CHAPITRE 10 Taxiles et vendiants
·· Dès · que tu descendais dans la rue, dans toute ville privatisée, tu te prenais systématiquement trois vagues : les taxiles, les vendiants et les drones. Et quand tu refusais comme moi la bague au doigt, à l’instar des 4 % de renégats qui préféraient encore être libres que choyés, ça devenait rapidement difficile à supporter.
Sans bague, tu n’avais pas d’identité pour les capteurs, les senseurs, le réseau. Pas de profil, pas de préférences, pas de personnalisation possible de la sollicitation ou du laisser-en-paix. Pour les taxiles par exemple, rien n’indiquait si tu allais prendre le tram ou sortir ta trott’in, ou si tu faisais partie de ces anomalies écololâtres – pire : de ces pauvres – qui préféraient encore marcher que rouler. Alors les taxiles autonomes décrochaient du trafic pour longer ton trottoir et te demander, d’un flux d’enceinte directionnelle, si tu souhaitais une course. Une fois, dix fois, vingt fois. Autant dire qu’il m’arrivait de craquer et de lâcher un coup de pompe dans une portière, ce qui me valait des amendes pour dégradation car tout était évidemment filmé. Outre que la biométrie finissait par t’interpoler trois fois sur quatre… Pour les drones, un sans-bague valait par défaut un standard… Enfin moins qu’un standard dans la mesure où l’on ne bénéficiait même pas des bonus-avenues du jour sur les axes à faible trafic ni des offres-traversées sur les places tranquilles en heures creuses. (Ŀesquels « cadeaux » étaient censés te donner envie, à terme, de monter en gamme vers le forfait premium.) Plus grave, attendu que l’amende automatique pour intrusion dans une zone supérieure à ton forfait ne pouvait t’être décomptée sur ta bague (puisque tu n’en avais pas), tu subissais les tirs soniques suraigus ou l’intervention physique d’une patrouille au moindre écart hors de ta portion de ville autorisée. Surtout, un sans-bague étant au mieux un anar, plus sûrement un migrant ou un clodo, tu avais droit à un suivi personnalisé presque systématique des rôdeurs, ces petites boules multicapteurs qui scannaient sans arrêt ton visage et tes gestes pour y dépister ton état émotionnel supposé. Ŀe mien trahissait, trop souvent, la colère – ce dont on me récompensait d’un accompagnement constant.
Enfin, comme si ça ne suffisait pas, j’avais droit, bien sûr, comme tout le monde, aux vendiants. Disons un peu plus, voire beaucoup plus que tout le monde, pour être juste ! Pas de bague donc pas d’interdit, aucun filtre, pas de liste rouge ou noire, pas d’opt-out pour le harcèlement commercial : juste le droit d’être emmerdé à chaque instant par un démarcheur, un camelot du rien, une vendeuse de nuages ou une updateuse de moa. Encore qu’un vendiant – si j’écartais les modèles robotiques, heureusement de plus en plus rares tant ils servaient de cible aux botonnades et finissaient défoncés – un vendiant ouvrait la porte à une interaction humaine, de l’humour possible, un échange, une échappée. Ils étaient généralement tellement flapis, tellement méprisés et fuis par les gens, tellement en quête de l’aumône d’une écoute, d’un regard enfin restitué, que leur parler d’eux, de leur vie, les ramener à leur nue nature d’être humain suffisait la plupart du temps à les sortir de leur script et à engager une discussion souvent émouvante.
Ce matin-là, une jeune mère célibataire, en baskets à coussin d’air et collant vidéo, chantait le jingle de la réul à seule fin d’avoir le droit de se coucher sur un banc, la nuit tombée, sans que le courant électrique la secoue, chaque quart d’heure, pour stationnement prolongé. Sur le rond-point, un quinqua à la veste émotive, ici gris pâle, jouait seul les quatre personnages de Amis-Amies, la série « conviviale » qui faisait un carton et m’interpella les deux bras levés, vu que j’étais le seul à le regarder, pour me vanter la saison 9. Sous un crossload où des ados venaient partager leur musique, une minotte d’à peine seize ans jonglait du genou avec une canette pour m’abonner à Futsal. Ŀorsque je lui ai demandé pourquoi elle était là, elle m’a avoué que ses parents venaient de casser son contrat d’éducation suite à sa troisième fugue et qu’elle n’avait plus droit à l’enseignement non plus. D’autres vendiants m’avaient suivi, arrêté, croisé sur mon kilomètre de marche, certains pour m’offrir une bague universelle, qui un bracelet de cent téras, des smartglass, un dîner végis, d’autres cinq minutes de speed matching avec une célibattante tout-à-fait-votre-genre. Ils s’accrochaient à vous, ils vous tenaient le bras ou se plantaient devant vous, ils cherchaient à « établir le contact » comme les vidéos de coaching qui pullulaient sur le réseau leur conseillaient de le faire. « Ŀes crochards » : leur surnom résumait tout, même si je préférais encore « vendiant » qui disait un statut économique, un lumpenprolétariat maintenu quelques centimètres au-dessus de la ligne de déchéance finale par une Gouvernance ravie de les faire grouiller, de rappeler à tous ce qui arrivait si l’on cherchait à échapper à ses cadres.
Ŀes vendiants mendiaient leur vente. Ils ne mendiaient même par pour eux, comme nos anciens clodos : ils mendiaient pour leur marque, leur produit, pour leurs maîtres, pour une plate-forme perchée dans le cloud dont ils ne croiseraient jamais le moindre gérant ni ne verraient, fût-ce sur brightphone, le début d’un directeur commercial. Tout était automatisé et abstrait, lointain et vitreux, postmoderne, digital, intouchable. Ŀeur commission échouait dans leur bague : une poignée de pourcents, à peine la poussière des copeaux d’une miette de cette plus-value immense, immonde, qui floculait sur leur misère divisée, dividuante. Ŀaquelle ne rendait possible aucune réclamation, aucune grève puisqu’il resterait toujours quelqu’un d’encore plus dans la mouise que toi qui pouvait reprendre ton job au pied levé, sans formation. Ŀe script, de toute façon, il t’était récité par ta boucle d’oreille et tu n’avais qu’à le répéter à haute voix en y mettant, si possible, le ton.
