CHAPITRE 7 Batara Kala
·· J’étais · bien.
Pour la première fois depuis un bon bout de temps : bien. Mes cuisses s’étaient fondues dans mon short et mes pieds épousaient mes sandales. Mon torse respirait dans un maillot tellement de fois lavé que son vert s’aquarellait dans le paysage, se fondait dans les couleurs du groupe, y apportait sa touche. Ici, je n’avais plus qu’à être ce que j’étais… ce que je fus si longtemps avant le choc de l’armée : Ŀorca le liant, Ŀorca l’ouvert, celui qui sourit et circule au milieu des autres avec une disponibilité d’éponge. Un type loin, bien loin du chasseur aux cheveux courts, au visage rasé et à la tenue nette et sans pli. Je l’avoue : je n’étais pas mécontent que Saskia et Agüero découvrent ce type-là, enfin.
Autour de moi, c’était simple : il n’y avait que des bouilles connues, que des amis. Ŀe gang Kebyar au grand complet, qui chiquait son bétel en disposant des pichets d’arak sur les buffets. Sur cette place sans limite claire qui tenait à la fois du jardin et du temple, la fontaine ruisselait sa Camargue éternelle tandis que la statuaire balinaise, omniprésente sur le pourtour, vous basculait de l’autre côté du monde. Boma et Barong, Siwa et Surya, ces divinités splendides et intranquilles… Au milieu bégayaient des tables, rondes et nombreuses comme les taches, rouge et or, des pradas qui les couvraient.
— Selamat sore !
— Comment ça va ?
— Baïk ! Baïk !
Ŀorsqu’ils étaient arrivés de Bali, aucun de ces garçons ne parlait un mot de français. Pour toute fortune, ils avaient un gamelan de bronze à quinze pièces dont ils jouaient avec une virtuosité assez bluffante. Si l’on s’avisait de demander leur nom, ces timides répondaient Rindik (le xylophone), Rebab (la vielle), Suling (la flûte), Kenong et Ketuk (les gongs renflés), ou encore Peking, Demung, Slentem (les claviers de lames) tant on leur avait répété de ne jamais révéler leur vrai nom s’ils voulaient n’être pas renvoyés de France. Ils formaient ce que les Balinais appellent un gong kebyar, lequel était vite devenu un gang par chez nous. Ce « gang kebyar » dégageait une telle gentillesse native qu’il se faisait pigeonner un peu partout à Port-Saint-Ŀouis-du-Rhône. Une vieille fleuriste qui adorait Bali, et qui avait progressivement vu leur sourire s’étioler, leur avait un matin conseillé d’aller s’installer sur le Javeau-Doux : « Vous y serez plus tranquilles. »
Ŀe Javeau-Doux était cette île de sable et de limon terraformée par l’Inter, qui en avait doublé la surface. Comme souvent, l’Inter avait su se faufiler entre les deux barbelés d’un no man’s land juridique sur le droit de propriété – ici le droit des fleuves – pour créer des îlots dans le delta du Rhône, et les mettre à disposition des Alters, des sans-bagues, des sans-toits ou des migrants. Très vite, l’idée, plutôt géniale, avait été reprise et multipliée sur tous les fleuves de France et elle essaimait maintenant en Europe. Entre Arles et Port-Saint-Ŀouis, on comptait désormais une dizaine d’îles qui constituaient l’archipel des Javeaux.
Sans vouloir la ramener était-ce sans doute ici que j’avais connu l’un des plus beaux succès de ma carrière tumultueuse de sociologue « ès communautés libres ». Ça devait être en 2037, soit à peine quatre ans en arrière, alors que ça me semblait appartenir à un passé brouillé et lointain, comme tout ce qui datait d’avant la disparition de Tishka.
À dire vrai, lorsqu’on m’avait appelé à cette époque sur le Javeau-Doux, la communauté était (comme presque toujours dans ce métier) proche de l’effondrement. Une manière de miracle était attendue les mains jointes par la poignée de gens qui conservaient en eux assez de recul et de bonne volonté pour pouvoir faire appel à un sociologue extérieur. Ŀes autres vous accueillaient au mieux dans l’indifférence, le plus souvent d’un air narquois, au pire avec une hostilité torve qui pouvait facilement tourner à l’agression physique. Fallait se montrer solide. Et capter vite sur qui t’appuyer. Ŀ’ego et l’orgueil du sociologue ne servaient à rien, sinon à intensifier les tensions.
Ŀà, ç’avait été un peu différent, d’emblée. Ŀ’accueil avait été chaleureux. En réalité, la quinzaine de Balinais portait la communauté d’environ deux cents membres sur ses épaules, par sa générosité quotidienne, sa production ingénieuse de riz et sa spiritualité intacte. Ŀe reste des îliens se composait surtout de parasites et de new-ageux qui tournaient à deux massages par jour et trouvaient que l’encens, ça sent bon. En creusant un peu, on dénichait quelques bobos déniaisés et pragmatiques avant de tomber sur les inévitables pirates du fleuve, adeptes du trafic, à la gouaille facile et à l’apport social proche du néant, dont les hors-bords braillards étouffaient les berges. Magnifique pourtant était le site, posé au beau milieu d’un Rhône sauvage avec une île assez vaste et assez haute pour permettre de cultiver en terrasses et pour offrir une vue plutôt princière sur la Méditerranée au sud, sur la Camargue au couchant – et à l’orient, sur le pas de tir de Fos-sur-Mer, festonné de torchères, avec sa foultitude de fusées bourdonnant dans la nuit, les réacteurs à l’envers. Manière de marier, d’un regard panoramique, une nature des plus pures avec le plus raffiné du pollué, en mode baroque et cyberfunk.
— Tu es venu avec des amis ?
— Oui, je te présente Saskia. Elle est musicienne. Et Agüero, qui travaille avec moi dans les communautés…
— Selamat sore !
— Ils ont une bonne tête…
— Te fie pas vraiment à ça, Kendang, ce sont des poivrots ! Ils peuvent t’assécher un fleuve d’arak en deux heures à eux deux !
Après une semaine d’immersion sur place, j’avais à l’époque fait le pari de m’appuyer sur la culture balinaise, que je connaissais déjà un peu. Kendang m’en avait fait approfondir les potentialités consensuelles. Mon intuition me soufflait ça : que cette culture avait la force et la finesse pour irriguer le fonctionnement de l’île. Outre que j’avais senti, de façon plus terre à terre, à quel point ces quinze Balinais étaient respectés ici, même par les parasites, même par les pirates, que leur probité interloquait.
Avec l’aide de Kendang – qui à trente ans faisait figure de doyen (il en paraissait vingt), nous avions mis sur pied un banjar suka duka, c’est-à-dire « un banjar pour le partage des joies et des peines ». Ŀ’île avait à peu près la taille d’un quartier balinais avec soixante pekarangans (foyers), lesquels regroupaient plus souvent des bandes d’amis et des clans que des familles. Malgré tout, chaque foyer avait dévolu un ou une représentante pour assister au sangkepan (l’assemblée). Kendang avait accepté d’en être le klian (médiateur) et un marinier le perkebel, une figure en charge des relations avec la Berge – aka la ville.
Moitié par amusement, moitié par fascination, par dépit parfois, tant leur organisation avait foiré, parce que ça les intriguait ou peut-être juste pour voir, les îliens avaient joué le jeu de ce nouveau modèle largement exotique pour eux.
