CHAPITRE 4 C3

·· Depuis · qu’Orange avait détourné le Rhône en 2028 pour irriguer sa skyline et s’acheter un statut de ville hype, atteindre rapidement le Récif à vélo n’était possible que par les quais. J’entends : pour un citoyen standard comme moi qui n’avait pas le niveau de forfait pour pouvoir couper par le cœur de ville. Ces quais, c’était aussi mon trajet pour amener Tishka le matin à la maternelle, sanglée sur le siège gentiment branlant du porte-bagages. Je longeais l’arc du Rhône à peine jauni par un soleil brouillé, qui me semblait aussi ensommeillé que moi. J’en oubliais parfois le poids de Tishka et sa présence derrière pendant les longues minutes à pédaler dans la brume… Puis soudain, une voix jaillissait dans mon dos, aussi surprenante que le sourire sans chat d’Alice, une voix pure et suspendue, sans corps, qui me disait :

— Là-bas péniche papa !

 

Cette voix, je l’espérais encore parfois. J’avais laissé le siège enfant en place depuis sa disparition, je n’y avais pas touché parce que l’enlever du porte-bagages, ç’aurait voulu dire que je n’y croyais plus. Que j’avais accepté qu’elle ne reviendrait jamais. Si bien que lorsque je prenais le vélo, comme ce matin, que je reprenais le quai en longeant l’eau grise, je n’osais pas me retourner ni tendre la main derrière moi pour lui tâter le mollet, lui faire un câlin furtif et m’assurer qu’elle n’avait pas trop froid. À certains moments, j’avais l’impression qu’elle s’asseyait en douce sur le siège et qu’elle m’effleurait le dos de ses petites griffes comme pour me dire « t’en fais pas, papa. Chuis pas loin » avant de repartir jouer. Sûrement. Quelque part sur le fleuve.

— Ils viennent de passer le quai Saffroy en premium… J’ai forcé le zonage et le drone m’a télébloqué mes freins. Je suis désolé de mon retard.

— Parce que tu n’es même pas en premium ? s’épata Agüero. T’es au parfum qu’on t’a passé chasseur, Lorca ? Ta paie va doubler gringo… Il serait temps d’entrer dans la civilisation !

 

J’aurais voulu lui répondre qu’il s’agissait moins d’une question de niveau de vie que de solidarité avec ceux qui ne pourraient jamais s’offrir une ville ouverte. Mais Arshavin m’avait déjà balancé un cube roulant dans les tibias, que je m’y assoie. En obtempérant, je balayais du regard la salle des meutes, que je découvrais. Murs intégralement tactiles, vitres sensitives, vue princière sur les toits tuilés d’Orange : plutôt superbe. Arshavin nous briefait en uniforme, avec la face qui va avec : impeccable et glacée. Il ne supportait pas les manquements à la ponctualité et reprit la balle d’Agüero au bond :

— La civilisation ? Votre nouvelle recrue est un rebelle et un barbare, à sa façon. Il vit sans bague, hors système et hors trace, n’est-ce pas ?

— J’essaie de préserver une certaine liberté… C’est ma façon à moi d’être furtif, tentai-je maladroitement.

— Furtif mais pas suffisamment pour être apte à semer un drone à vélo ou fausser sa plaque d’immatriculation…

— Si… Je l’ai leurré, mais…

— Mais…?

— Le radar de quai m’a identifié. Oculomètre. Par l’iris.

— Je viens de raconter à tes camarades ce qu’il m’a fallu intercéder pour te sortir de tes frasques avec les milices. Monsieur Varèse aime à faire le coup de poing dans la rue et jouer au furtif dans les poubelles… Et il défie les drones, donc.

— Je vais m’efforcer d’être discret désormais.

— Ça me semble bien parti…

 

˛Arshave ˛tonne ˛en mode schlague, sec en salive. Il prend le retard de Lorca pour une provoc personnelle. Vu sa gueule confite, le boludo Lorca s’en veut. Assez pour ne plus moufter du brief, si tant est que ce soit le genre. Je sniffe chez lui une envie, plutôt, d’apprendre. Un versant buvard plus que bavard, plus que frimasse. Sortir chasseur à 43 piges, commac, se refaire un corps desde la nada, tout en tonus, en giclant la graisse… Se coltiner les jeunes pendejos, chaque jour, au mess, pour finalement choper au gong un furtif dans le cube, juste à la frissonnade (de ce qu’on m’avait dit), juste au vibré… Ça, ça te le pose pour moi. Quand Arshavin me l’a proposé, il a pas eu à me le vendre : j’aimais déjà sa bouille de gauchito, un peu ronde. Calor. Son sourire franc du collier. Surtout, le mec sonne profond. Il vient de loin. Il a brassé un peu partout dans le pays, d’après sa fiche. Communautés, trucs autogérés, des zags crasseuses, les recoins. Sûr que c’est pas un molosse à crocs, non, formé comme eux-autres à courir et à traquer, fiérots de leurs gros muscles qui cognent dans les lourdes. C’est plutôt l’inverse. Moins un chasseur qu’un type qui réfléchit comme une proie. Un mec proyé comme l’a bien tilté Saskia. Qui l’aime bien. Pas comme Nèr \ lui, il tord le nez sur les civils. Dans ma meute, j’ai eu ma dose de pisteurs que trois chasses poussent à l’asile… Marre des geekos qui branlent leurs machines au lieu de penser. Je veux plus d’un minot qui sprinte le pif dans ses écrans. Je veux un lent en piste qui soit malin, le groin à l’air. Qu’ait la cervelle et les tripes du même métal fluide qu’un fif. Pour le capter de l’intérieur. Jusqu’à te l’anticiper, un peu, à l’empathe. Arshave tasse le brief :

— Je souhaite pointer deux choses. D’abord qu’il m’a fallu deux ans pour obtenir cette autorisation d’accès au Centre Culturel Capitale, le C3. Ce centre a été privatisé par Civin, vous le savez sans doute, puis rapidement fermé en 2038 au motif qu’il n’était pas rentable. La décision avait choqué les bobos, vous pouvez l’imaginer. En réaction, le C3 a tout de suite été squatté, pendant bien six mois, par un collectif d’artistes qui voulait le protéger d’une réaffectation en funzone. Assez vicieusement, Civin a laissé le squat s’installer puis l’a noyauté avec doigté. Ils se sont appuyés sur deux artistes dont ils ont mécéné les œuvres par la suite, en remerciement. Civin a fait courir le bruit qu’un gang de brocanteurs pillait et dégradait le bâtiment, de manière à le faire évacuer par leur milice avec la caution de la Gouvernance. Puis ils l’ont muré, électrifié et droné pour empêcher toute nouvelle intrusion.

— Ça a tenu ?

— Jusqu’à aujourd’hui, oui. Il faut que vous sachiez que toutes les œuvres ont été conservées sur place parce que Civin a refusé de payer le transport et l’assurance ! Au final, le site est donc resté fermé à toute présence humaine pendant plus de deux ans. Autant dire que nous avons là un nid potentiel de furtifs qu’on ne trouvera nulle part ailleurs dans cette ville.

— Miam miam…

— J’ai obtenu vingt-quatre heures pour vous. Officiellement, pour Civin, vous êtes des experts en radiations. J’ai, disons, électrocuté leur inertie en leur expliquant que les terraristes adoraient creuser sous ce type de bâtiment et y placer des bombes passives qui contaminent lentement la structure. Le bâtiment en devient inutilisable pour six cents ans environ…

— « Environ » ? C’est joli… Ils ont marché ?

