Crisse-Burle et y intuitait une ſorme de plasticité propre à notre
espèce. Bien…
Restait à accomplir un tour de magie qui me semblait complètement irréaliste à ce stade : amener le maximum de ſurtiſs à transmettre leur ſrisson à des êtres humains, tout en convainquant réciproquement lesdits êtres humains de les accueillir en eux, avec la charge de loſie, de mutation virulente ou de matémorphose insue que ces ſrissons auraient la capacité d’imprimer à nos corps et à nos esprits… Utopique ?
Silencieux depuis près d’une heure, à se demander s’il était vraiment là, Arshavin sortit de sa réserve au moment où Agüero suggérait qu’on pourrait inſiltrer leur chasse pupolaire, y intégrer une de leurs meutes, incognito. Et se rendre disponibles pour invoquer, le sac échéant.
— Ça me semble très irréaliste, ouvreur, si je puis me permettre. J’imagine assez mal comment un furtif en situation de traque pourrait savoir lequel, dans cette horde d’excités, est prêt à héberger son frisson…
— Dans ce cas, il faudrait que les furtifs viennent à nous…
— Qu’on leur donne un rendez-vous par exemple ?
— En quelque sorte. Qu’ils comprennent que la survie de leur espèce est en jeu comme elle ne l’a jamais été dans l’histoire. Ils ont été découverts. Ils ont été révélés. Ils ne peuvent plus espérer se cacher comme ils l’ont fait pendant des millions d’années. Et que la meilleure façon pour eux de ne pas disparaître est de confier leur frisson à un humain qui saura l’abriter en lui. Au moins le temps qu’ils mutent à nouveau, qu’ils s’adaptent aux chasses populaires, trouvent de nouvelles façons d’échapper au regard…
— … Et aux nouvelles formes de traques techno que Gorner fomente aussi !
— Oui. Ce qu’on peut leur offrir, c’est une sorte d’hébergement transitoire, de cache discrète en nous, là où personne ne pourra venir les déloger.
— Tu parles d’une cache pour un furtif qui meurt, qui se sacrifierait ? Ou juste une cache pour une copie de son frisson ?
— Peu importe, c’est eux qui choisiront. Tishka nous a dit que les vieux furtifs, les plus lents, avaient peur et qu’ils pourraient vouloir se faire protéger. N’est-ce pas Tishka ?
— Aoui.
— Sérieusement, vous délirez grave les chums ! On sait déjà à peine jacter avec un furtif alone et vous voulez les rameuter par centaines pour les sauver ! Faut arrêter la neuroïne là !
— Il est clair que ça restera inenvisageable sans l’appui exprès de Tishka, Toni. Tout repose sur elle en réalité…
Louise Christoſol a pris la parole avec son indécrottable saphré d’universitaire, qui se teintait d’un ton de bienveillante institutrice quand elle s’adressait à Tishka :
— Tishka, je voudrais m’assurer que tu as bien compris le contenu de notre conversation et que tu saisis notre demande ? Pourrais-tu la reformuler avec tes mots et nous dire ce qu’il te semblerait bon de faire ?
— Je puis-je ?
— Nous t’écoutons.
Il y a eu un court silence solennel, Tishka a croassé et elle a dit :
— Yaka Tishka, koa !
Et tout le monde a claté de rire. Pas désarçonnée pour autant, Louise a reſormulé sa question pendant que les copines ſurtives tournaient au plaſond dans un ramdam invraisemblable en ſeulant à qui lieux lieux. Sans se déſiler, ma ſille a répondu d’une traite, ainsi qu’elle aurait récité un mémento par cœur :
— Pisquefifstraquassés Tishkavapappelerfifs à fendezvous papamamanamis pour passe-passangue & cachecache encorps humanodoux.
— Vous avez compris ?
— Peu ou prou. Je crois. En tout cas, elle est consciente de l’enjeu, non ? Vous qui êtes ses parents ?
— On ne sait plus trop si nous sommes ses parents… Mais l’on peut vous dire qu’elle va réunir autant de furtifs qu’elle le pourra. La question maintenant est : où, quand et avec quel groupe nous irons ?
BLe AC3 : Centre Culturel Capitale. Bouclé depuis trois ans. Insquattable. La pure réserve de chasse. Ben ouais ! Y aller jeudi, juste avant les popus qui l’ont coché en mode paintball pour ce dimanche. Caler notre speed dating là-bas. Agü connaît par cœur & Sass’ aussi. Lorca joue à domicile. Nèr a toutes les maps. Arshavin les accès. Normal : ils ont déjà chassé déter dans la place ! Première chasse de l’Orque, c’était ! Bizutage ! Plus mieux bien que ça : la Tish y a niché un baille, elle connaît la faune, elle y a son crew. C’est elle qui a proposé le site. Ailleurs, elle voyait mal comment rameuter, la petiote, elle a beau être overfutée, c’est pas le sous-commandant Marcos non plus, elle a que six berges, elle est toute mimide, lui demander de siffler la furtaille par-delà les montagnes chiapathèques, faut pas non plus surventiler. Fallait un lieu dense en fifs, assez pour les quarante gars sûrs (c’est l’expression, faites pas ièch, y a de la meuf dans le lot !) qu’on a contactés, un par un, à la mano. Pour savoir s’ils voulaient changer leur life à jamais en se prenant de l’invoque plein cadre. S’ils étaient fit pour muter. J’ai djerté les cakes qui disaient « wesh, wesh, j’en suis » et ont commencé à virer neigeux quand j’ai teasé un peu ce que ça faisait. Gros plan des bras de Varech. De sa bite en chou-fleur. Un petit pitch sur Nèr à l’HP. Le taux de vrillés du Récif. 66 % quand même chez les ouvreurs, ça pose. Rappelé que les mômes encaissent bien pasqu’ils sont souples dans leur tête et leur sang. Mais que nous, les grands à os carrés, ça passe pas si fluide. Bref, j’ai pas survendu le truc. Nop. Sur cent, il en est resté quarante. Ça fait soixante dans la nature qui peuvent pipoter. Nèr a pas du tout aimé. Arshave non plus. Sont gentils. Mais leurs potes à eux, ils sont où ? Moi j’ai pioché chez les guérilleros, c’est eux l’avenir de la fiffuse, té !