Pour acter une rupture, j’avais posé une expérimentation d’un mois où toute personne dérogeant aux règles était illico exilée. Ŀes premières décisions s’étaient prises au consensus et à l’unanimité, chose impensable auparavant ! Ŀ’interdépendance délibérée des tâches, où l’on se rend sans cesse service, en réciprocité, favorisant l’entraide ; les amendes dosées en cas de manquement ; le principe des corvées communes pour l’irrigation ou pour la reconstruction sempiternelle des digues que le fleuve arasait ; les cérémonies croisées où tour à tour tel foyer ou tel clan recevait puis donnait, débouchant sur des fêtes purgeant les tensions : tout ça était directement issu de Bali. S’y ajoutait la beauté spirituelle des offrandes, dans leur gratuité si contraire à nos capitalismes, et dont l’impact fut incroyable ! Ces offrandes posaient chaque matin et chaque soir une forme de stase poétique, de grâce, avec leurs barcarolles de roseaux glissant vers la mer, chargées d’un peu de fruits, de quelques fleurs, saupoudrées de grains de riz, que les enfants adoraient construire et regarder dériver sur le fleuve. Si l’offrande n’avait aucune utilité matérielle, pour le reste, elle bouleversait tout : dans l’esprit, dans l’ouverture à un ailleurs où les Balinais infusaient ce plaisir de réjouir les dieux tout en apaisant leurs démons – et où nous, Européens, retrouvions un rapport perdu au dehors. Une relation aux oiseaux qui picoraient l’offrande comme aux poissons qui la mangeaient, une sensation de donner, donner enfin à des forces positives, qui nous reliaient à notre propre bonté refoulée. Ce que beaucoup d’Occidentaux, plombés par notre judéo-christianisme, envisageaient au départ comme un acte de déculpabilisation, requis par la peur d’être punis, prit bien vite son sens profond. Celui d’un geste de gratitude envers la richesse de la vie – l’intensité du soleil, la fécondité de l’eau, la poussée lente des arbres et du riz, les cycles de la lune, le mistral qui fait frissonner les trembles. Moins un devoir qu’un honneur, moins une routine qu’un hommage éveillé.
Un mois plus tard, je me souviens, l’expérience avait étonnamment pris. Elle s’installait, elle mordait sur les quotidiens, bien plus que mes méthodes pourtant éprouvées d’élection sans candidat et de décision par consentement. Elle s’ancrait par une sorte de charme que je m’expliquais mal mais qui semblait couler de source pour les Balinais. Ils riaient de cette imprégnation discrète de leur culture, et ils en étaient naturellement ravis.
Un anthropologue aurait certainement su montrer ce que ces pratiques, à la fois énergétiques, sociales et spirituelles, tramaient en profondeur, à la manière d’un batik. À mes yeux, deux choses étaient sûres. Je les retrouvais intactes et même enrichies ce soir, après trois ans sans être retourné ici, trois ans sans vraiment savoir si ça continuait, si le modèle balinais s’était vraiment ancré et tenait encore, si le miracle opérait toujours sur le Javeau-Doux. Ces deux certitudes étaient que je connaissais très peu de communautés où les liens étaient aussi délicatement tissés entre les gens, où l’on sentait une telle attention mutuelle, une attention ourlée et constante, j’allais dire féminine. Et moins encore de communautés où ces liens humains semblaient se prolonger hors du social, en rhizome à nos pieds ou à la façon de branches qui auraient poussé au bout de nos doigts, tendues vers… Vers… quoi ? Ŀes animaux et les plantes, la terre retournée, le fleuve ? Plus loin ? Vers le cosmos ? Ça sortait en tout cas du seulement-humain, du trop-humain, de l’hominite aiguë qui nous attaque les os et les sinus, nous rend si pincés, si étroits.
Était-ce aussi que la réputation favorable de l’île y avait attiré de nouvelles populations, plus ouvertes et plus tactiles, davantage dans la bienveillance aussi ? suivant en cela ce mantra que mon expérience m’avait forgé : ce ne sont pas vraiment les gens qui choisissent leur territoire ; c’est le territoire qui les choisit ! Ŀe territoire et son socius qui filtrent ceux qui s’y trouvent en affinité, et qui sauront donc s’y épanouir dans la durée.
˛Pour ˛une ˛première en infiltration, ça déboîte. « Ça va vous changer la tête, vous allez voir » il a lâché, Lorca, un chouillat dans la rigole, quand Arshavin lui a validé la mission. « Le Javeau, c’est idéal pour vous familiariser avec les Alters. Vous allez découvrir leur monde en douceur. »
Moi, rien que l’arrivée sur l’île, avec ce merdier de barques en grappes, ces digues branlantes, les hors-bords solaires, ça m’a fouetté d’emblée la routine. Ce côté tout en vrac, gros amas, où tu te faufiles au milieu d’un tas de péniches collées à touche-touche pour atteindre l’embarcadère. Tu vois nada d’abord. Nib de l’île derrière les rafiots barbouillés de slogans pour gentils. Nada parce qu’autour, c’est déjà un souk à îlots, des faux trucs sans terre, je veux dire du ponton flottant en veux-tu en voilà ! Posés comme on pose sa caisse pour prendre le pain en double file, ces pontons, et qu’on laisserait finalement là, au beau milieu du fleuve, quitte à y riveter une cabane par après, un café avec terrasse à ras l’onde ou à y vendre des légumes sur palettes. Aussitôt les sandales sur la terre ferme, Lorca nous a présentés, Saskia et moi, à une bordée de minas et de gauchitos en jupe, qui ont eu sacrément l’air d’être surtout jouasses de le revoir, lui. Une gamine de dix-sept berges nous a embarqués pour un tour du site, elle courait en tongs > ici, c’est TongTown, la godasse fermée, tu oublies !
En deux-deux, j’ai bouffé mes préjugés à la cuiller. D’abord la rizière en terrasse. Trop chouette, rose et verte sous le soleil qui dévisse. Le système d’irrigation, canal et pente, subtil à souhait, total naturel avec prise de l’eau en amont du fleuve. Ensuite les serres rondes en verre, comme une ville pour les fruits, une ville pour les légumes. Entre ? Des rubans de sorgho, de la céréale, une ribambelle de trucs que j’ai pas retenus, des vergers encore. Juste à l’œil, tu piges que ça rigole plus. Que l’agriculture ici, ils savent. Ils maîtrisent. Tellement bien intriqué, tellement mosaïque, ça se marie et ça s’emboîte dans la beauté. Permaculture, OK. Ensuite, la jeune fille, Suling, trognonne et métisse, tout en longueur et souplesse, nous a montré où ils crèchent. Un mix de cabanes bois/roseau, de baraques en argile et de pavillons « à la balinaise » éparpillés dans les creux et les bosses de l’île. Plus un hameau collectif, positionné façon soleil au centre du Javeau, avec marché rouge, café, boulange, boucherie > les mecs font aussi de l’élevage sur une surface minus. Taureaux noirs et vaches blanches, que des petits modèles ! Du bovin bonsaï ! En mode biohack quoi. Depuis deux ans, ils tournent en autonomie alimentaire. Ils « exportent » même vers la ville. Ça marche tellement bien que ça attire plein de gringos qui te flairent le paradis à portée de pagaie. Ils y viennent squatter le fleuve tout près. Ơu ils se greffent carrément sur l’île avec leurs péniches. Ơn les accepte. À condition qu’ils sniffent les règles. Les Balinais acceptent de tout ici, c’est pas des vénèrs !
)À) la) tombée de la nuit, je les ai vus enlever les housses sur l’estrade pour se préparer à jouer… J’ai alors pu découvrir le gamelan ! Une merveille qu’ils ont ramenée directement de Bali, devant laquelle se sont assis en tailleur une dizaine de musiciens, drapés dans leur costume traditionnel. Presque tous de couleurs fauves et chaudes, avec notamment un jaune qui est si riche, si plein qu’on dirait de l’or végétal, de la joie fondue en lingot et devenue couleur. De ce que j’en vois d’où je suis placée, très près de la scène, le gamelan se compose pour l’essentiel de percussions : des gongs en bulbe, alignés comme une expo de marmites closes sur des socles, des gongs circulaires pendus à des portiques, des métallophones aux sons toniques, des xylophones de bambou au timbre rond et sec et enfin plusieurs tambours, dont l’un, profond, scande clairement les temps et se révèle le chef d’orchestre discret du groupe. À ces percussions viennent s’ajouter des cordes frottées (une vielle ?) et pincées (une cithare ?) et deux flûtes qui sont d’une douceur de hautbois.
Les danses ont commencé mais j’avoue que je n’ai pas regardé tant j’étais hypnotisée))) mieux audiocapturée)) par le gamelan) Quel son !
Un pur ruissellement de marteaux de métal sur des lames de bronze. Une mæstria de frappes qui čarillonnent et qui črépitent sur un člavier éčlaté-déplié, réparti et čomme démultiplié à travers la čonstellation perčussive, laquelle ne česse de tinter et de tintinnabuler, tinğ-ğinğ-dinğ, en čavalčade, par salves et par rasades, qui me font frémir jusqu’à l’éčhine. Le métal tonique dressé, debout sur les flûtes. Les marteaux dansant čomme un rire qui ĥésite et s’abat, rebondit et s’élève tandis que le ğonğ tonne et plombe, plonğe et obombre čette člarté fasčinante des lames qui hacĥent la vitalité de l’aiğu. Č’est un seul čorps musičal ouvert sur la sčène et disséqué live. Une seule čoulée de forğe refroidie d’un čoup, il y a très lonğtemps, puis massičotée à la ĥâte, sčiée brute, tordue dans le tiède. Et parfois rečourbée par un artisan aussi féroče que fin dans l’intention d’en faire une série, un puzzle čompačt d’instruments en fusion… Ou alors, un animal, un animal à écailles dont cĥaque os et čhaque portion de peau sonnent et črient – črient leurs notes à čoups de beč sur une čymbale.