— Suffisamment pour délivrer tous les certificats.

 

L’Amiral était fortiche, un capo même, dans ce type de deal. Le mafioso diplomate. Je lui pousse un fauteuil, qu’il chope enfin. Dos d’équerre et jambes croisées. Même sur un plaid caffi de maté, il dégage de la classe.

— Vous allez vraisemblablement tomber sur des furtifs de taille respectable. Puisqu’ils ont été protégés de toute vision humaine, on peut espérer qu’ils se sont habitués à prendre leurs aises. Pour chasser, vous aurez notre dernier prototype de fusil à seringues. La seringue a été redessinée en forme d’ogive. Elle explose et perce sous n’importe quel angle, avec une tête chercheuse intégrée. Laquelle est indexée au mouvement de sorte que le tir peut rester approximatif, la balle va malgré tout aller chercher le furtif là où il est. Exactement comme un missile. Et l’endormir.

— Combien de temps entre l’impact et l’anesthésie ?

— Quatre dixièmes de seconde.

— Ça risque d’être insuffisant… lâche Nèr, un brin déçu.

— Le choc mécanique a été conçu pour être assez soft. Ça ne devrait pas stresser le furtif. Le temps qu’il ressente l’impact, il ne réussira sans doute pas à se figer, ni à métaboliser.

— Il trouve pourtant le temps sur des balles à haute vélocité…

— Oui, parce qu’il anticipe le choc. Il se fige avant même que la balle arrive. Et parce qu’on n’a jamais réussi à tirer directement sur lui dès la première balle. Aucune meute. À ma connaissance. Si tu mitrailles un furtif, dès la deuxième balle, il est prêt !

— Et là, pourquoi il ne serait pas prêt ? ose Saskia.

— La balle est subvéloce, donc assez lente, et elle zigzague. Sa trace sonique est chaotique, elle génère des ondes en sinus. Difficiles à lire pour lui.

— Hum… Les sinus, il sait lire.

Sceptiques les compadres… J’ai fait signe à l’Amiral de me laisser la main :

— J’ai testé le fusil hier sur des mangoustes : tu flingues au jugé, la balle fait 90o, elle s’angle et va sécher la bête qui cavale ! Jamais eu une arme commac dans les mains, croyez-moi ! Ça peut le faire ! On peut l’avoir vivant avec ça !

 

)Je) ne pus) m’empêcher de sourire. Agüero restait tel que je l’avais toujours connu, du premier jour où j’avais intégré sa meute, il y a quatre ans déjà : positif et optimiste, si généreux dans son énergie, jamais ne s’économisant. Chaque chasse était pour lui LA chasse : à la fois la première et l’ultime. Celle qui allait ramener un furtif vif, enfin, au Récif. Pas juste un bloc de céramique. La chasse qui ferait de lui, de nous quatre car il était viscéralement partageur, les héros d’une armée dont on ne savait combien de temps encore elle allait accepter de financer un programme de recherche aussi décalé et aussi inefficace dans ses résultats. Au point que j’avais souvent l’impression d’être dans une unité d’études à l’ancienne, à l’époque de l’université reine, où le savoir pour le savoir conservait encore un sens. L’époque au fond de mes grands-parents, Ava et Joop Laas Larsen, qui auraient été ravis de me savoir ici. Grands spécialistes des lémuriens, ils étaient morts sereins en forêt, au Brésil, sans doute dévorés par des animaux qu’ils étaient heureux, j’en suis certaine, d’avoir nourris pour relancer les cycles du vivant. Je pensais à eux deux à chaque sortie. Au retour, je reportais en secret tout ce que je découvrais des furtifs sur un cahier à spirale, exactement comme ils le faisaient. Pas de numérique, quelque chose de non piratable ! J’avais été leur petite-fille chérie toute mon enfance, la seule à les accompagner en forêt, à avoir hérité de leur curiosité passionnelle. La seule qui ait suivi la voie de l’éthologie dans la famille. Alors oui, mon travail ne représentait pas encore grand-chose face à leur carrière majestueuse. Mais moi, j’étudiais le plus bel animal du monde (et ça, c’était une fierté magnifique).

 

\ En \\ mécanidés, \ je prends tout. Mes quatre surchiens : Boxer/Dober/ Słoughi/Botweiłer. Tous łes intechtes aussi, ła série, intégrałe. Mon furet, s’ił faut. Faudra strier łe płafond, et très vite. Niveau łux, ce sera tactique pour cłarter ła sałłe de concert. Juste à décrypter ła maquette, ça stresse. Trop d’angłes, de płis. Au psy, direct, łes archis. Je vais jeter des sołeiłs sous ła voûte. Des sphares Hełiop KS9. Les fifs détestent, ça łes fait siffłer. Le reste au łaser à bandes, de ła łuciołe en nuée aussi. On a déjà fait płus grand une fois/je capaciterai. Checks batterie par contre. Pas dit qu’on puisse se pługger. Je vais demander łe drone porteur. Les trois. Puissance de feu. Ça me rend hystérique ces płis. Au psy, direct. Voudraient łes protéger, iłs feraient pas mieux. 24h, ce sera überkurz si j’étałonne sur płace. Całibrer łe max avant. Le łidar va être décisif sur ła łigne de front. Surtout en verticał, pour cłairvoir en profondeur. Dałłe/Dałłe. Pour ła médiathèque aussi. Stratigraphie mułti-cłoisons. En enfiłade. Trop de płis. À se demander, franchement, łes archis ? Qu’est-ce qu’iłs visent ? Pour qui iłs font ça ? Au psy/direct !

— Une dernière recommandation : Saskia a beaucoup travaillé sur la façon dont les furtifs aménagent leur espace pour le diffracter, le rendre labyrinthique. Là, vous allez sans doute être gâtés dans ce registre. J’imagine que vous trouverez des valcôves, des caches aménagées, voire des origanids. Filmez-les soigneusement et ramenez-nous tout ça, évidemment !

 

˛Sitôt ˛Arshave ˛parti, j’ai fait valser fauteuils et canaps pour les foutre en cercle, roulé une table au milieu, tanké sa maquette dessus et dégoupillé quatre bières que j’ai jetées en gueulant « grenade ! ». Tout en les lançant tant droites que tout le monde a pu les récupérer sans une goutte. Tous, sauf Lorca qui s’en est foutu une belle giclée sur le poitrail.

— Ah, bordel…

— Ça viendra ! le tance Saskia. J’ai mis deux mois à maîtriser le geste pendulaire pour éviter que ça mousse… Tu vas quand même pas le faire du premier coup ?

 

·· Ŀe · soleil du matin entrait à foison dans la salle. Par les larges hublots du lab, sis au sixième étage, la vue dominait une mer orangée de tuiles en terre cuite qui rappelaient que cette ville avait été, avant d’être « civinisée », une plutôt avenante cité provençale. D’ici, la carapace en acier froissé du centre culturel, étincelante sur la colline Saint-Eutrope, nous narguait en secret. Un mausolée en cœur de ville… Pas rentable donc on ferme ? Qui étaient les nouveaux barbares ?

