CHAPITRE 6 Hystérésis

— Alors ?

 

·· Ŀorsque · j’ai retiré mon casque de cosmonaute et que je l’ai posé sur le rack, j’avais la tête en sueur. J’étais le dernier : les six autres étaient déjà revenus au réel. Dans cet amphithéâtre du Récif, où nous avions simulé tellement de chasses en réalité virtuelle, en revoir une que j’avais vécue moi, il y avait à peine deux jours, la revivre en relief, en haute définition et en son binaural, avec une caméra à mille images/seconde, dans cette lenteur magique où une balle de revolver peut traverser l’espace à la vitesse d’une balle de tennis mal frappée, cela me donna d’abord l’impression que mon propre souvenir relevait de l’implant mémoriel, qu’on en avait déjà fait une fiction. Il faut dire qu’au Cosmondo, je n’avais rien vu du furtif qui avait fui par la cheminée-cabane et échappé aux tirs d’Agüero, que je n’étais pas cerbère à la porte comme l’était Nèr à ce moment-là – si bien que l’axe par lequel la caméra me restituait la scène m’était radicalement neuf.

— Alors, votre sentiment ? répéta le général Delattre, le ponte bougon du Renseignement, qui avait repris place sur l’estrade, aux côtés d’Arshavin et de Vincelles, le directeur des Infiltrations, un type si haut et si mince qu’on l’imaginait bien passer entre une fenêtre et son volet.

— Est-ce que nous avons vu la même chose ? insista Arshavin.

 

˛Mal ˛au ˛but. Ces casques sont des tueries matière résolution. À part que le relief, à cette vitesse, ça foireaute quoi ! Les plans s’écrasent l’un l’autre, un tas de crêpes ! Le fif, on le capte nickel, ça oui, on voit le huit qu’il fait à cheval mur/plafond, l’esquive sur la première seringue, une passe de torero ouf ! Puis les deux dribbles, en W, quand il fonce sur les surchiens. Tellement violents dans le changement d’appui qu’un jaguar tente ça, il se luxe les deux pattes ! Le bond sur place de Dober derrière, et comment le fif s’en sert pour lui dévisser la tronche avant même qu’il ait retouché le sol et puisse gnaquer. Mais après ? Après, y a trop de choses à la fois, ça baroufe. Pour moi, Sloughi chope le fif, qui s’est mangé une seringue en l’air et accuse le coup. Même : il le croque \ au moins l’arrière \ la partie avec la nageoire caudale. La merde ensuite est qu’on a deux trois images-fantômes qui flaflottent dans le casque et s’intercollent. Ơn dirait que le fif se photocopie. Genre il se clone dans l’alignement, rapport à masquer quelque chose derrière… quelque chose qui va passer, fuera de cámara, qui passe et crashe la porte. Ơu bien ?

 

Avec son plot carré et son bide-cylindre, Delattre emboîte :

— Si j’ai bien compté, onze seringues sont tirées entre le moment où la proie sort de la cheminée et le moment où elle déchire la porte. Deux l’ont touchée formellement. Sur la première, au plafond, la proie est touchée à une aile et la détache aussitôt de son corps…

— Sauf votre respect, mon Général, elle la « donne » cette aile, franco. Elle cherche pas à esquiver…

— Reste qu’elle est touchée, ouvreur. La tête chercheuse a fonctionné, n’est-ce pas ?

— Elle a marché sur tous les tirs, sans exception, mon Général. Le fusil est pas en cause. Simplement, le furtif a leurré la tête trois quatre fois avec des bouts chauds de son corps. Il les lâche en pleine course. Ou en plein vol. Et quand les leurres ont pas marché, il a esquivé assez facilement…

— Je dirais même pire, si je puis me permettre, me coupe Saskia. Le furtif a utilisé la latence angulaire de la tête, quand elle change de direction, afin qu’elle percute des obstacles, notamment des corps. En tout cas, le furtif a clairement guidé la seringue sur Hernán et Nèr pour les mettre hors circuit.

— Restons factuel : si l’on s’en tient au final, près de la porte, la deuxième seringue touche tout le bas du corps. La proie est alors largement anesthésiée, elle est à portée directe des mécanidés qui se jettent sur elle. Et pourtant, elle parvient à passer… Comment ? Comment vous analysez cela ?

·· Dans · le petit amphi, les hublots libérés de leurs volets tavellent le sol d’éphélides. Nous sommes des verrues entre les taches de rousseur sur la peau d’un mystère. Nèr, qui n’a encore pas dit un mot, se tient debout, voûté, il est saccadé de tics. Sa présence grésillante met tout le monde mal à l’aise. Puis il a cette saillie :

— Proie broie… Dober aboie… il boit… Il boit le chien… boit !

 

)Je) m’empresse de) couvrir le malaise. Ne pas laisser le silence s’installer :

— Mon impression… mais j’aimerais la confirmer avec un visionnage 2D de la scène… est que le furtif se compose à la volée avec les pièces de la mâchoire de Dober. Vous avez pu avoir le sentiment qu’il dévisse la tête du surchien. Mais en réalité, je crois qu’il l’explose avec un choc sonique. Plus précisément, il désolidarise la mâchoire articulée en mettant les pièces en résonance et il les récupère pour son propre organisme. Il se les greffe, pour faire simple. Ce qu’on appelle, nous, métaboliser. Ensuite, avec cette nouvelle mâchoire composite, il file déchirer la porte.

— Et les autres surchiens ?

— Ils sont désorientés par le choc sonique qui sature leurs capteurs. Leur IA passe en mode survie. D’où qu’ils attaquent indistinctement.

 

Arshavin hoche la tête et m’encourage à développer :

— Comment tu peux affirmer qu’il s’agit d’un choc sonique alors qu’on n’entend pas d’explosion, rien que des aboiements ? Si j’ai été assez attentif évidemment…

— Sur place, j’ai senti mes joues vibrer, mes viscères aussi. Et j’ai un acouphène qui persiste depuis deux jours. C’était un tir d’infrason, je dirais autour de dix hertz. Nos capteurs ne sont pas assez sensibles pour l’avoir restitué. Et la fréquence est trop basse pour qu’on ait pu l’entendre, nous, directement. Mais ce type d’infrabasse rend même le béton poreux. Sur du carbène, les liaisons moléculaires deviennent lâches. Ça facilite les morphoses.

— Je comprends. Veuillez nous repasser la vidéo à plat, s’il vous plaît. Sur le mur polarisant, merci… dicte Arshavin au technicien.

 

À la deuxième vision, sans relief, nous fîmes repasser plusieurs fois le moment de la porte. C’était encore plus dérangeant, plus angoissant même. Je ne sais pas ce que voyaient les autres. Pour ma part, derrière l’espèce de faucon-fouine qui s’offrait au combat, j’apercevais fugacement une forme, une forme verticale, qui semblait passer à travers la mêlée, s’y faufilait peut-être, comme si… comme si le premier furtif n’avait été qu’un appât – un change, au sens de nous, les chasseurs. Et il me semblait bien, aussi, que le furtif se solidifiait avant d’être mis littéralement en pièces par Šloughi.

 

·· Au · moment où les hublots ramenaient la lumière dans la pièce, Saskia me regarda insistamment puis échangea un hochement de tête avec Agüero qui signifiait quelque chose comme : « On la boucle. On n’a rien vu de spécial. »

 

\ Słɵugħi, \\\ incise / ił scie. Đécisif Słɵugħi/đécisif ! Đɵber nɵn, Đɵber bɵiŧ/bɵîŧe, Đɵber ła nique, łe fif ił riŧ/ił łui pique ŧɵuŧ, ił łe đébɵîŧe, łes incisives, ła bɵîŧe à mɵłaires, ħiħi ! Ła fiłłe fiłe-fiłe/se faufiłe/ c’esŧ łe fił. Qui điŧ ? Qui điŧ ? Ѳù ? Ħɵuħɵu ? Ѳù đɵnc qui điŧ ? Bɵxer aŧŧenđ sɵn ħeure. Bɵxer pas đ’ħumeur ! Bɵxer meurŧ. as ła płace đans ma głace. Qui đécħire łà-đeđans ? Qui me cħie đans ła ŧêŧe ? Vɵus êŧes cɵmbien ? Ŧu, ŧɵi, viens sɵłɵ ? Cɵmmenŧ ŧ’as bien faiŧ ? Ła łame à ŧravers łe cɵrŧex, ça je sens. Aussi fine que đu jambɵn sec/sec. Łamełłe/łamełłe/łamełłe. Je/ŧue. Vincełłes va Vaissełłe, assieŧŧes verŧicałes, łave-vaissełłe. Đełaŧŧre, ł’auŧre, łaŧrines. ipi đe cħaŧ. Cħien-cħiɵŧ, ŧɵuŧ-en-cħair, łe grɵs cħieur. Veuŧ ŧrɵuver rebɵɵŧ. Réiniŧiałiser cɵrŧex. eux płus. Réveiłłé cɵmme ça, cɵuŧeau đans cɵrŧex, fił à cɵuper łe cœur. Qui điŧ crise ? Qui qui crie ? Qui qu’a crié ? Điŧes ? Điŧes ?

— Comment analysez-vous ce nouvel échec, capitaine Agüero, en tant qu’ouvreur et chef de meute ? Est-ce que l’arbre des causes dressé par mon service vous paraît pertinent ?

 

˛Qu’est-ce ˛qui ˛voulait que je lui dise, à Vincelles ? Qu’on avait jamais été aussi près ? Qu’avec un brin de choune, Nèr esquivait la seringue et te flinguait le fif à bout touchant ? Et qu’on sortait du Centre avec le graal dans les bras, une fouine toute chaude comme personne au monde t’en avait jamais fouillé la fourrure ? J’en bavais d’envie. Pas pour la frime derrière. Pas pour la petite gloire face aux mecs. Pour me dire, moi, que je l’avais fait. Pour pouvoir me poser chasseur, chasseur une seule fois dans ma vida. Ce qu’ils ne savaient pas, aucun, même pas Nèr, que je savais moi, fixez-le : le chasseur choisit pas sa proie. C’est proie qui choisit chasseur. Dans la friche Kavinsky, il y a quatre ans de ça, j’ai été blessé. Et depuis, à chaque traque, je reviens blessé. Les sites changent, ouais, mais le furtif en face est toujours le même. Il est là pour ma pomme, c’est ma présence, mon sang, ma pulsation ? \ no lo sé / qui l’appelle. Il m’a choisi. Il me défie. Et il me touche, un coup de griffe, de patte, rien, juste pour que ça saigne. Alors j’ai fini par lui donner un nom : el origen rojo. L’origine rouge. C’est pour lui que je continue. Un jour, je l’aurai dans les mains. Vivant. Et il ronronnera.

