CHAPITRE 20 Maman'gouste

— Et Lorca, Amiral ?

 

)Ar) shavin éteint) le mur d’infos qu’il suit en non-stop depuis dix jours. Il fait plus proche ces jours-ci des soixante-quinze ans que des soixante-quatre qu’il affiche. J’ai pu mesurer à quel point la mort de Tishka, il l’a vécue comme un échec personnel. Une blessure qui ne se recoud pas. Bien au-delà de ce que j’aurais imaginé. Ša bastide a été aux trois quarts brûlée par des abrutis spécistes. Il a décidé de ne pas partir, de ne toujours pas mettre de portail, de caméras, de barrières. Nulle part. Il a juste ses chiens de race, des oies en liberté, des chèvres à cloche et ses jardiniers dans un étagement de cercles autour de lui qui fonctionne, bon an mal an, à l’image d’un système d’alarme.

— Ils vont le libérer demain. Il en est à onze jours de tests génétiques. Plus les tests mentaux, moteurs, psychiques, athlétiques. Ils l’ont vidé de son sang. Au propre comme au figuré.

— Ils n’ont même pas respecté une minute de deuil…

— Non. Pour Sahar pas plus. Et ils les ont séparés pour les charcuter à quatre cents kilomètres de distance. Ils n’ont permis aucune communication entre eux, aucun échange depuis onze jours. Chacun est obligé d’affronter cette mort seul.

— C’est des méthodes de nazi.

— C’est Gorner. Empathie zéro. Perception strictement clinique du monde. Mais il commence à le payer…

— À le payer ?

— L’opinion est en train de tourner. Les gens ne comprennent plus cet acharnement sur Sahar et Lorca. À leur manière, les réseaux ont fait un travail de fond pour dresser un portrait plus exact. Montrer qui ils sont vraiment. Un couple qui a des convictions bien sûr, mais finalement respectables. Faire croire que Sahar a assassiné délibérément sa fille pour ne pas livrer une arme biologique à la police, comme l’a insinué Gorner les premiers jours… Cette ignominie ne passe plus. Et les médias qui ont relayé l’info sans la vérifier commencent à se venger d’avoir été baladés…

 

Autour de nous dans le salon, ça sent encore très fort le brûlé. Il y a des meubles en merisier à moitié calcinés et des fauteuils qu’Arshavin a préféré couvrir de draps. Et il y a toujours ces photos d’enfants au mur, ses trois filles et… Ulysse. Je me lance. Au point où on en est…

— Pourquoi vous nous avez caché que vous aviez perdu un fils ? Pourquoi avoir attendu dix ans ? On aurait pu vous aider…

Il écrase une longue cigarette dans une petite tour élégante. Il souffle et regarde par la fenêtre :

— Dans ce monde, un secret ne peut rester secret que si on ne le partage pas. Le ministère aurait considéré que je voulais créer le Récif pour retrouver mon fils. Ce qui était vrai… mais seulement en partie.

— Ulysse aurait… Il a… quel âge aujourd’hui ?

— S’il est vivant, il a vingt-deux ans.

— L’âge de Toni ?

— Oui. C’est une coïncidence.

— Vous avez choisi Lorca pour ça ?

— Pour ?

— Parce qu’il avait perdu sa fille… Et qu’il y avait de bonnes chances qu’elle soit partie avec un furtif. Comme Ulysse.

Il recroise ses jambes et se dresse encore.

— Je l’ai su par les enquêtes de routine. Celle que nous faisons pour tout recrutement dans l’armée. Le garçon était intelligent, ouvert. Et surtout il était viscéralement convaincu que sa fille était vivante. C’est pour ça que je l’ai pris. J’ai senti qu’il avait une intuition en lui… une intuition que je n’ai jamais eue pour mon fils. Mon fils, je ne l’ai pas assez écouté, j’étais pris par ma carrière, je croyais qu’un père doit être présent surtout quand l’enfant est grand. La vieille école. Celle de mon propre père. Je n’ai pas cru à ses jeux, à ses histoires de cache-cache. (Il flotte puis se recentre.) Lorca avait la personnalité pour débusquer des pistes qu’aucun de nous au Récif n’avait encore pressenties. Je savais aussi qu’il ne lâcherait pas. Jamais.

— Et vous avez eu raison…

— J’ai surtout eu raison de vous associer tous les deux. Quand tu as démontré que les furtifs communiquaient, nous avons franchi un saut qualitatif majeur. Tout s’est accéléré grâce à toi.

 

Combien d’années vit un furtif ? Ulysse a-t-il pu survivre quinze ans sous une forme hybridée ? Et s’il existe encore, où il se cacherait ? Est-ce qu’il serait resté dans l’environnement proche de son enfance ? Dans cette bastide ? Autour, dans la garrigue ? Est-ce qu’il est mort très tôt ? Et surtout pourquoi Arshavin m’a raconté ça à moi ? À moi seule ? Le lendemain de la mort de Tishka… Il reprend une cigarette et tente de se détendre. Il faut qu’on avance :

— On en est où pour le corps ?

— Légalement, il doit revenir au Récif…

— Légalement Amiral ? Cette police-là s’en fout de la légalité !

— Gorner ne va plus avoir le choix. Les élections sont dans un mois. Il est obligé de faire un geste pour signifier sa grandeur d’âme. De toutes les manières, ils ne vont rien trouver dans la céramique, pas plus que nous. Ils ont déjà confronté une vingtaine d’experts et la conclusion se dessine déjà…

— … Cristallisation à 1 400 oC. Corps inerte. Pas d’ADN. Rien d’organique.

— Donc Gorner a tout intérêt à redonner le corps aux parents. Ça va revaloriser à peu de frais son capital sympathie, lequel n’est, pour le moins, pas exceptionnel, n’est-ce pas ?

 

Il rallume machinalement le flux d’infos. La photo de Tishka, toujours la même jusqu’à la nausée, ouvre un reportage sur la mouvance furtive. 38 % des jeunes voudraient devenir furtifs… Plutôt énorme pour vivre terré toute son existence dans les angles morts de nos villes et finir par se suicider en croisant le regard d’un abruti… Arshavin m’observe à sa façon traversante :

— Et sinon, comment se sent mon oreille d’or ?