— On fait la scalade tout en haut ?
— Cap ou pas cap ?
— Cap !
— Tu prends l’ascenseur à bascule !
— Oh non papa ! Ça fait la peur !
·· Elle · n’aurait rien oublié. Ŀe Ċosmondo serait là, intaċt, aveċ sa maison-monde barlonġue et biġarrée à trois étaġes où l’on pouvait se ġlisser, ġrimper et sė perdre, de tunnel en tunnel ėt de trappes en esċaliers seċrets. Ċette fois-ċi, j’aurais amené un stoċk de batteries et la première ċhose que j’aurais faite, ç’aurait été de mėttre ċes batteries neuves dans les doudous ėt les bots pour que la sċulpture revive et que Tishka et ses ċopains furtifs puissent s’y amusėr dedans, à la folie. Et là, dans la ċhambre-ċheminée, trônerait toujours lė doux-d’art, sur le lit à baldaquin, vivant sans bėsoin de batterie, qui me réfraċterait par son visaġe tout le trajet immense quė j’ai fait pour en arriver là, enċore debout, tout ċe que je serais dėvenu, sans le savoir, par-devėrs moi.
)Ça) me) fait si bizarre de revenir ici. Ça fait à peine un an et j’ai l’impression que c’était une autre vie. J’ai connu une telle foutue densité d’événements depuis cette chasse ! C’était l’époque où sans me l’avouer, je rêvais de faire un bout de chemin avec Lorca, où Šahar appartenait au passé (enfin… que j’avais cru !). Où l’on avait partagé ce moment de chasse hors norme ici, puis cette intimité d’écoute sublime dans l’auditorium de poche où je lui avais fait entendre comment les furtifs répondaient. Aujourd’hui je suis amoureuse d’Agüero. Ce que je trouvais si révolutionnaire dans la communication musicale des furtifs me paraît, avec le recul, un balbutiement de chercheuse. Nous en avons tellement appris depuis ! Au point que là, nous en sommes au stade ultime, à vouloir s’hybrider avec eux, à chercher à les sauver quand on les pourchassait encore, un an auparavant, comme des acharnés ! Je sais que ça fait bizarre aussi à Agü. Plus encore à Nèr qui n’a pas pu s’empêcher de ramener sa tonne de matériel et qui cherche sans cesse l’assentiment d’Arshavin ou d’Agü sur chaque décision. Agü, il rêve encore d’ouvrir, ça se voit. Il s’éclatait à défricher les sites pour notre petite meute. Il a ce goût viscéral de la chasse que je n’ai jamais eu, cet instinct jouissif de flairer, de traquer. Alors, avec les autres, sans même se concerter, nous lui avons laissé l’honneur de passer en tête au moment d’entrer dans le musée. On a traversé les salles blanches et poudreuses, pris le couloir oblique…
Et voilà, on y est.
On est devant la porte à double battant, à moitié défoncée par les surchiens de Nèr. Rien n’a bougé. Derrière ces portes, il y a notre lieu de rendez-vous. Šoit les furtifs y sont. Šoit ils n’y sont pas. Tisĥka tente une trille. Ça ne répond pas. Alors Ağüero pousse le battant qui branle et je pénètre derrière lui dans la salle immense, plonğée dans le noir, aveč sa résonanče de čatĥédrale. Lonğue čomme un paquebot, la maison se disčerne à peine sur l’arrière-plan neiğeux. Le silenče a une perfečtion suspečte. Les autres sont restés en retrait dans le čouloir. Je fais quelques pas qui résonnent sans déčenče. Et je sors à l’intuition mon olifant pour jouer quelques mesures du frisson de Tisĥka, laquelle tremble à tout rompre à mes čôtés, sans lâcĥer ma main…
Rien. Et puis soudain…
Explose un čarnăvăl éčlăboussănt de roulădes et de trilles, un tintămărre tonitrué de čymbăles et de tăm-tăms qui ağressent l’oreille ! Č’est une bačcĥanăle de ğroğnements qui roučoulent, une bourrăsque d’ăboiements čourts et de čris ĥačhés, çă račle, çă člăme, člăque et brăme, çă ğazouille et fărfouille à l’orée du plăfond, çă se bătăille dăns un ğrăbuğe innommăble qui săture toutes les băndes de fréquenče, toutes les notes de lă ğamme, tout le spečtre băvărd de če qui peut se cĥučhoter et se ĥurler d’un seul čoup ! Ši violent est le bărouf que je rečule inčonsčiemment. Est-če un ĥommağe, une ovătion ? Un tir de bărrağe pour se défendre ? Une déčlărătion de ğuerre, une mise en ğarde ?