— Quels comportements alternatifs – j’entends : à ceux que vous avez malheureusement adoptés – auraient selon vous permis de ramener cette proie vivante ? S’agit-il d’un échec technique ? Considérez-vous que le matériel mis à votre disposition s’est révélé d’une efficacité insuffisante ?

 

)Vi)ncelles restera) toujours Vincelles : un cérébral. Un réseau neuronal qui croit qu’une chasse se résume à une chaîne de choix rationnels. Et qu’en explorant l’arbre des causes, nous trouverons la petite variable qui, inversée, aurait mené au succès. Par exemple ici, tiens, si je descends les branches de l’arbre : deux unités pour garder la porte au lieu d’une ? un troisième tireur en poste (moi ?), un surchien à mâchoires renforcées…? À ses côtés, Delattre opine de son menton carré et bouffe ses syllabes. Je le connais depuis mes classes : on l’appelait Général Optimal. Pour lui, la technologie peut tout. Il griffonne déjà des consignes pour ses ingénieurs sortis de l’X. Des ailettes plus flexibles pour les têtes chercheuses, des capteurs un micron plus fins pour le guidage, un absorbeur de vibrations pour protéger le crâne des mécas…

Šur cette chasse, il est délicat d’incriminer le facteur humain. Aucun des trois gradés n’a osé remettre en cause ma tactique d’échange sonore et de fixation du furtif, ce qui m’a surprise. Agüero a parfaitement joué son rôle : position et affût. Nèr a fait ce qu’il a pu. Lorca a chassé à l’approche pour débusquer la proie. Où est l’erreur dite humaine ? Alors ils se rabattent encore et toujours sur la technique. La technique justifie les budgets, les ingénieurs, les postes, les salaires. Elle donne l’impression d’avancer, elle permet de faire des rapports à base de couples problèmes/solutions, trial and error. Elle offre un horizon pour la recherche qui peut ainsi se revendre en interne aux services d’infiltration, de traque et de balistique. Et en externe aux industriels pour optimiser des capteurs de présence…

Tout aurait pu continuer à rouler sans la colère inattendue d’Agüero. Dès que Delattre a commencé à bramer de sa voix de stentor « On peut améliorer les ailettes… », il a vu rouge et il a parlé cash :

— Général, je vous coupe, je suis désolé. Le matos, je vais vous dire : c’est votre métier, je le respecte. Mais pour nous, sur le terrain, c’est vent et mousse ! No sirve para nada ! C’est des kilos de rien dans des caisses en plomb ! Vous pouvez nous pondre un fusil à missile si vous voulez, un drone dix fois plus rapide qu’un frelon ou un capteur qui sentirait un moucheron péter à deux kilomètres, ça changera tchi pour nous ! J’ai allumé le fif à trois mètres avec des têtes chercheuses, en rafale. Je l’ai même touché ! Et Nèr, le traqueur le plus rigoureux de tout le Récif, pas vraiment un bleu, excusez-moi, il protégeait une porte renforcée avec une nuée d’intechtes plus quatre mécas devant lui, il avait le fusil sur l’épaule et il a fini dans le coma. Alors quoi ? Vous voulez ajouter des bots ? fignoler des ailerons ? La techno pédale dans la semoule, quand elle foire pas ! Et vous voulez encore ajouter de la techno à la techno ?

 

·· Ŀà, · j’ai senti que le Général prenait un tour de sang. Son buste d’armoire a bondi en avant, décalant d’un coup la table sur l’estrade.

— Et vous proposez quoi, capitaine ? De jouer du pipeau en attendant que vos bébêtes viennent ? Vous en êtes à cent quarante-cinq chasses au compteur et vous n’avez toujours rien ramené… Ah si ! De belles céramiques pour décorer des couloirs ! Dans n’importe quelle branche du civil, vous seriez depuis longtemps licencié. Vous croyez que l’Armée va continuer à vous payer ad vitam pour échouer ? En global, sur dix ans, votre pôle d’investigations furtives a enregistré deux cent quatre-vingt-quatorze échecs. Si vous n’aviez pas un as de la diplomatie à votre tête, je parle de votre Amiral Arshavin, le ministère de la Défense vous aurait depuis longtemps fermé ! Et pour ma part, je sauve votre peau chaque mois en essayant de prouver que les prototypes ultra-coûteux qu’on vous fabrique sur mesure vont trouver une rentabilité sur le marché civil. Ce qui n’a rien d’évident, à aucun titre ! Alors baissez d’un ton, ouvreur !

 

Agüero a préféré s’écraser sous la virulence de l’attaque. Nèr a haché des « Si… Si… si, si » psychotiques et j’ai vu Arshavin appeler discrètement les services médicaux. Clairement, il ne récupère pas. Vincelles a passé sa tablette en mode cube et pivote le volume dans tous les sens pour se donner une contenance. Il finit par le réaplatir sur la table et prend la parole :

— Pour être tout à fait franc, la question de la pérennité du Récif se pose. Et je le dis en toute amitié devant Arshavin ici présent, qui fait par ailleurs un excellent travail… Vous savez que, hiérarchiquement, le Récif dépend du Renseignement et qu’il a été placé dès l’origine sous la tutelle de mon département, l’Infiltration. Nous subissons des coupes sombres, comme tous les services d’État. On nous demande de faire des choix, en priorisant nos investissements. Longtemps, la recherche furtive a bénéficié d’un effet de séduction et de nouveauté. On a d’abord pensé qu’il pouvait s’agir d’une arme d’infiltration chinoise, issue du génie génétique. Puis quelques scientifiques ont suggéré la piste d’une mutation accidentelle des mustélidés, à partir de biohacks aventureux de type crispr-9. Bon… Surtout, nous avions l’espoir que l’on capture un animal vivant pour étudier son ADN et le dupliquer. Au moins un, qui aurait pu enrichir nos propres systèmes anti-détection, voire servir de souche à une lignée de clonage. Aujourd’hui, si la fascination demeure intacte pour ces animaux – et je vous avoue que je reste sidéré par leurs capacités de fuite – il devient difficile de justifier des budgets aussi élevés. En termes de résultats, nous n’avons pas grand-chose à vendre si ce n’est des blocs de céramique comme le dit le Général ou de magnifiques vidéos de fuites. Ça ne met au final en valeur que notre nullité à les traquer. Bref, il me semble qu’on se trouve dans une impasse. Faute de proposition neuve, qui offrirait un vrai changement de paradigme, je crois donc, comme le Général, que nos perspectives sont minces. J’ai bien peur de ne plus pouvoir bien longtemps protéger votre unité…

 

À la façon gelée dont il redresse son buste, saisi d’une nervosité inhabituelle chez lui, je prends conscience, par Arshavin, de l’importance de la menace. En pare-feu, il commence par rappeler l’utilité des technos conçues pour la chasse aux furtifs – seize brevets déposés, la création des intechtes, l’optimisation des mécanidés – mais il sent très vite à l’attitude de Delattre que ça ne suffira plus. Je surprends alors un échange de regards avec Saskia… Aussi Saskia se lève et s’avance au centre de l’arène. Elle est venue en pantalon mimétique et chemise kaki, elle a le port droit, cheveux courts attachés, qui renforcent son côté garçonne, comme l’aiment les gradés – ou comme elle croit qu’ils l’aiment – et place ses mains dans le dos. Cependant, très rapidement, la conviction qu’elle met dans ce qu’elle dit décolle ses bras de la bienséance initiale :

— Je comprends vos réticences, qui sont factuelles et légitimes. En réponse, je voudrais vous proposer une approche, qui pourra paraître très personnelle ou trop centrée sur mon métier. Mais j’ai aujourd’hui cinq années de recul et cette dernière chasse a fait événement. Elle a ouvert d’après moi de vraies perspectives. On peut échouer beaucoup et avancer toutefois. Comme on peut accepter d’avoir eu tort longtemps et d’avoir enfin un déclic.

— Ça semble prometteur… Continuez…

 

Elle parle de surcroît très bien, avec un débit fluide et modulé, sans avoir de difficulté à trouver les mots justes – un talent qu’elle a affiné durant une décennie d’activisme dans l’écologie. Saskia jouit d’une authentique finesse de perception. Ŀ’écoute n’est pas juste une compétence, elle se retrouve chez elle au quotidien dans sa disponibilité aux êtres et aux contextes, sa façon de les recevoir et d’en discriminer les enjeux, avant d’imposer quelque vision qu’elle ait. Cette écoute relève d’un habitus, elle est une façon de laisser le monde des autres entrer chez elle quand tellement de gens s’en méfient ou s’en défient. De là, elle tire naturellement une intelligence des situations, dont j’essaie souvent de m’inspirer :

— Je vais être franche. Et que Nèr m’en excuse : je ne crois plus à la traque visuelle des furtifs. D’abord parce que le fait n’est maintenant plus discuté : il y a un syndrome de la Gorgone chez eux, qui fait que dès qu’ils se savent vus, ils se figent. Soit par mimétisme avec un objet proche, soit par montée brutale en température à 1 400 oC pour se céramifier. Ce mécanisme de survie protège l’espèce en ne laissant à nos généticiens qu’une matière inerte inutilisable. En soi, c’est déjà, selon moi, plus que la preuve d’un instinct surdéveloppé : c’est l’évidence d’une intelligence anticipatrice. Et c’est cette intelligence qu’on retrouve partout et qu’on sous-estime encore très largement dans nos stratégies de chasse. Elle est indexée non seulement sur le regard humain et ses failles, mais aussi sur l’optique technologique à travers caméras et capteurs. Quand le furtif accepte d’être vu, par médiation technique, et donc sans se suicider, il conjure encore la captation en faussant nos outils et en les leurrant.