— Vide. Inutile. Coupable. Très conne. J’ai l’impression qu’on n’a rien compris de A à Z. Je comprends pas pourquoi Tishka n’a pas fui. Je comprends pas pourquoi elle s’est suicidée alors qu’elle a autant de parties humaines. Tu as vu son visage, ses mains ? Je n’ai pas su protéger Tishka alors que j’étais à cinq mètres. J’ai pas pu protéger Lorca. J’ai pas su protéger Agüero. Je sais même pas où il est !

— Il est en fuite, tu le sais bien. Il va revenir.

— Pourquoi il ne me donne aucun signe de vie ?

— Parce que tu es sous surveillance intégrale H24, Saskia. Sauf dans cette bastide. Enfin j’espère… Parce que s’il revient, la police va en faire son cobaye, comme Lorca, jusqu’à ce qu’ils comprennent pourquoi il peut aller aussi vite, dépasser les cinq minutes en apnée sans aucun entraînement – ils l’ont chronométré lors du combat de la Galère. Et traverser cinquante mètres de feu vif sans apparemment se brûler. Ça questionne, évidemment…

— Pourquoi je peux regarder Agüero sans qu’il fige ?

— Eh bien… je l’ignore. Question de taux d’hybridation, je présume ?

— Est-ce qu’on a des nouvelles de la cellule Cryphe ?

— Christofol a été harcelée par la police, comme prévisible. Elle a fait jouer ses contacts haut placés pour couper court. Elle est venue ici hier. Très calme. Très déterminée. Elle m’a proposé de monter une liste pour les présidentielles.

— Quoi ? Carrément ? Pour quoi faire ?

— Porter la parole furtive. Rassembler les citoyens qui veulent les défendre, développer une cohabitation avec eux. Elle pense que c’est la seule façon d’éviter l’extermination.

— Exterminer quoi ? Faudrait d’abord qu’ils apprennent à les chasser !

— Gorner est plus vicieux que ça. Il se projette plus loin aussi, à mon sens. Nous n’avons pas obtenu l’extinction des pandas en les chassant au fusil. Il a suffi de limiter puis d’éliminer de fait leur habitat possible. Nous les avons tués en terraformant leur environnement. Malgré nous…

— Il veut éliminer les squats, les friches, les îlots libres, c’est ça ? Nettoyer tous les recoins anars ?

— Pas seulement. Ça, ce sera la cerise. Il veut surtout faire passer des lois-cadres sur l’habitat qui rendront tous les logements panoptiques. Au nom de la menace furtive. Des architectures publiques et privées de totale visibilité, de part en part. Éliminer tout angle mort, progressivement. Prôner les vertus de la transparence pour offrir des logements « sains » et hautement « sérénisés », c’est-à-dire surveillés. Dans le moderne, dans l’ancien ; dans les commerces, les entreprises, les avenues… S’assurer par conséquent un contrôle constant et connecté des espaces, pour la sécurité de tous. Et bien entendu pour le confort de son pouvoir. Tel est l’objectif véritable, politique. Christofol l’a compris. Et elle veut en outre éviter un écocide de plus.

— Tu serais prêt à supporter une campagne électorale ? L’exposition que ça implique ? Le cirque ?

— Si ce cirque sauve mes animaux préférés, je peux l’envisager, Saskia, oui…

 

Deux jours plus tard, ils ont relâché Lorca. C’est moi qui ai été le chercher au Policab. Vu son état, j’ai préféré l’emmener chez moi boire une bière. J’ai cru qu’il allait parler, qu’il voudrait parler. J’ai eu du mal à retrouver son visage tant ses joues étaient creusées. Arshavin m’avait dit qu’il refusait de s’alimenter et que le rapport l’avait signalé. J’ai mis de la musique qu’il aime, je lui ai parlé d’Arshavin, de Porquerolles où des Terrestres avaient repris les Mèdes, je l’ai sollicité en douceur… Il n’a pas levé la tête. En désespoir de cause, j’ai allumé un jeu en lui passant une manette. Elle lui est tombée des mains. J’ai fini par le prendre dans mes bras, sans réussir à m’empêcher de pleurer tellement j’étais mal de le voir comme ça. Quand je l’ai lâché, il avait les yeux secs, la peau sèche, plus vraiment de regard. Ce n’était plus Lorca. C’était un bloc de mort.

 

— … Gorner a su incarner à ce moment-là une posture quasi mythologique…

— Il est venu en chasseur, oui, en Hercule presque, terrasser la Gorgone et redonner en même temps l’île bénie à ses habitants…

— Ce qui est paradoxal selon moi, dans cette séquence Porquerolles, c’est que Gorner a réussi à transformer une victoire policière et personnelle, avec un storytelling très fort, Solange…

— Remarquablement scénarisé, oui… il faut le dire…

— Eh bien, il est parvenu paradoxalement à en brouiller, voire en inverser l’impact ! Au point qu’aujourd’hui, quinze jours après la neutralisation de Tishka Varèse, on commence à parler non plus de prophylaxie, de bioterrorisme stoppé dans l’œuf – mais bien d’assassinat. Anne Degrémont ?

— Je crois que Gorner a fait cette erreur de vouloir à la fois exhiber un trophée de chasse – très complaisamment, sans doute trop, avec la dépouille exposée aux caméras, encore fumante si l’on peut dire – et de refuser en même temps d’assumer l’abattage du monstre… en imputant sa mort à la mère. Ça a totalement brouillé le message…

— À mon sens, Gorner n’a pas saisi deux choses, si vous le permettez. D’abord qu’il s’agit du meurtre d’une enfant, qu’il le veuille ou non. Une enfant hybride, déformée, mutante, monstrueuse, peu importe… mais une enfant. Et on ne peut pas publiquement se réjouir de la mort d’une enfant. Deuxièmement, il n’a pas réalisé que ce monstre, précisément, s’est révélé esthétiquement très… beau ! Beaucoup d’artistes et de sculpteurs l’ont exprimé mais la céramification de Tishka Varèse pourrait en soi faire partie des œuvres majeures de notre temps, par sa grâce, la beauté étonnante du visage, la fusion végétale-animale, si fine…

— Et surtout l’incroyable sensation cinétique de mouvement…

— Tout à fait. Ce que Gorner a tué, symboliquement, c’est aussi cette beauté. Cette beauté désormais morte, cristallisée, et qui fait en creux pressentir la splendide vitalité qui devait habiter cette enfant…

— … Et qu’on a assassinée.

— Oui. J’irais même plus loin : on a assassiné la beauté mais on a plus encore immolé une promesse.

— Aline, comment expliquez-vous, vous qui avez été conseillère du Président, ce retournement finalement assez rapide de l’opinion ?