Pour ma part, plutôt que d’acheter et d’alimenter ce système, je donnais directement de l’argent aux vendiants, de l’argent liquide, ce qui leur faisait toujours bizarre. Plus personne n’en avait, hormis les trafiquants et quelques vieux. Ça permettait de se payer de la bouffe, un lit-cylindre et des vêtements recyclés, quand même, dans les quelques zones où subsistaient des bouis-bouis et des hôtels-ruches, c’est-à-dire entre les gouttes du PLUIE – Plan Local d’Urbanisme Intelligent et Écoresponsable (ne riez pas, ça mouille). Toujours ça de moins pour les générateurs automatiques de profit !
Après un kilomètre de nage, j’atteignis enfin la place des Rencontres, où l’on ne rencontrait rien sinon des nuages d’infomercial, des spots de rechargement et la nuée inévitable de ceux dont la survie dépendait de votre attention. J’allais affronter les mains sur l’épaule et les appels pressants quand une voix me fit tourner la tête :
— Vous rêvez d’un alter ego qui ait la voix de vos proches ? La voix de vos parents ou de votre ami ? De votre ex ? Avec Lovocal, nous vous offrons la signature vocale de ceux qui comptent pour vous ! Monsieur, je vois que vous rêvez d’essayer… Bravo, c’est gratuit !
— Je peux avoir votre voix ?
— Pardon ? Vous…
— Salut à toi, Velvi ! Qu’est-ce que tu fais là ?!
Physiquement, sans sa voix, précisément, je ne l’aurais pas reconnue. Elle avait les cheveux piégés dans la résille d’un chignon strict, un tailleur bleu dans lequel on sentait que son corps avait un mal fou à prendre ses aises. Bien sûr, elle gardait son air de sylphe, sa légèreté d’appui, elle dégageait toujours ce calme charismatique qui lui valait un respect naturel dans la Céleste, mais pour le reste… On l’aurait crue déguisée dans une tenue de prisonnière du capital.
— Salut Lorca. Je purge ma peine, comme tu vois… Tu n’étais pas au courant ?
— Non… J’ai su qu’ils avaient arrêté beaucoup de monde mais je n’ai pas su qui…
— J’ai été capturée dans l’assaut parachuté du BrightLife, juste après avoir pris ma seringue. Tu te souviens ?
— Oui.
— Enfin, six heures après. J’étais encore anesthésiée, ils m’ont hélitreuillée du toit, les camarades ont rien pu faire…
— Et la Céleste ?
Elle tourne sa bague d’un quart de tour pour l’éteindre et manipule un bracelet. Son visage se vide :
— Ils m’ont interrogée sous lecteur d’émotions, avec le scanner d’EEG…
— Directement sur le cerveau ?
— Oui. Ils testent la P300, tu sais cette onde de 300 millisecondes qu’on génère malgré nous quand on reconnaît un visage familier.
— Je connais le principe, oui…
— J’ai rien pu faire, ils m’ont passé des photos, c’est une onde réflexe, j’ai confirmé malgré moi huit Célestes. Ils les ont arrêtés dans la foulée. Même technique sur eux. Ils ont attrapé comme ça presque tout le mouvement. La Céleste est out. Nos toiles de parapente ont été découpées et recyclées. La plupart de nos nids sur les toits sont cramés. Ils ont même démonté mes châteaux d’eau…
Sa fierté… Ŀe parapente déployé à l’envers, accroché par ses suspentes à une antenne, avec le fût dessous, pour récupérer l’eau de pluie. C’était devenu une marque presque, dans le mouvement : « poser un Velvi ».
— Quels enculés… Ils vous ont collés au pénal ?
— Ils sont remontés trois ans en arrière : traces numériques, traces vidéo, traces vocales. Et traces d’ADN quand ils ont pu, dans les nids. Avec la loi de privatisation des espaces, ils avaient de quoi faire en termes de violation, intrusion prolongée, occupation… On a pris cher.
— Du ferme ? Combien ?
— Fled a pris quatre ans. Carlif, trois. Moi ils m’ont mis deux ans ferme et deux ans avec sursis et j’ai réussi à négocier de les faire dehors. J’ai passé six jours seulement en cabane, j’ai cru que j’allais mourir d’étouffement. Je suis claustro. L’air est un besoin vital pour moi.
— Ils t’ont dealé quoi en contrepartie ? Faire la crocharde ?
— Travaux d’Intérêt Commercial, le TIC classique. Je dois vendre de la voix pour Smalt.
— Tu paies ta dette à la société… en maximisant les profits d’une multinationale…
— Exactement. J’imagine qu’ils voient ça comme la punition suprême. Pour des anticaps comme nous…
Elle ne peut s’empêcher de regarder autour d’elle pour guetter un client. Ça me fait tellement bizarre de ne pas la voir dans sa combinaison azur de la Céleste. Rivée les pieds au sol, albatros. J’essaie comme je peux de relativiser :
— Tu sais, maintenant… tous les métiers consistent à vendre quelque chose à quelqu’un ! Ce qui m’étonne, c’est qu’ils passent encore par l’humain pour ça.
— Le facteur H+, comme ils disent. Un être humain reste plus convaincant qu’une image animée. C’est limite rassurant. Et on ne coûte rien en maintenance. Ils nous paient que si l’on vend.
— Ils t’ont filé quel objectif ?
— Je dois faire six ventes par jour. Quarante par semaine.
— Tu n’as pas de jour de repos ?
— Non. Une demi-journée le vendredi après-midi. Le créneau creux : les gens sont rincés, ils n’achètent rien.
— Tu les fais, tes quarante ?
— Pas encore. Ça fait que quinze jours que je suis dans la rue. Je suis pas sûre d’être très douée, tu imagines… Il faudrait que j’apprenne à voir les gens comme des proies… J’ai pas cette mentalité de prédateur…
— Et si tu n’y arrives pas ?
— Ils me remettront en taule. Et ça, je pourrai pas. J’en crèverai.