— Pour l’essentiel, nous savons cela…

— Ma pratique m’a permis de découvrir que leur comportement est très différent dans le champ auditif. Comme beaucoup d’espèces animales, les furtifs ont fait de l’oreille l’organe de la vigilance, de l’orientation dans l’espace et de la communication. Sur site, il m’est arrivé plusieurs fois de constater que le furtif n’avait pas d’yeux ! Et parfois, lorsqu’il en a, il lui arrive de s’en défaire dans sa fuite ! En revanche, je n’ai jamais vu un furtif sans oreilles.

— Aucun ?

— Aucun. Comme il n’existe pas de furtif sans organe phonateur.

— Émettre et recevoir du son…

— À l’écoute, on constate des invariants dans la présence furtive sur les sites. Cinq invariants. Désolée d’insister, mais c’est important. Un – en intrusion de site, ils sont capables de générer un silence, donc de contre-effacer leurs traces sonores pour mieux écouter l’intrus. Deux – une fois l’intrus analysé, ils peuvent émettre des leurres sonores, des bruits urbains, des cris désarçonnants, bref utiliser le son comme une arme de distraction massive. Trois – quand ils ne bougent pas, ils s’expriment. Et ils s’expriment avec le son, soit en « discutant » entre eux, soit en répondant à d’autres animaux. Voire en faisant sonner la matière inerte, qu’ils ont l’air de percevoir comme une ressource. Quatre – ils savent se servir du son comme d’une arme offensive, on l’a vu avec Dober ; plus globalement comme un art cymatique…

— Cymatique ?

— Oui, ils peuvent donner forme à la matière en émettant des ondes sonores. Un peu comme un haut-parleur fait des vagues dans un récipient d’eau. À bien plus grande intensité chez eux…

 

˛Elle ˛te ˛les a calmés les grados. Ils font moins les marioles ! Ơn dirait des marmots qui gobent de la science. Arshave se marre en douce. La Saskiale enchaîne :

— À ces quatre invariants, que je connaissais déjà, s’est ajoutée une hypothèse, que j’ai pu tester avec Lorca et Agüero au C3. J’ai la quasi-certitude aujourd’hui que si les furtifs n’ont pas d’identité de forme, physiquement parlant, puisqu’ils se métamorphosent sans cesse, ils ont par contre une identité sonore. Cette identité admet des variations musicales, tout en restant très reconnaissable. C’est une manière de canevas rythmique, de thème, que j’appelle le frisson.

— Le frisson ? grogne Delattre. Pourquoi ce nom bizarre ?

 

La petiote rougit un peu de la pommette, elle est coupée dans son élan par Delattre. Elle se recale et prend son temps :

— Parce que… Parce qu’il suscite une émotion particulière quand on l’écoute… C’est plus qu’une série de bruits… plus qu’une musique ou un tempo… C’est un son vivant, très riche en timbre, qui revient de proche en proche avec de minuscules différences qui le rendent passionnant à suivre. Il y a comme un tremblé dans la ritournelle. Ça nous fait frissonner, tout simplement…

— Et en quoi tout ce que vous nous racontez peut aider à mieux chasser, lieutenante ? te la recadre Vincelles.

— J’y viens. Si l’on accepte l’idée que la vision est le champ du morbide pour les furtifs, un terrain de guerre où être vu les tue… Si l’on comprend que la présence humaine, qui est prédatrice pour l’espèce, les a fait évoluer vers la recherche instinctive de l’invisible, on peut en déduire ça : qu’a contrario, le champ sonore est un monde où ils sont chez eux. Un monde où ils ont choisi de s’exprimer, d’échanger, de jouer. Un lieu de vie à l’abri des angles morts. C’est donc là qu’on peut aller les chercher. Aller établir avec eux une communication, leur parler. Le sonore est leur sens privilégié. C’est mon intime conviction aujourd’hui.

 

·· Vincelles · et Delattre se regardent en hochant la tête, avec une moue appréciative. Arshavin profite de la légère pause pour jouer au profane et amener Saskia à développer devant eux nos découvertes les plus fraîches sur la communication possible. Delattre s’en étrangle presque :

— Vous avez réussi à communiquer à l’olifant ?! Vraiment ?

— Saskia a cette expertise que n’ont pas les autres traqueurs phoniques. Elle émet aussi du son… intercède Arshavin.

— Les autres ne font que le capter, n’est-ce pas ? fait préciser Vincelles.

— Oui. Ils n’outrepassent pas leur fonction. J’ai pris sur moi d’accorder à Saskia cette extension de compétence. Elle s’en sert remarquablement.

— Lieutenante, aviez-vous déjà tenté auparavant de « parler » avec un furtif ? Ou était-ce une première ?

— Pour être honnête, je l’avais déjà fait avant certains hallalis. Je m’étais rendu compte que reproduire leur frisson les « saisissait », si je puis dire. Donc les rendait un peu moins véloces. Ça a facilité parfois la prise finale… Mais là, ce qui est neuf est qu’il y a eu… un dialogue, oui… Un échange. Purement rythmique pour l’instant, bien que trahissant un haut niveau de perception et d’intelligence.

— Pourquoi d’intelligence ? En quoi ?

— J’ai reproduit le rythme de son frisson avec un instrument à vent, l’olifant, donc, ce qui l’a rendu inévitablement plus mélodique. Puis je l’ai arpégé et joué andante et allegro. Il a d’abord répondu en miroir puis en contrepoint, avant de proposer ses propres variations. C’était complètement bouleversant…

— …

— Je voudrais juste vous dire ceci, pour finir : nous sommes en face d’une intelligence animale qui est… je ne sais pas… peut-être supérieure à celle des singes…

 

À la mine ouverte et sidérée des deux gradés, je sus que Saskia avait touché au cœur. Ils découvraient d’un coup plus qu’un univers (dont ils savaient finalement si peu) : des potentialités inouïes, presque vertigineuses. Avec une nouvelle façon d’approcher des « proies » qui leur avaient toujours échappé jusqu’ici.

Avec son sens de l’à-propos, Arshavin fit le reste. Il obtint du Général et du Commandant, au début réticents, une audition officielle devant le ministère de la Défense. Pour y exposer une réorientation stratégique majeure. Delattre accepta mais fixa le délai : il faudrait être prêt dans une semaine ! Clôture des budgets oblige. C’était un délai fou et irresponsable compte tenu de l’ampleur de ce qui allait se jouer : la survie du Récif ! Arshavin en avait parfaitement conscience. Il n’avait juste plus le choix. Il allait falloir être à la hauteur. Ŀui et Saskia.

 

J’allais rentrer chez moi, bien fracassé déjà par la mission et par le débrief tendu, quand Agüero m’attrapa par la veste et, sous prétexte d’un verre pour fêter ça, m’aspira dans le QG de notre meute, avec Saskia.

— Où est Nèr ? Il est rentré ?

— Ils l’ont amené à l’hosto. L’HP.

— Merde, qu’est-ce qu’il a ? C’est le choc ? Un burn-out ?

— C’est bien pire que ça, gadjo… Tiens… ¡Bebe un trago!

— C’est quoi ?

— Es argentino. Puro fuego.

 

Agüero m’avait hâlé sur la terrasse du toit, en vérifiant qu’aucun bidasse ne traînait sur les balcons en dessous. Sa masse de circassien, si tonique d’habitude, cette vitalité explosive et souple qu’imprimait en temps normal sa présence, elle suintait la fatigue. Il avait encore la force de sourire toutefois et de faire tinter nos verres tandis que Saskia nous rejoignait, boostée comme jamais par l’entretien.

— Qu’est-ce qui est pire qu’un burn-out ? je voulus insister.

Un rictus de tristesse tordit sa peau tannée. Agüero me toisa de son regard absinthe, comme s’il voulait être sûr que ma question allait au-delà de la politesse, sonnait en moi aussi cruciale qu’elle sonnait pour lui.

— Si je te le dis, tu prends tes affaires ce soir dans ton bahut. Et tu reviendras pas.

— Pourquoi ?

— Parce que tu n’oseras plus aller chasser.

— Qu’est-ce qu’il a ?

 

Saskia s’accouda à la rambarde de la terrasse et fit face à la chaleur déclinante du soleil. Ŀa douceur de mai remontait du bitume, le vent balayait agréablement le toit, soyeux et tiède. Elle prit sur elle de répondre :

— Il a invoqué…

— Invoqué ? Invoqué qui ?

— Invoqué. Tout court. Tu vas faire chialer Hernán si tu insistes. Alors zappe, s’il te plaît… Je t’expliquerai.

À 23 heures et quatre cachaças plus tard, blottis dans notre petit mess qui dominait la ville, Agüero illumina le mur et il y repassa, encore et encore, l’exfiltration du furtif au Cosmondo. Saskia et lui voulaient débriefer hors gradés, OK.

Je ne comprenais pas ce qu’il y avait encore à dire sur ces images que nous avions déjà visionnées une dizaine de fois, en plat et en VR. Disons que j’étais un bizuth, un foutu chiot de meute qui avait tout, absolument tout encore à apprendre. Dans le flux, Saskia captura six images avant de les projeter côte à côte sur le mur. Elle siffla cul sec sa caïpi, fit claquer le verre et, l’haleine enflammée, elle me lança d’un ton nonchalant :

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Pff… fis-je, faussement cool. Quatre cabots sur un os.

— Gros malin… Derrière Sloughi ? Puis entre Sloughi et Boxer ? Tu vois quoi ?

— Je vois une ombre. Sans doute celle de Nèr…

— Nèr à ce moment-là est déjà raide au sol ! Presbyte ! Il n’y a pas de spots au-dessus de la porte. Sous cet angle, rien qui puisse projeter une ombre. Ça peut pas être une ombre.

— Alors c’est quoi ?

— Ouvre tes putains de mirettes, salope de civil ! se mit à hurler Agüero, sans plaisanter du tout. ¿Qué estás viendo?

 

Ma cinquième cachaça m’attendait, taquine, je n’y touchai pas. Je ne voyais rien parce que je ne regardais, malgré moi, que l’action. Sloughi qui déchiquetait le furtif, la giclée de sang sur le métal des mécas, les mécas s’agressant eux-mêmes sans raison. Alors qu’entre les têtes, oui, d’accord, en plissant les yeux… entre les têtes se dégageait une forme. Elle prenait exactement la couleur orangée du mur de la maison, dans l’arrière-plan, ce qui rendait si difficile de la détacher. En quelques images, c’est-à-dire cinq ou six millièmes de secondes, la forme passait au milieu des chiens qui tentaient, semble-t-il trop tard, de la happer…

Ŀ’explication officielle était que Sloughi n’avait pris dans sa gueule que la queue du furtif et que le reste du corps, sa partie motrice, avait filé à travers la porte. En vérité, le surchien avait bien tué le furtif entier. Entier et encore chaud, livré saignant et pas encore figé, pour mieux affoler les capteurs ! Sur la cinquième image extraite par Saskia (et qui m’avait tout à fait échappé lors des précédents visionnages), on voyait le furtif déployer une aile, genre chauve-souris, dans l’intention manifeste de masquer la tête de la forme qui passait. Ensuite, la caméra percutée basculait face béton.