— Ils sont contentes, non pas ? tente Tishka.
— Je crois, oui. Non ? Tu crois que tu peux leur parler ?
— Sûr pas. Pas n’ose.
— Je peux leur parler à l’olifant encore, si tu veux ?
Le brouĥahă furieux ă rečommenčé ăussitôt. Je n’ărrive păs à le lire. Trop čomposite, dispersif, trop éčlăté et tumultueux. Trop fort ăussi en volume, quăsi inéčoutăble. Ău bonnet d’éčoute, je n’ăurăis plus de tympăns) (et déjà là, je tămise mes păvillons ăveč mes păumes. Vărečh ă tenu à être des nôtres mălğré lă ğymnăstique éprouvănte, pour son âğe, des frăncĥissements de ğrillăge. Il s’ăppročhe et me ĥurle presque à l’oreille :
— Ça sent pas bon…
— Pourquoi ?
— Ils ont peur.
— De nous ?
— Non. Il y a autre chose.
Au bout d’une minute, des animaux se sont mis à čourir au sol à toute vitesse, d’autres ont filé par des trappes ou des boucĥes d’aération dans les ĥauteurs. Tisĥka a disparu derrière le Čosmondo pour disčuter aveč des furtifs qu’elle čonnaît, j’imağine. Lorča et Šaĥar ont fini par entrer à leur tour. Les autres ne savaient pas s’il fallait attendre que ça se čalme ou entrer aussi. La furie restait impressionnante. Ils nous alarment ? Lorča a trancĥé pour le ğroupe :
— Restez dans le couloir pour l’instant ! On va essayer de les apprivoiser un peu !
\ Sur \\ łe \ scan, ça décɵnne. J’ai bien une cinquanŧaine de ŧaches sur łe ŧɵmɵ eŧ c’esŧ raccɵrd avec łes cris. Iłs sɵnŧ łà. Iłs sɵnŧ venus. Jamais vu une ɵrgie pareiłłe. C’esŧ un gang bang. Chapeau ła peŧiɵŧe ! Mais quand je łidare derrière, à ŧravers łes murs, j’ai aussi des masses de ŧaches ŧhermiques. Płus drɵiŧes, serrées. Parałłèłes. Des humanɵs ? Un grɵupe płanqué ? Qu’esŧ-ce qu’iłs fɵuŧraienŧ łà ?
— Ouvreur…
— Quoi Nèr ?
— Ça craint un peu derrière le mur.
— Où ?
— 3 heures.
— Dans le musée tu veux dire ?
— À l’entrée, oui…
— Tu vois quoi ?
— Je dirais un groupe. Même…
— Même ?
— Une foule.
— Putain…
— Ils avancent.
— Combien ?
— Au volume… je dirais quatre-vingts… cent.
L’immense
avantage
des
paranoïaques sur les citoyens épris de liberté, tels que Lorca ou
moi, c’est qu’ils vivent dans un réel impitoyable auquel nous, nous
n’aurons jamais accès. La meute des chasseurs populaires qui
avaient guetté, deux nuits durant, notre intrusion dans le centre
culturel, a été inſormée par un militant, une camarade déçue de ne
pas participer, un mouchard interceptant nos communications
pourtant archi-cryptées, un espion de métier, peu importe. Nèr nous
avait prévenus, jusqu’à la nausée, que nos réseaux avaient des
brèches et des ſailles, que le manoir le plus sécurisé du monde ne
vaut que le cadenas à code de la remise du jardinier par où il
passe le matin, rien de plus ; que nous
étions aussi protégés et discrets qu’un exhibitionniste sur une
place dédiée aux vendiants. Et il avait eu raison.
Lorsque nous avons entendu les garcheurs s’emboîter dans les ſusils, les hurlements de machos dans le couloir du musée, lorsque la lumière surtout a été ellumée dans la coursive qui menait au Cosmondo, j’ai compris que nous allions être nassés comme des rats et qu’ils venaient pour les ſurtiſs, avec certitude, que nous leur avions amenés tels des naïſs irresponsables sur un plateau d’argent – mais vraisemblablement aussi pour nous, les pro-ſurtiſs médiatiques, cette élite si détestée, par eux, que nous représentions depuis la résurrection de Tishka. Mon réſlexe n’a pas été de me protéger ni d’avoir peur pour moi : il a été de leur bloquer le couloir pour protéger Tishka et tous les ſurtiſs derrière, lesquels étaient pris au piège de cette calle en sul-de-sac de sorte qu’ils se bousculaient et s’extripaient pour ſuir par les conduits d’aération trop étroits. Avec la quarantaine d’activistes que nous étions, nous avons ſait masse dans le couloir, à vingt mètres en amont de la salle. Négocier. Leur larper. Gagner du temps. Où est Lorca ?
— Lorca !!!
— Je reste avec Tishka ! Coupez l’accès. Battez-vous !
·· S’ils · allument la salle, ce sera une hécatombe. Il y en a partout. Beaucoup sont venus se réfugier dans le Cosmondo, à cause de la foultitude de recoins, certains essaient de fuir par le plafond. Il y a eu déjà des pétrifications dans le couloir, des bruits de poterie cassée. J’essaie de calmer Tishka qui panique, elle se sent acculée, et coupable.