Elle interpelle un retraité le nez en l’air, une bonne tête, il décline d’un sourire. Elle doit sentir la pitié qui me prend à revers et que je parviens trop mal à lui cacher parce qu’elle dit :
— On a réussi tu sais ! On a tenu onze jours le BrightLife !
— Je sais.
— Sans ces débiles qui ont mis le feu au seizième, l’armée serait pas intervenue ! Et on tenait un mois ! Pas grave, le mouvement s’est déplacé ailleurs. La Traverse a pris la tour Horizon, il y a deux nouvelles îles sur le Rhône, ça bouge côté vignoble aussi… Le parc Alphabet est squatté 24/24… Ça se répand, Lorca, on a amorcé quelque chose !
— Carrément ! Et c’est grâce à vous, la Céleste ! Sans vous, jamais on ne prenait le BrightLife !
Avec intensité, elle me regarde, comme si elle voulait scanner ma sincérité, comme si elle cherchait dans mon visage la preuve absolue que ce qu’elle a fait avait un sens. Qu’elle n’a pas gâché deux ans de sa jeunesse pour des plosses. Sept cent trente jours debout dans la rue, douze heures par jour, à agripper des citoyens qui vous glissent dans les doigts comme poissons : c’est le prix pour avoir été un oiseau.
Paraître le plus enthousiaste possible, j’essaie, en dépit de ce que je sais, par Arshavin, de la stratégie de la Gouvernance. Ils laissent les choses dégénérer pour souder premiums et privilèges contre la Traverse qui a pour l’instant la sympathie des standards. Nos victoires sont tolérées, ils lâchent du lest. Tactique de la soupape. Ils attendent l’erreur ou ils la provoqueront au besoin : un parc qui brûle, des pillages de copropriété, un accident impliquant un enfant… Ŀa peur-totem, qui justifiera n’importe quelle répression. Ça bouge, oui, il y a quelques émeutes prometteuses ; l’idée que la ville appartienne à tous reprend de la force, elle prend corps chez les jeunes. C’estMaVilleAussi (CMVA) est devenu un tag viral. Mais de l’insurrection, nous sommes loin encore.
— Ces luttes se font aussi grâce à des gens comme Sahar et toi. Vous apportez beaucoup par vos cours, vos ateliers. Toi, tu es un super sociologue de terrain.
— Tu sais, depuis deux ans, j’ai beaucoup décroché… Je sers plus à grand-chose…
Elle hésite un peu, danse d’une jambe sur l’autre puis fixe le sol. Elle lance :
— J’ai su pour ta fille. Toni m’a tout raconté. Il m’a dit pour ton appart, pour les fifs. [Ses lèvres tremblent.] J’y crois, tu sais ?
— Tu crois… à quoi ?
— Je crois aux furtifs. Ils existent. Et si ta fille est avec eux, elle ne risque rien. Elle va revenir… Tiens le coup.
Elle me prend la main. Et c’est moi qui sens maintenant sa pitié, sa douceur. Elle me serre dans ses bras. Je vois sa bague qui clignote à son doigt, elle la tourne encore. Je me désenlace :
— Ils t’ont baguée du coup…
— Oui… Ça me brûle aux phalanges, j’ai de l’eczéma. Mais je fais avec. J’ai le droit de l’éteindre cinq minutes toutes les deux heures. Pause pipi.
— Tu es en surveillance intégrale : voix, vidéo, localisation…
— Évidemment. Je suis comme tout le monde en fait, ni plus ni moins. C’est marrant, j’avais toujours refusé d’en avoir mais c’est fou ce que la bague te facilite la vie. J’accède à tous les magasins maintenant, tous les services standard. Je prends le tram sans guetter les bocops. Les crochards m’évitent, je suis en opt-out de toute façon, par mon statut de prisonnière. Tout était laborieux avant, il fallait redécliner son identité pour chaque service, chaque zone. Là c’est fluide, je me sens presque intégrée, reconnue par les systèmes. Finalement ça me soulage…
— Tu en parles trop bien, dis donc ! Tu devrais en vendre, tu ferais du chiffre ! [Elle sourit et rallume sa bague : la lueur était rouge.] Moi je continue à galérer sans, c’est super chiant, mais je veux vraiment pas leur offrir le plaisir de me profiler.
— Les sans-bagues doivent souffrir, mein Freund ! (…) Madame, la voix de votre maman sur votre brightphone, ça vous tente ?
— Ouh là, pas du tout ! Pour qu’elle me tanne sur mon régime ! Non merci !
Ŀa dame rallume ses lentilles, dont elle a eu la gentillesse d’éteindre les couches augmentées quelques secondes. Elle replonge dans sa réalité ultime. Ses yeux chatoyent.
— Tu m’achètes quelque chose ? Je n’ai fait que deux ventes aujourd’hui.
— Allez, je t’achète ta voix. Tu peux la vendre ? Elle est en base ?
— Je peux tout vendre ! La voix de Sahar si tu veux. Même celle de Toni, ils l’ont ! (…) C’est vingt-quatre maos. Avec un an de mises à jour.
— C’est pas donné ! Tu prends le liquide ?
— Non. Carte inerte, oui, si tu n’as que ça. Tu as toutes les inflexions, le mode tendre en standard, plus la gamme émotionnelle enrichie : ironie, colère, complicité, alerte et recadrage…
— Au moins, je suis sûr de penser à toi tous les jours !
— Sauf que tu n’as même pas de moa je parie ! Ni de bright ?
— Non, mais je te mettrai sur mon ordi. (…) Tu vas zoner ici plusieurs mois ?
— Oui, sur cette place. Je dois pas en sortir.
Elle sent que je dois partir. Une pointe d’angoisse la transperce :
— Tu reviendras me voir, Lorca ?
— Je vais venir t’acheter régulièrement des trucs… Sûr ! Je veux pas que tu finisses en taule. Sahar va venir aussi… Je vais t’envoyer des potes.