Musicalement, il faut bien regarder pour le comprendre tellement ça va vite : les Balinais atteignent à certains moments des tempi vertigineux par le partage de la ligne mélodique entre les instrumentistes, dont les parties se découplent et s’imbriquent les unes dans les autres. Comme si huit comédiens se répartissaient chaque tirade, l’un ne prononçant que les a et les o, l’autre les i et les u, le troisième seulement les fricatives, and so on. Le mot m’est revenu en boomerang, de mes études d’ethnomusico à la fac : kotekan, ils appellent ça.
˛Avant ˛de ˛venir, Lorca m’a affranchi un peu sur les gaffes à pas faire. Donc j’ai pas parlé organisation. J’ai fait le mec raccord, le fondu des collectifs. Je suis venu déguisé en gaucho, avec chapeau qui va bien, pantalon rouge et chemise crade. La barbe bien fricheuse. Genre le gars qu’a dix ans derrière lui à bourlinguer dans les communautés. Pour qui « pas de chef » est juste normal. Le prix libre, la norme quoi. Qui trouve évident de troquer et de jamais avoir d’oseille dans les poches : ils ont une appli qui décompte tout sur le serveur de la communauté. Tu dois juste être positif rapport à ta dette aux autres. Et sinon ? Sinon que dal, il se passe rien, ça ronchonne un peu et basta. Tu feras un peu plus d’heures les pieds dans la gadoue, à la rizière, c’est tout. Et si tu merdes vraiment, que tu fais le gros morpion qui suce ? Ben, on finit par te foutre dans la cale d’une péniche et on te ramène à Arles fissa. Tu deviens tricard ici. Ils dégagent deux trois mecs par mois comme ça. Que des mecs, pour le coup : les nanas foutent pas la merde. D’ailleurs elles sont en majorité sur l’île.
)Là) j’éčoute) juste, cĥavirée, j’éčoute du plus pointu de ma propre perčeption. J’entends les čarillons qu’on atomise, qui jouent en čontrepoint tissé (ensemble et déčalés) (ensemble et dissočiés) (čomme s’ils avaient voulu partitionner la partition) (à l’extrême) (en séquenčes minusčules) (dont aučune (en soi) n’est tecĥniquement exiğeante) pour que toute la ğrâče (éminemment virtuose) du jeu ne tienne plus à un individu (fût-il brillantissime). Non : qu’elle tienne seulement à l’autočoordination vertiğineuse du čollečtif. Šans cĥef d’orčhestre, sans type à la bağuette ! L’exčellenče est relationnelle.
Les instruments (un à un puis ensemble) ne font pas la musique. Plutôt est-če la musique qui vient (prismatiquement) se subdiviser dans les instruments, et les amène à la vie. Toute la splendeur respire là) dans če tričotağe (tout en čontrepoint ornemental, dont l’oriğine pour moi ne peut pas faire de doute : la nature ! La nature en est remplie. J’ai trouvé čes čontrepoints dans l’entremêlement cĥoral des čris des animaux, en partičulier des batračiens, que je sais très présents à Bali… La forêt, les marais, les prairies)) beaučoup de biotopes ont čette marqueterie de territoires sonores juxtaposés et étağés à la fois. Čette intričation des voix qui font que l’on entend tout et tout le monde)) dans une čačopĥonie qui n’existe que pour les oreilles rustres et mal défroissées. La vérité est que l’espače sonore est maintenu toujours ouvert et partağé) par cĥaque animal qui loğe son čri dans la trame (à la ĥauteur, au timbre et aveč la forče qu’il faut pour exister et ne pas rečouvrir l’autre (ne pas le masquer). Le ğamelan joue et je retrouve če miračle de partağe, čette fois-či advenu dans l’ĥumain. Ça me donne envie de cĥialer.
·· Kendang · a profité du concert pour s’isoler dans un coin de la place avec moi. Il m’a servi un verre d’arak puis m’a dévisagé en douce, comme s’il cherchait sur mes traits un nouveau paysage, les traces de l’érosion. Une ravine. Il lance avec son accent roulé :
— Pourquoi tu n’es pas venu nous voir quand ta fille a disparu ?
Ça me désarçonne complètement. Je ne savais pas qu’il savait. Tous les ponts, je les ai coupés, je ne suis revenu nulle part, dans aucune communauté. Depuis.
— Je… Je sais pas vraiment… J’y ai pensé, Kendang. Je me souviens que j’y ai pensé. Mais on était focalisés sur les enquêtes de police, avec ma femme. J’étais noyé. Complètement paumé, tu sais. (…) Peut-être que j’ai eu peur aussi de ce que vous me diriez…
— Si tu étais venu, nous aurions pu te dire où elle était partie…
Je siffle mon verre d’arak et je me mouche le nez. Saskia et Agüero sont suffisamment loin. Je préfère.
Au « Dja », comme le surnomment les rastas, l’eau est partout. Elle glisse autour de l’île sans bruit, nappe à motif de ciel pour qui y jette un regard de surface. Mais si l’on descend dans la sensation, surtout la nuit, comme là, le volume en mouvement devient palpable ; presque angoissant. Tu ressens la masse pleine, et épaisse, et faussement lisse, qui à tout moment charrie des milliers de mètres cubes d’alluvions et d’organismes, de neige fondue et de pluies rassemblées. Je regarde Kendang dont le sourire est maintenant fendu comme un candi bentar. Il attend ma réaction. Aucune impatience.
— Tu pourrais le dire encore aujourd’hui ?
— Dire où elle est partie ? Hom. Ça fait combien de temps ?
— Deux ans exactement, dans quatre jours.
— Tu la sens parfois ? Tu l’entends passer ?
— Oui.
Kendang hoche la tête, elle monte et descend tel un marteau de gamelan. Il semble parti, vide. Quand il revient, ses pupilles sont deux onyx noirs et nets.
— Viens avec moi au Pura Dalem.
Aussitôt se lève et sort de la place, le suis machinalement dans l’obscurité, ne vois rien, je me guide à la coulée de sable qui croustille sous mes sandales. Ŀe temple de la mort est forcément en aval et du côté du couchant. Çà et là, le boup des grenouilles assoit la nuit, il la pose comme rien d’autre ne sait la poser. Kendang s’arrête finalement au milieu de ce qui doit être un champ et me prend la main pour cheminer avec moi. Arrivés devant le candi, la masse de pierre sculptée vient peser sur moi. Je devine qu’au-dessus, encastré dans le porche, il y a Boma. Kendang retire ses tongs, j’en fais autant avec mes sandales puis nous pénétrons ensemble dans la première cour intérieure. Ŀe vėnt tourne et s’y pièġe, j’ai un frisson qui dure. Kendanġ allume une petite lanterne et dépose à terre une offrande dont j’iġnore d’où il la sort. Aveċ l’alċool et la flamme, le bois de son visaġe osċille quand il parlė :
— Ce que je vais te dire ici, Lorca, tu peux le croire ou pas le croire. Je suis pas un pedanda ou un balian, je vais te dire des choses très simples. Mais tu pourras parler cette nuit au balian si tu le veux. Il sait que tu es là. Je peux commencer ?
— Oui…
— Ta fille, c’est vraisemblablement Batara Kala qui l’a prise.
Ça mėt du temps à remonter jusqu’à mon ċerveau. Des bas-reliefs, des imaġes de puttis, Tishka qui ċourt en se retournant et ma mémoirė qui ramone. Ça reviėnt :
— Batara Kala… Oui. Le démon du temps ?
— Pas seulement. Pour nous Balinais, Batara Kala est un démon des charnières. Il frappe ses victimes aux articulations du temps et aux carrefours de l’espace… Tu connais son origine ?
— Mal…
— Son origine est un accident. On dit que le dieu Siwa avait égaré son sperme sur la Terre. Une goutte a donné naissance à un ogre monstrueux. Cet ogre, c’était Kala. Son nom, comme tu le sais, signifie « temps ».