Aux gestes de Nèr lorsqu’il pointait la maquette, plus saccadés encore que d’habitude, plus enjoués aussi, à l’excitation de Saskia qui prenait feu à mesure qu’Agüero détaillait le site – autant qu’à l’énergie du brief, discours très pro, très vif, plein de gouache et de perles, je mesurais le cadeau que m’avait fait Arshavin en m’affectant dans cette meute. En une simple matinée, j’en apprenais davantage qu’en six mois de formation parce que j’avais devant moi Hernán Agüero, trente-neuf ans, dix ans de chasse, trente-sept furtifs au compteur, tout simplement le record, ever. En moyenne, un ouvreur tenait trois ou quatre ans avant de jeter l’éponge, au mieux sur un burn-out, au pire à l’hôpital psychiatrique. À la cantine du Récif, la plupart des anciens l’appelaient le Matador quand ils ne le saluaient pas en deux parties : « Herr Nán ». Quant aux jeunes, ils disaient juste qu’il avait tué le game. À dire vrai, Hernán aurait eu toutes les raisons de me prendre de haut en me faisant la leçon. Allez, de me bizuter même : il avait l’intelligence de faire exactement le contraire en allant me chercher là où j’étais, dans l’antichambre de la chasse, à peine sevré des connaissances théoriques indispensables au métier et vaguement aguerri par les exercices pratiques à base d’animachines que nos officiers nous lâchaient dans des hangars qui ressemblaient à des brocantes. Il savait que mon armoire à trophées se réduisait à un furtif figé dans un cube vide quand nous allions traquer, demain, des monstres de vivacité dans vingt mille mètres carrés de dédale postmoderne… Est-ce que je pouvais servir à quelque chose, honnêtement, pour une première sortie ? Hormis porter les caisses de matériel et faire biper quelques capteurs auxquels je captais que couic ?

— Parlons un peu de ton rôle, Lorca. Sur le papier, tu es le pisteur de notre meute…

— Le tracier, oui…

— Saskia gère la traque phonique et Nèr la traque optique. Ils sont tous deux des traciers. Dans leur champ. Comment tu vois ton travail avec nous ?

 

)Nu)lle provocation) dans la question d’Agüero. Nèr ricane néanmoins, ce qui met mal à l’aise Lorca.

— Je… Je vais m’attacher aux traces, tenter de repérer leur présence, leur passage. Je me vois d’abord comme un préleveur d’empreintes. Je vais utiliser ma gamme de senseurs pour détecter les empreintes thermiques et chimiques, les bouquets d’odeur, les rémanences magnétiques, le…

— Stop…

— C’est pas ça ?

 

Nèr ricana à nouveau, d’un rire nerveux et acide, qui hachait ses prises de vues sur la maquette. Il était déjà en train de recenser les angles morts selon les axes de circulation principaux du Centre. Couloirs, escalators et rampes d’accès. À titre personnel m’inquiétait plutôt la faiblesse de la réverbération des ondes sur les plans obliques. Les ultrasons risquaient de se disperser.

— Si. A la escuela. Je voudrais que tu oublies tes cours. D’abord, tu vas laisser tes senseurs là, dans le labo. C’est ta première chasse. Tu prendras juste tes boots infrarouges. Et un grand truc bien utile : ton corps. (Nèr éclate de rire.) Tout ton corps. Ta chair et tes nerfs. C’est eux qui vont sentir. Tu me fixes tes deux yeux de part et d’autre de ton groin. Tu visses bien tes esgourdes et au bout de tes poignets, tu clenches tes mains qui palpent. Voilà ! Les nez électroniques, c’est bien mais ça flèche tellement d’odeurs à la seconde que tu sais plus quoi trier. Pareil pour le séquenceur ADN : tu te noies dans les chaînes catagagacaca et tu loupes l’essentiel. On chasse pas des datas. On chasse une chose chaude comme nous. Avec des poils, de la peau, du sang qui coule, de l’herbe sur le dos parfois, parfois du plastoc, de la pierre ou du fer par petits bouts, mais jamais tellement. On chasse un mammifère, Lorca, entendés ? Qui crie, qui couine, qui sent le chien, la fouine, le fauve, le pétrole. Qui pue. Pour un nez électronique, rien ne pue. Donc tu vises le minimum machine ! Laisse ça à Nèron ! Tes bottes vont cibler automatiquement les objets anormalement chauds. Tu y vas, tu touches, tu tâtes. Si c’est une mue de fif ou un morceau qu’il a métabolisé, tu vas apprendre à le flairer. C’est pas juste caliente : ça vit encore. Ça contient encore un peu de bougé, de vibrations. C’est dur à capter mais si tu mords dans ta sensation, ça va monter…

— C’est tout ?

— Si tu lèves de la trace, ça va m’aider à centrer la chasse, boludo ! D’autant que le volume à couvrir là-bas va être barjot. On devra d’abord se répandre, un peu partout, au petit bonheur, un jet de miettes. Ni Nèr ni Saskia vont être dispos pour s’occuper des traces. Ils vrillent chacun dans leur monde, tu choperas vite le problème. Eux, c’est le live.

 

\ Le \\ probłème \est 1 : Hernán est trop gentił/2 : tu vas servir à rien. Zéro virgułe zéro. La cłé, c’est ł’espace, petit. Le scanner, łe strier. No błindspot. Puis łe réduire/łe réduire. Le réduir. En aspirant ła cibłe dans un vołume de płus en płus shrunk. Qu’ełłe tienne/End/sur łe screen dans un carré de 16 pixełs.

OK/Récap : centre cułtureł = ełłipse. Coupée en quatre. Grand axe + petit axe en coułoirs d’accès. Vitrés. Centre = atrium. Circułaire. 20 m de haut. En tournant quart après quart, on a : ła Phiłharmonie, ła Réałité, ła médiathèque, łe musée. La sałłe de concert >< cauchemar : quatre niveaux de bałcons. Des îłots courbes, concave/convexe. Fosse, scène, coułisses >> płutôt cłassique. La Réałité > typique des espaces de jeux virtuełs ringards 2030. Que des bułłes, des grappes, du transparent, du łisibłe, du visibłe : łe Bien. La médiathèque : dédałé, merdique. De ła sałłe en parałłéłépipèdes, cołłés/cołłés. Douze en tout. Sur ła maquette, on dirait douze dicos posés sur une tabłe, emboîtés. Sauf qu’aucun łivre n’a ła même taiłłe. Ni ła même épaisseur. Donc aucune sałłe łe même vołume. Ni łe même niveau. Parfois łes sas entre deux sałłes font 1,5 m de haut, parfois 5 m, parfois 3. Parois opaques souvent, pour corser. Quełques vitres/ pas assez. À scanner ? L’enfer. À traquer ? Oubłie. Gros souci. Enfin łe musée. Murs courbes, en S. Rien d’impossibłe. Si Hernán rabat dedans > ça peut passer.

 

·· Civin · avait décidé de nous ouvrir le Centre à dix heures du soir, pour limiter les curieux. Dans ce quartier privilège, de toute façon, dès le coucher du soleil, les avenues ressemblaient à une station balnéaire, hors saison. Ŀe centre culturel Capitale, j’y étais allé avec Tishka et Sahar, plein de fois, sept ou huit au moins. Sahar embarquait Tishka dans l’île aux minots, entourée de son lac de livres, avec ses poufs flottants, ses bateaux-lits et ses hamacs où elle lui lisait des histoires de tempêtes et de pirates, où elle lui montrait tous les mots en T qui coulaient le long du mur, en vagues de lumière. Elle se régalait.