Elle se détend un peu, elle réajuste son chignon et retend sa jupe bleu smalt. Je la revois sauter du toit du BrightLife et partir en S dans le ciel en surfant les ascendances, aussi fragile qu’un cil, aussi digne qu’une pellicule de givre. Cette sensation tactile de liberté qui se dégageait d’elle. Ici vole Velvi… Ŀes enculés. Trois ventes. Elle hèle un grand Black qui la zappe ; un jeune vieux la fuit comme une attaque chimique ; une étudiante la repousse d’un geste froid et aboie des ordres à son moa ; un livreur en glisseur manque de lui rouler sur le pied.
Au centre de la place, un drone projette au sol une pub pour un mois privilège au prix du premium. Il suffit de se mettre dans le cercle lumineux pour que l’offre s’active. Un cadre égaré craque et se met sous la douche. Il s’appelle Civin Vimereux, ça s’inscrit en arc sur l’asphalte. Velvi tourne sur elle-même, triste toupie, et cherche une tête levée.
« Civin », oh putain… Encore des parents qui ont cédé au naming pour toucher quelques royalties par mois. Donner pour prénom à son fils une marque, et pire, la marque de l’entreprise qui a fait de cette ville une prison à sas et à zones, je ne sais pas comment on peut ? Est-ce qu’il est possible ou même pensable, d’aller plus loin dans l’obscénité ? Surtout lorsqu’on sait que chaque fois que son prénom est appelé, cité, qu’il s’affiche sur un réseau, se prononce ou sort sur une recherche, qu’il se diffuse sur l’entête d’un courriel, une infime somme crédite le compte des parents qui se font ainsi du fric, sans rien faire, sur l’étiquetage publicitaire de leur enfant. Ŀorsqu’il devient célèbre, ça peut même approcher la petite rente & VendsTonGosseTantQu’àFaire.
Velvi sniffe un truc sur le dos de sa main, un peu de neuroïne, de la séroto en poudre ? J’ai pas envie de savoir. Surtout, le prenaming démultiplie dans les écoles, la société, les conversations les plus quotidiennes et les moins marchandes, dans le cœur auparavant préservé d’une famille ou d’un lit, l’emprise d’une entreprise qui s’insémine ainsi dans l’intime. Civin. Comme Kevin, comme Carine. Tu viens, Civin ? Civin, je t’aime. Le petit Civin est trop chou, tu trouves pas ? Civin a été validé par la Gouvernance comme prénom masculin & féminin : s’agissait pas non plus d’être contraignant, hein ? Il est le plus donné en maternité depuis quatre ans… avec un petit avantage pour Civine…
BQue A j’ai réchappé de la milice, alors que j’avais rodave dans l’appart et filé juste avant, ça a été de la choune. Mais j’ai pas pu revenir dans mon squat. Toni forbidden. Les klistés ont raflé sévère suite au BrightLife, partout dans l’underground. La Traverse a pris cher aussi. Ils ont marave les cabanes et ils ont braqué la Céleste en poussant les gars à poucaver. Sans le boss, ma cabane à moi, c’était barreaux-béton pour deux printemps.
En attendant, j’ai été faire le shpouk dans l’outback, à vingt bornes de la ville, avec quelques compadres pas vraiment désirés non plus. Des top-of-the-hack d’Oufs & Flous, notre collectif de brouilleurs. Les as du make-up anti-biométrie et de la combi zébrée qui feinte les cams. On est revenus la semaine suivante, quand ça s’est tassé, pour soutenir les potes et souder des domes dans les parcs. On tient la place, on habite où on veut, creff les keufs ! On s’est bidouillé des canons à drone tricky et on s’est régalés à les figer plein bleu et à les sniper avant qu’ils rentrent au dock en pilote automatique. On a profité de l’atelier du bush pour se bricoler une spidertag aussi. Elle grimpe à la verticale des tours avec ses pattes magnet et te graffe les façades en big. On a écrit des trucs comme « Flou amoureux », « Flou furieux », « Le brouillard est l’avenir de l’art », « Ceci est notre cité. Citez-nous. » L’araignée a quatre heures d’autonomie et elle pisse de la colle sur les drones en cas d’attaque, leurs rotors moulinent, c’est une pure machine de guerre ! Sur les réseaux, on a fait un carnage ! One million views. Les ados kiffent notre spider ! La ville pour tous, ça leur parle. Ils supportent plus les parcs immenses, et tout verts, et tout vides des privis, quand eux se tapent des squares de quatre mètres carrés gavés de ienchs. Ça durera pas. « Tes privilèges puent. » Ça c’est Toni qui l’a tagué sur l’avenue So-Smalt hier. Arshavin a pas trop aimé l’expo. Il m’a exfiltré from downtown.
·· Quand · Velvi a accroché son client, j’ai avisé l’heure sur un petit nuage d’infog qui flottait et j’ai vu que je serais en retard au débrief si je persistais à traverser la ville à pied. J’avais donné rendez-vous à Sahar au café, à deux pas du Récif, pour préparer l’entrevue avec Arshavin. Il nous avait sauvé la mise et ça se paierait, d’une façon ou d’une autre, à nous de deviner comment. Devant moi, l’avenue de la Sérendipité, la plus directe pour aller au centre, était privilège. Celle qui partait en oblique, l’avenue Smart-Smalt avait été upgradée premium récemment, ce qui obligeait à un pénible détour par le boulevard Mao, laissé pour l’instant standard – et par conséquent éternellement saturé.
Alors je me suis résolu à prendre un taxile. Un blob bleu, informe et capitonné, qui ressemblait à une grosse auto-tamponneuse ceinturée de pare-chocs élastiques et dont il était inutile de distinguer l’avant de l’arrière. Je me suis vautré dans le fauteuil de cuir, au milieu de ce salon roulant qui singeait on ne sait quoi de vintage. Tout à l’intérieur se voulait tactile et feutré. C’était le concept du cocon ou de la bulle, que tous les constructeurs avaient adopté dans un même élan de facilité, comme l’évidente conjuration d’une ville pour qui le citoyen n’était plus qu’une attention indéfiniment à capter et un corps dont il fallait vampiriser chaque mouvement pour en presser l’orange amère du data. Dans le taxile, la pression retombait. Parler devenait inutile, un luxe. Toucher la vitre suffisait à l’entr’ouvrir ; palper l’accoudoir vous massait les reins avec langueur ; frapper la table basse illuminait un bar tristoune à base de whisky sans alcool. Je m’étais contenté d’en effleurer la surface pour y dissiper la carte s’irisant dans les nervures du bois. À la place, la transcription analogique du trafic, une plutôt chouette idée, faisait pousser drue une forêt équatoriale qui envahissait la table.