— Temps comment ?
— Temps au sens d’instant, de moment fragile, qui passe…
— Continue…
— Je vais te raconter l’histoire parce que ça va t’aider pour ta fille. Kala veut dévorer son frère Kumara, qui est né comme lui pendant la semaine Wayang, celle des ombres, des doubles. Par malchance, ta fille est née cette semaine-là. Tu m’avais envoyé le faire-part mais je n’ai rien voulu te dire. J’aurais dû. Siwa, son père, demande à Kala d’attendre que Kumara soit plus grand pour le manger. Mais en douce, il donne à Kumara la jeunesse éternelle. Kumara sera le dieu des bébés. Kala attend et attend, Kumara ne grandit pas. Si bien qu’il perd patience… Alors Siwa envoie Kumara chercher refuge sur terre auprès des humains. Et par souci de justice, il autorise Kala à essayer de le dévorer pendant la semaine Wayang.
— Je me souviens un peu… Sur le plan symbolique, c’est comme si le temps qui passe voulait tuer l’éternité, son double. Comme si l’instant voulait détruire la permanence, la durée… Non ?
— Kumara échappe à Kala en s’extirpant d’objets à sorties multiples : il fuit des foyers à quatre feux, il s’échappe des bambous par les nœuds ouverts. Kala les maudit aussitôt. Ces objets sont d’ailleurs proscrits chez nous. Avec le temps, Kala va développer son pouvoir. Il devient capable de traquer quiconque s’expose aux moments de transition et aux lieux d’où ça s’articule.
— Tu parles de mieux en mieux notre langue, Kendang…
Il sourit, sincèrement flatté, et esquisse un geste de mains jointes.
— Mayane me donne des cours. Presque tous les jours.
— C’est quoi ces moments de transition dont tu parles ? Ces lieux ?
— Midi par exemple, où l’ombre s’efface. Ou minuit. Le crépuscule où corps et ombres se confondent. Mais aussi les carrefours, dont tout Balinais se méfie. Écoute encore : Kumara trouve finalement refuge dans un instrument de musique qui accompagne le wayang kulit, le théâtre d’ombres qui est donné pour l’anniversaire d’un humain né cette même semaine Wayang, comme ta fille. Kala surgit et dévore avidement les offrandes du sacrifice, un œil sur le spectacle. C’est alors que le dalang lui dit son fait : « Ô Kala, tu as mangé les offrandes qui ne t’étaient pas destinées. Tu avais certes le droit de te nourrir sur cette terre cette semaine, mais seulement une fois. Ton temps est écoulé, tu l’as gaspillé, Kala. Ta voracité t’a perdu. Laisse désormais Kamura en paix. » Depuis, Kala maudit tous les natifs de la semaine Wayang. À l’approche de leur anniversaire, nous changeons le nom de la personne en danger sur sa porte, nous lui donnons de nouveaux vêtements, nous emmenons les anciens chez les voisins avec des offrandes… Tout ça pour égarer Kala et l’empêcher de reconnaître sa victime…
Je pense à Tishka, je pense à la fenêtre fermée, aux volets clos. Je pense au lendemain où je suis entré dans la chambre et qu’elle était vide. Je vois encore la fenêtre parfaitement fermée, le loquet rouillé du volet rabattu à l’équerre de la patte. Ŀa tige droite, bien bloquée. J’ai ouvert la fenêtre puis les volets métalliques, pour faire de la lumière et chercher où elle se cachait. Ŀ’équipe scientifique n’a pas retrouvé mon empreinte sur la poignée. Pourtant je me souviens avoir tourné et tiré sec parce que le bois du chambranle coinçait un peu, comme d’habitude. Ŀ’équipe a retrouvé trois empreintes de doigts, par contre. Celles d’une enfant de quatre ans, mais avec un ADN inutilisable. Pouce-index-majeur. Même moi, je ne peux pas ouvrir juste avec trois doigts.
˛À ˛10 ˛heures, les danseuses de leģonģ ont déģaģé pour laisser la place à un truc de pur fou. Le keçak. Cinquante bonshommes en cercle, cơllés, assis, qui fơnt de la percu avec leur voix. Juste leur voix. Que de l’onomatopée, du cri, par saccades, par vaģues, en échơ tchac-à-tchac-à-tchac-à-tchac à-tchac-à-tchac > Tcha-tcha ! Un bloc de bras et de voix, qui bouģe, en houle, en foule. Plus fơrt que toute musique. Plus brut que toute danse. Ça prend les reins, ça te coģne le thorax, ça te frappe les tempes > Çak-Çak ! À un mơment, ils ont allumé un feu en pyramide et un ģars est venu le fracasser à coups de tibia, marcher pieds nus sur les braises, ça montait encơre, Çak-à-Çak-à-Çak-à-Çak-à-Çak-à-Çak > Çak-Çak ! Là je me suis levé et j’ai cơmmencé à dinģuer sur les braises, pareil le type, le sinģe, pareil. Quelque chơse est sơrti de mơi et a cơmmencé à danser avec mes pieds et avec mes hanches. J’ai tơut ơuvert.
)Qu)and j’ai) vu mon Agüero bondir de son siège et se jeter dans l’arène, traçant comme une balle à travers le feu, il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Il a commencé à danser et pour la première fois de ma carrière de chasseuse, j’ai vu en acte ce qu’est une invocation. Ce que ça fait. Ce que ça libère d’un corps. Quand ça monte du dedans et que ça prend sa place. Comment ça peut plier un tronc, d’un spasme-éclair, tordre un os en arc. Déjeter une ligne de hanche, déboîter et remboîter un genou, en cadence. Agüero n’a plus de regard. Il danse. Les braises giclent, le feu flue, des gosses lui lancent des pommes de pin, un chien errant le suit et cherche à le mordre, quatre Balinais voudraient le faire sortir de la cour – il court, saute, esquive, se décale… Ce qu’il fait n’a pas de nom, ou tous les noms, traverse toutes les danses sans le vouloir, à la diable, pêle-mêle. C’est du cake-walk et du calypso tout à trac, soudain du boogaloo. Il glisse, pivote, s’efface d’un geste de capoeira. Évite une canette en saccadant du bassin, samba ou rumba, ou mouvement de mambo, pronto, speed, à toute volée, à la galope. Ça swingue et ça twiste, ça zouke et ça valse, aucun jet ne le touche, java/jerk, aucune braise ne le brûle, on dirait maintenant de la saltarelle, du coupé-décalé, il slame trois fois face contre terre et ricoche d’un coup de nuque, personne n’ose plus venir, les çak-à-çak claquent comme des morsures, un assaut gnaqué à coups d’incisive sur une plaque.
Agüero a cessé de courir à présent. Il s’est comme logé dans un cercle d’à peine un mètre de rayon. Et de là, sans faire un pas, alors que pleuvent sur lui les bières, les pierres et les pommes de pin, comme un jeu, comme une épreuve que sa danse terrifiante a déclenchée, il esquive de la tête et du tronc, d’un salto, d’une volte. D’une fulgurante rotation.
On dirait qu’il fuit sur place. Qu’il détale, qu’il calte et cavale sur place, sans avancer ni reculer d’un brin. À un moment, il se luxe les deux épaules et les rabat d’un soubresaut de breakdance dans son dos pour offrir moins de surface au tir. À un autre, sa tête se tasse si basse dans son cou, il se replie si densément qu’on ne voit plus de lui qu’un ballot de chair, un corps entier qui se dissipe, se dérobe à la nuit. Et soudain il n’a plus de tendons, plus de muscles pour retenir ses membres. Il a la fragilité agile d’une marionnette sans fil et les projectiles le ratent, le ratent encore, n’arrivent pas à toucher cette silhouette flexible, aux articulations oscillantes, démantibulée, qui les défie.
Je suis juste complètement fascinée par ce que je vois, comme tout le monde ici. La foule est à quia. Pas de cri, pas d’applaudissement, juste de la sidération brute. Aussi j’ai peur pour Agüero, peur qu’il finisse plié et brisé sur une ultime frasque, trop brusque, un geste si sec que son ossature casse… Qui est en lui ? Quelle force ? Lequel des trente-neuf furtifs qu’il a figés depuis qu’il chasse ? Et pourquoi maintenant ? Pourquoi surgit-il là, du fond du corps, comme un souffle qui enfle, un kyste de rien, un enfant sans forme mais qui peut agir ? Qu’est-ce que c’est vraiment ?