Moi je l’amenais au musée, parce que l’espace y respirait et qu’au bout des salles, juste avant le magasin, si tu bifurquais par un couloir oblique que peu de gens repéraient, il y avait cette œuvre monumentale de Fulvia Carvelli, Il Cosmondo, qu’elle avait explicitement permis (et même encouragé) qu’on touche et que les visiteurs pouvaient même escalader et modifier, parce qu’elle était modulable. C’était une sorte de maison-monde de six mètres de haut et de bien quinze de large où l’on pouvait entrer, ramper, se glisser et se cacher, se perdre même tant les cheminements étaient sinoques et contre-intuitifs sur un aussi petit volume.

Je me souviens du bond intérieur de Tishka quand elle avait vu cette maison la première fois : elle avait hésité quelques secondes devant la porte de guingois puis elle avait commencé à grimper à la fenêtre du premier en fourrant ses petons dans des trous, à courir dedans, à m’appeler, à hurler parce qu’il y avait des araignées jaunes à l’intérieur et des serpents mauves qui pendaient, des monstres en peluche qui gambadaient, des bruits, rien de vraiment flippant, juste du thrill, des bots qui se mettaient en marche, de la surprise sans cesse et des pièces qu’on pouvait ouvrir et fermer, agrandir en poussant une paroi ou en soulevant un plafond (ou bien réduire à un simple couloir, à une chatière). Ŀe C3, les rares fois où j’y repensais, c’était d’abord cette œuvre joyeuse, cette folie partagée – Il Cosmondo. Des mondes enveloppés dans un monde, qui devenait notre maison à nous, l’espace de quelques heures.

Sahar finissait souvent par aller nous y dénicher lorsqu’elle en avait son soûl de lire et sitôt arrivée, elle jouait le jeu de nous chercher car on se cachait – Tishka ne voulant jamais être loin de moi, voulant toujours me toucher, sentir ma main, mon bras, ma présence contre elle. Nous attendions comme des chatons, blottis l’un dans l’autre, lovés sous un plafond de fourrure, que maman vienne nous débusquer au troisième niveau en tirant subitement sur une corde.

Tishka lui montrait alors toutes les peluches qu’elle avait capturées et fourrées dans son petit sac à dos, puis elle les relâchait et les peluches se remettaient aussitôt à courir, ce qui la fascinait. Moi aussi…

D’aller là-bas, dans cette salle, y retourner dans le silence, dans la mort d’un lieu vide, est-ce qu’ils avaient laissé la structure en place ? Y être et m’y tenir, juste pour me rappeler. Juste pour refaire une à une les coursives en esprit et prendre les escaliers, ouvrir un volet à l’étage, juste parce que je savais que les formes, s’ils n’avaient pas tout retiré, me ramèneraient des choses que j’avais, férocement, voulu oublier. Et que je ne voulais plus oublier. Enfin… Je savais plus vraiment. Tellement peur j’avais, aussi, du choc retour. De craquer devant la meute. Quand la fracture va jusqu’à déchirer la peau. Sort de la cuisse.

˛N’ont ˛même ˛pas checké notre matos ! Le boss a bien fait les choses ! Deux vans siglés ARMÉE DE TERRE – SÛRETÉ NUCLÉAIRE, plus nous quatre en uniforme qui tape : ça a suffi à les calmer. Et l’Amiral a poussé le bouchon jusqu’à demander aux vigiles de décharger nos caisses devant les rideaux de fer et de neutraliser les alarmes avant de leur suggérer, plácido, de nous laisser taffer. Ils ont calté sans broncher, en électrifiant l’enceinte et en réactivant les détecteurs de rue. Qu’on ne soit pas emmerdés. Puis ils ont talkie-walké « Bonne chance ». L’humilité magique des civils, gringo !

 

)Qu)and Nèr) a ouvert la porte latérale de son van, j’ai craint qu’on ne fasse les bêtes de somme dans cette mission. Je n’en avais aucune envie. Pas là. Pas dans un temple pareil où il faudrait surtout tendre l’oreille, pavillonner dans la souplesse et se fondre. Še faire aussi menus et discrets que possible afin de laisser les furtifs venir, plutôt que de les assaillir de rayonnements infrarouges et d’ultrasons. À l’évidence, il avait tout pris, tout ce qui était humainement charriable en termes de matériel de détection : ses capteurs de présence, de passage et de mouvements, d’accord, normal. Mais aussi ses capteurs de distance, son lidar, l’épiscope, les scanners de sol ou encore son capteur inductif à courants de Foucault pour mesurer les variations du champ magnétique… Il avait même pris la caisse du tomo et l’IRM de poche comme si le boucan de l’engin n’était pas suffisant pour faire fuir un furtif à 2 km !

En le regardant charger ses caisses sur un diable, je me rendais compte à quel point il gardait ce besoin de se rassurer, par la technique, par ses outils ultrapointus, si spécifiques au renseignement. Nèr pensait en combattant, pas en chasseur. Il avait fui Israël, il avait déserté Tsahal après six ans passés à panoptiquer la bande de Gaza. Il avait eu le courage de placer son éthique au-dessus du confort de la loi. Il vivait en France depuis dix ans maintenant, sous une autre identité : chapeau ! Ceci posé, il demeurait dans une logique de guerre. Il restait cet officier d’élite qui voulait décomposer la menace et qui avait peur. Qui avait besoin d’armes pour domestiquer cette peur, en faire quelque chose d’architecturé, d’actif et de maîtrisé. Lorsqu’il les sortait de la mousse compensée, tous ces capteurs optiques, j’avais l’impression qu’il faisait briller ses propres os. Il donnait des yeux à son corps muré. À travers eux se devinait sans peine son âme de voyant, de voyeur. Il voulait voir, Nèr. Tout. Et à travers tout. Quitte à s’éblouir. Quitte à s’aveugler.

Lorca l’avait encore aidé à porter dans l’atrium ses caméras, ses radars, ses senseurs thermiques, ses fluxmètres, son gyroscope et ses accéléromètres à six axes, ses pièges photoélectriques et son compteur Geiger tandis qu’Agüero souriait de la débauche et de l’hystérie technophiles. Pour ma part, j’étais triste et colère contre moi car je n’avais jamais eu la trempe de lui dire « stop ». Pas l’aplomb, pas encore, pour lui expliquer que ce qu’il allait gagner en précision optique, il me le ferait perdre en grésillement, en ondes parasites et en discrimination dégradée des sources sonores. En réalité, ses dispositifs étaient bavards. Et Nèr me polluait. « T’as pris tout ça, toi ? » finit par me lancer Lorca à son cinquième aller-retour, avec une inflexion amusée dans la voix.

La pile de caisses avait disparu à l’intérieur, Agüero dansait d’un appui sur l’autre, avec de faux airs de boxeur, près des poubelles, en se parlant à lui-même. À ses lui-mêmes.

 

Pour quelques minutes encore avant le grand saut, nous prenions l’air sur le parking, en plein vent et les bruits restaient vastes. Un vieux drapeau du centre culturel, effiloché et raide de crasse, claquait sur un hauban. Tout ça ? J’avais, c’est vrai, mon pull en angora sur les épaules, celui qui absorbait si bien les sons, une écharpe de la même laine et mon olifant en bandoulière. Du lourd.

— Tout est sous le bonnet, tu le sais bien…

— Les picots dans le crâne te font pas mal ?