 

Je me suis levé et j’ai mis un coup de latte dans le fauteuil. J’étais fasciné et furieux :

— Il y avait… deux furtifs, hein ? Pas un ! Deux ! Deux, c’est ça ?

— Tu comprends vite mais il faut t’expliquer longtemps, colgado…

— Le premier se fait choper mais le deuxième en profite…

— No, para nada ! Le premier se sacrifie. Il se suicide pour leurrer les mastards. Et pour planquer derrière lui son pote…

— Le cacher à la caméra ?

— Et aux chiens. Les capteurs sentent le sang et ils sont saturés par le choc sonique. Cacher, c’est aussi ça : masquer une information sous une autre, plus aveuglante, plus intense, cingle Saskia.

— Je pige pas.

— Tu piges pas quoi ?

— Le second furtif semble haut sur pattes, non ? Sa tête arrive au niveau des épaules des chiens.

— Oui. Un mètre à peu près…

— C’est plutôt exceptionnel pour un furtif, non ? Tous ceux que j’ai vus ont un corps en longueur… Ils sont pas verticaux, comme là !

— Et alors ? Tu crois que tu as tout vu ? En une chasse ?

— Pourquoi il s’est pas pris de seringues, lui, en étant debout ? Comment il a fait ?

— Il était dans la maison. Il a baissé sa température sous le seuil de captation…

— Où dans la maison ?

— Juste dans l’entrée. C’est la distance la plus courte jusqu’à la porte de la salle, tu crois pas ?

 

À tout digérer, j’avais du mal :

— Mais comment ils ont fait ça, vous vous rendez compte ? Cette complicité ? Ça implique un niveau de communication incroyable ! L’équivalent de ce que feraient deux espions humains surentraînés ! Comment ils se coordonnent au millième de seconde ? C’est de la folie douce ! On déraille là, on fantasme ! Il n’y avait qu’un furtif ! Et le second est juste un effet d’optique, une rémanence !

 

Saskia ne prit pas la peine de me répondre. Elle afficha un gros plan du furtif mort avant d’avaler un demi-litre d’eau. On y voyait sans conteste possible ses oreilles en pavillon, son museau aérodynamique, la triple aile de chauve-souris, quatre pattes dessous. Il était complet. Ŀa partie motrice était bien là. Ça ne pouvait pas être lui qui avait déchiré la porte. Pas le même.

 

Tout à coup, Agüero se leva. Il se campa devant nous, en léger tangage. Et il nous balança ça, sans qu’on sache quoi imputer à l’ivresse, quoi à la démence, quoi à la déconne :

— Le fif, le deuxième, es mi golem. Il était venu pour moi. Dire coucou le Nán ! Il est là tout le temps. L’origine rouge, se llama. C’est lui qu’a fait le cercle rojo sur mon bide. Il m’a blessé. Il blesse à chaque fois. Mon taureau. Faut pas se plomber, novilleros. Nèr va pas revenir. Se acabó. Ma meute est morte. On va faire autre chose maintenant. Grâce à vous. La relève, elle est là, c’est vous ! Traqueuse, t’as un an d’avance sur tout le Récif. Ils nous ont foutus dans le mur, avec leurs joujous, sauf Arshave, lui il voit. Moi je vais arrêter quand j’aurai l’origine dans les bras. Faut qu’on lui parle, faut qu’on sache. ¿Por qué yo? On chasse jamais qu’une proie. C’est elle qui nous choisit. Hein ? Qu’est-ce qu’elle veut me dire ? Tenés que ser paciente. On va l’écouter. À la prochaine chasse, elle sera là. Encore. Encore. El origen rojo. Parfois, elle me parle. Ça te fait jamais ça, Saski ? J’ai un sixième sens juste pour el rojo. Je peux voir un coquelicot au milieu d’un champ de blé à deux kilomètres. Le point rouge d’un laser à trois blocs de chez moi. Une mariquita dans un tas de souches pourries. ¿Cómo?

 

Sur ce, Agüero s’interrompit, eut un rot et traça aux chiottes. En trois vagues, il gerba sa soirée et tira la chasse dessus. Connaissant sa tenue à l’alcool, il devait avoir l’estomac perturbé : je l’avais jamais vu dégobiller pour quelques cachaças bien tassées. Des restes de l’anesthésiant dans le sang ? Probable. Ŀorsqu’il revint, il prit sa veste et nous comprîmes qu’il fermait la boutique. ¡Fuera!

 

)Qu)’il ait) décliné m’aurait semblé normal vu notre état, il aurait aussi pu le prendre pour une avance, si je n’avais intégré depuis un an à quel point, hors Šahar, son ex, rien ne s’allumait sur son radar sentimental. Nonobstant il avait dit « oui » et à minuit, il était sur mon sofa à dessaouler lentement dans l’eau chaude et mes feuilles de tilleul. Šans doute avait-il pressenti qu’existait un autre plan. Une vérité seconde ou tierce derrière la vérité de cette chasse ? Il avait deviné que je n’avais pas tout dit ? Pas même à Agüero ? J’ai ouvert le fichier son du Cosmondo sur Ondatrax, mon logiciel de traitement. Puis j’ai tendu un casque à Lorca, qui matait ma déco.

— Qu’est-ce que c’est encore ? Tu vas me faire entendre un troisième furtif qui chantait La Marseillaise sous la voûte ? Putain… Vous allez me tuer…

— C’est la captation du crophone. Celui que j’avais placé sur la porte de la maison. Ça correspond à la dizaine de secondes avant que la pipistrelle vienne piéger les surchiens. En vitesse normale, le pitch est tellement élevé que les aigus passent les 20 000 Hz. Au-delà du seuil de l’audible… Enfin pour nous les humains… À vitesse 1/1000e, j’ai capté dans le yaourt qu’il y avait de la voix mais c’était bien trop grave. J’ai tâtonné un peu et je me suis rendu compte que ça devenait clair autour de 1/200e. Voilà ce que ça donne…

 

·· Je · respirai un bon coup, fermai et rouvris les yeux pour tenter de récupérer un peu d’attention. En face de moi, sur le mur du salon, une collection profuse d’olifants, de trompes et de cors pendaient dans la pénombre. Cuivre, fer, ivoire, corne. Et dans les espaces libres avaient été punaisés des photos de furtifs, chacune couplée à une partition. Je revins sur le visage acéré de Saskia : il avait viré au solennel. Elle planta ses yeux châtaigne dans les miens.

— Tu es prêt ?

— Je crois…

— Tu peux pas être prêt en vérité. Quand j’ai entendu ça, j’avoue, j’ai chialé toutes les larmes de mon corps.

— T’es une sentimentale Saskia, sous tes airs de scientifique carrée, tentai-je, bravache. Allez, balance ! Je suis tellement nase de toute façon que ça peut rien me faire…

 

Un papa rapluie

Qui me fait un abri

Quand j’ai peur de la nuit

 

Un papa ratonnerre

Je ne sais pas quoi faire

Quand il est trop colère

 

Un papa rasol

Avec qui je m’envole

Quand il rigole

 

Un papa tout court

Que je fête en ce jour

Avec tout mon amour

 

)Ši) Lorca avait) été une vitre, à ce moment-là, j’aurais vu un pare-brise exploser sous une pierre à 200 km/h. Je ne peux pas dire qu’il pleura. Non. Il pleura mais dans un tel mélange, une telle déflagration de bonheur et de joie brutale que le bol qu’il tenait dans ses mains éclata sous le tremblement de nerfs, dispersant l’infusion brûlante sur ses cuisses sans même qu’il s’en rende compte. Je le vis alors serrer les poings, comme un footeux, en se défonçant les tendons puis glisser à genoux en implorant je sais quoi ni qui dans un torrent d’émotions impossibles à sérier. Quand il redescendit dans le langage, il répéta pour lui-même et comme pour passer du rêve au réel à coups de mots :

— Elle est vivante. Ils l’ont pas tuée. Elle a pas été kidnappée. Elle est vivante. Vivante en vrai.

— Tu… Tu connaissais ce poème ?

— Je l’ai eu pour la fête des Pères… une semaine avant que Tishka disparaisse. Elle me l’a récité le dimanche. Au dessert. Deux fois parce qu’elle s’était trompée et qu’elle a voulu refaire tout bien…

— C’est sa voix ?

— Quoi ?

— C’est sa voix que tu entends sur la bande ?

— Non… C’est pas elle. C’est un autre enfant qui récite. Parfois, on dirait elle… certaines inflexions… mais globalement… non.

Il ne se rendait pas compte de l’importance de ce qu’il disait. De l’ambiguïté solide.

— J’ai pas voulu faire écouter à Hernán. Encore moins aux gradés. Je voulais que tu sois le premier à l’entendre. Et que nous décidions ensemble de ce qu’on en fait. De ce que ça veut dire pour nous…

— Ça veut dire qu’elle est en vie.

— C’est pas si simple, Lorca. Tu dis toi-même que c’est pas sa voix…

 

Il buggait. Regard fixe. Puis ça :

— C’est elle… CEST ELLE !

— Pardon ?

— C’est elle qui passe entre les surchiens ! C’est elle qui est sortie du Cosmondo vivante ! Un mètre, bordel ! C’est exactement sa taille !

— Plein de choses font un mètre de haut, Lorca…

— Repasse-moi les images… Repasse !

 

Avec la projection d’une fillette à l’esprit, la forme du second furtif prenait une évidence anthropomorphique : il était tout à fait possible d’y voir une tête avec des cheveux mi-longs, une silhouette d’enfant avec deux bras… Il suffisait de vouloir la voir aussi tripalement que Lorca le voulait. Quand bien même, l’énigme restait entière : comment pouvait-elle aller aussi vite par exemple ? Mais Lorca… Lorca bétabloquait.