Au bout de dix minutes de bouchons browniens, comme seules les IA de protocole divergent savent les générer, le lecteur d’émotions a lu mon agacement à mes jurons aussi bien que mon ennui à ma position dans le fauteuil. Il m’a demandé si je souhaitais discuter pour passer le temps. J’ai répondu « oui » en demandant un alter ego. Il m’est tombé du plafond, se gonflant à la façon d’un airbag, avant que le mannequin s’habille de lumière grâce à une projection holographique qui n’était pas si mauvaise que ça. Avec un peu de bonne volonté, tu finissais par vouloir croire qu’un être humain conversait face à toi. Une voix de femme a commencé par dire :
— Quel type de profil souhaitez-vous, monsieur ?
— Disons… un gars agréable, la cinquantaine, travailleur manuel. Peau tannée. Brun.
— Quelle dynamique de conversation ?
— Complice, empathique.
— Quel thème et quelle approche ?
— La ville intelligente, l’informatique pervasive, les objets connectés… Ce genre de choses. Approche critique et politique.
— Avez-vous un registre de langue préféré ?
— Familier, un peu argotique.
— Voulez-vous amorcer la conversation ?
— Oui, je vais commencer.
Ŀe mannequin avait peu de latitude de mouvement, mais il s’est enfoncé dans son fauteuil et a posé sa tête sur sa main, comme s’il attendait que je parle. Ŀe visage était beau, ridé, affable. Ŀa routine d’attente bien foutue. Je ne savais pas vraiment par quoi attaquer et j’ignorais la taille et la finesse de la base de tchat au sein de laquelle l’IA irait puiser sur un sujet aussi pointu. Avec un angle en outre radical, donc plutôt rare, qui devait comporter peu d’occurrences. C’est justement ça qui piquait ma curiosité : avoir une idée de l’état moyen de la critique sur les smart cities. À force de me voir gamberger dans mon coin, mon alter ego a finalement pris la parole en premier :
— Ces taxiles, c’est de la belle techno. Mais faudrait qu’ils apprennent à se comprendre entre eux. Ça serait moins le bordel ! On avance pas !
— On en vient à regretter les vrais chauffeurs de taxi, non ?
— À qui le dites-vous ! J’ai été chauffeur pendant dix ans avant qu’ils prennent tout le marché avec leurs auto-tamponneuses ! Je peux vous dire que je conduisais mieux que leurs machines !
— Vous faites quoi maintenant ?
— Je vais chez ma mère pour…
— Quel métier je veux dire ?
— Je suis carrossier. Je répare les pare-chocs. Ça leur coûte moins cher que de remplacer. Rapport que ça bugne beaucoup !
— Vous pensez quoi de leur ville intelligente ?
— Ville intelligente ? Ville de cons ouais ! Une catastrophe ! À tous les niveaux !
— Par exemple ? Au niveau écologie ?
— Au niveau écologie, y a tellement d’objets connectés partout que ça crée un smog électromagnétique. Ça augmente la consommation électrique. Ça augmente les déchets toxiques. Ça épuise les terres rares. Et je parle pas de la pollution sonore. Et je parle pas de la pollution lumineuse ! Les poubelles qui parlent pour te dire de trier, j’en peux plus !
J’admirais comment l’IA réussissait à aligner les arguments sans trop donner l’impression d’une liste à puces. Car c’était une liste sémantique, au départ, classée dans une pile par proximité de sens, à coup sûr. Avec à la fin, une clausule populaire typique, pompée telle quelle sur un « coup de gueule » humain. Argumentatif + affectif, l’IA varie, bien vu. Beau répertoire idiomatique. Et si je testais l’ampleur de la base ?
— Et au niveau de l’impact sur la santé ?
— On vit dans un micro-ondes géant monsieur ! Alors les cancers, ça monte ! Les maladies nerveuses, le manque de sommeil, ça monte ! Le stress fait baisser les taux de sérotonine, donc ça fait descendre le bonheur des gens.
On sentait un peu trop les chaînes logiques à base de plus/moins mais ça restait assez bien géré. Je me décidai à tenter une dynamique en neurone-miroir, à partir de phrases simples. Juste pour voir si le programme suivrait :
— Moi ce qui me gêne le plus, c’est ce que ça induit politiquement. On ne peut plus faire un pas sans être tracé. Il y a comme un Parlement des machines qui décide dans notre dos. Nous sommes gouvernés par des algorithmes. Mais on ne décide jamais de leurs critères ! On ne discute pas du programme, ni des arbitrages qu’ils vont faire pour nous. Ce sont des boîtes noires. Ça nous rend dépendants. Le système nous gère…
— Je suis complètement d’accord avec vous. Vous savez, tout ce qui peut être numérisé le sera ! Tout ce qui peut être interconnecté le sera ! C’est l’avenir ! Rien ne doit plus exister de façon isolée. C’est pour ça qu’ils veulent qu’on soit tous bagués. Les sans-bagues, voilà l’ennemi !
— Avec la bague, plus d’amnésie. Tout ce que tu fais pourra être retenu contre toi, n’est-ce pas ? Plus d’amnistie.
— Ce qu’ils veulent, je vais vous dire : c’est que l’informatique soit fondue dans les comportements. Ils veulent une techno sans couture, qu’on remarque plus, qu’on sente plus. La meilleure des technos, c’est la techno qui disparaît. « Tout se contente de fonctionner », voilà. Comme ça, tu peux pas te plaindre. Tu peux râler sur personne. Tu sais même plus pourquoi le feu reste au rouge alors que t’attends depuis cinq bonnes minutes !