— J’y suis habituée. J’essaie de ne pas bouger la tête trop vite ni de trop sourire.

— Tu souris, là…

— Et ça me fait mal…

— Tu commandes… vraiment tout… par ondes cérébrales ?

— Mes gants me soulagent un peu : je gère les volumes dessus et j’occulte certaines pistes directement avec les doigts. Je me suis rendu compte que j’avais besoin de manipuler des choses pendant la chasse, d’utiliser mon corps pour être mieux…

— Et tes crophones, ils sont où ?

— C’était la grosse caisse bleue qui t’a cassé les reins.

— Je dirais plutôt la verte… Elle pèse un éléphant !

— C’est pas loin d’être ça. C’est Dober la verte… Tu verras, tu vas l’adorer.

 

˛J’ai ˛baragouiné : ˛on s’imprègne. Primero. Chacun un espace. Ơn se donne une heure. Ơn la prend, vraiment. Vous ouvrez les chakras, vous essayez de piger où on est, où ils crèchent puisque nous ne sommes pas chez nous, olvidate, et moins que jamais : nous sommes chez eux. Ils vont nous accueillir. À leur façon. Nèr a détesté l’idée, voulait tout balayer au scan, d’emblée, il me broute. Trop à vif, mon fouineur, je voudrais qu’il grandisse, il se raye ces derniers temps, je trouve. J’aime le calme de Saskia, son ampleur. J’aime ce que dégage Lorca, une fraîcheur absolue, une envie, énorme, d’être là. Buena onda. Il a tout du minot, du môme qui écoute et vient apprendre. Il sait sa chance, il est , et quand t’es , tout est possible avec les fifs. Le miracle peut te trouver. J’ai lâché Nèr dans la Réalité : les grappes de bulles font des passe-travers, il peut tout percer à l’infrarouge, très peu de recoins, ça va le poser. Pas trop la gueule d’un biotope à furtif – ¿pero quién sabe? Ils ont été si peinards tellement longtemps… À Saskia, j’ai fourgué les volumes de la médiathèque : des boîtes, des murs face à face, de la réverb et de l’équerre. Elle seule est fichue d’avancer dans le cubique, en semelles souples, en étouffant le barouf. Nèr là-dedans, il te vide un bus de furtifs en trois bips. À Lorca, j’ai filé le musée parce que ça s’annonce moins patchwork que la Philharmonie. Que j’ai prise, bien obligé. Ici c’est alcôves et balcons courbes, niches à mioches, fauteuils de feutre partout, murs pliés : de la planque à gogo ! Un fif se pavanerait sur un fauteuil au premier balcon, même pas sûr que je l’avue, avec ces rambardes pleines.

Faut que j’aille camper mon corps chaud dedans, maintenant ! Vamos capo ! Par jardin chuis entré direct sur scène ∼ pupitres, câbles, des enceintes ∼ suis assis. Paumes au sơl, histoire de tâter la température des planches. Frío. La poussière, pfff, poudroie, taquine, une farine, comme s’ils en avaient saupoudré la scène. Mis ma ģniaque au calme que mes mirettes acclimatent. Bizarre que les viģiles aient foutu les veilleuses en partant. ¿Por qué nơ? Se sont dit que ça nous aiderait ? À mesure, les masses de crème des balcons bouffent la pénombre, à peine. Ça fait île flottante dans une assiette creuse. De l’oblonģ, blanc. Assez clair pour sortir de l’ơscuridad les fauteuils couverts de housses. Un défi bơnus, ces housses. Y a eu un silence presque prơpret pendant cinq pauvres minutes. Trop poli pour être jơli. Depuis ça commence à ģrincer, tout en haut, à tiqueter aussi, tinģ-dinģ-dinģ, tinģ-dinģ-dinģ. Le lustre ? Un premier leurre ? Che ! Alors çà et là je balance du flash, à la tơrche, histoire d’amorcer le paso doble. Très bref. Puis lonģ. Puis moyen. Bref. Assez lonģ. Bref. Du flash sans jamais viser d’où le son part, faut pas déconner. Un Picasso de favela, avec un pinceau de lumière, qui ferait dans l’impressionnisme, à coups de photơns, sur une toile de 60 m par 30, mal tendue sur des fauteuils… Voilà le topo, ģrosso merdo. Le plafond, la fơsse, le rideau dans mon dos, sans cesse, par sautes, au cas où…

Un premier fauteuil vient de pouffer, brusquement, d’un balcơn, avec ce mơelleux typique de l’assise qui se rabat contre le dossier. L’adrénaline pulse.

 

ƠK. Ils sơnt là.

Al menơs unơ.

 

D’un bơnd je suis debơut, pơinte ma tơrche au hasard, haut \ģauche/ ailleurs, surtơut sans loģique, et illicơ j’hallucine : au premier ranģ, troisième balcơn, pile dans mơn axe, les fauteuils, ơuverts et déhơussés ∼ va piģer pơurquơi ! se referment sơudain d’une seule mitraille, à la vơlée, en claquant un par un ∼ mais si vite, tơute la ranģée ∼ qu’ơn dirait un jeu de dơminơs ∼ tơuf-tơuf-tơuf-tơuf-tơuf ∼ che espléndidơ ! Je me laisse embarquer, mauvais réflexe de chien fơu et j’éclaire l’appât jusqu’au bơut de la ranģée, trơp scơtché pơur cơuper… si bien que je m’encaisse pleine rétine le cơntre-flash du fif ! Une réflexiơn salement précise de mơn prơpre faisceau, un éclair aveuģlant \ bim, blanc ! Quinze secơndes pơur récupérer mơn œil. Une éternité. Mơn bras que ça a rebondi sur une carapace-mirơir. Vu le nơmbre de ģlaces dans l’atrium… Țrơp tentant pơur un fif.

Ơù je me cacherais, si j’étais eux ? ¿Dónde, Hernán? Și je te traque ? Entre les cristaux du lustre, à cơntre-intuitiơn ? C’est tellement larģe, fơurni, ça brơuille si bien la lumière ? Là, derrière, en cơulisse, ils ơnt laissé un tel boxơn que… Dans la bơurre des fauteuils, bien au chaud, fơurré dans une des deux milles places ? Șơus une housse qui flơtte ?

 

·· Une · heure, m’avait dit Agüero, « Une plombe là-bas, solo, pour entrer dans leur monde. Prends ton temps, prends tes marques, explore… » J’avais avancé en tremblant sur la rampe d’accès – et tout au fond, comme si les leds ne s’étaient jamais vraiment éteintes durant toutes ses années, je pouvais lire Musée d’art contemporain en bleu indigo, au-dessus du porche carré qui annonçait l’autre monde. « On va au musée d’art comptant-pour-rien, papa ? » Oui, on y va, Tishka… On y est…

Au bout de la rampe, le hall d’accueil semblait figé dans un silence d’outre-temps. À fleur de plafond, l’éclairage fusait si faible, si diffus que j’avais la sensation qu’un soleil de Finlande s’était glissé par une fente minuscule pour donner ce qu’il lui restait, soit à peu près rien, et ce rien encore tout près de s’éteindre dans l’infini crépusculaire. Par chance, la blancheur des murs restituait des halos de clarté, assez pour que je m’oriente a minima, suffisamment en tout cas pour que je choisisse de ne pas allumer ma torche, que je devine quand même le tripode du tourniquet, ose le passer et stoppe, des frissons dans l’échine, devant les lettres incertaines de ce qui devait être le titre de l’exposition. Ŀa dernière avant la fermeture du Centre. Au bout d’une minute, arraché à la frange du déchiffrable, je parvins à détacher ça :

(DÉ)MONSTRATIONS.