— Gorner a beaucoup joué sur l’idée de bombe biologique, de terrorisme génétique… Il a trop instrumentalisé les parents aussi, en laissant accroire que Tishka était le jouet d’un couple pervers, manipulateur, qui aurait pratiqué des biohacks sauvages sur leur propre fille.

— Quand on voit le cadavre de Tishka Varèse, il était tout de même légitime d’être inquiet, en termes de mutations erratiques…

— Oui, mais quand on entend les élèves de Sahar Varèse, quand on se souvient de cette image poignante d’adolescents traversant la baie de Porquerolles à la nage pour aller la soutenir… Quand on écoute ces témoignages très chaleureux sur Lorca Varèse, par exemple des Balinais du Javeau-Doux, il devient difficile de croire à la fable du couple terroriste. Ça décrédibilise fortement le storytelling de Gorner. Chaque parent peut au fond se retrouver dans ce couple. Et dans leur amour inconditionnel pour leur fille…

— En particulier, je le souligne au passage, les parents d’enfants autistes et handicapés, dysfonctionnels, qui ont affiché un soutien inattendu aux Varèse…

— Ore Gantz ?

— Et là-dessus survient le facteur X : l’impact Arshavin !

— Oui, cet amiral inconnu du grand public, que notre ministre des Armées a eu la bonne idée de maintenir à son poste. Et qui s’est révélé très vite le meilleur défenseur des furtifs par son charisme assez surprenant, mélange de noblesse d’âme et de finesse stratégique…

— … Teinté parfois d’humour aristocratique aussi…

— Les médiologues ont vite remarqué que cet Arshavin était très craint des équipes de Gorner. Lesquelles ont essayé, sans grand succès, de salir son image…

— Ce qui en dit long sur les potentialités du personnage. Schématiquement, si vous me permettez une analyse tropique de l’image, Arshavin est celui qui retourne la peur en désir. Qui, d’une menace, arrive à faire une chance. Il a donné au public cette envie de découvrir, plutôt que d’éradiquer.…

— Il est celui qui a surtout su, selon moi, désincarcérer les furtifs du débat sécuritaire où Gorner voulait les cantonner. Pour montrer que l’enjeu furtif est beaucoup plus largement et profondément un enjeu écologique, éthnologique et au fond très politique. Il a posé la question de notre ouverture au vivant, de notre faculté à accepter la présence d’une espèce qui pourrait nous enrichir, en faisant un parallèle que j’ai trouvé intéressant, bien que dangereux en termes de badbuzz, avec notre rapport aux migrants.

— Le mot clé ici est « apprivoiser ».

— Et cohabiter !

— Oui, mais « apprivoiser » porte une émotion particulièrement positive. Arshavin a su très bien l’utiliser. Apprivoiser, c’est surmonter sa peur de l’animal, amorcer une relation avec lui, apprendre à l’adoucir, à maîtriser sa sauvagerie, pour finalement en faire un compagnon de vie, un chat qui va venir ronronner sur notre couette.

— Apprivoiser est un processus, oui. Un processus qui met l’humain en valeur…

— Autrement dit, l’apprivoisement possible des furtifs a déplacé l’image latente du spectre tapi dans l’ombre, qu’on craint et qu’on subit, au profit d’une approche active où tout un chacun peut reprendre la main, mettre des miettes sur son balcon pour attirer les moineaux, si je puis dire. Le challenge devient : qui pourra, qui saura apprivoiser un furtif ? La réaction des enfants est très révélatrice à cet égard : ils rêvent tous d’un furtif chez eux !

— Ismaïl Mauro, on sait que la photo de Tishka Varèse a fait le tour de la planète, bien entendu. Mais parmi toutes les réactions de par le monde, la mobilisation des éthologues, toutes nations confondues, et plus globalement des scientifiques, a été extraordinaire… Ça vous surprend ?

— Là où Arshavin a été habile, c’est qu’il a joué tout de suite la transparence avec le milieu scientifique. Il a offert aux centres de recherche et aux universités qui en ont fait la demande un libre accès intégral aux archives du Récif, y compris les plus récentes qui portent sur leur mode de communication et d’écriture. Et cette mise à disposition généreuse, qui n’avait rien d’évident, a très vite contribué à lui attirer le soutien de la communauté des chercheurs…

— Et même à obtenir la caution de plusieurs prix Nobel… qui viennent ce matin de signer une tribune pro-furtive très médiatisée…

— Revenons à Lorca et Sahar Varèse, si vous le voulez bien. Ils viennent de sortir d’une incarcération musclée qui aura duré douze jours. Vishala Wahl, vous qui êtes psychiatre, comment peut-on se remettre d’un choc aussi…

 

saharElle sahara  saharvoulu me dire quelque chose. Elle a ſait un geste au dernier moment, lorsqu’elle a senti la pétriſication monter, un geste dans l’air, avec ses deux mains à la ſois. Une sorte de… cercle… de boucle, comme si elle avait voulu dessiner une ſorme avec son doigt. ȷe me raccroche à ça. ȷe me repasse le moment dans ma tête depuis douze ȷours, en essayant de le dépolluer du sens, des cristallisations parasites de ma mémoire. ȷuste retrouver le moment nu, le geste, la rotation. Elle m’a regardée d’une manière qui voulait dire « maman, regarde-moi, regarde bien », ça ȷ’en suis sûre, ça c’est ma certitude absolue. Ça, ça me tient debout.

Elle a voulu me dire quelque chose.

Ils croient que ȷe vais m’écrouler. Ils m’ont gavée d’anxiolytiques et de psychotropes que ȷ’ai revomis derrière, ȷe sais trop ce que ça fait, ȷ’ai vécu une dépression, ȷe sais. ȷe ne m’écroulerai plus, c’est fini ça. ȷ’ai cru pendant cinquante-huit semaines que ma fille était morte et découpée en morceaux, ȷ’ai eu cette chance inouïe que la vie me la redonne, me la ramène. De pouvoir vivre à nouveau avec elle, dix-sept ȷours. Dix-sept ȷours maraudés à la mort, chapardés au destin, dix-sept ȷours à l’entendre rire, à renifler sa peau, à dormir tout contre elle, à ȷouer, à la redécouvrir grandie, tellement elle, plus forte aussi. Ces dix-sept ȷours, ȷe les ai vécus dans la fièvre lancinante qu’elle repartirait dans l’heure, qu’elle pouvait nous quitter dans la nuit, si ça la prenait, n’importe où, n’importe quand. Dès que ȷe ne l’entendais plus, ȷ’attendais, ȷe quémandais en pensée un bruit, une voix… chaque silence avait l’effet d’un seau de glace.