— Il faut qu’on retourne là-bas.

— C’est impossible Lorca, tu le sais très bien. Le C3 est une forteresse ! Tu seras tout de suite chopé et l’impact négatif pour le Récif serait dramatique. Au pire moment pour nous.

— Il faut que j’aille la chercher. Je trouverai comment passer.

— Chercher qui au juste, Lorca ? Tu crois que tu vois quoi sur ces images ? Ta fille Tishka, en chair et en os, qui chante des comptines pour son papa ? Alors explique-moi comment elle fait pour avoir la peau orange ? Pour courir à la vitesse du son parce que c’est à peu près la vitesse qu’elle atteint ici entre ces six images ! Explique-moi avec quoi elle a pu déchirer une porte de salle de musée, ou comment elle a pu se greffer en six millièmes de seconde une mâchoire robotique en carbène sur ses petites lèvres fruitées ? Vas-y, explique-moi ?

— … Elle… Elle a acquis des pouvoirs de métamorphose…

Il était absolument nécessaire que je sois la plus carrée possible :

— OK, admettons. Donc elle s’est hybridée, pour toi ? Elle a muté. Elle est devenue furtive, au moins en partie ?

— Je ne sais pas… Oui…

 

Il continuait à débobiner :

— Pourquoi… Pourquoi elle est pas venue avec moi ? Pourquoi elle m’a pas rejoint quand j’étais dans la maison ?

— Peut-être que ce sont juste des bouts d’elle, des morceaux ? Qu’elle est déjà dispersée sur plusieurs corps… Tu as bien entendu sa voix, hein, dans la maison ?

 

Lorca frôlait l’incendie. Il se mit à décrocher complet plusieurs longues minutes. Je n’aurais jamais dû dire ça. Pas comme ça en tout cas. Et qu’est-ce que j’en savais, de toute façon ? Nous étions en train d’échafauder la théorie la plus dérangeante qu’on ait jamais posée sur les furtifs. À savoir qu’ils pourraient s’hybrider avec des êtres humains, comme ils s’hybridaient déjà avec des animaux ou des plantes. D’un point de vue logique, ça n’avait rien d’inimaginable. Ou plutôt ce n’était pas moins imaginable que le frisson ou leur totimorphie sans aucun équivalent en biologie. Oui… Excepté qu’on franchissait un cap de vertige et de terreur. Juste insinuer ça : « Un enfant peut muter furtif » pousserait n’importe quel gouvernement à leur extermination radicale.

Lorca finit par sortir de sa torpeur. Šon jean était toujours trempé.

— Tu penses que ma fille pourra jamais redevenir comme avant ?

— Lorca… Je suis désolée d’avoir sous-entendu ça. En toute rigueur, comment veux-tu que je le sache ? Nous ne savons même pas si c’est ta fille, son fantôme, un fantasme, nos propres délires ! Les psys du Récif parlent souvent de propriétés psychomimétiques, voire chamaniques chez les furtifs. L’hypothèse qu’ils pourraient « lire » nos désirs et y faire miroir a été émise suite aux hallucinations fréquentes des chasseurs…

— Sauf que là, tu as un enregistrement externe… La voix, elle existe !

— L’autre hypothèse serait que Tishka a bien croisé, rencontré des furtifs. Elle a échangé avec eux, à sa façon. Et l’un d’eux a capté sa voix, ses histoires, est devenu porteur d’un bout de sa personnalité. Ou encore…

— Arrête-toi là…

— Ou encore elle est bien en vie Lorca, et spirituellement entière, mais son corps a un peu évolué et elle a acquis, comme tu le dis, des capacités furtives… (Je l’avais mieux exprimé cette fois-ci… Lorca avait enfin pris le torchon pour s’essuyer.)

— Il faut qu’on en parle à Arshavin, Saskia.

— Je crois pas. Personne ne doit être mis au courant. Je vais effacer cette bande audio de toute façon.

— Pourquoi ?

— Imagine que ta fille soit vraiment vivante, Lorca… j’entends vivante comme un organisme autonome qui bouge, pense et sent, qu’est-ce que tu crois que l’armée va faire ? va lui faire ? Demande-toi…

— Je sais pas ?

— Ils la traqueront, pour la récupérer. Lui prélever son ADN, expérimenter sur elle comme des porcs, en faire leur cobaye, la cloner. Tu saisis ? Ils ne la lâcheront plus parce que c’est juste le rêve absolu pour eux : fabriquer des humains qui soient des armes vivantes d’infiltration, qui puissent entrer et sortir de tous les sites protégés, traverser les technobunkers les plus sécurisés du monde…

— Pénétrer des banques… des coffres…

— Ça, ce sera quand ils auront revendu son ADN aux Chinois…

 

Le visage de Lorca luisait sous l’alcool et la chaleur. Je n’avais pas payé la clim sur mes charges optionnelles. Pas vraiment malin à cette saison…

— Réfléchis : si le premier furtif s’est sacrifié pour elle…

— Stop Lorca ! STOP ! STOP ! Rien ne dit que c’est elle, je le répète ! C’est un fantôme orange à forme de fillette. Rien d’autre à ce stade !

— S’il s’est sacrifié, c’est qu’il a voulu la protéger. Ils la protègent, non ?

— Ils ont une solidarité d’espèce, oui. Alors… En tout cas, ils ont voulu t’envoyer un message d’amour. Ils… Ils t’encouragent à continuer Lorca. Ils nous encouragent à leur parler… Je t’ai pas cru dans la Réalité, quand tu m’as dit que tu entendais sa voix. Mais si c’était déjà elle là-bas…

— Sahar me croira jamais…

— Tu dis rien à Sahar. Surtout pas. Surtout pas maintenant. Nous ne savons rien, nous sommes bourrés, nous avons tellement encore à comprendre. Ma seule certitude est qu’il faut entrer en contact auditif, développer une relation vocale, musicale avec eux. Et leur « vendre » ça, à l’armée, jeudi prochain. Leur dire que c’est ainsi que l’homme a domestiqué les chevaux et les loups, qu’on peut y arriver aussi, qu’on en fera des animaux dociles et soumis, à notre service…

— C’est horrible de dire ça…

— C’est ce qu’ils veulent entendre ! Nous, nous rêvons de symbiose. Eux, ils veulent dominer ! L’idée est de leur faire miroiter qu’ils vont pouvoir les domestiquer seulement s’ils les comprennent.

— Nous, pendant ce temps, nous leur apprendrons à mieux fuir… À mieux nous fuir.

— Voilà, t’as tout compris. T’es pas si bourré que ça en fait… C’est nul, je vais même pas pouvoir te violer…

 

·· Et · elle partit dans un vaste éclat de rire. Je ne sais pas comment elle arrivait à passer ainsi du grave au graveleux, aussi vite, d’un claquement de langue. Elle pouvait citer Darwin et Dawkins en rotant une bière et te parler de l’extinction glaçante des dauphins pour, la seconde d’après, te dire que t’avais un beau cul pour un quadra. Moi j’avais l’impression d’avoir des muscles en eau tellement je me sentais rincé.

Ŀorsque Saskia me proposa de rester dormir, je me mis en slip et t-shirt dans la minute et m’étalai sous la couette. Ça fit rire Saskia, encore, qui ne garda, elle, que sa culotte et plongea à son tour dans le lit. Nous avions déjà dormi côte à côte sur le terrain, en forêt, dans le désert, hormis que nous avions alors des sacs de couchage pour armure sensorielle, autant dire pour capote de niveau deux. Ŀà, j’avais sa peau chaude et odorante à dix centimètres de mes narines. Si son visage était taillé à la serpe, tout en angles, son corps était svelte et ferme, sans un pouce de graisse. Tankée. « De dos, c’est une bombe » comme le résumait Agüero qui, en matière de filles, avait plutôt l’œil absolu.

J’eus une pulsion qui monta et retomba aussi vite en piqué dans le moelleux de mon oreiller. Pas la peine. Même après un an de célibat, Sahar ne sortait pas de moi. Elle prenait encore toute la place sous ma peau. Et dans mon âme, c’était pire. J’aurais eu l’impression de la tromper rien qu’en effleurant Saskia. De briser en morceaux notre triangle magique avec Tishka si j’avais eu la moindre histoire amoureuse avec quiconque. Saskia prit ma main et la logea dans la sienne, sans bouger, sans aller plus loin. Et ça m’allait très bien.

— Copains ?

— Copains.

 

Dans l’avenue au loin, une sirène écorchait le silence.

— Tu penses à quoi, juste là ? murmura-t-elle sans que je m’y attende, avec une voix incroyablement douce qui m’arracha un frisson.

— Je… Je me demandais pour Nèr…

— Belle passe, Manolete…

— Tu as dit que tu m’expliquerais…

— Invoquer ?

— Oui.

— In vocare. La voix qui entre à l’intérieur.

— Et ?

— Oublie Lorca. Si ça t’arrive, c’est mal barré, c’est tout.

 

 

·· Ŀe · lendemain, je me réveillai dans des cris d’oiseaux, au milieu d’une forêt tropicale qui avait envahi l’appart. Saskia était debout sur sa table de petit-déjeuner et effleurait un holumen perché dans un arbre virtuel. Ŀ’oiseau de lueur, tissé au fil laser, disparut dans un nuage de rien. Aussitôt un nouveau cri retentit, amenant Saskia à s’étirer au plafond pour décrocher l’oiseau. Toutes les cinq secondes, elle touchait ou elle lançait des noms latins et il me fallut du temps pour comprendre qu’elle s’entraînait à identifier leur chant. Quelques minutes plus tard, alors que je comatais encore au milieu de la forêt pluviale, Saskia surplombait mon oreiller en riant. Elle avait entamé une traversée pieds nus sur la largeur du mur de sa chambre en s’accrochant aux prises de résine qu’elle y avait fixées : « Ça travaille la souplesse et la précision… C’est bon les lendemains de cuite. »

Quand j’atteignis enfin mon bol de thé, pus dévisser le couvercle du pot de miel et tartiner un peu de beurre sur du pain coupé, je me rendis compte qu’elle avait affiché la gueule ensauvagée d’un beau gosse sur l’écran souple derrière l’évier et qu’elle lui laissait un message vocal. J’allais tenter d’articuler ma première phrase, rapport à son petit copain, vu que, pourquoi elle, mignon hein, quand elle me devança :

— Je me suis abonnée à « oneboy/oneday », c’est rigolo. L’IA me tire chaque jour au sort un profil optimal, calqué sur mon humeur, et quand le mec me plaît, je laisse une capsule. S’il répond, je le speed-date. Parfois ça matche !