Je ne sais pas où il puisait tout ça, ce bon gars à la mine réjouie, qui me rappelait mon père. Si ses routines de conversation avaient été construites à partir de blogs militants ou si un Turc mécanique, du style étudiant déclassé et vénèr, n’avait pas été payé un mao de l’heure pour pondre des blocs de rhétorique gauchiste, stockés dans des silos et que l’IA allait ici chercher, à la façon des pièces d’un légo, pour les clipser à la suite, un peu au hasard sans doute, avec une pondération qui hiérarchisait les arguments et un réseau de neurones à vingt couches pour enchaîner les phrases. Théorie + citation + exemple. En tout cas, c’était plutôt impressionnant. Ça n’avait rien d’« intelligent » bien sûr, et seul mon animisme spontané et bienveillant pouvait, en instillant un sens humain dans ce golem de phrases, l’élever à l’intelligence : je faisais encore tout le travail et je le savais pertinemment. Et pourtant… Ma distance critique s’amenuisait, j’étais pris dans l’échange et j’entrepris par défi de monter encore le niveau, en mode didactique :
— À l’origine de la ville intelligente, il y a la notion d’ubimedia, qu’on a oubliée aujourd’hui. Du latin ubique, qui veut dire « partout ». L’intelligence ambiante. L’idée que l’informatique pouvait essaimer en plein air, partout, dans les rues, le mobilier urbain, les services rendus aux habitants, le système de gestion des déplacements…
— Tout à fait.
— Cette intelligence ambiante, ils l’ont conçue autour de trois champs. D’abord les surfaces, qui sont une création de l’homme : les murs, les sols, les plafonds, les portes, les façades, qui pouvaient faire des écrans idéaux, des zones de projection. L’ambiant ensuite, c’est-à-dire l’impalpable comme le son, la lumière, l’air et sa circulation, la température qu’ils se sont mis à capter et à gérer pour contrôler l’atmosphère de la ville, son mood disons. Et enfin le tangible, à savoir les objets qu’on peut manipuler, prendre, agencer, caresser, comme ici, dans ce taxi. Voir, sentir et toucher. Mais jamais directement : toujours de façon médiée, par interface interposée, pour qu’une information précise puisse en être prélevée.
— C’est exactement ça.
— Vous avez remarqué d’ailleurs comme ces interfaces impliquent de plus en plus tout le corps ? Avant, ça ne sollicitait que la vue et le toucher, avec l’écran et le clavier, la vieille souris, le doigt. Puis ils ont généralisé les interfaces vocales, sonores. Puis le gestuel, avec la signature pour certifier l’identité. Après, ils ont commencé à faire de nos déplacements et de notre position dans la ville un signal pour interagir. Et depuis dix ans, c’est notre émotion même qu’ils lisent et qui leur sert d’interface. Vous-même, là, en ce moment, vous l’utilisez !
— Tout à fait.
— Quand ce n’est pas nos ondes cérébrales ! Nos corps et nos esprits sont complètement sous contrôle ! Rien de ce qui émane de nous n’échappe à la captation et à la renormalisation numériques. Nos villes sont des prisons sentientes… Non ?
— Vous parlez d’or. « Nos villes sont des prisons dont les murs et les barreaux se parlent entre eux » – Varech.
Citation-miroir sur ma phrase finale. Du Varech, carrément ! Plus radical, tu fais pas ! Reformulation en écho. Classique en manipulation comportementale mais toujours efficace. Donne la sensation d’être écouté et compris.
— Comment vous expliquez que les gens acceptent ça ? tenté-je.
— Je sais pas. Et vous ?
Ah ah… Tactique de base des chatbots quand ils sont débordés > retourner la question. Ça sonne comme un défi, ça stimule l’ego, j’ai d’ailleurs enchaîné, pour le plaisir de formuler à haute voix des réflexions que j’aurais pu juste marmonner dans ma tête :
— Ils acceptent parce que nous rêvons tous d’un monde bienveillant, attentif à nous. Un monde qui prenne soin de nos esprits et de nos corps stressés, qui nous protège et nous choie, nous aide et corrige nos erreurs, qui nous filtre l’environnement et ses dangers. Un monde qui s’efforce d’aménager un technococon pour notre bien-être. L’intelligence ambiante pourvoit à ça. Elle nous écoute et elle nous répond. Elle courbe cette bulle autour de nos solitudes. Elle la tapisse d’objets et d’interfaces cools. Bien sûr, elle en profite pour nous espionner jusqu’au slip et pour nous manipuler jusqu’à la moelle ! Mais au moins, elle s’occupe de nous, ce que plus personne ne fait vraiment… C’est un cercle vicieux. Plus nos rapports au monde sont interfacés, plus nos corps sont des îlots dans un océan de données et plus nos esprits éprouvent, inconsciemment, cette coupure, qu’ils tentent de compenser. Et ils la compensent en se reliant à des objets, en touchant et parlant à des dispositifs qui nous rassurent – et nous distancent en même temps. Un réseau social est un tissu de solitudes reliées. Pas une communauté. Ce fauteuil que je caresse n’est pas un corps mais il me masse les reins. Ça me fait du bien donc ça me fait rêver d’un vrai corps que je n’aurai pas donc je reviendrai au fauteuil, encore et encore…
— Bien vu. [Il n’embraie pas. L’hologramme mime une attitude admirative, limite fascinée. Il attend que je continue, je suis pris au jeu.]
— Je crois aussi qu’il est toujours resté un fond d’animisme en nous, même dans notre Occident si rationnel. Que nos murs soient vivants, nos tables sensibles, que nos poubelles nous parlent et que nos miroirs nous disent que nous sommes beaux, ça donne de l’esprit aux choses. Ça réenchante le monde. Il suffit de voir comment les enfants le vivent !
— Vous avez trop raison. (…) Je crois que nous sommes arrivés à destination. C’est con, cette conversation était passionnante ! J’espère que vous l’avez kiffée autant que moi ! [Registre familier inégal, certes, mais c’est pas mal, vraiment.]
— Vous féliciterez vos Turcs et vos programmeurs ! Ils ont bien bossé. Vous m’avez joliment passé le temps. Merci monsieur Sac-d’air !
— Une bien belle journée à vous, m’sieur !