Elle a voulu me dıre quelque chose.

Je les ai avalés tout rond, ces moments offerts, ce farrago de minutes, parfois ȷ’ai réussi à les savourer dans la plénitude la plus pure, même dans la fuite, même dans le stress de la traque, comme aucun parent pris dans le roulement des ȷours ne savourera ȷamais des minutes avec son enfant. Ces minutes, elles sont maintenant une des formes du battement de mon cœur. Rien ne pourra les tuer, ȷamais. Elles resteront ce qui donne sens à tout ce que ȷe vais faire si bien que lorsque ȷe ne pourrai plus me relever, quand l’existence sera une boule dans ma gorge, impossible à déglutir, une boule, ȷ’irai puiser à Moustiers-Sainte-Marie quand elle s’est blottie dans notre duvet, ȷe descendrai avec elle le ravin de la Vénascle en ȷetant des cailloux dans les vasques, ȷe traverserai le canyon du Verdon de nuit, ȷe suivrai les loups à l’aveugle dans ses foulées à Canȷuers, ȷe nagerai ȷusqu’à Porquerolles en l’entendant mugir quelque part par cinquante mètres de fond. Partout, ȷe sais que ȷe l’entendrai rire encore, vibrer là, là, là encore, là.

Elle a tracé quelque chose. C’étaıt voulu.

Elle a voulu me dıre quelque chose.

 

)La) rétrocession) du corps a eu lieu ce matin. Šahar a demandé que le Récif livre le cylindre d’un mètre vingt qui la protège dans la maison de pierre où ils vont habiter désormais avec Lorca. Le site a été débusqué par Arshavin, dans le creux d’une colline couverte de chênes verts, près d’Orange. Pas loin de chez lui, ce qui n’est pas plus mal. Lorca tenait à revenir dans son appartement. Šeulement l’adresse a fuité sur les réseaux et des maboules ont investi sa tour, le hall, la cage d’escalier… Des mystiques, des illuminés du culte furtif… et d’autres venus pour des raisons moins spirituelles… La « sculpture », selon les courtiers d’art, est évaluée à cent vingt millions ! Au point qu’Arshavin a exigé du ministère une protection spéciale pour le couple. Physique et technologique. Il a aussi eu à gérer la nuée de rapaces qui voulaient proposer aux Varèse d’inhumer le corps dans des cimetières sécurisés, à l’église, dans un mausolée somptueux financé par une fondation, etc. Mais ni Lorca ni Šahar n’ont voulu enterrer le corps. Ils le veulent à l’air libre, près d’eux. Ça me paraît périlleux sur le plan psychologique. Mais c’est eux qui savent. La maison, Lorca y a remis les souvenirs de sa fille qui tapissaient déjà son appartement. C’est la seule chose qu’il ait faite depuis sa sortie de garde-à-vue. Pour le reste, c’est un morceau de viande. C’est horrible à voir. Aujourd’hui c’est là, dans cette petite baraque de pierre qui devait être une bergerie, que Tishka existe encore. Šur les murs, dans les objets, les doudous, les jouets qu’elle avait… C’est dans cet écrin de souvenirs que ça fait sens pour eux de la rapatrier.

 

Š’est vite posée la question de la cérémonie. Du rite de deuil. Šahar y tient. Lorca n’a pas réagi. Alors elle a élaboré à sa façon un rituel, qui se déroulera demain soir, le temps que l’amiral puisse sécuriser les invités. Ça se passera dans le salon, qui est plutôt vaste. Elle y a convié Arshavin évidemment, Toni, Velvi, Zilch, Captain Capiz, quelques militants de la Traverse, deux amies proferrantes. Ša famille naturellement et celle de Lorca. Deux copines de Tishka de la maternelle vont venir aussi, qui ont six ans maintenant, avec leurs parents. Et il y aura Louise Christofol et les cryphiers, ce qui me fait plaisir. Kendang et le balian aussi, qui étaient sur Porquerolles au moment de l’assaut. Et enfin le philosophe Varech, que je lui ai proposé d’inviter. Tous ceux qui ont fait partie, d’une façon ou d’une autre, de la galaxie Tishka, de sa quête ou de sa vie.

Et tous, sans exception, sont venus.

 

˛Quand ˛je ˛me suis ģlissé dans la cheminée, ģros barje que je suis et que j’ai ripé jusqu’en bas du conduit, mơn costard salopé de suie, je me suis dit « t’es taré, tu vas te prendre une bastơs ». Vrai, deux molơsses m’attendaient dans le fơyer avec leur canơn sur ma tempe. Mais Saskia les a zappés pour me faire la fête et ça m’a fait l’impression d’être un prince banni de retour d’exil. Autour, l’assemblée d’une trentaine de pingouins et pingouines m’a reluqué comme le père Noël qui se rate et ils ont surtout pas capté comment, avec cette ribambelle de bérets alentour la bicoque, j’avais pu me faufiler sur le toit et venir faire coucou.

— Je vous présente Hernán Agüero, s’est finalement marré Arshave, ravi de me voir. Ouvreur émérite de la meute des Têtes chercheuses que j’ai eu l’honneur et le privilège de diriger pendant huit ans. Un ami de Lorca et Sahar, qui ne tenait pas, manifestement, à rater la cérémonie… Vous voudrez bien excuser ses manières un brin furtives…

 

Puis l’Amiral est allé rassurer dehors les bidasses. Je me suis lavé comme j’ai pu, j’ai serré des paluches et claqué des bises, fait tomber un petit citronnier dans un pot, je crois que j’ai un peu détendu l’atmosphère car ça sentait fort la larme. J’étais presque joyeux \ quand voir Lorca m’a séché. Calmé illico. Le cadavre, c’était lui. C’était pas ce fif que je découvrais enfin en vrai, qui était foutre vif, foudroyé en plein bond que t’avais l’impression qu’il allait finir son tango et s’envoler dans la seconde où tu le regardais. Qu’est-ce que c’était beau, ces bêtes ! À chaque chasse, ça m’avait fait ça. Et encore plus avec ces bouts de petit être, cette frimousse de mioche et ses cuisses toutes dodues qui finissaient effilées en pattes de lynx. Ça foutait les boules terrible de voir ça figé. Muerte mortal. Tu cherchais dans ta réul le clic, une commande vocale, un coup de sifflet pour relancer le 1, 2, 3 soleil que la petiote avait gagné pour toujours. Ce fif-là, lo confieso, j’aurais pas aimé être l’ouvreur qui le tue.