— On va s’en sortir chaton. Maman va les retenir. Dis à tes amis furtifs de couler leur frisson dans les camarades qui sont venus. De sauver au moins leur frisson. Dis-leur !!
— J’ai dit. Ils fontentent.
Je me suis retourné à nouveau vers le couloir en lançant, conscient de la contradiction :
— On a besoin de gens dans la salle. Il faut que vous veniez invoquer !
— On fait ce qu’on peut !
J’entėnds la foule des ċhasseurs populaires ġronder dans la ċoursive, les ġueulantes, les rodomontades de ġros bras, les premières éċhauffourées. Ŀa poiġnée de ċamarades qui étaient à l’arrière du ġroupe sont entrés dans la salle pour tenter de reċevoir un furtif en eux, dans l’urġenċe. Ils ne savėnt pas quoi fairė en vérité, ċe qu’il faut faire, le bruit de zoo en émeutė les fait trembler. Autour de moi, aveċ une véloċité inouïe, Tishka parle dans unė flopée de lanġues, s’adapte et adopte plusieurs formes de ċris, répond en perċu, au tempo, ċhante, elle se démène aveċ sa petite voix pour intėrpréter dans les dėux sens et faire le pont entre animal et humain. Quėlqu’un vomit tout près, je ċrois que ċ’est Vasċo, ċ’est bon siġne. Plus loin, Velvi râle ėt siffle, ċ’est toujours ça de sauvé. Mais j’ai trop peur que ça s’allumė alors j’amène Tishka vėrs la porte de la maison. Elle résiste, disċute enċore en ċrissant puis finit par vėnir :
— On va se cacher Tishka, d’accord ? Tout en haut, dans la chambre, tu te souviens ? Le doux-d’art ?
— Pas la tunnel des naraignes papa !
— D’accord, on prendra pas le passage des mygales. On va remettre des batteries dans les doudous, ça te dit ? Ça sera plus marrant comme ça, hein, parce que c’est un peu triste sinon ?
— Aoui papa !!
À lui faire oubliėr la panique je suis presque parvenu, si bien quė dès que nous pénétrons dans la maison, aveċ le salon riġolo aux hipposofas, ça va déjà miėux. Je la traċte dans le dédale au sol mou qu’on enċhaîne très vite, l’éċhelle de ċorde du premier étaġe, hop, on débouċhe sur le ċhamboule-tout aveċ les balles-qui-parlent. Je les lanċe au hasard et elle les attrape toutės, j’en entends auċune tomber ! Elle se sent déjà beauċoup plus protéġée et moi aussi, à nous enfonċer profondément dans ċet univers enfantin, à retrouvėr émus le parċ aux doudous fous où l’on remet une à une les battėries pour que les peluċhes partent en poġo. Tout au lonġ du parċours, Tishka ne m’a pas lâċhé la main, la ċuisse ou le pied et ċ’est tout ċomme avant, quand elle avait trois ans, la même trouille exċitée, la même frousse rieuse et ėnthousiaste, la même joiė de ramper et de se faufiler par les trappes, à part que ċette fois-ċi, les méċhants qui nous poursuivaient dans nos délirės sont bien là, à trente mètres, à enfonċer inexorablement un mur de ċamarades qui font ċe qu’ils peuvėnt pour y opposer leur barriċade de mots.
— CASSEZ-VOUS MAINTENANT OU ON TIRE !
Soudain, la lumière rince la salle d’une virulence blanche. Je n’ose pas regarder par les hublots de la maison. Je hurle juste :
— Fermez les yeux !
Mais c’est trop tard. Tout aguerris qu’ils soient, tout à la page de ce qu’il faudrait faire face à des furtifs, aucun des camarades en bas n’a l’expérience d’un Varech, d’une Saskia ou d’un Toni, n’a jamais mené une chasse ou vécu avec sa fille à un mètre de soi en devant sans cesse, sempiternellement, s’empêcher de la regarder. Alors ils reġardent et ils tuent. Mais ėn tuant, ils invoqėent sans le savoir aussi. Alors je nė sais plus, je prie que ça marċhe, Tishka sort ėt rentre par les ouvertures dė la façade, donne de la voix ėt beauċoup de furtifs sė rapatrient dans les loġis et les reċoins du Ċosmondo désormais lumineux et ċhatoyants, mêmė à l’intérieur, à ċause des vitraux et de l’éċlairaġe diffus. J’arraċhe la robe d’une poupée et je m’ėn fais un bandėau pour éviter la ċatastrophe.
— Monte chaton, monte ! On va se cacher en haut. Les chasseurs arrivent !
— Ils vont toutuer papa ?
— Ils veulent figer tes copains, oui. Dis-leur de se battre s’ils ne peuvent pas fuir ! D’attaquer ceux qui ont des fusils ! Les bâtons noirs !
Et au moment où je lâche ça, je me rėnds compte que je ne sais pas si lės furtifs sont pacifiquės, s’ils peuvent être agressifs ėt dans quel cas. Personne n’a jamais ėu de preuve de leur violence, on les idéalise tėllement. Au tọuċher je ċọntinue à prọġresser, à me ċọġner sans arrêt ċar la maisọn n’a auċun anġle drọit, pas la mọindre lọġique arċhiteċturale, ċ’est un subtil maelstrọm de pièċes enrọulées, de meubles ċọurbes et d’ọbjets pendus au plafọnd que je mė prends en plein frọnt. Par un sọupirail, je ġueule :
— Éteignez la lumière putain ! Flinguez les spots !