 

Elle sautillait sur place en esquissant des mouvements de frappe et d’esquive. Elle n’avait pas encore petit-déjeuné et elle était tranquillement à bloc.

Par la fenêtre de son deux-pièces, je voyais une nuée de drones livrer les balcons de l’immeuble en face. Ŀe soleil les faisait scintiller. Ça me rappelait les intechtes. J’étais empli d’une fatigue saine et délicieusement molle et à dire vrai, je me sentais bien chez elle, avec elle. Sous ses poussés de fitness et ses pulsions de célibattante, Saskia était d’abord une intello – ou même pas : il n’y avait ni ordre ni rang, elle était indistinctement pointue, girly et beauf, garçon manqué et fille réussie, cerveau bien foutu et gameuse insatiable. Elle fit encore plusieurs tractions sur les doigts en écoutant un sample bizarre de Bach et de Mushin, puis partit à la douche en chantant, tapotant la porte en plexi sur un rythme qui était celui du furtif dans la salle des archives.

J’aimais beaucoup cette fille en réalité parce qu’elle était libre. Et obsessionnelle. Sa bibliothèque en papier faisait le quart de celle de Sahar, toutefois s’avérait ultra-ciblée. Que des livres d’éthologie, ou presque, un vrai bestiaire ! Aux murs, dans tous les recoins qui toléraient une punaise, des photos de furtifs balançaient dans le courant d’air, des bouts de partitions, des notes manuscrites comme s’il fallait pour elle que ses recherches soient toujours là, à portée de vue, côte à côte pour que des corrélations se fassent, à force, toutes seules ? Sur le frigo s’égarait une photo de la meute parmi les stickers écolos et en dessous une photo de moi à la remise du diplôme, mon furtif dans les mains.

— Dis-moi que tu vas m’aider pour l’audition, jeta Saskia en sortant de la douche, serviette drapée.

Elle faisait assez exprès d’être belle. Ou même pas.

— Je peux essayer…

— Tu as fait des études supérieures, tu sais structurer. On ne peut pas se rater, là. Ce sera un one-shot devant la commission…

 

Ŀà, c’était déjà l’autre. Ŀa petite-fille des meilleurs éthologues que l’Europe ait portés. Ŀa scientifique et sa clarté. Ŀ’exigence pour évidence et tenseur. Saskia Ŀarsen en note de bas de page sur un exemplaire de Nature. Bien sûr, j’allais l’aider.

 

Il me fallut plusieurs jours pour récupérer authentiquement de la chasse et du débrief. Ŀa décompression me lacérait en bandes de tissu. Effilochées, flottantes.

 

Disons quoi ? Quė je serais allé dans des squares standard, blindés à ċraquer de mômes, pour y entendre leur joie trouer le bleu. Ċe haċhé de ċris qui est la vie. J’y aurais ċru sentir Tishka ċourir à travers les buissons, ġlisser sur le toboġġan entre deux petits Blaċks toniques qui fusaient à même le métal sur leurs jeans épais, Tishka niċher dans la ċabane et passer sa tête – on jouė à trappe-trappe ? Ŀes jours se seraient éċoulés dans mon appart aux allures de muséė bruissant, où j’aurais toujours eu l’impression de les attėndre, Sahar et elle, Sahar ou elle, où je serais ėn attente ċhaque semaine d’emménaġer aillėurs-mais-où ?

J’aurais passé des soirées à vouloir appeler Sahar et à m’avalancher de toutes les raisons pour lesquelles il ne fallait surtout pas que je le fasse, à finir par appeler Saskia pour parler d’un point de l’audition, d’un argument qui porte, pour parler de rien, pour parler. Un matin, j’aurais eu le ċouraġe d’aċċompaġner Aġüero à l’hôpital psyċhiatrique, pour visiter Nèr. À ċhaque sas de verre franċhi, qui nous amènerait plus près de sa ċellule, à ċhaque ċommentaire ġlaċé du médeċin, répondant de biais à Aġüero, je me serais senti plus mal, plus enċaġé. Je me serais demandé pourquoi je vėnais, au fond, pour faire ċorps aveċ mon ouvreur, vraiment ? Par solidarité aveċ un ċollèġue que je n’avais jamais senti ? Par ċompassion ou par superstition, juste pour déċulpabiliser, par ċuriosité malsaine ? Avant de tout ċoċher à la hâte, bâċlant l’enquête. Nous serions entrés dans la ċellule ċapitonnée, Nèr se serait tenu debout dans l’anġle, ċôté porte, ċomme s’il eut voulu pouvoir nous surprėndre. Nèr visaġe vide, pupille dilatée, indéċhiffré, ċamisolé des bras, à siffler, des stridules. Aġüero aurait essayé de lui parler, beauċoup en français, quėlques mots tentés en hébreu, pour aċtiver le passé ? En arġentin pour meubler son anġoisse ? À sa façon de bouġer, Nèr, à ses ċoups de nuque, droite-ġauċhe, volte-faċe, Nèr, pas ċhassés, Nèr, je me serais vu soudain, soudain à sa plaċe, dans le ċube blanċ, lors de l’épreuve inauġurale pour le ġrade de ċhasseur, j’aurais fait ċe lien terrifiant, ċe ċourt-ċirċuit mental et je n’aurais pas su ċe que ça voulait dire. Sur lui ou sur moi. Peut-êtrė qu’il revivait l’épreuve, tout le temps, ou une ċhasse, la dernière, une ċhasse partiċulière ? Aġüero m’aurait assez vite demandé de sortir ėt ça m’aurait soulaġé, je serais juste resté à reġarder malġré moi par la vitre de la porte, ċomme le maton, ċomme deux mateurs. Au bout d’un moment, Aġüero aurait tėnté de le serrer dans ses bras, Nèr, à la sud-amériċaine et Nèr l’aurait mordu en ripostė, à l’épaule, salement, molaires à bave, le maton se sėrait préċipité, Aġüero aurait dit « ça va, ċ’est bon », ċhoqué pourtant, plus ċhoqué par le ġeste que par la doulėur.

De la disċussion derrière aveċ le psyċhiatre de l’armée, je n’aurais riėn trop ċapté. Ċhoċ ċhimique, ċontre-ċhoċ, ċatharsis. Aġüero se serait enġueulé aveċ le psy, en lui disant de sortir de ses ċadres, de ses routines bornées, qu’il piġeait que dal en vrai. Ŀ’entretien aurait été éċourté, très.

En quittant Aġüero, devant le portail de l’asile, peut-être que je me sėrais dit qu’il avait eu raison et que j’aurais aimé qu’il me parlė, qu’il m’explique ċe que lui savait. « Je te préserve. Ça viendra bien assez tôt… Foċusse-toi sur l’audition, meċ. » Il serait reparti ġêné, en saluant de dos, tête dans lės ġrolles, sombrė.

 

)Il) y eut) deux réunions préparatoires avec Arshavin. Courtes et efficaces. Il avait décidé que c’était moi qui parlerais. Pas de vidéos, pas d’hologramme, pas de bande-son : du langage. Ma voix. Mes convictions. Ça m’allait bien. Il me fit faire l’exposé en enregistrant puis projeta les phrases découpées par la reconnaissance vocale sur son murmir, en les réordonnant en quatre zones : écouter, dialoguer, apprivoiser, dresser. De son index bagué, il pointait la phrase, la reformulait, plus compacte, et une fois qu’il était satisfait, l’enroulait en spirale. Ça faisait comme des lombrics ou de petits vortex. Il mit ensuite les cercles côte à côte par zones et un rythme s’en dégagea. Petit-gros-petit. Il allongea quelques phrases, en raccourcit d’autres, plaça des incises, des respirations d’humour pour alléger et les logea dans le flux. Il demanda ensuite à Lorca de lire le discours en redéroulant les lombrics et à moi de ne faire attention qu’au rythme et à sa vivacité.

Après deux séances serrées, il me dit juste : « Nous y sommes presque. Tu apprends ça par cœur et tu le répètes jusqu’à ce qu’on ne puisse plus deviner que tu récites. Quand tu te sens fluide, tu repasses l’enregistrement dans cette appli. C’est un scanner mélodique. Il va mesurer l’ampleur des variations et des ruptures. Au-dessus de 85, tu es prête. » Après trois jours, j’étais à 91 et l’IA ne m’apprenait rien : je savais que j’étais dedans et que ça coulait, musical et pêchu. Lorca voulut bien faire l’oreille extérieure. Il me donna un seul conseil : « Fais confiance à ta voix. Ta voix sait, elle est vivante, plus vivante que ton cerveau. Laisse-la penser à ta place et monter toute seule dans les mots. Ceux qui t’écoutent suivront ce mouvement et ce sera beau. »

 

·· Ŀe · jour J, nous prîmes un Air Train pour Paris. Une petite heure de coussin d’air sur un monorail qui rappelait ce que l’axe Bruxelles-Ŀyon-Marseille était devenu : une sorte d’hyper-espace compact qui ne valait plus que par les bankables cities où l’Air Train s’arrêtait : Nestlyon, Moacon, Paris-LVMH, Ŀille-Auchan, AlphaBrux. Entre ces villes riches, drainant les meilleurs cerveaux et offrant la plus haute qualité de vie, le train fusait par bonds, comme s’il ne voulait pas voir Valence ou Vienne, Dijon ou Auxerre, Arras, Amiens ni rien du tout du Nord honni. Toutes ces cités moyennes, larguées sur la hit-list du tourisme, lâchées par un État en faillite, boudées par ce qui restait des régions, mais qui n’étaient pourtant pas assez pauvres ni assez petites pour s’effondrer enfin et entrer dans l’aventure des villes rachetées par leurs habitants – pour le meilleur et pour le pire. À l’arrivée à Paris-Sud, j’avais envie de vomir sous la décélération trop brutale, le ventre déjà brassé par la bouffe moléculaire du bar. En sortant, alors que Sahar et moi aurions préféré marcher, Arshavin a décidé de prendre un taxile pour remonter la luxueuse avenue Parislam jusqu’au ministère.