Simple était la cérémonie, sinon. Chacun chacune venait à son tour toucher Tishka, caresser son aile, ses joues, l’embrasser, poser à ses pieds un bout de papier, un dessin, un bibelot. Les gamines présentes déscotchaient pas de la statue, leurs billes se loquaient dans la brille. Une minotte touchait les griffes au bout du petit peton. L’autre la bruyère en flamme sur sa tête, tellement fine qu’elle y allait tout doucement par peur de casser.

Après, on a été dans le dur. Ça a chialé ruisseau. Y a eu les discours d’Arshavin, le graff de Toni. Saskia est venue jouer une mélodie à l’olifant. Varech a dit des trucs chelous. Au milieu, ça, que j’ai retenu :

— Tous les pouvoirs ont intérêt à nous attrister. Rien ne leur nuit plus que la joie. La joie, ça n’obéit pas. Un pouvoir ne tue pas pour éliminer des adversaires. Il tue pour attrister. Ils ont tué Tishka pour ça. Nous ne lui rendrons pas hommage en demeurant tristes.

 

Puis il est allé boire du blanc au buffet, en souriant à tout le monde sous sa barbe de lichen. Un drôle de zigue.

Enfin Sahar est venue et elle s’est approchée de Tishka. Ơn a tous piqué du blase vers nos pompes. Ça a plu du silence.

— Papa et maman… Papa et maman… ils voulaient te dire, mon chaton…

 

Elle a pas pu articuler un mot de rab, un sanglot lui a bouffé la gorge, elle a essayé de reprendre, ça lui pleurait dedans. Sa maman à elle l’a ramenée sur le canapé, tout le monde s’est mis à pisser de la morve par les naseaux, on s’est dit qu’il y aurait pas de discours, qu’il y avait plus rien à dire de toute façon… Mais Sahar s’est relevée, elle a mouché sa truffe et ce coup-ci, pour pas flancher, elle s’est tankée dos à la mioche, face à nous :

— Je voulais… Je voulais vous remercier… d’avoir eu ce courage physique… et mental d’être venus… Avec la virulence de la médiatisation autour de nous… et le risque de voir vos existences… mises en danger… saccagées, comme la famille d’Arshavin l’a subi. En réalité… vous tous qui êtes là… nous tous ici… nous avons une force. C’est la vie. C’est la vie qui secoue nos os, qui bout encore en nous… Cette vie, Tishka l’a eue à une intensité qu’on n’atteindra jamais, comme tous les enfants… mais sa rencontre avec un furtif l’a poussée… à la chercher plus loin encore… là où le vivant sans doute, comme l’a rappelé le philosophe Varech… s’est originé. Je déteste ce mot d’hybride ou de mutant. Tishka n’est pas une mutante. C’est juste la vie à son degré enfin atteint de pureté, de raffinement… Au sens du sucre… La vie dans son torrent de couleurs… chatoyante, tellement profuse… emplie à ras bord de joie qui jaillit. C’est de l’Ouvert… De l’Ouvert qui faisait qu’elle pouvait écouter et restituer n’importe quel bruit, sentir le monde autour… que ça pousse dans un bourgeon… sentir l’écume venir pétiller dans son sang… comme si le monde aussi, ce monde ami, pouvait se ressourcer en elle. Y reprendre élan.… Sa mort n’est rien, rien du tout, comprenez-le. Sa mort n’arrête pas la vie. Elle nous détruit, oui. Elle détruit Lorca, elle nous rend morts, nous… elle veut nous rendre morts par paquets, par gros bouts… En dedans. Mais Lorca et moi, nous n’avons jamais cru que la vie devait s’arrêter aux frontières de notre famille… Non. Pas s’en tenir à notre bonheur égocentré… Pas du tout. Nous avons toujours pensé que personne, aucun pouvoir, aucun être humain, comme disait Stig Dagerman, « n’a le droit d’énoncer envers nous des exigences telles que notre désir de vivre vienne à s’étioler ». Alors je vous le demande… comme une promesse… comme un hommage au jour le jour… que vous pourrez faire à Tishka. Des milliers de furtifs vibrent encore. Des milliers de rencontres peuvent, et vont avoir lieu avec eux. Portez en vous… et hors de vous… cette furtivité. Défendez-la comme un cadeau… Permettez partout où vous le pourrez qu’elle se déploie… L’empire du fixe, du pétrifié, du repli, du fatigué d’être… l’empire des trouilles, vomissez-les… Ne prônez pas seulement la vie… soyez la vie que vous voulez voir advenir… la vie que Tishka nous a tracée avec sa comète de petit lynx qui n’en finit pas de briller… à côté de la Grande Ourse, là-haut. Levez la tête… parfois… Voilà… C’est tout.

 

TRACT DU MOUVEMENT DES JEUNES INSURGÉS KOALAS

- ZOÙAVE DE PORQUEROLLES -

Ciao les zoùaves !

 

« Vous n’entendrez plus parler de Porquerolles » a dit notre ministre de la Peau-Lisse, le chasseur-cueilleur de louanges et de suffrages présidentiels, Monsieur SuperGorner. Il est 20 h 08 ce 18 novembre 2041 quand le ministre fait arroser au kérosène trois hectares de maquis ancestral pour nasser par le feu Sahar et Tishka Varèse et en finir avec la « contamination furtive ». Le lendemain, il parachève la plus violente rafle policière de l’histoire récente en expulsant, à fond de cale 1 200 insurgées dont les trois quarts portent aujourd’hui des colliers!

Gorner est ravi: il pense avoir soldé le cas Porquerolles, démontré la « monstruosité furtive », être venu à bout d’une insurrection massive, à bout d’un espoir qui levait, à bout d’une zone autogouvernée et solaire. Et on comprend subitement que sa phrase est tout autant un mot d’ordre: « Vous ne parlerez plus de Porquerolles, haben sie verstehen? » Game over les Moujiks, les Terrestres, la Mue, les Corsaires, les Primitives! On éteint la réul!