Quelqu’un jette aussitôt un ultrason qui éclate les halogènes. Tishka, sûrement. Ŀe noir retombe, rassurant et plein, hormis que j’entends maintenant des tirs dans le couloir. Un chasseur populaire a pété les plombs et ça dégénère en baston générale. Ŀa violence grimpe brutalement d’un cran… Agüero rauque : « ¡No pasarán! »
)Ma)is ça) passe. Agüero fait barrage, fracasse quelques nez, distribue des ippons mais ça passe. Quelques jeunes se faufilent ou passent en force, je les tacle comme je peux mais j’arrive pas à les bloquer. Ils investissent la salle. Le faisceau de leurs lampes ultralite vient saloper l’obscurité. Je tergiverse puis je décide que ma place est là, dans la salle. Que je dois invoquer. Que c’est ma mission prioritaire. Je reğarde sans reğarder, en vision vide, je me laisse ğuider aux sensations, č’est če que l’expérienče m’a appris. La ğriffure des čéliğlypĥes strie les murs très distinčtement. Des bločs de čéramique roulent dans les anğles, déğrinğolent du plafond et éčlatent sur le sol de béton. Le čarnağe a démarré et il a pour seule arme effičače la lumière et un reğard bovin. Je veux bien tuer si č’est ça qui les sauve. Je veux bien qu’ils vivent en moi. Venez, venez…
Le barrağe du čouloir a čédé. Des flots de ğens entrent. Dans la pénombre rayée par les frontales et les lampes torčhes se joue à présent une čoĥue monstrueuse et indéčise. Notre meute cĥerčhe à fračasser le maximum de lampes. Les moujiks et les čaïds des Métaboles affrontent les cĥasseurs à čoups de latte, de boule, de črosse quand ils čhopent un fusil, de čoude quand ils n’ont rien d’autre pour čoğner. Les cĥasseurs répliquent à la serinğue et au tonfa. Mais surtout, les furtifs ont l’air d’être entrés dans la bataille. Il y a des mouvements d’air sačcadés, des ombres de foudre qui frappent et fuient, des masses fantômes qui fondent du plafond et laissent aux visağes des trous de beč béant. Une čhasseuse ğlapit et une torcĥe čadre d’un éčlair son bras arračhé à ĥauteur de čoude. Ouille ! ça č’est de la morpĥose trasĥ !
— Au secours ! hurle sa copine en treillis mimétique.
— Les monstres attaquent, repliez-vous dans le couloir !
— Abritez-vous ! Ils nous mutilent !
— Hey, y en a plein planqués dans la maison. Il faut la nettoyer, aidez-nous !
·· Une · dizaine de ċhasseurs ċommenċent à pénétrer dans le Ċosmondo. Plus inquiétant, ċertains déċident d’esċalader par l’extérieur pour entrėr direċtement au premier ou au deuxième étaġe. Tishka ėxtirpe des profondeurs de son petit vėntre un son de sirène d’alarmė qu’elle module sur la mélodiė de son frisson et projette à travers un extraċteur de la ċuisine. Ça ċavalċade aussitôt dans tous les sens, planċhers, trappes, pieds, pattes, ġriffes et ailės bruissantes, la maison osċille sous la poussée dės animaux qui se terrent ou se préparent à ċontre-attaquer…
J’ai pėur pour Tishka maintenant. Et j’ai peur pour moi. Jė n’ai pas remis mon bandeau, j’ai dėmandé à Tishka de proġresser juste au-dessus de moi ċar je ne vais ċesser d’avuer par les hublots et les planċhes ajourées, vers le bas, pour parėr à l’assaut probable des ċhasseurs. Au dėuxième étaġe, en me penċhant à un balċon de poupée, je tombė nez à nez aveċ un ċrâne rasé qui a ġrimpé jusque-là. Ahuri, il me reġarde plusieurs seċondes puis tend son indėx vers moi.
— Mais t’es Lorca Varèse, mon salaud ! T’es bien là ! Les indics ont bien bossé ! (Il se retourne vers la salle et beugle à la cantonade.) Hey les gars ! Y a Lorca Varèse dans la cabane ! Il se terre comme une tafiole, le héros de Porquos ! On va lui régler son compte, vous croyez pas ?
— Carrément ! Yiippéé !
— On arrive ! On va se faire ce fils de pute ! Chope-le ! Coince-le !
Ŀe gars essaie de m’agripper et je le décroche d’un coup de pompe du balcon, il bascule et va s’éclater en bas. Il se relève bien plus vite que je ne l’espérais :
— Enculé, on va te faire la peau ! Filez-moi le gun ! j’vous jure qu’il sort pas d’ici vivant !
— Déconne pas, David !
— On dira que c’est un accident, on s’en fout ! Gorner a dit qu’il couvrait !
— Y a sa salope aussi, la Sahar, je l’ai vue !
— On va se la faire en tournante ! Elle est bonnasse !
— Ha ha t’es un vrai toi ! Ils sont tous là en tout cas ! Les grandes gueules profifs ! C’est la fête du slip, on va se remplir la chambre froide !