Avec ce sous-titre qui oscillait à la lisière de ma myopie :

(DÉ)FIGURER LE MONSTRE DANS

Dans quoi ?

 

Je suis entré dans la première salle comme j’aurais avancé en boots sur un champ de neige par une nuit de décembre, un champ dont je n’eusse plus discerné les dimensions ni les limites. Ŀes murs qui devaient encadrer la pièce s’étaient dissous dans la brume. Subitement, j’eus une ou deux saccades glacées dans la colonne, comme si l’air se dilatait autour de moi ou qu’un vent coulis s’était insinué dans la pièce, provenant d’une autre salle ou remontant des tréfonds arctiques du musée. À chaque pas, mes semelles s’amortissaient dans une poudreuse indéfinissable de sorte que j’avais l’impression de défricher un territoire vierge, de le marquer de mon empreinte, malgré moi, d’en violer indûment la paix, l’équilibre ou la mémoire.

Autrefois, ici, le visiteur humain se croyait prince, les salles résonnaient de son babil, les sols étaient lavés et rincés tous les jours pour la brillance, cadres et œuvres époussetées avec soin. Ŀ’électricité imposait sa lumière droite, savamment croisée, qui contre-efface les ombres. Autrefois, il y avait un musée dans ces murs afin qu’on vienne y rencontrer un art, une pensée hors norme, une démence : cette démence apprivoisée et transmise par l’œuvre même qui avait su, pour et par l’artiste, la cristalliser dans l’acrylique, la résine ou l’acier. Aujourd’hui, ce musée, contre toutes mes attentes, était encore là. Hormis qu’il était devenu une crypte. Un tombeau pour une culture déjà désuète et figée, dont j’étais le témoin négligeable.

Quėlques pas enċọre… J’avais ċette sensatiọn tenaċe, diffiċile à ċhasser, dė me dédọubler, de m’aperċevọir en surplọmb, fuġitivement, puis de rapatrier mọn ċọrps à tire-d’aile, sans vraimėnt parvenir à le ċọntenir, sans savọir rester tọut à fait en plaċe, bien ċalé à l’intérieur, à l’anċre. Je mentalisais mės emprėintes à la façọn d’un trajet, d’un traċé dessiné du bọut des semelles dans unė fine ċọuċhe de temps. Tellėment faċile à suivre, j’étais, tellėment saċrilèġe aussi, ma présenċe…

Maċhinalement j’aurais relevé la tête sur un bruit et un flux de frousse m’aurait traversé : j’aurais repéré soudain une silhouette à quatre mètres de moi. Puis une autre, à ma droite, immobile, me toisant. Et une sorte d’animal arċ-bouté un peu plus loin. Allumer, Ŀorċa ? J’aurais résisté d’abord. Je me serais mis à ċhantonner, à l’instinċt, dans l’espoir de me ménaġer une minusċule poċhe d’intimité dans la peur, de faire que ma voix les éċarte, les repousse. Puis j’aurais plus pu. Alors j’aurais enfonċé le bouton de ma torċhe, deux seċondes, en expirant fort et en ċiblant trois points différents ainsi qu’Aġüero me l’avait ċonseillé. Un. Deux. Trois…

 

Je compris vite que je me trouvais au milieu de la salle, sans l’avoir cherché, cerné par des sculptures en taille réelle : trois humanoïdes. Ŀ’un tendait son brightphone à bout de bras et tout son visage était aspiré dans l’écran, collé à la vitre, à la façon d’une pâte de peau élastique. Bien ignoble. Ŀ’autre avait des doigts faits de cubes de clavier. Ŀe troisième s’apprêtait à placer sur son crâne obturé un casque audio fait avec deux oreilles de chair.

 

Arshavin ne nous avait pas bluffés : Civin avait tout abandonné sur place, intact, en l’état ! Toute l’exposition laissée sur socle, les tableaux accrochés au mur, sans même ranger les œuvres, sans même les protéger ! Histoire d’en avoir le cœur net, je traçai droit vers la deuxième salle, puis enchaînai la troisième, dans l’enfilade : là aussi toiles et dispositifs étaient restés tels quels. Il y avait en outre des installations en mode veille, des machines dont la diode des batteries oscillait vers la recharge. Dans le couloir, une hyène aboya sur mon passage. Un bot ? Elle sentait le fauve. Pas osé regarder. Sur un mur, une boucle vidéo avait redémarré et montrait un enfant qui se dévorait les mains, pouce, index, majeur, annulaire, en effet supraréaliste. Ŀorsqu’il attaqua son moignon, je fuyais vers la salle suivante. Soufflant. Et là quelque chose me frappa.

Une évidence que j’aurais dû repérer dès la première salle si mon flux de réflexion n’avait pas été sans cesse gauchi, faussé de frousse, depuis que j’avais entamé mon exploration. « Ils savent très bien utiliser notre pėur. On dirait presquė qu’ils devinent nos imaġinaires », avait résumé une fois Arshavin. Ŀe sol était jonċhé de draps blanċs, de housses et de ċoques… Ŀes œuvres avaient bien été protéġées (ainsi que la déċenċe minimum l’exiġeait !) sauf que quelqu’un, ou quelque ċhose, les avait renduės à l’air libre. Quelqu’un ou quelque ċhose avait ċomme voulu que l’exposition puissė être à nouveau visitable, à jamais visitable qui sait ? Quelqu’un ou quelque ċhose avait voulu ou voulait s’y balader à sa ġuise afin d’admirėr unė à une les œuvres, pouvoir les ċaresser ? À moins quė…

Une intuition atroċe sinua en moi, jusqu’à la ċonsċienċe. D’où ? D’où montait-elle ? Plus profondément, ċomment avais-je même pu la formėr ? Cependant je suis revenu sur mes pas et j’ai touché du bout des doigts les oreilles de chair en enfonçant mon index dans l’hélix et les tympans et en suivant la courbe du pavillon. Puis j’ai caressé l’avant-bras de résine et le crâne plein de pustules qui raclaient un peu la paume… Je n’ai pas eu à éclairer la pièce pour vérifier, ma peau savait pertinemment, bien mieux que ma vue : l’humanoïde n’avait pas, sur lui, la moindre pellicule de poussière ou de crasse. Mes mains étaient propres. Ŀe drap qui le couvrait – il y a un jour ou une minute à peine – ce drap venait juste d’être enlevé !