Pourtant, de là où nous dictons ces lignes, nous autres scribes moujiks, perchées sur l’ermitage des Mèdes, il faut bien l’admettre: la zone où apprivoiser le vivant ensemble, notre zoùave de Porquerolles est encore là! Malgré les 3 000 flics, les escorteurs, les lance-missiles, les navires de guerre, les millions cramés dans l’opération, malgré Cismabor, les scans incessants et les milices sur place, Nous Sommes Encore Là ! Et nous avons pris la petite phrase de Gorner comme un défi : un défi à notre silence supposé.

Ici, ça se déplie. Le quilombo des Salins, le mocambo de la Puncho di Buon Diou se portent bien merci. As’île, Ex’île et Juven’île flottent toujours au large de la Grande-Cale et accueillent de plus en plus d’adultes et d’ados qui rêvent d’un autre monde. Nos anarchitectes ont fait un gros boulot pour fondre dans la forêt un arc de cabanes du mont de Tiélo au Galéasson et les premières coupes raisonnées ont éclairci les bois et offert nos premières tables, nos premières poutres. Ah bien sûr, on ne se pavane pas encore sur les plages et nous n’avons pu reprendre que deux modestes hectares de vignes et une cinquantaine d’oliviers. Mais vous le savez tous comme nous : ce syste a une grosse faille : il ne supporte pas de perdre du fric ! Quand il en perd trop, il préfère investir ailleurs. Au coût journalier des milices, il est clair qu’ils ne tiendront plus longtemps. Qu’au petit jeu je-t’expulse-tu-reviens, je-te-chasse-tu-reviens, nous les aurons à l’usure. À l’usage devrait-on dire. Car eux propriottent, mais nous, nous habitons ! Nuance. Déjà la Fondation d’art contemporain a préféré jeter l’éponge. Et dans les jolies salles du musée que nous avons récupérées, nous réinventons, modestement, avec des pigments locaux et des planches rejetées par la mer, l’art de demain, là où Warhol et Lichtenstein prétendaient nous l’enseigner. Dans le parc, nous avons installé l’école des migrants, la recyclerie et les ateliers bois. Au moulin du Bonheur, la farine vole et les fours à pain cuisent. Bref, ça commence à prendre forme. Mais le plus beau, nous l’avons gardé pour la fin. Le plus beau est que quelques camarades primitives ont commencé à entrer en contact avec des furtives. Par petites touches, petits rythmes, juste avec des percus en bois pour l’instant, mais ça répond bien et ça répond de plus en plus. Autant vous dire que leur présence nous fait un bien fou. À leur façon, les furtifs viennent nous dire qu’ils sont chez eux parmi nous. Comme nous sommes parmi eux chez nous.

Allez, on vous laisse ! On a de la chaloupe à calfater ! Venez nous rejoindre ! On a besoin de votre joie ! Moujik power !

 

·· Tu · le savais. Tu savais ce qui se passerait. Tu savais qu’il fallait pas. Tu le savais. Pourquoi t’as pas couru couru couru couru ? Fallait courir courir courir courir courir encore encore encore jusqu’à la barre rocheuse. Tu le savais. T’as pas fermé les yeux, hein. T’as pas pu, tu te dis, j’ai pas pu ! je pouvais pas ! t’as pas pu tu crois que t’as pas pu mais tu pouvais ! Tu l’as tuée parce que t’as pas pu. Tu savais qu’un jour, un jour y aurait un moment comme ça. Qu’il fallait être prête. « Elle a crié » t’as dit, j’ai pas pu ! Tu crois quoi ? Qu’on aurait une autre chance, que ça passerait ? Hein ? Hein ? Ça passe pas. Tu l’as tuée. T’as tué ma fille, maman Sahar. T’as tué Tishka parce que t’as pas pu maman. Tu savais. Tu le savais. Tishka t’a dit « viens, viens », je suis sûr qu’elle t’a dit « vance, viens ». Et t’es pas venue. T’as pas pu. Je voudrais te crever les yeux. Je voudrais te les brûler au fer à repasser. Que t’aies les yeux blancs comme Christofol. Tu mérites plus de regarder quoi que ce soit. Je vais te les enfoncer avec mes pouces dans tes orbites qu’ils rentrent à l’intérieur, tombent dans ta bouche, dans ta gorge. Que tu les bouffes. T’as pas pu mais tu pouvais. T’aurais pu. Pu Sahar. Pu.

 

— Qu’est-ce qu’il veut faire exactement ?

— Il… Il souhaiterait qu’on lui laisse la maison pendant une partie de la nuit. Le temps que ça prendra.

— Il veut faire une cérémonie balinaise… spéciale ? Lui rendre un dernier hommage ?

 

saharKendang saharsourit  sahardoucement, il est un peu gêné de devoir me demander ça, il devine bien que c’est délicat.

— Le balian pense qu’il peut entrer en contact avec l’esprit de la morte. Il redoute aussi que des esprits maléfiques pénètrent dans la maison et perturbent l’équilibre des forces. La rivière pourrait attirer la kuntilanak.

— Bien… Je comprends… Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il pense pour Lorca ?

— Il espère rééquilibrer sekala et niskala. Il pense soigner Lorca en faisant ça. Il dit que Lorca est harcelé par un démon.… Ibu Sahar…

— Oui ?

— Pour Tishka, il voudrait commencer tout de suite…

— C’est d’accord, Kendang. Laisse-nous juste prendre quelques affaires pour la nuit. Dis-lui qu’avec Lorca, nous allons camper dehors. Ceux qui restent ce soir iront dans la grange, nous avons aménagé un dortoir. Demain, nous ferons une fête. Enfin, nous essayerons…

— Les forces autour de Tishka sont puissantes… Le balian dit que ça va lui demander beaucoup d’énergie et qu’il vaut mieux ne pas le déranger…

— Je comprends, Kendang. On le laissera tranquille.

— Alors il peut s’installer ?

 

ȷ’ai confirmé de la tête au balian, qui attendait ma réponse, en ȷoignant les mains. ȷe ressens sa présence ici comme une opportunité précieuse. ȷe l’ai observé tout à l’heure manipuler les épaules et le torse de Ŀorca, il l’a massé et ȷ’ai vu l’étincelle revenir en lui, fugace, il a semblé mieux quelques instants, il m’a même souri.

ȷe n’arrive pas à savoir, pour Ŀorca. À quel point il m’en veut. Où il en est. ȷe suis perdue avec lui depuis son retour, le lien est complètement rompu entre nous. À certains moments, ȷe me suis sentie très mal avec lui, ȷ’ai eu des accès de panique, ȷ’ai eu la vision qu’il allait prendre un couteau et s’égorger.