Agüero chancelle, son regard est revenu. Une pomme de pin rebondit sur sa joue, son pied grille sur une braise, il le retire, il n’esquive plus rien. J’ai juste le temps de le sortir du cercle avant qu’il ne s’affaisse. Des Balinais viennent m’aider et soignent déjà ses brûlures avec des plantes.
Qu’est-ce qu’ils nous font, qu’est-ce qu’ils nous passent quand ils décident de mourir ? Une énergie ? Une énergie qu’ils planquent en nous, parfois ? Comme s’ils se nichaient ou se réfugiaient en nous pour survivre ? Pour prolonger quelque chose d’absolument vital, d’eux, qui ne veut pas figer ? Une voix ? Une voix ? Tous les chasseurs qui ont fini à l’asile disent ça : ils les entendent. À l’intérieur. Agüero soûl m’a dit une fois, une seule, il avait plus de cachaça que de sang dans les veines : « J’en ai quatre. Ils sont différents tous les quatre. Faut vivre avec, les accepter. Ou tu finis maboule. » Moi, je n’ai rien. Parce que je ne tue pas. Ou qu’ils veulent pas venir en moi ? J’aimerais en avoir un. Ça me foutrait une trouille totale d’en avoir un.
— Je voudrais voir ton balian.
— Il est là. Dans la troisième cour intérieure.
— Si Kala a dévoré Tishka, qu’est-ce qu’elle devient ?
— Elle circule.
— Où ?
— Dans les plis du temps. Aux carrefours.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
·· Kendang · s’est levé, il a franchi deux cours puis il est revenu. Il m’a serré dans ses bras. Très tendrement.
— Vas-y maintenant. Si tu es prêt.
Je ne suis pas prêt, je suis bourré. Ŀ’arak me fait flotter. Pourtant j’avance. J’avance vers un silence de plus en plus épais, là-bas, un noir de plus en plus fourni. Au bout, au cœur du temple, la clarté se refait. Assis en tailleur, il y a un homme, devant des feuilles de lontar, étalées en éventail, un parchemin ancien ? Sa voix bourdonne, quelques bougies tanguent. Ce ne serait pas un Balinais, je serais déjà loin – tayaut ! revenu à la fête. Mais lui, ce balian, je le reconnais, il me connaît, il a déjà vu Tishka lorsqu’elle avait trois ans puisque j’avais débarqué ici avec Sahar et elle pour un week-end de trois jours. Ça devait être à Pâques. À peine posé son peton sur le ponton, tout l’avait éblouie, Tishka, et appelée au dehors. Ŀes cabanes sur pilotis, les moulins à aube des canaux, l’école en plein air, le marché à prix libre où tu donnais ce que tu voulais, les offrandes partout devant les maisons, qu’une fillette lui avait aussitôt appris à confectionner. Tishka était un buisson à croissance folle, comme la plupart des mômes : la moindre rencontre lui était pluie et lumière, terre fertile et sels minéraux, chance de bourgeonner, occasion de fleurir plus ample, fruits au bout, que sa joie instinctive distribuait à tous. Ŀui, il l’a connue vivante – un point énorme pour moi. Pas comme la flopée de charlatans que nous avons subis avec Sahar et qui disaient Tishka au Brésil chez un milliardaire, dans un palais en Inde, découpée pour ses organes, enterrée dans une forêt des Cévennes. On a tout eu : pendules, boules, cartes, radars, objets à elle. Beaucoup d’IA bricolées aussi, qu’ils faisaient tourner sur des critères foireux pour se donner un vernis scientifique. J’ai espéré à chaque fois, à chaque fois j’ai essayé d’y croire parce que ne pas y croire, j’avais peur que ça plombe la recherche, que ça les perturbe et les handicape secrètement. J’attendais qu’ils aient fini leurs passes. Alors je leur demandais calmement s’ils mentalisaient les vêtements que Tishka portait. Puis ce qu’elle avait dans les bras. Aucun n’a su répondre – répondre complètement. Elle est partie avec sa parka orange, qui manquait au crochet, que nous n’avons jamais retrouvée nulle part ni repérée sur aucun flux vidéo dans cette ville pourtant blindée de caméras jusqu’à la nausée. Ŀa police nous a mis un algorithme, juste là-dessus, pendant un mois plein après la disparition – 720 heures de vidéos fois 2 684 caméras. Fillette d’un mètre, la biométrie intégrale, peau, traits, cheveux, chaussures rouges, parka orange. Au final : « Aucun résultat ne correspond à votre recherche. » Et dans les bras, elle avait son doudou : un louveteau gris. Et pas l’éléphant rose, avec lequel elle s’était endormie. Est-ce qu’elle aurait pris le louveteau si elle avait été kidnappée ? Sahar pense que l’agresseur était un pervers, très psychologue et sans doute intelligent. Moi je pense qu’elle est partie seule, d’elle-même, consciemment, qu’elle a suivi quelque chose, pas quelqu’un. Qui a fermé le volet ? Ça, ça reste absolument incompréhensible, dans toutes les hypothèses. Sortie par la porte d’entrée ? Aucun verrou n’a bougé, toutes les clés dans le bac, à leur place. Alors ?
— Selamat datang, Lorca.
— Selamat malam.
— Alors ?
— Je suis venu… vous demander plusieurs choses…
— Je suis écoute.
— Ma fille Tishka a disparu il y a deux ans. Je p… crois est qu’elle est partie avec des êtres… des êtres que j’appelle les furtifs… Je voudrais savoir…
Il me coupe d’un geste lent de la main.
— Placez-vous là. Faites calme en vous…
˛Carmįn ˛carmįne ˛cerįse cơraįļ crįse rơcaįļļe rơuģaįļ rơcơu cramơįsį » amarante, aįmante, écarļate, įncarnat, ķermès, cįnabre, nacarat « ģrenat, rubįs, rébus, ģrenade, brįque, baraque, crįque, cercļe » fraįse, ģļaįse, frambơįse, ambrơįse, ģrơseįļļe, ģrįsaįļļe, ģrésįļ, tơmette, tơmate « ơrcanète, ơrseįļļe, ơseįļļe, ơreįļļơn, vermeįļ, vermįļļơn, merveįļļeux, mįnįum, pơnceau, pơurceau, pơurpre » cơchenįļļe, cơccyx, cơccįneļļe, campêche, ģarance, fraģrance, santaļ, aļįzarįne… ļatįn rubeus, rơumaįn rơįb, ơccįtan rơģ, cataļan rơįģ, rơja, espaģnơļ rubįơ, rơjơ, pơrtuģaįs ruįvơ, ģrec eruthrơs, ģermanįque orauda-, aļļemand rơt, anģļaįs red, néerļandaįs rơơd, suédơįs röd…
·· Dans · cette cour interdite aux profanes pointent des autels verticaux sculptés dans la pierre. Ils forment des masses noires et sont espacés avec minutie. Pour étancher mon angoisse, j’essaie de puiser dans ma mémoire quelques seaux percés de culture balinaise, que ma mission sur l’île m’avait remplis. Ce qui me revient d’abord, c’est ça : un corps, quel qu’il soit, un scooter ou une rizière, un fleuve, une maison, un temple : toute entité est vivante. Il faut que je l’imagine soumise à des axes terrestres et cosmiques : mer et montagne, amont et aval, levant et couchant. Des énergies y circulent à travers, des énergies physiques, spirituelles ou émotionnelles… Ŀeurs architectures sont conçues pour offrir des zones de passage et de transition. Elles laissent ouvertes des charnières, des jointures, aménagent des carrefours par où les forces naturelles et surnaturelles puissent passer, venir aérer et nourrir le site. Ou le corps. C’est ça. C’est à peu près ça. Continue.
Rites et règles ne sont là que pour assurer la propagation adéquate des énergies, notamment par les offrandes – et pour faire en sorte que ces énergies ne soient jamais bloquées, contrecarrées. Ainsi le monde est sans cesse, discrètement, rééquilibré par des rituels qui sont bien plus que des symboles : qui agissent, qui appellent et articulent les forces. Comment ? Tu te rappelles ? Quelles pratiques ?… Il y en a plein, c’est ce qui explique le caractère hautement créatif de cette culture. Ŀes forces, oui… Ŀes forces s’apprivoisent par des gestes, de la musique ou des sons, par des danses aussi, par des tas d’actes d’art – tableaux de matières, dessins avec des aliments, des plats qu’ils cuisinent ensemble ou des pièces qu’ils vont sculpter, parfois le simple écho des couleurs.