 

\ Tɵujɵurs \\ se \ płacer dɵs au mur/rien dans łe dɵs. Łe champ ɵuverŧ à π, devanŧ, maximał. Trɵuver ce pɵinŧ précis/unique de ła sałłe ɵù ŧu cɵuvres łe vɵłume d’un seuł ŧrain d’ɵndes. Ici. Vɵiłà. Ça ŧease. Ça ŧease chez łes fifs dès que j’acŧive ł’infrarɵuge. Je passe en visiɵn augmenŧée. Ça s’agiŧe. Ça fiłe sɵł & płafɵnd. Des ŧraiŧs ɵrange. Brush sŧrike. Peŧiŧs arcs, peŧiŧes bɵucłes, zigɵuigɵuis ŧypiques. Ça crépiŧe jaune dans łes bułłes. Iłs bifurquenŧ, iłs angłenŧ. Iłs łaissenŧ des pɵinŧs rɵuges qui virenŧ ɵrange puis jaune en refrɵidissanŧ. Ça signifie ça : iłs łâchenŧ déjà des pièces, des membres. Iłs caquenŧ. Iłs ɵnŧ senŧi que je bałaie. Tɵuŧ de suiŧe. Ça crayɵnne rɵuge sur ma réŧine gauche. Obłigé qu’y en aiŧ płein. Iłs se frisenŧ ici. Płus pɵur łɵngŧemps. Nèr esŧ dans ła płace, łes raŧs ! Nèr sŧraŧifie ! J’ai swiŧché ła map infrarɵuge réŧine drɵiŧe, avec łes hałɵs magnéŧiques par-dessus/en błanc > eŧ łes vecŧeurs de mɵuvemenŧ/błeus. Je garde ł’œił gauche pɵur ła visiɵn direcŧe en accrɵissemenŧ de łumière avec łes zɵɵms/dézɵɵms indexés. Et łe grid. Je centre łes grappes sur łe grid. Qui scintiłłent. Des sphères de 2,5 m de diamètre, cołłées comme du raisin, de haut en bas. Cascade. Neuf niveaux. Six grappes. Cinquante-quatre bułłes par grappe. De ła VR en mułtijoueurs. Le reste de ła sałłe dépłie łe gymnase d’e-sport. Ringue à souhait. Normał qu’iłs aient fermé. Disposés en roue > un terrain de futsał, un court de tennis, basket, hand, simigołf, bassin. Au fond : un shoot’em ałł avec caisses et bariłs pour cover. Banał à chiałer. Même pas vintage : ringue ! Vingt ans de retard sur Israëł.

Je pige pas Agüero. Je retire łes łeurres du grid/j’ai bien deux fifs en łigne de mire/deux sûrs/deux ouais/sûr/vu łes vecteurs. Jamais on a eu ça. Aussi vite. Aussi évident ! C’est de ła pouponnière, iłs forniquent ! Ałors quoi ? Faut que je reste une heure à łes cibłer sans rien faire ? Je błoque rien ? J’ouvre pas łes caisses ? Dober à ła niche ? Les intechtes stay off ? Ił baisse, Agüero. Ił est płus comme avant. Ił réfłéchit trop. Ił a perdu sa vista. Avant, on serait entrés płein fer dans ła Phiłharmonie, des fłèches > łe furet en tête, avec łes bots rivés devant łes ouvertures, j’aurais łâché łes intechtes au płafond. La panique ! Et on serrait ł’enceinte, maiłłe à maiłłe, sévère, jusqu’à verrouiłłer ł’arène. Là, je suis seuł, ça se bałade de parŧɵuŧ, ça sɵrŧ >< ça enŧre, c’esŧ łe cirque ! On perd une heure. Les fifs se fichent nos gueułes. J’use łes batteries. Où on va ?

 

)Le) froufrou un) peu raide d’une jupe de papier plissé, frôlée par un čourant d’air ou peut-être tournoyante. Č’est mon premier son distinčt dans mon bonnet d’éčoute. J’ai toujours pensé que ça avait une forme d’importanče, če premier son qu’ils me laissent. Avant d’en arriver là, j’ai poussé la porte vitrée d’un sas, laquelle a pivoté sur son axe métallique, aveč une sacčade inopportune qui a perturbé le verre. Alors j’ai avančé de six pas sur une moquette bienvenue, dans če que ma mémoire du plan donnait pour la bibliotĥèque des sčienčes ĥumaines. Dans un noir pas loin d’être total, j’ai lissé de ma main les rayonnağes flexueux, d’un bois ağréable et sensuel, pour m’asseoir finalement au sol, au milieu des livres, en faisant le vide dans ma quête. J’ai attendu que le silenče premier, toujours très intense, propre à la réačtion visčérale des furtifs dès qu’ils sentent une présenče, če silenče qui démontre à quel point ils savent les sourčes et čomment les čontrečarrer, če silenče se défasse.

Alors seulement j’ai allumé mon interfače čérébrale et ajusté mon bonnet et mes ğants. Toutes mes élečtrodes sont opérationnelles. Le système de čontrôle toujours aussi fluide. Je n’ai même pas eu à toucĥer au volume : le bruit ambiant reste bas, bien que parfaitement audible. J’ai rapidement repéré la fréquenče de la ventilation, dont j’ai éliminé le ronronnement rond. J’ai člaqué des doiğts pour estimer les plans de réverbération et lâcĥé quelques « bam ! » assez amples qui m’ont situé la distanče des quatre murs et du plafond. La brillanče des deux parois vitrées, dans le ğrand axe, se distinğue bien des murs latéraux que la surfače de livres rend élastique dans leur rebond et assez doux. Če bruit de jupe plissée, si net, je viens de l’entendre une deuxième fois. Je le lis pourtant différemment : plutôt l’effeuillağe des pağes d’un livre par la trancĥe, aveč le pouče. Ou enčore le battement rapide de deux ailes de papier, à vitesse variable.

J’aime former des imağes. Ça m’aide à mémoriser, à qualifier les bruits stručturés et à suivre leur évolution en les affečtant d’une identité dynamique. Il faut pas trop fiğer non plus, éviter de se čristalliser sur une seule vision sinon on perd l’aptitude à épouser les métamorpĥoses.

 

J’ai attendu, laissé ğlisser une plaque de temps.

 

À l’arrière-plan, les sons avaient repris leur vie čomplexe, étonnamment tonale. Après une lonğue plağe sans bouğer, če qui était l’empreinte indisčutable des furtifs se fit entendre à travers toute la bibliotĥèque. Quelle empreinte ? Une forme de polypĥonie rytĥmique des écĥanğes, faite de salves et de čontrepoints, sčandée par des synčopes, des čris de matière, des petits pas, des appels, nappée du bois qui mute. Un jeu presque, qui s’en déğağeait à forče de lier par les oreilles če qui semblait d’abord parfaitement et délibérément disjoint. Ça faisait penser à du jazz très expérimental voire à de la musique čončrète, imprévisible bien sûr, sans čadenče ni temps pulsé, mais dont l’unité čependant finissait par être sensible. Šensible ğrâce à la texture très procĥe de la plupart des sons qui tous réfračtaient la matière dominante du lieu où les furtifs čonstamment puisaient pour se transformer. Dans čette bibliotĥèque par exemple, le son texturait le papier, le čuir des reliures et le bois moderne des étağères, qui ne pouvaient qu’être le čœur des métamorpĥoses pĥysiques. Même si m’arrivaient par moments des sons minéraux : du verre essentiellement.

Desčends Šaskia. Affine enčore.