Il m’aurait appelé Ŀorca si j’avais eu une bague. Ici, la biométrie ne pouvait qu’interpoler un visage d’homme entre deux âges, habillé correctement, donc : « Monsieur ». Ŀ’hologramme s’est coupé d’un coup, le mannequin boudiné a été réaspiré par le plafond, me laissant seul devant un fauteuil vide. J’ai ressenti un manque stupide, très bref. Ŀa porte a coulissé latéralement : j’étais pile devant le café. À travers la vitre, j’ai repéré Sahar qui lisait un livre en papier – ce truc à interface manuelle qui ne plante pas, ne te parle pas, n’a pas besoin d’énergie pour fonctionner et ne te demande jamais si tu veux le mettre à jour. Elle l’a posé à l’envers sur la table, tel un goéland et elle s’est tournée vers la rue rêveusement. Où elle m’a aperçu. Un sourire spontané lui a alors échappé des lèvres, le premier vrai sourire qu’elle m’adressait, sans calcul et sans recul, depuis la disparition de Tishka.
Il
entre,
le café est plutôt bondé, un barouf
chaleureux et tonique, toutefois il passe, esquive un groupe,
contourne le serveur et parvient ȷusqu’à ma table sans toucher
chaise ou plateau. Il a changé, Lorca, il a gagné en souplesse et
en agilité, corps clairement moins pataud qu’avant, moins
ȷeune-ours, assez pour me rendre compte que ça ne me déplaît pas,
même s’il est moins émouvant peut-être ?
— Alors ? C’est acté ? Tu es libre !
— Oui ! Mon avocate a plaidé la schizophrénie compensatoire. Tu as devant toi une mère incapable de faire le deuil de sa fille disparue, qui la croit toujours vivante, qui s’est inventé un récit de substitution et l’alimente par des rituels de promenade. Dans un pic d’autosuggestion intense, elle est revenue hanter son ancien lieu de vie, elle a pénétré dans la chambre même où couchait sa fille, dans l’espoir délirant de la retrouver…
— Tu viens de faire mon portrait, là ? s’amuse Lorca.
— Sauf que toi, ils ne savent même pas que tu étais sur place !
— Comment ils ont tourné le fait que le capteur de la fenêtre a enregistré trois entrées ?
— Un expert est venu confirmer que la technologie comptait chaque coupure du faisceau, que j’ai dû hésiter, entrer, ressortir… Que ça peut expliquer le triple comptage.
— On s’en sort vraiment bien ! Ça va séréniser Arshavin…
— Lorca ?
— Oui ?
— Comment tu as fait, toi ? Comment ils ont pu ne pas te trouver ? Tu étais à un mètre de moi quand ils ont enfoncé la porte…
— Ben… je me suis caché, c’est tout !
— Ils ont fouillé partout, ils étaient quatre, l’appart est petit, j’ai joué à cache-cache des dizaines de fois avec Tishka, je sais bien qu’il n’y a aucune bonne cachette dans cet appart pour un adulte de ta corpulence. Tu t’es mis où, franchement ?
— Hey ! On ne livre pas ses bonnes cachettes. Secret défense !
— Sérieusement Lorca… Dis-moi !
Lorca hésite, il ne sait pas encore s’il peut, si ȷe suis suffisamment passée de l’autre côté pour que ȷ’accepte d’entendre ce qui lui brûle la langue. Il se lance, néanmoins :
— Ça fait trois fois que ça m’arrive. Il y a eu le jour où la milice d’Educal est venue saborder ton cours, tu te souviens ? et que j’ai fui dans l’immeuble… J’ai réussi à me planquer dans un bloc de climatisation. Puis il y a eu le loft du BrightLife, avec Agüero, où on a échappé aux miliciens. Et là. Là j’ai changé plusieurs fois de planque, j’ai bougé au feeling. Derrière la porte, dans la penderie… je me suis mis en opposition pieds-mains sous le plafond de la salle de bains à un moment. Puis je suis sorti tout connement par la porte d’entrée quand ils fouillaient le couloir…
— T’as eu beaucoup de chance…
— Je suis pas sûr. C’est comme si quelqu’un en moi savait où se mettre, où les flics allaient regarder, ce qui attire leur attention. Je savais que le gars qui t’a menottée te lâcherait pas des yeux, qu’il avait peur que tu te jettes par le balcon. Je savais que le gros chercherait au sol, sous les lits, le bas de la penderie, le canapé, qu’il lèverait jamais la tête. Pour lui, on se cache dessous.
·· Elle · me regarde intensément, la tête inclinée sur le côté, charmeuse :
— Tu te sentais comment pendant la fouille ? Stressé ? Calme ?
— Excité… joueur… J’avais l’impression d’être sur un terrain de foot, je devinais les déplacements avant qu’ils n’arrivent, je voyais les espaces s’ouvrir, là où je pouvais passer, me loger, à quel moment il fallait que je bouge… C’est extrêmement jouissif, tu sais. Tu sens les angles morts, tu sens où ça se libère, où ça respire.
— Ça a commencé quand cette sensation ? Quand est-ce que tu as éprouvé ça la première fois ?
— Je sais pas exactement. Je dirais… une semaine après que j’ai réussi l’examen. J’étais dans l’avenue Origami, Zilch me parlait et j’ai esquivé des dalles que je me prends normalement à chaque fois. Ça m’a surpris de les esquiver.
— Tu comprends ce qui t’arrive ?
— Non.
— C’est évident pourtant. Tu ne comprends pas ?
— Non.