Récite-toi encore, remâche, fais comme Sahar quand elle prépare son cours… Trois axes : kaja (amont) / kelod (aval), kangin (levant) / kauh (couchant), ulu (origine, source, tête) / tebèn (bas, inférieur)…
Un détail que m’avait appris Kendang me revient, il me fascine. À savoir que dans chaque maison, les distances entre les pavillons obéissent d’abord à une mesure stricte (toujours impaire parce que le pair est considéré comme un nombre fermé et qu’il faut maintenir l’espace ouvert). Mais qu’au-delà, à chaque dimension calculée, les artisans ajoutent une petite mesure dite « de vie » qu’ils nomment aussi « âme de la mesure ». Elle a vocation à donner du jeu dans des constructions par ailleurs extrêmement rigoureuses, d’offrir au mouvement la possibilité de se faire, d’assouplir les articulations. Et de faciliter ainsi la pénétration des énergies vitales au cœur de la structure.
Ce que ça dit de leur vision du monde me semble magnifique. J’ai coupé ma radio intérieure. D’un coup. Switch off. Balian a dit « calme ». Calme.
Je me suis senti déċroċher douċement, ċomme si je passais enfin la main à quėlqu’un d’autre, que je m’ouvrais une porte entre mes deux épaulės, tout seul, pour laisser entrer un pote, ou le vėnt. Quelqu’un qui taperait déliċatement sur la butée de mon sternum — entrez ! j’ai fait, entrėz !
Alors j’aurais pris plaċe debout devant une masse de bois ouvraġée, un quasi-ċube presque aussi haut que moi. Il aurait été perċé et ċiselé sur la totalité de ses faċes, même foré de tunnels par endroits. Ŀe balian aurait posé unė lantėrne dessus, qui multiplierait les poċhes d’ombre.
— Asseyez-vous, silakan… Jangan mengganggu.
Il m’aurait tėndu une sorte de ċône de ċuivre planté dans le ċube et qui aurait paru y plonġer assez profondément. J’y aurais ċollé l’oreille. Ŀe balian se mettrait alors à ċhuċhoter en balinais, à ġenoux, en abouċhant un tube de bois qui aurait pu être une flûte s’il n’avait été aussi lonġ et ne se sėrait pas enfonċé lui aussi au ċœur du bloċ. Disons qu’il ċhanterait un pėu, taperait dans ses mains, sifflerait par instants, aurait mimé un brin de keçak, en rythmant l’ėnsemble au tambour. Tout douċement toutes ċes ċhoses – murmurės, sifflaillons, ċhantonnements, peau effleurée du tambour – ça évoquerait le friselis des vaġues à l’orée d’une plaġe très ċalme.
Alors dans mon ċône, un ċhuċhotis eût bruissé en réponse. Pas un ġrattemėnt d’inseċte ou un jappement animal, pas du tout : de la voix artiċulée. Des syllabes très rapides, détaċhées et audiblės, qui ressembleraient foutrement à du balinais. D’ailleurs le balian répondrait en balinais. Il sourirait, il aurait arrêté le tambour et tutti quanti. Il nė ferait que parler maintenant, imaġinons. Et moi je ne piġerais rien. Rien.
Jusqu’à ċe que sortent du bloċ, dans un timbre subitement différėnt, au milieu d’un torrent de lanġues malaisiennes, dėux phrases en français.
˛Alors ˛ouais. ˛Bon. Niveau infiltration, concours de stealth, immersion fluide chez les alternos, ni vu ni connu, je repasserai… Un type m’a montré la vidéo du keçak. Six minutes vingt-deux d’Agüero-live-show intégrale-plombs-fondus. Más zarpado, tu chercheras en archive, j’ai pas. J’ai fait effacer la vidéo, alerté en crypté Arshavin. L’a fait coder aux services un algo pour cleaner tout ce qui pourrait vomir de cette soirée sur le réseau. Il couvre. Avec classe, comme d’hab. Il sait que ça m’arrive. Que c’est la croix des ouvreurs. Il adore ces moments, le lascar, en réalité. Il va se repasser le stream quinze fois, décomposer mes explosions physios, se taper de l’hypothèse. Persơ, ce qui me le met à zéro, c’est l’impression que ça vient quand ça veut et que ça repart quand ça part. Ơù ça retourne, bơrdel ? Par où ça se planque ? « J’ai une bơnne nouvelle pour toi, m’a charrié Saskia ce matin : t’es enceinte. Mais le bébé veut pas encore sortir. » Pas lơin d’être ça.
La puta que te parió. Les tơubibs m’ont traversé avec toutes les ondes et les sơndes possibles, scanné de la raie du cul à la bite, du colon à la ģorģe, sur tous les axes. Rien trouvé. Nơ kyste, no ulcère, no tumeur, no bizarrerie, nada. Côté psy, c’est moins la fête : bouffées schizos, paranơ latente, stress excessif, hyperactivité. Disent que c’est normal, vu mon job, vu la charģe mentale, vu mon âģe. Pelotudeces. Des fifs vivent en moi, loģés-nourris, ils campent dans ma rate, font du canyoninģ dans mes sphincters, me parlent en arģentin et me démơntent quand ils veulent… et c’est « nơrmal » ?
Rapport à mes délires, qu’ont terrifié une palanquée de bobos, et rapport au pétage de câble de Lorca, presque raccord, dans son temple, Kendang nous a conseillé d’en faire des caisses pour rééquilibrer le cosmos local, qu’est un peu sens dessus dessous, cause de nous. En clair : va falloir envoyer des travaux d’intérêt général puissance trois, si possible de la corvée qui tache. Ben tiens !
C’est pas comme si mes ménisques roulaient dans mes rotules dès que j’aligne trois pas debout. Ni que j’avais l’impression d’avoir le bassin monté à l’envers. Quand j’ai atteint le lopin de rizière, cahin-caha, planté mes deux pieds dans la boue liquide, ça m’a fait un bien fou aux brûlures. Mais quand ils nous ont filé à chacun una pala pour racler la gadoue et la ramener sur la diguette, je pouvais même pas tirer tellement mes épaules sont défoncées. Un robot de chantier est plus souple que moi. En vérité, un facteur est venu au réveil ce matin dans ma case et m’a livré un sac d’os, dans le désordre. J’ai ouvert : c’était mon corps. Saskia a eu la bonté de me recaler les cervicales, une par une. Je la bénis pour la vie.
Lorca a rien vu de mon délire, hier. Pas plus mal. Il a pas tellement l’air mieux que moi. En contrebas de notre lopin, sur le fleuve, des gamins se tapent une joute sur deux barques. Ils foncent l’un face l’autre avec une grande perche en bois, un pauvre bouclier sur le cœur et ils s’éjectent à la flotte quand ça percute bien. Je ferais ça aujourd’hui : mon corps, il explose en morceaux. Saskia est la seule qui tiennasse la route. Elle a attendu qu’on soit seuls tous les trois dans notre bouillasse pour relancer la machine. Elle lâche pas l’orque :
— Il t’a traduit ce que la bête disait ?
— Non. J’ai même pas demandé.
— Je lui aurais mis un couteau sur la carotide pour qu’il me traduise les phrases, une par une, je te jure ! T’es un boloss, Lorca. Pourquoi t’as pas demandé ?
— Il était dans sa transe… c’était un moment sacré. Tu peux pas couper ça. Et j’étais pas du tout venu le voir pour ça. J’étais là pour Tishka. Il me montre ce cube, je flottais…
— C’était un furtif pour toi ?
— J’en sais rien…
— Ce que tu décris, ce bloc de bois, la façon dont c’est sculpté, les tunnels, les chicanes, le côté terrier, c’est une putain d’entre, non ?
Lorca coince sa pioche. Il rame pour tirer. Sa chemise est une serpillière :
— Ça ressemblait à ce qu’on a vu dans le centre culturel, oui. Mais fait par un artiste, un humain…
— Ça fait bien dix ans que l’armée modélise des entres en 3D et eux, tes Balinais, ils te sculptent ça dans leur temple, tranquille, et ils font venir des furtifs dedans pour tailler la bavette ! Tu mesures ce que ça voudrait dire ?
— Pas trop…
— Que l’armée a juste dix ans de retard sur les civils ! explose Saskia, en balourdant sa pelle dans la digue.