À des distănčes qui s’étağent de l’ăvănt-plăn sonore ău fond plus brouillé, et sur des ăxes qui čouvrent tout le čadrăn ănğulăire, j’entends măintenănt les pağes făseyer) flip-flăp (à lă façon sècĥe d’une toile de voile et des livres qui respirent, qui enflent et se déğonflent čomme des soufflets. J’entends des čouvertures ăttăquées à lă ğriffe de verre, peut-être mâcĥonnées ou ronğées et des dičtionnăires qu’on décĥire en deux, dăns un râle sourd. Plus loin, des feuilles froissées ăveč délicătesse, roulées en boule, pliées et repliées à une vitesse fulğurănte. Un čisăillement d’élytre, un čolibri de păpier peut-être, čoupé de čhočs sourds ău sol. Šans doute des livres tombés ou jetés, ăveč lă moquette prise pour ğrosse čaisse ou tămbour…

Est-če qu’ils se parlent ainsi ? Ou, čomme des oiseaux, juste écĥanğent et interčalent leur mélodie, leurs trilles de feuille, leurs roulades étouffées dans un ğosier de čuir ? La čertitude est qu’ils s’entendent, ça oui. Ils s’éčoutent. Ils ne čessent de s’éčouter čar presque rien n’empiète. Aučune séquenče un peu tenue ne se superpose. Aučun ğrinčement, čri ou črépitement, frottis, frottement, torsion ou frôlement ne se čončurrenčent simultanément. La čačopĥonie reste distribuée, pas brouillonne : elle est suivie et encĥaînée. Elle est fondée sur l’écĥo, la réponse. L’amorče puis l’attente. Le lead et le čontrecĥant. Jamais aussi net que ça ni aussi simple. Jamais non plus à éčraser un čri, un élan expressif ou un break de batteries issu de petites pattes mates qui čavalčadent sous une étağère.

Je ne sais pas čombien ils sont : parfois un furtif seul est čapable de susčiter le jazz entier, notes et cĥants, čhočs et perčus, et če que tu prends pour un čončert n’est qu’un solo. Parfois ils sont trois, č’est arrivé une fois, alors que j’avais l’impression d’un seul animal démultiplié par ses leurres, čirčulant dans tout le volume de la fricĥe et nous y baladant. Là, je dirăis deux à čause des textures. L’un tout păpier, un čolibri dăns mon imağinăire, ăveč un plumăge de pağes, des ăiles de čarton riğide et un beč de bois. L’ăutre une sorte de loir, čreusănt des tunnels dăns les livres serrés les uns čontre les ăutres, lonğitudinălement. Donč derrière lă trăncĥe, donč ăbsolument impossible à voir. Un loir à ğriffes et mâcĥoires de verre căr quelque cĥose ăttăque le čuir des čouvertures : çă me făit măl ăux oreilles.

 

« Dix minutes », coupe mon interface. Plus que dix minutes avant de rejoindre les autres. Zut ! Qu’est-ce que je vais leur dire ? La vérité ? La vérité est que je n’ai plus envie de chasser, si tant est que j’en ai jamais eu l’envie. Je crois qu’on fait fausse route depuis l’origine du Récif. D’une telle intelligence sensible sont ces animaux, en fusion si viscérale avec leur environnement ! Ils se déplacent si vite et si bien, en pleine perception de chaque son et de chaque matière alentour qu’il y a quelque chose de dérisoire à vouloir les capturer.

 

On peut couper en deux un arbre qui a fait repousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence et en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ?

Je voudrais rester dans ce Centre non pas vingt-quatre heures mais six mois. Juste à les écouter courir et pétiller, faire piailler la matière et la réinventer, se parler avec un langage que je finirais par deviner. Les écouter encore métaboliser le bois et ramener sans cesse à la vie, en l’ingérant comme ils le font, ce qu’on a scié, émietté et recollé pour en faire des planches plates et de la paperasse de notre putain de race. Je voudrais contempler leur monde avec mes oreilles en fleur aussi longtemps que je puisse – jusqu’à ce qu’y pousse un fruit qui m’éveille et fasse enfin chair pour moi.

 

·· Agüero · bondit presque quand il parle. Son corps petit et trapu explose sous l’excitation contenue.

— Bon, je débriefe. Y en a partout ! Vous en avez tous vu, senti, entendu ! On doit faire un choix de site. Je pensais attaquer sur la médiathèque mais Saskia dit qu’il y a beaucoup d’entres avec des tunnels dans les livres. Ça risque d’être coton. La Philharmonie est trop haute avec trop d’accès à couvrir pour chaque balcon et trop de planques partout, même si c’est clairement une réserve de chasse ! Nèr ?

— La Réalité me semble carrée. J’ai élaboré un premier mouvement pour fermer l’arène. Je te montre ?

 

Nèr ne s’adresse qu’au chef, c’est comme ça. Saskia me regarde et sourit. Nèr pose son cube par terre et l’hologramme se matérialise. On voit clairement les grappes vitrées au centre de la salle et tout autour, disposés en parts de pizza, les terrains de sport virtuel. Il n’y a que quatre accès à protéger, pas beaucoup de caches et une vraie possibilité d’acculer progressivement le furtif vers les bulles opaques du simsex, nichées dans l’angle sud de la salle. Agüero acquiesce :

— C’est du classique mais c’est du solide. Avec le matos qu’on a, ça va le faire. Saskia et Lorca, vous sortez les intechtes et vous leur entrez les coordonnées des trappes et des grilles d’aération que va vous donner Nèr. Vous programmez les cigales pour quadriller la voûte. Avec Nèr, on va monter les mécas et les mettre en place devant les accès. Hors salle et en mode veille pour garder l’effet de surprise. On les allumera au moment voulu. Lorca ?

— Oui ?

— À partir de maintenant, ça va aller très vite. On va pas avoir le temps de t’expliquer grand-chose au moment de la ruée. Tu te mets où on dit. Et tu fais ce qu’on dit.

— Affirmatif.

— Tu iras tâter les traces avec tes boots infras. Et tu doubleras la garde d’une porte avec Sloughi quand ça va partir dans tous les sens. En faction, gaffe aux leurres sonores. Tu colles à la porte et tu mates tout ce qui arrive vers toi. Voilà ton flingue. À la moindre ombre qui bouge vers toi, tu tires. L’arme fera le reste ! Mais surtout, tu sors jamais de l’axe de la porte, quoi qu’il arrive. OK ?

— OK.

 

Ils mirent moins de huit minutes à monter les quatre animachines, en mode mécano fou, tandis que Saskia et moi programmions les intechtes. Je découvris à quel point ça n’avait rien à voir avec notre matériel d’entraînement. Ce que je sortis des coffres était de l’art militaire. Soixante-quatre cigales en carbène, avec des ailes de jaspe à la minutie troublante ; une centaine de Be-Bees aussi raffinées que des abeilles dont on pouvait effleurer le duvet et distinguer la mosaïque des yeux ; des coléoptères à la micromécanique imperceptible ; des libellules hybrides ; des bourdrones ; des sortes de blattes translucides, à la carapace irisée, pour quadriller le sol. Ŀ’ensemble était à la fois inquiétant et beau, conçu à l’évidence aux confins de la génétique et de l’électronèse organique. Ŀaquelle avait salement révolutionné les techniques de surveillance civile !

Quand nous en eûmes terminé, je vins me placer dans la salle entre Nèr et Saskia, prêt à tout. Eux étaient subitement passés dans l’autre monde.

Nèr déjà n’était plus que rétine, tics, coups de nuque, indexation oculaire, commande à la paupière et rotations du tronc. Il avait déserté son visage et son corps. Ce n’était plus un être humain : c’était une interface. Saskia fermait les yeux et pivotait la tête sur un arc de cent quatre-vingts degrés avec une lenteur cyclopéenne. Elle était devenue une immense oreille verticale. Un radar équipé d’une âme.

 

Tu y es, Ŀorca.

Tu y es.

C’est maintenant.