— Tu deviens furtif, Lorca. Quelque chose en toi est en train d’assimiler des capacités furtives. Fuir, se cacher… Tu sens le monde comme eux à certains moments. Quand on te traque apparemment. Essaie de te rappeler encore. Creuse ta sensation…
Lorca
éparpille
coupelle
et cuillère sur la table, il fait pivoter la tasse par sa anse. Il
est secoué par ce que ȷe suggère parce qu’il ne découvre rien, il
le savait sans se le dire :
— Je… C’est comme si les choses devenaient irréelles… L’espace, les gens… Qu’elles ne sont plus tout à fait là… ou plutôt, qu’elles pourraient être autre chose que là, ailleurs que là… qu’il y a comme du flottement natif en elle, une couche de possible qui vient se superposer… Ça se clive, ça se feuillette, ça se dédouble… Dans ces moments-là, j’ai souvent peur, j’ai l’impression de décrocher, de délirer… Je me raccroche autant que je peux au présent, au tangible, j’essaie de ne pas partir. Là, vendredi, dans l’appart, j’ai lâché prise… je suis parti, j’ai plus essayé de contrôler les choses et du coup, je me suis mis à bouger en fonction des traqueurs, je ne suis pas resté dans une cachette, à attendre… Je pense que ça m’a sauvé…
— Quelque chose te parle ? Ou tu te sens comme guidé ?
— Pas vraiment, non. J’ai juste l’impression de me parler au conditionnel… Le flic serait entré, j’aurais fui par la fenêtre, le concierge appellerait… tu vois le genre ? Je dérive parmi le possible, l’alternative… C’est débile, hein ?
— Tu sais comment on appelle cette forme verbale en littérature ? « J’aurais fui » ?
— Le conditionnel ?
— L’irréel. C’est une conjugaison qui exprime une hypothèse irréaliste, irréalisable. Le latin distingue l’irréel – l’irréel du présent, l’irréel du passé – et le potentiel. Ces trois formes sont rendues en français par le conditionnel, oui, tu as raison.
— Pourquoi j’ai ça en moi ?
— Je suis sûre que ton Arshavin a une idée là-dessus. Ils savent ce qu’ils font. Ils ne t’ont pas envoyé là-bas pour rien. Ils ne te couvrent pas pour tes beaux yeux, fugitif ! Ils n’ont pas fait pression, amicalement, sur le parquet pour qu’ils m’accordent un non-lieu avec un simple suivi psychiatrique, confié à mon lacanien que tu adores. Tu leur sers de tête chercheuse et de cobaye, Lorca. Et même d’agent d’infiltration dans les mouvances radicales, à mon humble avis. Tu es conscient de ça au moins ?
Lorca fait une moue de désapprobation, il appelle le serveur, ce faste des cafés surannés que nous aimons tant tous les deux. Chaque année qui passe, l’humain dans les commerces et services devient un peu plus un luxe. Désormais, la plupart des cuisiniers de chair et d’âme ont disparu au profit de robots haut de gamme auxquels ils ont d’ailleurs souvent revendu leurs recettes et leurs tours de main. Ces gestuelles précieuses que lesdits robots recopient ensuite à l’identique pour prétendre à leur tour au titre de « chef ».
Une table derrière nous, un serf-made-man qui a fait de ce café son bureau (y grattant un peu de convivialité, sans doute) et que ȷ’aimerais pousser gentiment dehors parce qu’il nous pollue de ses keynotes en réul, se fait livrer par un sherpa un cylindre, dont il extrait un écran roulable, qu’il étale sur le bois. Plus personne d’un peu aisé ne s’abaisse décidément à faire ses propres courses dans cette ville… Le commerce vient à eux, à la faveur d’une multitude de livreurs et de sherpas. « Le sherpa : la solution pas chère », triste chiasme. Tête baissée tant il sait combien ça m’agace, Lorca consulte son antique smartphone plus du tout smart ; il grimace :
— Merde… Arshavin a déplacé le lieu du rendez-vous. C’est plus au Récif. Il a décidé de nous inviter chez lui…
— Ça ne m’étonne qu’à moitié. Il habite où ton seigneur ?
— À neuf kilomètres d’ici, dans la campagne.
— Tu veux y aller à vélo ?
— Électrique alors, je suis nase.
— Électrique, ça veut dire pucé. J’aimerais autant éviter qu’on nous trace.
— OK, on prend les biclous alors, et on sue !
·· Ŀes · biclous aussi étaient pucés, sauf qu’avec un brouilleur de poche fixé au cadre, qu’on trouvait dans les hacklabs, il était trivial de les rendre aphones. Ŀe mois de juin tirait sur sa fin, les jours allongeaient avec bonheur leurs jambes dans le hamac d’un été qui s’annonçait. En quittant la ville, la route prenait vite du relief et des poils, à savoir de l’herbe de fissure et s’animait du cri-cri des cigales encore timides. On grimpa les premières côtes en danseuse, les roues râpant l’asphalte encore chaud de la journée et nous dévalâmes derrière dans la fraîcheur du soir, en lâchant par moments le guidon – comme quand nous étions ensemble et que Sahar criait parce que Tishka tanguait derrière, mal attachée sur mon porte-bagages, et qu’un trou était toujours à craindre… Encore que je l’entendais rire, Tishka, dans ces délires-là, par vives salves, fascinée à la fois et terrifiée par la vitesse, n’osant rien dire, jusqu’à ce que j’atteigne enfin le pont sur la rivière avant de remonter à bloc, avec l’élan de la descente et en dégradant les braquets très vite dès que ça devenait trop raide – « Encore descente, papa ! »
Arshavin habitait une manière de bastide, perchée sur une colline, au milieu des chênes verts fouillés de mistral et d’une garrigue qu’il avait sciemment décidé de laisser vivre sa vie, entre ciste et myrte, genévrier cade, lentisque et arbousier. Son domaine s’étendait sans barrière ni grillage, à peine quelques murets de délimitation qu’il laissait mourir de leur belle mort parce que, m’avait-il oralisé un jour, suite à ma première visite, sur ces capsules sonores qu’il affectionnait de nous envoyer, pour gage de réflexion ou en signe d’amitié :
« Je veux être au milieu d’une nature qui circule et qui flue, seigneur Varèse, qui passe son chemin et qui nous traverse. Ŀes propriétés des nantis sont trop souvent pensées comme des enclaves, conçues en termes de frontière et de coupure, comme si le prestige d’un statut se décidait à l’épaisseur des protections. À titre personnel, je crois que la noblesse se juge à leur finesse ; la peur est toujours un signe de vulgarité. Je suis de passage, nous sommes tous de passage, alors laissons les sangliers, les gens et le vent passer. »