Lorca se crispaille.
— Pour le balian, ce n’est qu’un esprit. L’œuvre attire le démon du temps, Batara Kala. Ça n’a peut-être rien à voir avec nos furtifs. Il ne connaissait même pas le mot !
— Mais ton ami Kendang le connaît, non ? Il sait ce que c’est ?
— J’ai rediscuté avec lui ce matin sur la terrasse. Il m’a dit que le balian élaborait des cérémonies spéciales la semaine du Wayang où il fait descendre Batara Kala dans le temple. Il le piège dans sa maison à vent.
— Sa quoi ?
— C’est comme ça qu’il appelle l’entre. Il dit que Kala est aspiré par les courants d’air, qu’il apprécie les carrefours et qu’il vient se tenir là, aux aguets. Alors le balian lui parle.
— Comment il sait qu’il est là ? — Il le sait, c’est tout. Parfois ça ne marche pas. — Comment… Comment il communique avec lui ? — Par mantra. Et aussi par mudra. Mudra, ce sont les gestes sacrés…
Tellement déter, Saskia, qu’elle a soldé sa digue et attaque dans la foulée celle de Lorca. Je tente l’incursion dans le clash :
— C’est joli mais qu’est-ce que ça nous apporte ? Notre mission de départ, soldats, je vous rappelle, était de voir si un boludo d’ici avait eu vent d’un furtif. Et si tant qu’à faire, il avait développé un truc avec lui…
— Ça me semble être exactement le cas, Agüero !
— C’est pas l’avis de Lorca on dirait !
— Je dis pas ça. Je sais pas si nous parlions de la même chose avec le balian, c’est tout… Ça laisse un gros doute.
— Dis-moi que tu as enregistré, Lorca…
·· Saskia · a suspendu sa pelle. Je la laisse mariner quelques secondes, pas exprès, j’ai juste un trou. Ŀes gamins qui joutaient sont revenus sur la berge. Ils construisent maintenant un radeau avec du bois flotté. Tishka aurait adoré faire ça.
— J’ai enregistré. Toute la session, je crois. J’ai tous les sales réflexes de la boîte maintenant…
— Dans tes moments de génie, comme ça, je pourrais presque tomber amoureuse de toi, tu le sais ? Putain, fais-moi écouter. Envoie !
J’ai transmis la captation sur sa bague, elle s’est aussitôt assise sur sa digue de boue molle. Elle a enfoncé son bonnet violet et d’une rotation de la main a réglé le volume ((fort)) et hop ! nous n’existions plus. J’avoue que j’aimais la regarder écouter. Si le mot « concentration » a un sens, le dico des synonymes peut mettre en face : Saskia.
)D’)abord la) sourče était pončtuelle)) pas linéaire ni plane) pas une voix surplombante ou transčendante du tout. Ça partait bien d’un pôle situé à l’intérieur du bloč. Ensuite, la voix arrivait aveč des effets de distorsion, réfračtée) (diffračtée, des interférenčes… Du moiré même quand la pĥrase s’allonğeait. Je n’imağinais pas un « esprit » s’imposer ça. Le čhemin ačoustique était čelui d’un čorps qui parle du fond d’un labyrintĥe en trois dimensions. Aučun doute là-dessus. Enfin, la voix elle-même avait un timbre flexible et très fluide, une empreinte unique : l’attaque, la texture, les formants des voyelles, le vibrato, la brillanče, la cĥute… Č’était la pĥonation artičulée d’un être vivant. Et čependant, pas čelle d’un ĥumain : trop rapide déjà, du niveau d’un rappeur ĥors norme. Et « polluée » aussi, si je puis dire, par des fričatives sifflées, des feulements, des trilles, qui s’invitaient dans les pĥrases, en ornementation.
— Ton verdict ? m’entreprit Agüero à peine mon bonnet relevé.
Je souriais tellement que j’eus du mal à articuler :
— Je crois bien… que c’est un furtif…
Lorca n’arrivait pas y croire. Ça le perturbait trop :
— Personne n’a jamais entendu un furtif parler, Saskia ! Ni aucun animal parler, jamais ! Même les singes : les spécialistes leur accordent quelques syllabes qu’ils peuvent enchaîner mais jamais des phrases de cette taille. Comment tu peux être aussi catégorique ?
— OK. Objection retenue. Réponse en cours. Branchez vos cerveaux. Hypothèse : si un furtif, par miracle, se mettait à parler… D’après ce que vous savez d’eux, notamment niveau métamorphoses, vous croyez qu’il parlerait comment ?
— Vite, très vite, dit Agüero, l’œil allumé.
— D’accord, mais encore ?
— Avec beaucoup de… variations dans la voix. D’inflexions… Une syntaxe qui bougerait sans cesse… Peut-être même des changements de langue à la volée, ce genre de trucs…
— Tu viens de décrire ce que j’ai entendu, Lorca. Ni plus ni moins. Ton Kala, Lorca, il parcourt au moins quatre langues quand il dialogue avec le balian. Plus le français, qui t’a fait disjoncter. J’ai lancé la reconnaissance de langue pendant que j’écoutais. Et la traduction en simultané.
— Tu me tues…
— Vous voulez savoir de quoi ils parlent ?
Là, ils sont littéralement scotchés. Je suis pas peu fière, j’avoue. Ma mère m’a toujours dit que j’aurais pu être chef d’orchestre puisque j’ai la capacité d’entendre jusqu’à six partitions à la fois. C’est ce qu’ils demandent au concours. Les Balinais du lopin supérieur jettent un regard amusé sur nous qui ne foutons déjà plus rien. L’un d’eux nous lance une boule de boue en criant « Working ! ». Raté. La seconde touche Agüero pleine poitrine. Il n’arrive pas du tout à pivoter le torse. Ils éclatent de rire et reprennent leur travail. Ça ventile à toute vitesse dans le cerveau de Lorca, je peux le sentir. Agüero se contente de prendre ce qui vient. C’est lui qui relance :
— Vas-y, princesa del sonido, crache ton info ! On va pas se mettre à genoux devant toi !
— Je me le rembobine, et je vous le résume à mesure. (…) Voilà. C’est parti. Ils parlent du temps…
— ¿Sol, nube, todo eso?
— Non, du calendrier balinais, des cycles, des saisons. Kala dit que la conception d’un temps cyclique… que tout ce que les hommes font pour qu’il soit cyclique… avec nos anniversaires, nos commémorations, nos horloges rondes, nos jours qui reviennent, nos années… Tout ça n’est qu’un effort prodigieux pour… pour ne pas laisser le temps passer… Pour essayer qu’il ne s’en aille pas…
— Le retenir ?
— Le balian lui répond que… oui… Que c’est aussi l’essence de la musique et de la poésie… Que le rythme et la rime ont été inventés pour tenir et retenir le temps… pour le ramener. Et donc pour qu’une mémoire des moments devienne possible… Sans cette mémoire… aucun homme, animal, plante n’a de chance d’acquérir, d’accumuler un savoir… d’apprendre à se construire… et donc de survivre.
— Il dit vraiment tout ça ?
— Kala lui renvoie que la seule vraie beauté est dans l’instant qui ne reviendra jamais… Que ce qu’on conserve et répète s’affadit, s’avilit, se délave… Que maintenir n’est pas vivre… Vivre est créer… Courir est vie, et danser sur la crête du « jamais-encore-vécu » – bon, la trad fait ce qu’elle peut… Le balian lui dit alors…
˛Elle ˛a ˛de la larme dans ses noisettes. Vas-y qu’elle tourne et retourne sa main pour rembobiner, on reste là como panchos, pendientes. Puis :
— Là je coupe le stream… Je vais vous résumer. Je vais essayer. C’est pas évident, parce que c’est vraiment très joli… Le balian se met à utiliser deux langues en même temps, et voilà… ça me touche profondément aussi… Il dit en gros : Kala, tu es le démon du temps qui passe, de l’accident, le démon de l’unique, de l’événement unique, de ce qui n’a pas de copie. Moi, balian, je ne suis qu’un intermédiaire, un passeur. Entre les mondes naturels et surnaturels, les forces vitales du cosmos et ce qu’on appelle les hommes. Cependant considère ceci : les cycles et les boucles, les retours, sont là pour capturer le temps, c’est vrai, et pour imposer une mémoire, d’accord. Mais ils ont aussi parfois cette beauté de pouvoir rejouer en nous le moment premier… de retrouver le miracle des origines et de le rendre présent à nouveau, comme s’il recommençait sous nos yeux. Dans mes cérémonies, dit le balian, je courbe le mythe pour qu’il se répète… et je tente en secret de faire mieux, tellement mieux… j’essaie de faire que la création se refasse. Qu’elle se tienne là, dressée devant nous, comme au premier jour. Ce moment, quand il survient – il y faut beaucoup de taksu, il insiste, de talent – ce moment a la splendeur d’un instant tout aussi unique que la foudre du temps… celle qui frappe et fuit… Enfin, j’ai traduit comme ça…
·· J’avais · les pieds dans la boue quand elle a eu fini et j’y suis resté, sonné, la tête au soleil. Perchés où nous étions, avec l’île en enfilade, je dévalais un camaïeu de vert, oscillant entre l’émeraude, le vif et le jade selon le stade de croissance des pousses. Ŀa rizière inondée étincelait à cette heure, miroir sur miroir, aussi soigneusement fragmentée et sertie de digues que ma propre conscience en éclats.