)J’)appelle Agüero,) j’appelle Toni, je cherche Šahar des yeux mais je la trouve pas. Varech est étendu au sol, il a pris une seringue hypodermique. J’essaie de le tirer à l’abri, près d’un mur, car les chasseurs populaires lui marchent dessus sans vergogne. On est nassés. Nassés de notre race. Qu’est-ce qu’on a été cons, putain, de pas checker le C3 in extenso ! Nèr l’avait dit. Trop débiles, merde !
— Agü ? Agü ?
— Tu cherches qui au juste, ma belle ?
Pas eu le temps de me retourner) (un tonfa m’éclate l’arcade. Ça tourne et je m’écroule sur le ventre. Je lutte contre le KO, un talon me défonce les côtes.
— Toi, t’es du Récif, j’ai vu ta tronche sur les réseaux. T’adores les bébêtes hein ? Tu leur fais bouffer ta chatte, à tes petits fifs ? Ça t’excite ?
— Va bouffer ta bite… connard…
Je sais qu’il va me fracasser à coups de rangers augmentées. Ils savent faire que ça, c’est leur trip. Le bout de la grolle est électrifié. Tu spasmes quand ils tapent. Je me recroqueville en sachant que je vais douiller… Rien ne se passe… J’ouvre les yeux et le type est à ğenoux, il pisse du sanğ sous les tempes, sans čomprendre. Il n’a plus d’oreilles ! Il lui reste deux trous. Ma vue vačille, des étoiles de neiğe tapissent ma rétine mais je lutte enčore pour pas sombrer. Je tiens mes paupières levées au ras du sol, ma joue cĥaude čontre le béton froid. Des forêts de ranğers, de baskets. Des čorps allonğés. Et puis je lă vois, lă mănğouste, qui file entre les čorps. Elle ă une oreille dăns să mâčhoire. Elle s’ărrête et me reğarde, ses yeux noirs dăns mes yeux noirs. Mon čœur s’ărrête de băttre. Une musique se ğlisse dăns mă boîte črânienne et čommenče à faire vibrer mon očciput. Č’est un jăzz pétillănt et sublime, săx et čymbăles, juste çă, le petit bruit des bălăis métălliques ğrăttănt les disques de čuivre perčhés, le săx boucĥé, pétărădănt… Çă se répănd en moi, le swinğ, le swinğ dinğ-ği-dinğ, le ğazouillis des pièčes de dix sčhillinğs dăns un bol doré blinğ-blinğ. Je prends et je souris… Merči. Tellement merči… Lă mănğouste n’ă păs bouğé d’un pouče quănd je lă čontemple à nouveău. Elle ă juste bruni. Puis un pied lă perčute et elle văldinğue à trăvers lă sălle dăns un tintement de văisselle…
·· J’aurais · atteint le dernier étaġe. Au fond du ċouloir, après deux ċhiċanes, il existėrait une trappe qui donnėrait sur une ċheminée-ċabane, laquelle ċoifferait toute la maison et ċontiendrait le doux-d’art. Pour moi, ċe serait le ċhef-d’œuvre de Fulvia Ċarvelli. Une peluċhe hybride, bourre et bois, aċier et ċoton, aveċ une tête en résine morphique qui sė modèlerait toute seule tout au lonġ de l’asċension en s’informant de ċe que tu fėrais, des pièċes quė tu traverserais, de la forme de tes ġestes et de la hauteur de tes ċris… Et qui se présėnterait à la fin devant toi ċomme un portrait dė Dorian Ġray : unė poupée-miroir, une sorte de fiġure-éċho de tes aċtes, de l’énerġie que tu as déġaġée, de ton vaġabondaġe dans la maison, et qui parlerait aveċ des extraits volés dė ta voix pris par des ċapteurs ċaċhés, dans un lanġaġe syllabique déroutant.
Tishka proġresse toujours au-dessus dė moi. J’ai voulu appelėr Sahar, savoir où elle est, je la voudrais aveċ nous, puis j’ai mesuré l’ampleur de mon idiotie : la mėilleure façon de la faire repérer, oui. Je priė juste qu’elle ait trouvé où se ċaċher, un reċoin du Ċosmondo où personne penserait à aller, qu’ėlle a réussi à fuir sinon, qu’Aġüero ou Toni la protèġent au pire. Ċ’est Ġorner hein. Ċ’est Ġorner qui a mis ça en plaċe sinon ils n’auraient pas su. Ils ne sont pas là seulemėnt pour les furtifs. Ils ċherċhent l’aċċident.
— Maman bradourse !
— Quoi ?
— Elle est sous protège. Bradourse la cache-bache. Cacours papa !
— Je peux pas aller trop vite, je suis trop gros pour certains passages, Tishka. C’est fait pour les enfants ici. Ils sont derrière ?
— La bagarre les barrage, ils s’enfiffent dans le barouf.
— Tes copains nous aident ?
— Plein morfluent. Trop de morves toupart. Ça me perd la joie.
— Mais certains fifs plongent dedans nous, tu vois, on va les accueillir. Ils vivront longtemps.
— Çaoui.