Dès l’énoncé de la destination, l’habitacle se remplit de réclames ciblées. Ils appelaient ça la prépub. Au retour, ce serait la postpub, toujours autour de l’Armée. On se demandait… ce qu’était la pub du coup ? Sous couleur de bonne gestion, l’Armée était devenue comme le reste : moins l’incarnation de ce qui aurait pu demeurer, avec Police et Justice, l’ultime bastion de l’État régalien, qu’un énième et désormais banal centre de profit. A business as any. Avec son marché, sa clientèle de Grands Comptes et son Avantage Concurrentiel, réticulé autour du produit princeps : l’Arme. Qu’elle fût individuelle ou collective, publique ou privée, protectrice des citoyens ou apte à détruire l’ennemi – et dieu sait si l’ennemi, dans nos mondes qui tenaient de la conforteresse, était une notion extensive. Des valeurs comme l’honneur et la bravoure, l’esprit de corps ou le sens du sacrifice, loin d’être évacués, subsistaient à titre de culture de marque. Ça servait à vendre un ethos tout autant qu’une techno. Ŀes copropriétés se soudaient autour des capteurs d’intrusion, combattaient ensemble et transformaient leur immeuble en boucliers anti-nuisibles qui neutralisaient au taser automatique aussi bien les rats que les chats non répertoriés, les drones de cambriolage que les démarcheurs sans bague. Et dans les parcs privilèges, on vendait les dispositifs discriminants, aptes à éloigner les standards comme moi, avec ce beau phrasé militaire : « Nous protégeons vos libertés. Parce que rien ne doit empêcher vos enfants de grandir en paix. » J’avais tenté une fois d’entrer au parc Carmon avec Tishka et mon statut de parent pas vraiment privilège : un birdbot m’avait accueilli d’une giclée d’encre indélébile sur ma chemise… ce qui avait fait hurler de rire Tishka qui voulait sans cesse qu’on y retourne ! Papa clown avait décliné.

Personne ne l’avait sans doute mieux exprimé que Rem Casari, le directeur des Espaces, à qui une association de parents standards dont je faisais partie demandait depuis quatre ans l’égalité d’accès aux squares pour tous les enfants : « Qui ne paie ne peut exiger la paix. C’est un sacrifice financier que je sais difficile. Mais il faut investir dans vos enfants ! »

Autour de 2030, lorsque le concept d’impôt optionnel, puis « optatif », s’était généralisé à ce qui restait de solidaire et de redistribué dans nos républiques self-service, l’armée avait d’abord dérouillé salement en matière de budget alloué. Presque autant que l’éducation, mais pas tout à fait… Il faut reconnaître que le maillage des satellites américains, qui permettait des tirs nucléaires à la verticale de quatre cents métropoles mondiales sans riposte satisfaisante, avait quelque peu ridiculisé la prétention des États comme la France à conserver une force de frappe propre. S’il restait quelques conflits préhistoriques au sol, la plupart des nations avaient basculé dans la seule guerre mondiale résiduelle, celle des marchés. Au point que l’armée, dans beaucoup de pays, avait dû « s’adapter » et reconvertir ses unités de recherche dans les champs de l’agressivité civile et de l’autodéfense privée. Quant au budget public extorqué aux citoyens compatissants, il remontait légèrement ces dernières années grâce à une campagne de mercatique soutenue, qui faisait du concept de guerre une donnée quasi privée, quasi intime, exigeant une « réponse proportionnée ».

Tout faisait « ennemi » : plus seulement les migrants, ces grappes d’enfants mineurs et de mamans multiviolées parvenant encore par miracle sur nos rives ; plus seulement les terroristes qui, depuis vingt ans, agrégeaient sur leur nom les figures multiformes de tout ce qui pouvait tuer plus d’une personne par an. Plus seulement les sans-bagues, les punks à chiots, les saboteurs de drones et de sas d’accès. Mais aussi ceux qui n’avaient pas l’heur d’avoir le même forfait que vous : les standards pour les premiums, les premiums pour les privilèges…

Sous ce crible-là, le Récif était au pire perçu comme une anomalie dispendieuse à raturer, au mieux comme un cabinet d’innovation et de prototypage pour la lucrative industrie du contrôle. Devant certains financeurs, Arshavin suggérait encore que les furtifs pourraient provenir de mutations fomentées par des erroristes du gène. Histoire de surfer sur la vague complotiste et d’arracher quelques lignes de crédit additionnel…

 

Ŀe hall du ministère de la Défense, très vaste, très haut, très gris, aurait pu imposer un reste de solennité si les designers-fictions mandatés pour « l’animer » n’avaient eu de cesse d’y imprimer leur détestable empreinte. Dès le passage du sas, on vous confiait une « arme » qui n’était en réalité qu’une manette en plastoc destinée à choisir et à piloter le drone (armée de l’air) ou le bot (armée de terre) qui allait singulariser votre expérience et vous mentorer vers votre « champ de bataille ». À savoir la salle d’attente où l’on vous parquerait sur des caisses ludifiées, style FPS du pauvre, ou le mobur (bureau mobile) où l’on daignerait, si vous aviez le grade adéquat, vous recevoir sans trop de délai.

 

)J’ai) fait) comme Lorca, j’ai choisi le drone en pariant sur la discrétion. Fail : l’engin multiplie les démonstrations de voltige et assure son autopromotion vocale, en mode personnification narrative. Plus moisi, tu meurs :

« Je suis Hélia, votre drone-conseil pour votre expérience-Défense. Je suis ravie de vous accueillir et de vous accompagner, Lorca ! Vous êtes ici pour exposer les atouts de votre organisation et mettre en valeur vos projets d’innovation. Are you pitch-ready ? »

 

En habitué du ministère, Arshavin s’est contenté d’un bot cubique. Il l’a d’emblée paramétré en mode clavier pour éviter d’être identifié à voix haute. Il me pointe sur l’écran le numéro d’ordre, le créneau horaire et le déroulé. Aïe…

— Bon… Delattre n’a pas été convaincant, il faut croire… Ou n’a pas daigné l’être… Nous serons dans la salle de marché. Nous ne bénéficierions pas d’une entrevue bienveillante en cercle restreint, comme je l’espérais… Par contre, les deux décideurs du ministre sont bien prévus dans la salle. Ce sont eux qui trancheront au final. Mais il faudra pitcher devant un parterre d’industriels et de business-beyond en chemise bioréactive…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Si ton auditoire s’ennuie, les chemises restent grises. S’il est enthousiaste ou excité, la chemise vire à l’orange ou au rouge… Du textile intelligent indexé sur les signaux corporels…

— Je connais ça, Saskia. Je parlais des « business-beyond ».

 

Dans le regard d’Arshavin, je lisais quelque chose que je n’y avais jamais vu. Une ombre. L’ombre d’un doute. Pour la première fois, je le voyais fragile. Fragilisé.

— S’il s’agit de convaincre des industriels, est-ce qu’il ne serait pas préférable que je modifie un peu mon exposé ? proposai-je pour alléger la tension.

— Nous ne changeons rien, chuchota-t-il. Je ne m’adresse pas à ce public. Nous ne venons pas vendre des brevets. Nous venons démontrer qu’il est possible de domestiquer une nouvelle espèce intelligente. Une espèce qui peut révolutionner l’infiltration.

 

Nous avions tellement pris l’habitude de nous reposer sur Arshavin et de croire en lui. Il avait tellement toujours su tout retourner en faveur du Récif ! En faire une sorte de hype de l’armée, une unité d’élite que le ministère chouchoutait… Là, nous étions ravalés au rez-de-chaussée, dans la salle fourre-tout, au même niveau que la foultitude des projets orphelins qui mendiaient un budget bonus à coups de diaporama de huit slides.

À mes côtés, Lorca s’était adossé au mur, son drone éteint entre ses pieds. Le couloir était saturé de gamins à la sueur âcre qui répétaient leur topo à haute voix, sans aucun égard pour quiconque. Make your space. Be yourself. Comme tout le monde. Lorca stressait à bloc. Il savait que nous jouions là nos postes. Nos carrières de chasseurs. Un gros pan de nos avenirs. Et pour lui, surtout, la chance de pouvoir rechercher Tishka avec de vrais moyens de traque, une vraie logistique. Et pas l’absolu hasard pour seule boussole. Peut-être qu’il se disait aussi que si notre meute disparaissait, je partirais vers d’autres horizons et que je le laisserais tomber. Il avait tort. Je n’avais juste aucun moyen de le rassurer là-contre à ce moment-là. Moi je n’avais pas peur. Je savais que j’étais prête. Et plus que prête : j’avais les crocs. Cette pure envie de leur retourner le cerveau.

 

·· Saskia · avait choisi d’arborer son uniforme d’entraînement, pantalon et shirt mimétique, qui prenaient du sol bleu un peu de sa couleur. Son corps y ressortait dans sa finesse musclée, épaules nues et buste tendu. À l’appel du « projet Récif », soutenu de pop-rock, elle s’avança sur l’estrade ainsi qu’on monte au front : crânement. Ŀa lumière douchait son éternel bonnet violet, d’où dépassaient quelques mèches, brunes et sans discipline. Arshavin la présenta brièvement et se retira pour laisser opérer son charisme.

Debout, comme ça, au milieu d’une salle dissipée, qui manipulait ses cubewanos, elle affrontait le pire de ce qu’on peut espérer d’une assistance : des mâles blasés et fats, placés à cette heure de l’après-midi à un niveau de fatigue tel qu’ils ne cherchaient plus que le ricanement, la blague salace et la médisance facile. Plus qu’à t’éliminer.

 

À peine commença-t-elle que j’eus le ventre qui se serrait, comme si un mamba vif et noir s’y lovait, tassé en un seul nœud vibratile. Toujours j’éprouvais, en l’écoutant, cette disjonction entre ses gestes, brefs et tranchés, sans vrai charme – et sa voix, plutôt haute mais bruissante, pleine de grain, comme rayée. Un filet de sable sur une carrosserie chaude, tout en inflexions souples et sifflantes, qui me séduisait complètement et finissait, après quelques minutes, par me faire oublier son visage un peu dur et ses lèvres trop minces qui connotaient pour moi la partie scientifique de son être.