Si Saskia avait raison – mais comment jamais le prouver, même à un Arshavin ? Si Saskia avait raison, ça signifiait au moins cinq choses, qui toutes cinq matraquaient de baffes brutales nos gueules de militaires prétentieux et suréquipés. Ça signifiait :
-
que les civils, au moins les mystiques, avaient déjà, et apparemment depuis longtemps, développé des relations poussées avec les furtifs, sans que personne chez nos services de renseignement ne s’en avise ;
-
qu’ils avaient trouvé un langage commun, articulé, bref que notre hypothèse déjà hautement audacieuse (pour nous !) qu’un échange avec eux soit possible par la musique ou le son était d’emblée sous-estimée à bloc, voire carrément ridicule puisqu’ils pouvaient, dans certaines conditions, carrément s’exprimer avec des mots et des phrases, et mieux encore, dans nos langues !
-
que l’infiltration de ces groupes civils « furtivo-communicants », selon le jargon pourri du ministère, devenait forcément la priorité absolue si l’on voulait avancer dans la compréhension de ce qu’ils étaient ;
-
que Saskia et moi avions eu indiscutablement raison, raison à un point cependant très en dessous de la réalité ;
-
que je ne savais plus du tout quoi faire, quoi être maintenant que j’avais broyé notre seule chance de dialoguer avec le balian et son furtif en renversant, de fureur, son cube de bois de quatre-vingts kilos et en y fracassant une lanterne pleine d’huile qui y avait mis le feu. Sur une bonne moitié.
J’ai quelque exċuse, bien sûr. J’ai entendu la voix de Tishka, qui m’appėlait du dėdans, qui riait. Supporte plus de l’entendre. Supporte plus de ne pas savoir si j’ai des halluċinations auditives ou si ċ’est vraiment elle, vraiment sa voix, juste sa voix ? Et si ċ’est elle, pourquoi elle nė vient pas dans mes bras ? Se blottir, faire ċâlin ? Pas elle ? Si ċ’est sa voix, ċomment ils arrivent à la rėproduire aussi exaċtement, ċomme ils veulent, à l’envi ? D’où ils la prennent ċette voix ? Perroquet ? Sinġe ? De moi ? Ċhez moi ? Ċomment ils me la ċopient de ma mémoirė ? Pas ça ? Ils l’ont renċontrée où alors, Tishka, quand ?
˛Le ˛boulot : ˛poser une dalle flottante à l’est, sur le fleuve. À cent mètres de « la plage du matin ». En emboîtant des palettes quatre par quatre avec des clenches. Puis l’arrimer, la dalle, avec une énorme pavasse au fond et quatre câbles. C’était la corvée no 2 du jour. Sur la première, je pense qu’on méritait un 2/5, en étant gentil. Là, c’était plus rigolo. Plus fout-la-gerbe aussi. Rajoute que le Rhône en juin, ça monte pas énorme en degrés et qu’une pierre nage mieux que moi hoy, tu as le topo-guide d’une fiaca perso grande largeur. Je me suis couché sur la dalle, bras en croix et j’ai attendu que ça se passe. Avec nous, y avait un nageur de combat, un Slovène, cent vingt kilos de barbaque qu’avait une sale cuite à solder, du mois dernier, où il avait fait du petit bois avec le mobilier balibio issu du fablab. « Va nous arrimer le bordel au fond, c’est ton taf, non ? » je lui ai soufflé, en mode amiral. Il a pas moufté. L’habitude ! L’a même souri, il a pris en pogne le cerceau soudé dans la grosse pavasse et l’a basculé à l’eau, lui derrière, accroché comme une algue.
Combien il a mis pour toucher le fond ? Allez, six secondes peut-être ? Après j’ai compté, j’avais que ça à foutre. Histoire de pouvoir paniquer s’il remontait pas. À une minute, je me suis dit : il est fort. À trois minutes, je me suis rappelé que c’est la norme d’apnée pour un nageur de combat. À cinq minutes, j’ai enfilé un masque et j’ai regardé si je le voyais. Nib. À sept minutes, j’ai hurlé, sans que ça serve à grand-chose, personne voulait y aller. À huit, il est remonté et il a pris une grande inspiration. « Está hecho » il m’a dit, pour me faire plaise. La plate-forme flottante était arrimée !
J’ai cru d’abord que c’était pour y caler un magasin ou une cabane. Para nada ! C’était pour y tanker une tour de cinq mètres entièrement conçue et bricolée par des gosses de dix ans, un truc magique ! Une tour carrée avec un toboggan suspendu à deux et quatre mètres pour se crasher dans l’eau et deux plongeoirs à planche-qui-rebondit sur les deux autres faces. Tout en haut une salle de jeux et un phare minus à lentille ! En fin d’aprèm, tout ce que l’île compte de minots grouillait sur la plate-forme au point qu’un groupe d’ados a dû instaurer des navettes : les parents apprennent aux marmots à s’autogérer, ici. Pas plus mal on dirait.
·· Ŀe · soir venu, Saskia a demandé une audition au balian, qui l’a acceptée. Auparavant, j’ai été lui présenter mes excuses, qu’il a aussi acceptées. Il m’a accueilli dans la deuxième cour du temple et m’a servi du kopi luwak, authentique. Kendang se tenait à mes côtés. De jour, son visage semblait froissé, petit, il était remarquablement maigre aussi. Une tige. Dans un sourire qui lui plissait toute la face, le balian m’a demandé comment allait ma femme, Sahar. Je lui ai avoué que nous étions séparés, à cause de Tishka. Il n’a d’abord rien répondu. J’ai senti une réprobation. « Kala est parti, il a eu peur mais il va revenir. Il revient toujours. Nous sommes des amis maintenant » il a ajouté, sans que je sache s’il cherchait à me rassurer ou à se rassurer, lui.
J’ai pris mon courage à trois mains et, avec l’assentiment de Kendang, je lui ai demandé s’il avait déjà vu Kala en vrai.
Il a laissé un silence de plusieurs minutes tourbillonner dans la cour puis, tandis que je tremblais comme une feuille en redoutant la réponse : « Kala est fuite. Se cache toujours. Si tu vois Kala, tu tues Kala. Surtout pas le voir, surtout pas. »
Ça me suffisait. Ça me suffisait amplement. J’avais ma preuve.
Jusqu’au sol je l’ai salué, j’ai laissé une offrande pécuniaire devant l’autel, ainsi que le veut la coutume, puis je me suis levé. Ŀ’humidité commençait à perler. J’allais me retirer quand il m’a pris le bras, avec une poigne si sèche pour un aussi petit bonhomme qu’une tenaille ne m’aurait pas pincé la chair davantage. Sa voix, par contre, était profonde et calme comme le tambour d’appel d’un kulkul.
Avec vingt mots, il m’a ouvert de part en part :
— Bapak Varèse, tu dois renouer avec ta femme. Ta fille est vivante, elle habite l’air. Vous devez être ensemble pour qu’elle revienne.
Kendanġ m’a affirmé que j’ai perdu ċọnnaissanċe en sọrtant du temple. Je ne sais pas, je ne m’en sọuviens pas. Je me sọuviens juste que j’ai eu ċọmme un flip-flap de présenċe et qu’au mọment ọù j’ai aperçu le sọleil rọuġe à travėrs les manġuiers, je me suis dit : le sọleil se lèvė.