Ŀui peut-être, il ne se serait pas retourné. Il aurait assassiné de toute sa rage rationnelle ce réflexe que ȷ’ai eu, d’empathie primale, chercher des yeux Tishka quand elle a crié, quand elle a pris cette balle. Cette balle, on en voit encore l’impact sur son aile pétrifiée, l’onde de choc, les rides figées. Est-ce que c’est ça qui l’a ralentie une fraction de seconde ? Sinon elle aurait fait comme elle a fait plein de fois : elle serait sortie de mon champ de vision, ȷuste avant, elle aurait vu ma nuque pivoter, l’amorce du mouvement dans mes hanches, le placement de mes pieds ? Elle aurait anticipé, non ? Non ?

 

)Pa)r la fenêtre de la bergerie, j’ai subrepticement regardé le balian allumer un arc de bougies autour du cadavre pétrifié de Tishka. Il a sorti un manuscrit en feuilles de lontar, reliées par une ficelle. Il a disposé au sol des objets que je ne voyais pas. Šans doute des talismans ou des jouets appartenant à Tishka, ses doudous ? cependant que Kendang dans la cuisine éclairée préparait des offrandes dans des barquettes en feuille de bananier, qu’il amenait au balian. Très vite la maison fut plongée dans l’obscurité. Dans le jardin, par contagion, personne n’osait vraiment parler, ou alors très bas. Je m’y suis d’abord refusée. Par pudeur. Par respect. Puis la curiosité a été la plus forte, je me suis souvenue du dialogue fabuleux entre le furtif et le balian, au Javeau-Doux, que Lorca avait enregistré en tapinois. Et j’ai branché mon bonnet d’écoute. C’était inévitable, n’est-ce pas ? Agüero a tout de suite compris, il m’a enlacée et s’est calé derrière moi sans faire aucun bruit, sans rien demander. Šahar m’a souri, toute en discrétion. Arshavin et Varech ont fait mine de ne rien voir. Les autres étaient déjà en train de se coucher… Lonğtemps le balian a cĥanté, un čhant sourd et lančinant, qui enflait et désenflait, aveč des vibratos de baryton. Puis il a čommenčé à lire et réčiter des mantras, sans que mon IA de tradučtion parvienne à décĥiffrer ğrand-cĥose : trop ančien, trop rare ? Il invoquait l’esprit d’un ančêtre pour l’aider, de če qu’il m’en semblait. Puis il a invoqué Batara Kala (ça je l’ai distinğué), le démon des cĥarnières, des čarrefours et du temps. Et l’atmospĥère est devenue plus inquiétante. Il ă fermé să voix dăns les băsses, en boučlănt des măntrăs sombres, répétitifs et obstinés. Il s’est mis à mărmonner, à ğronder en enfonçănt mă jăuğe de fréquenče sous les soixănte ĥertz. Les vitres de lă berğerie ont čommenčé à bouğer. Č’est ălors qu’il est entré en trănse. Ăux piétinements, j’ăi su qu’il s’étăit levé et qu’il ăvăit entămé une dănse de čombăt, une sorte de băronğ. Păr să ğlotte sortăient des sons tour à tour ăvălés et feulănts, sifflănts et broyés, des borboryğmes qui roulăient ĥors de ğorğe en torrents de plosives čončăténées, en căilloux čroqués, răuques. Puis un ăutre timbre, plus ăiğu, se frăyă une trouée dăns les sălves, foră lă trăcĥée, se fit plače. Ăğüero me sentit sursăuter brutălement et il me demăndă :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Elle est là…

— Qui ?

— Elle. Tishka.

 

À trăvers lă vitre du sălon, dăns le čontre-jour des bouğies, le vieux băliăn semblăit en proie à un duel dont son čorps possédé, sečoué, déğondé, enčaissăit lă violenče qui déporte. Măis č’étăit să voix duăle qui le trăhissăit, če čombăt, ăveč le plus de netteté. Šur le fond ğrondănt d’une loğorrĥée sombre, que j’ăssočiăis spontănément à un démon, des trilles se firent entendre puis une voix d’enfănt surğit ău čœur du flow. Č’étăit čelle de Tisĥkă. Qui čhăntonnăit, rien d’ăutre, čhăntonnăit en écărtănt petit à petit lă déferlănte ténébreuse qui l’enveloppăit, en lă nettoyănt de ses băsses lourdes et čătărăčtăntes, en lă manğeănt littérălement à ses frănğes de fréquenče. Ău bout d’un moment, le bălian ărrêtă de dănser. Šon čorps se pétrifiă sur plače et ne sortit plus de lui que lă voix unique de Tisĥkă, ăussi pure qu’un solo de flûte.

Dans le jardin, Šahar et Lorca s’étaient dressés d’un bond et étaient venus se plaquer à la porte de la bergerie pour entendre la voix de leur fille.

— Qu’est-ce qu’elle chante ? me chuchota Agü.

— Je sais pas. C’est du balinais. On dirait un mantra.

— Enregistre !

— Qu’est-ce que tu crois, t’es con !

 

À 1 heure du matin, Kendang vint ouvrir la porte-fenêtre du salon. Le vieux balian était courbé sur les tomettes devant la statue de Tishka. Il semblait trembler encore un peu sous la lueur des bougies. Kendang vint se placer à côté de lui et ils échangèrent un long moment à mi-voix pendant que Lorca, Šahar, Agü, Arshavin, Varech et moi attendions dehors dans l’humidité de savoir ce qui s’était passé, ce qu’il fallait en comprendre, en espérer ?

Š’aidant d’un bâton, intriguée par nos voix, Louise Christofol vint nous rejoindre. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle était en outre experte, on le découvrit, de la culture balinaise.

— Il a invoqué Batara Kala ?

— Oui, je crois.

— C’est étrange. Ce n’est pas ordinaire pour une cérémonie funéraire.

 

Finalement, le balian voulut rester dans la maison et Kendang vint demander s’il pouvait s’allonger dans la chambre : le maître était épuisé. Šahar acquiesça. Kendang revint en fermant cette fois-ci la porte derrière lui. Il avait une mine contrite, que je ne lui avais jamais vue. Il regarda les touffes d’herbe, désemparé, comme un homme qui doit annoncer une horrible nouvelle. Šahar s’approcha de lui et elle lui prit la main :

— Alors Kendang ? Est-ce qu’il a pu communiquer avec les esprits ? Lui parler ?