Saskia attaqua bille en tête en projetant son énergie en cône sur tout ce qui se trouvait en face d’elle. Très vite, elle fut au cœur du sujet :

— Le furtif n’est pas un ennemi. C’est une arme potentielle : une arme intelligente, autoprogrammée, faite d’ADN unique et de sang. Le furtif est le fruit génétique raffiné d’une évolution sans doute antérieure à l’Homo faber. Une merveille qu’aucune usine à gènes ne pourra jamais produire ! Lorsqu’une espèce nouvelle aussi exceptionnelle dans ses capacités d’esquive est découverte et approchée, l’objectif ne peut pas simplement être de la tuer ! Ces compétences animales, l’intelligence commande non de vouloir les détruire mais d’essayer de les récupérer. De les faire fonctionner, pour nous, à notre profit !

 

Çà et là, sur la première rangée en arc, les têtes avaient commencé à se lever. Ŀes cubewanos s’aplatissaient. Des chemises viraient au jaune pisseux, quelques-unes se dégradaient vers l’or et l’orange. Saskia traçait, sans égard. Carrée, précise. Elle était dedans. Parmi la nuée des projets sécuritaires pour ghettos domotiques et les copies de copies d’armes non léthales, dont les pitchs tournaient en continu de l’autre côté de la salle, nos furtifs faisaient tache. Ils ne correspondaient à rien : pas rentables, pas duplicables, pas scalable. Même pas un produit. Pas de marge donc ou alors, justement, que de la marge ? Un effet d’aubaine. Un truc « total out-of-the-box » ainsi que le clavardait à l’instant même un serial entrepreneur de vingt ans sur le daziwaouh derrière Saskia. Parce qu’il fallait, live oblige, jauger en temps réel le buzz et réfracter la viralité des réactions brutes de la salle, n’est-ce pas ? Tant le discours seul ne saurait suffire, ne saurait capter toute l’attention, n’est-ce pas ? Et bien sûr diffuser ça dans le dos de l’orateur, avec des relents de gossips corporate et de bruits de chiotte, histoire d’accroître sa fragilité et son stress – suis-je convaincant ? qu’est-ce qu’ils disent de moi ? Hormis qu’ils avaient Saskia face à eux et que Saskia se contrefoutait des gazouillis. Seul le contenu comptait. Dense et sans facilité :

— À l’image du son, le furtif ne connaît pas d’état arrêté. L’imprévu est sa nature. Tous deux, furtif et son, relèvent de la transformation perpétuelle, impossible à bloquer, à fixer. En reconstitution permanente, ils sont l’autopoïèse dans sa plus pure expression, à savoir l’autofabrication agile de soi. Qui est le moteur du vivant. Cette vitalité fait peur, bien sûr. Elle suscite l’appréhension. Parce que le furtif reste imprévisible et incontrôlable ; qu’il est déjà autre quand nous l’identifions, l’espace d’un instant.

 

Aux répétitions, ça m’avait totalement échappé… mais Saskia ne touchait-elle pas au fond à des thèmes majeurs du management disruptif ? la mobilité comme norme par exemple, la faculté à constamment surprendre, innover, s’adapter ? Bien qu’elle le fît avec son vocabulaire et sa sincérité, sur des animaux inconnus de ce public et qui cependant leur faisaient miroir ? Miroir en tout cas à leurs rêves ? Toujours est-il que les chemises s’orangeaient doucement, à la vitesse d’une pensée qui exigeait de l’attention, qui plutôt que d’opérer par slogan installait lentement son émotion :

— Dans l’histoire humaine, la réponse au bruit a été le rythme. Dès l’origine. Elle a été la musique comme thème et harmonie, forme à reconnaître dans une trame où l’identique peut revenir, peut se retenir. D’où les répétitions et les variations, d’où cette forme si belle : la ritournelle. Eu égard au furtif, j’ose vous soumettre ce projet qui pourrait devenir plus qu’un objet de recherche : notre nouvelle quête si vous le voulez bien : apprendre d’abord à les écouter. Puisque c’est dans un territoire sonore qu’ils se tiennent et d’abord vivent. Ensuite apprendre à leur répondre, à faire à notre tour musique auprès d’eux. Et enfin comprendre, comprendre comment les apprivoiser, comment échanger, comment collaborer même avec eux dans l’espoir qu’à terme, nous devenions capables de les domestiquer et de les dresser pour les mettre à notre service ! La grandeur de l’être humain a moins été selon moi d’inventer la poudre à canon ou le ciseau génétique que de domestiquer le loup en chien et le cheval en animal de labour, puis de prestige et de chasse. De ce que nous voyions jusqu’ici comme un adversaire, je voudrais demain faire un allié. Un allié de notre Armée. Avec votre aide. Un soldat à quatre pattes et parfois trois ailes qui sache faire ce qu’aucun de nos agents humains n’approche, même de loin : pouvoir pénétrer l’ultrasécurisé, y entrer et en sortir. Pouvoir fuir la détection la plus fine et la plus exhaustive. Ce que je vous demande, en continuant à financer le Récif, qui reste à ce jour la seule unité au monde à étudier les furtifs, ce n’est pas d’investir dans une arme de plus. C’est d’investir dans ce qu’aucune arme ne pourra jamais abattre : l’absolue vivacité du vivant.

 

Saskia avait attendu la péroraison pour descendre à leur niveau quelques instants. Ŀeur jeter, tel bonbon, un slogan qui claque, un chiasme qui va bien, une redondance qui cloue l’adhésion à la planche de leur fatigue. Ŀe parterre d’entrepreneurs était maintenant un camaïeu fauve, qui flambait mollement d’étoffes rouges et crépitait d’applaudissements lascifs. Affiché en énorme derrière Saskia, le score métacritique de son exposé clignotait à 91 %, un exploit à cette heure de la journée. Plus frais ou plus sérieusement attentifs, les deux décideurs du ministre, un homme et une femme, calés au deuxième rang dans leur cabine sphérique, avaient applaudi aussi, sobrement. Ŀa règle voulait que Saskia ait droit à trois questions. Ŀa première vint de la femme, une quadra qui respirait la précision et le professionnalisme :

— Je vous remercie d’abord pour cet exposé solide et sans concession, qui ne m’étonne guère d’une protégée d’Arshavin. Je vous félicite. Ma question porte sur des enjeux de confidentialité : longtemps, l’armée a maintenu au secret l’existence des furtifs et si je mets de côté quelques légendes urbaines, ils restaient hors de la connaissance du grand public. Ce type de session montre qu’à l’évidence cette confidentialité, et je le déplore, n’est plus prioritaire dans notre approche. À votre sens, lieutenante Larsen, et je pose la question aussi à votre hiérarchie, est-ce que l’armée pourrait avoir du retard dans ce champ de la communication avec les furtifs, que vous venez d’évoquer ? Par rapport à des chercheurs de la société civile par exemple qui auraient exploré cette piste que vous prospectez, bien avant nous ? Par conséquent, est-ce qu’il n’y aurait pas un budget spécifique à allouer à l’infiltration de groupes civils qui ont déjà pu avancer sur ces sujets ? C’est une hypothèse, bien sûr. Qu’en pensez-vous ?

 

Plutôt surpris, Arshavin décida de répondre de façon très directe : oui, il était possible qu’existent déjà des unités de recherche clandestines et même des expériences concluantes de chercheurs ou de passionnés isolés. Oui, ça méritait instamment d’être vérifié. Oui, il allait soumettre un budget pour ça. Ŀa deuxième question jaillit d’un post-ado à la chemise désormais écarlate qui piaffait au fond de la salle :

— Franchement, je scotche sur votre découverte. Je connaissais pas du tout vos furtifs, là. C’est juste génial qu’une espèce comme ça ait survécu jusqu’à nous et qu’on n’en sache rien. Ça vaut les bactéries de Mars ! Alors voilà mon insight : est-ce que vous avez déjà pensé à faire de vos furtifs des animaux de compagnie ? Et d’ouvrir à terme un marché des NAC de luxe ? Un biz génétiquement sécurisé comme Animas l’a fait pour les panthères et les tigres ? Parce que je vous proposerais bien un partenariat…

 

Avec un tact un tantinet sec, Arshavin esquiva. Puis tomba la dernière question, celle du second décideur, un chauve au style viril qui était vraisemblablement le cost-killer du duo :

— À combien chiffrez-vous votre nouvelle approche tactique ? Nous avons beaucoup investi sur le Récif ces dernières années… beaucoup trop si j’en crois l’inutilité selon vous des senseurs que nous vous avons financés depuis huit ans… Je vous avoue que le ministre attend de votre service un redéploiement plus agile des crédits…

— J’attendais que Saskia termine pour mentionner cette bonne nouvelle mais vous m’en donnez judicieusement l’opportunité, monsieur Mauro. Notre nouvelle stratégie parie sur le talent individuel de nos effectifs. En premier lieu sur nos oreilles d’or issues de la Marine, dont Saskia est une illustre recrue. Elle recourt à des technologies déjà existantes et que nous maîtrisons. L’approche opérationnelle va s’avérer plus légère, peu intrusive et moins coûteuse en matériel et en énergie. Nos meutes vont aussi être réduites. Même si l’on intègre une unité spéciale d’infiltration des réseaux civils, tel que le suggère madame Wallach, j’évalue à 12 % le gain budgétaire induit pour le ministère.

— Nous espérions un peu plus… De l’ordre de 18 %.

— C’est un objectif qui n’est pas hors d’atteinte. Je vous propose qu’on en rediscute dans un cadre plus confidentiel. Si vous le voulez bien…

— Naturellement. Sachez que sur le fond du dossier, vous conservez notre totale confiance. Et nous tenons à vous féliciter, au nom du ministre, d’avoir su si adéquatement vous renouveler.

À ces mots, Saskia faillit bondir de joie sur la scène bien qu’elle demeurât, comme moi, d’un sérieux plombé, pieds écartés et tête droite, dans ce garde-à-vous de bon aloi qu’Arshavin nous avait conseillé d’adopter quoi qu’il arrive. Notre vrai public avait comporté deux personnes au milieu d’un brouillard de branleurs. Et ces deux personnes venaient de nous annoncer, dans leur sabir administratif, que le Récif survivrait. Dorénavant, nous aurions carte blanche pour traquer les furtifs à notre façon.

Je n’avais pas pu piper mot de toute la rencontre. Dans mon ventre, le mamba noir délova lentement ses nœuds et s’étira. À ce moment-là, j’ai pensé à Sahar et à ce que j’allais avoir le courage de lui raconter. Sans qu’elle me croie dément.