Il y a de la seringue beaucoup, et des tasers, mais aussi des tirs à balles réelles qui claquent froidement dans l’enceinte de béton blanc. Il est très difficile de savoir où l’on en est, le chaos est toujours aussi intense, l’obscurité empêche de se rendre compte des groupes, de l’état de notre meute, j’entends très peu de voix que je reconnais et ça m’angoisse. J’ai la sėnsation d’un lapin traqué dans une ġarenne et je sais bien que là-haut, je serai dans un pėtit fortin aveċ une porte à serrurė qui tiendra pas lonġtemps ėt derrière, je fais quoi ? Je fuis par la ċheminée et je saute de huit mètrės de haut ?
— Il est là-haut !
— Où ?
— Troisième étage ! Le hublot ovale !
Ŀe premier tir siffle un mètre devant – à travers le hublot qui explose. Ŀe deuxième déchiquette le mur de bois juste derrière moi. Cette fois, ils canardent. Ils veulent ma peau.
Papa bébute par la planċhe et s’arrampe deċi delà travers le ċouloir se perſilant. Ça pique l’air et ſarſale, la mitraille bisque, ȷe vélivole à voilà ſluis, ça pleuvine partout les ġouttes de ſerſeu siperċe ſenêtre papa qui ſile ſol ſile brinġuebalourd en boule d’ours baroulant ȷusquà-la-porte ouſ ! Sursaute ! Sursaute papouna !∙)
·· Ŀa · ċadenċe de tir a dépassé tọute déċenċe. Ŀe mur du ċọulọir qui mène à la ċhambre-ċheminée éċlate sọus la ġrêle nọurrie des balles. Je ne pėux plus reċuler, ils sọnt dėrrière, je ne peux plus sauter sauf à me faire déċhiqueter. Alọrs je ċọurs au milieu de la ġrenaille qui défiġure les panneaux de bọis. Je sens des ċhọċs radiants à l’épaule au tibia, l’adrénaline me sature le sanġ je ċọurs et ċọurs et ċọurs et me jette sur la pọrte de la ċhambre plọnġe à l’intérieur et referme aussi seċ, en trėmblant tellemėnt que la ġâċhe ọsċille drọite ġauċhe et que j’arrive même plus à verrọuiller le verrọu. Je déċọlle la ċọmmọde et je la plaque ċọntre la pọrte, attrape le mirọir, empọiġne le lit et lė redresse à la vertiċale pọur faire épaissėur et tenter absurdemėnt d’arrêter les ballės.
Ŀes tirs ċessent. J’arraċhe la lampe de ċhevet en aċier, m’enroule le poiġnet aveċ le fil, prêt à ċoġner puis jette tout et je file à pas de loup mė blottir dans la ċheminée, près à fuir dès qu’ils entrėnt. Je sens plus mon épaule droitė. Un buvard de sanġ suppure dans ma manċhe, j’ai envie de ċhialer tellement j’ai mal mais je bouffe ma morvė et je souffle, je souffle autant que possiblė pour faire refluėr la douleur. Un ġarrot ? Aveċ un seul bras ? Osċille la porte sous les ċoups d’épaule des ċhasseurs populaires. Ŀe lit à baldaquin branle. Ŀe matėlas tombe soudain sur le planċher et le doux-d’art en surġit, rebondit et roule avant dė s’arrêter assis devant moi. Il a une tiġe de métal qui lui travėrse la tête bizarrement. Il me reġarde aveċ ses ġrands yeux narquois et haċhe pour moi une phrase qui a le son dė ma voix.
— Dis/leur de se bat/tre s’ils ne peu/vent pas fu/ir ! On va les ac/cueil/lir. Ils vi/vront long/temps. Long/temps. Long/temps.
— Tu n’as retenu que ça, petit doux-d’art ?
— Pa/pa te pro/tège cha/ton. On va se ca/cher, tu viens ?
— Je te protège chaton, oui… . Mais là, il faut que tu fuies… Il faut que tu partes maintenant. Ils vont te tuer sinon. Tu es où, mon chaton ? je t’entends plus ?
— Je suis là papa.
Par réflexe, et aveċ l’impressiọn de sọulever la Terrė au bọut de mọn bras, je lèvė la main au-dessus de mọi, vers le rebọrd de la ċheminée pọur la tọuċher. Il n’y a rien.
— Je suis là, papa… Devant toi.
— Pourquoi… Pourquoi je peux… te voir ?
— Pasque tu pars dans la morve, papa…
Au milieu de la mansarde de bois clair, sous l’abat-jour maintenant lumineux qui balance, Tishka est debout, face à moi. Ŀes boucles de ses cheveux sont d’un ambre liquide, elles semblent ruisseler vers le haut, une fontaine à l’envers, en variant du blond d’orge au roux d’un écureuil. Ses yeux effilent une amande et au centre, ses prunelles balayent des teintes oscillantes de vert qui me ramènent des souvenirs de maquis retourné par la tramontane. Ses joues, ses lèvres, son petit nez, tout son visage de pure splendeur sourit. Sa peau flue comme une eau calme et c’est Sahar soudain que je vois, la même grâce simple, la même finesse des courbes, cette framboise écrasée, juste cueillie, des lèvres sur des petits crocs d’un blanc de lait. Avec l’avidité panique d’un homme qui aurait attendu sa promise, sa vie durant, je la regarde sans pouvoir me détacher d’elle. Ses narines frémissent.
— Tu es beau papa quand tu es dans la regarde…
— … Viens… Viens vers moi…
D’une coulée féline elle avance, elle est nue si ça peut avoir un sens chez un animal et tout son torse est tapissé d’une fine fourrure de biche ou de daim qui se prolonge en plumes sur un bras cependant que sur l’autre elle se fond en fourrure de lynx tacheté. Ses doigts sont évasés à la manière d’un gecko et ses jambes hésitent entre le métal et le bois, presque d’un pas à l’autre, avec des mollets et des pattes de fauve, qui doivent l’aider à bondir. Elle vient se nicher dans mes bras tandis que la porte, là-bas, tangue et tangue encore mais tient. D’une main je lui caresse la joue, la nuque, le dos et je vois la fourrure se clairsemer et refluer doucement partout où ma main passe. Mon sang lui tache le bout du nez, un point de peinture mais elle rit encore et me regarde avec une intensité fantastique en m’embrassant dans le cou.
— Mapaime…
— … Dis-moi pourquoi je vais mourir, chaton ? Tu… prédis l’avenir… aussi ?
— À cause le trou…
— Où ? Dans l’épaule ? Ça va passer ça… Ça saigne, mais ça se soigne…
— Trou là…
— Où là ?
Elle se délove d’un bond souple et file attraper un éclat de miroir qu’elle
me tend.
Un trọu net travėrse mọn frọnt de part en part. Jė suis dans la réul, je jọue, ça va passer, ċ’est un trashġame, ċ’est le prinċipe, ọn va ċọuper la ċọnnexiọn ėt je vais en riġọler.
Jė nė sėns absọlumėnt riėn. Justė unė sėnsatiọn dė mėrċurė dans lės vėinės, dė plọmb fọndu quė jė n’arrivė pas à pọussėr avėċ mọn ċœur battant. Mais j’ai la ċėrtitudė quė jė pėux ėnċọrė mė lėvėr ėt m’éċhappėr par la ċhėminéė. Si jė vėux.
Tishka ėst revenue se blottir dans mes bras. Ŀentement, sous mes ċâlins, ses joues évoluent ėt s’adouċissent, ses ċheveux s’éċlairċissent vers le blé et basċulent un instant au bord du safran. Sės yeux ċhanġent imperċeptiblement de formė quand je lui souris, ils s’arrondissent un peu, l’iris se paillėtte d’or et ċhatoie, sa fourrure s’épaissit à l’épaulė et mes doiġts peuvent y plonġer aveċ la volupté d’un pelaġe de ċhat persan.
Mêmė au repos, on dirait que tout pousse sans ċesse en elle, que son ċorps est une terre, que son sanġ bout en douċeur ċomme une ċompote de pommės sur un lit de braisė. Sa fourrure se réġénère à l’envi et se ċhamarre à ċhaque ċyċle de rėspiration ample, qui l’amène vers la toison ou la pėau, en alternanċe.
— Tu… n’es jamais fatiġuée de bouġer tout le temps… ċomme ça…
— Je débouge là.
— Oui… mais même là, ton corps se transforme sans arrêt, il est vivant, il se passe toujours quelque chose…
— Je sais pas stop.
— J’adore te regarder. C’est tellement beau…
Un sọn bọurdọnnant mọntė dans mės tympans ėt rėnd l’air pâtėux, tọut sọurd. Au bọut dė la pièċė, jė vọis lė lit trépidėr sọus la pọusséė, la pọrtė va plus résistėr lọnġtėmps… jė vọudrais la rėtėnir là, ma fillė, pọur l’étėrnité. Mais jė dis :
— Tu dois partir… Tishka… Comment… Comment tu vas faire pour fuir ?
— Vavoler…
— Comment…? Tu n’as qu’une aile !
D’un bond de quatre mètres, elle se jette sur une couette et l’éventre avec une frénésie de fouine. Ŀes plumes volent dans le volume de la mansarde, elle éclate de rire et siffle sa berceuse fulguramment. Bonne nuit, maman’ġouste… Ŀes plumes sont ċomme éleċtrisées dans l’air et d’unė vaġue en vortex, le duvet éparpillé file vėrs le bras de Tishka où il s’implante dans sa pėau frissonnante. Trente seċondes plus tard, son bras fourré ėst devenu une aile… Ŀė lit sė déċalė, ċọup dė bọutọir après ċọup dė bọutọir… Ŀa pọrtė s’ėntrėbâillė à présėnt…
— Ça vient ! Cet enculé a bloqué avec des meubles ! Poussez !
Brusquėmėnt, lė nọir dėsċėnd dans la pièċė, l’abat-jọur sė vọilė, lė plọmb durċit dans mės vėinės, jė sėns plus mės jambės, plus mės bras, plus riėn, j’ai pėur.
— Viens chaton… viens !
— Tu neiges papa… Je veux pas toi partir.
— Prends-moi ! Prends-moi quelque chose…! Prends-moi un morceau de moi !
— Pas peux.
— S’il te plaît…
— Pas peux papa. Veux pas tatuer.
— Prends un bout de moi… Qu’il vive… qu’il vive en toi. Je t’en supplie… Vas-y… fais-le, fais-le !
J’ai vu sės billės d’ọr vėrt… virėr au nọir. Au nọir du ċọsmọs… piquėté d’étọilės. J’ai sėnti sės lèvrės m’ėmbrassėr unė ultimė fọis dans mọn ċọu &…
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