 

Kendang hocha la tête, toujours fuyant.

— Ce n’est pas rassurant, c’est ça ? Dis-nous…

— C’est compliqué… Le balian a… Il m’a demandé de dire que…

Et il s’arrêta, comme bloqué par le poids de ce qu’il devait annoncer. Finalement, il se résolut à parler mais ce fut en balinais ! Šahar le laissa parler puis lui demanda doucement :

— Qu’est-ce que tu as dit, Kendang ?

 

Derrière nous, ce fut Louise Christofol, qui comprenait le balinais, qui répondit à sa place :

— Il a dit… qu’elle n’est pas… passée.

— Pardon ?

— Le balian n’a pas pu… invoquer l’esprit de la défunte. Parce que Tishka n’est pas passée de l’autre côté de la vie. Elle est toujours… dans le monde des vivants.

— C’est-à-dire ? insista Sahar, abasourdie.

— Elle n’est pas morte.

— C’est… vraiment ce que tu as dit, Kendang ?

 

˛Kendang ˛a ˛hoché la tête, en confirmant. Va y piger quelque chose… Vamos la gamberge ! La Christofol s’est mise à tchatcher avec Kendang, à bâtons rompus, en balinais. Varech avec Sahar, Lorca est entré dans la bergerie pour, je sais pas, palper l’ambiance ? Possible que le vieux sage débloque. Possible que vivant et mort, pour eux, ça veuille pas dire comme nous ? Parce que dedans, j’y suis allé aussi : la statue avait pas moufté et la petiote sonnait toujours pareille une poterie quand tu la tapotais de l’ongle. Dehors, les grosses têtes de la furtivité intello ventilaient déjà à plein régime ! Louise avait sorti Hakima de son sac à viande, Varech grattait ses plaques de lichen, à la crispe, Arshavin tentait de foutre un brin d’ordre dans la pagaille d’hypothèses qui giclaient de l’aqualance. Moi j’étais comme Saskia, paumé, et j’avais juste envie de me glisser dans un duveton avec elle pour lui raconter avec mes mains comment elle m’avait manqué. Mais elle, elle était à fond, elle lâchait pas Varech :

— Si quelque chose d’elle, disons… vit encore sous la céramique… ce serait quoi d’après vous ? Pas une forme physique, pas possible, hein ? Les tests, les scientifiques l’auraient perçue !

— Tout dépend de ce qu’ils cherchaient…

— Au Récif, nous les avons bombardés d’ondes, tous nos trophées, dans tous les sens, on n’a jamais rien trouvé !

— Je rejoins Saskia malheureusement, intervint l’Amiral, dont on voyait à la trombine qu’il aurait voulu y croire mais qu’il y arrivait pas. Tous nos furtifs céramifiés ont été soumis à une exploration exhaustive, depuis l’origine du Récif. Nous avons arpenté tous azimuts : stratigraphie, tomographie à émission de positrons, imagerie à résonance magnétique, toutes sortes de scanners, échographies, des microscopes à balayage. On les a soumis à des irradiations hertziennes, infrarouges, ultraviolettes, des rayons X, alpha, bêta et gamma…

— Vous avez tenté des mises en résonance ?

— Naturellement. Avec toute une gamme de vibrations différenciées.

— Ça n’a rien donné du tout ?

— Si. Ça a cassé plusieurs pièces. Ça en a même fait éclater certaines… Nous avons vite arrêté.

— Et les procédés chimiques ?

— Nous les avons immergés dans toutes les solutions chimiques possibles, corrosives, oxydantes, alcalines, acides, etc. Nous les avons chauffés, refroidis, fondus, montés au-delà de la température de céramification, vitrifiés et reliquéfiés. Je ne sais pas ce qui n’a pas été tenté : nous y avons consacré la moitié de nos moyens budgétaires les cinq premières années. La matière testée a toujours réagi de façon inorganique. Exactement comme la céramique est supposée réagir.

 

Varech a arraché une touffe d’herbe et il s’est mouché dedans, paisible. Il reluque l’Amiral :

— Peut-être, si je puis me permettre, qu’il faudrait essayer d’aborder ces statues non comme de la matière, mais comme de l’énergie…

— Une énergie se capte, se communique, elle rayonne, elle produit des effets physiques… Nous l’aurions perçue, vous ne croyez pas ?

— Très vraisemblablement. Mais nous sommes là dans les probabilités dérisoires. C’est en elle que se logent les furtifs. Il existe des organismes capables de se lyophiliser par exemple. De stopper toute activité vitale, comme les tardigrades, et d’être réactivés dans certaines conditions favorables. Imaginons que les furtifs sachent échapper à nos procédés d’exploration scientifique. Qui sont tous, si je ne m’abuse, fondés techniquement sur un unique principe : l’émission d’une onde et la réaction étalonnée du matériau à cette onde ?

— Vous n’avez pas tort.

— Alors rien ne dit que cette céramique qui recouvre Tishka n’ait pas des propriétés invisibles à nos méthodes actuelles d’exploration de l’énergie. Nous serions juste aveugles. Ce qui ne serait pas neuf…

 

saharEu saharégard  saharà la situation, ȷe me suis résolue à parler du geste de Tishka au moment de mourir. ȷ’en ai parlé à Toni, à Louise Christofol et à Varech, parce qu’ils étaient ceux qui avaient sans doute été le plus loin dans l’exploration des glyphes. Varech comme Louise habitaient dans un temple de glyphes, constamment renouvelés par les furtifs qui le hantaient. Toni avait étudié les céliglyphes, il en avait collecté des dizaines, plus qu’aucun autre amoureux des furtifs. Et plus ȷ’y repensais, plus ȷ’avais ce sentiment, tenace, que Tishka avait pu tracer pour moi… un céliglyphe. Une sorte de testament-éclair, écrit sur un écran d’air ?

Arshavin avait certes fini par obtenir les vidéos du RAID : les tirs scandaleux à dix mètres, l’incendie provoqué, le suicide de Tishka. Excepté qu’à la luminosité de la prise, de nuit et avec la fumée, ça ne suffisait pas, même à deux cents images seconde, pour pouvoir détailler le geste. Ma mémoire seule pouvait le reconstruire, ou non.

Surexcité était Toni par l’espèce de brainstorm sauvage, parmi nous, que les mots du balian avaient suscité – et son enthousiasme, sa confiance instinctive dans la perspicacité du sage balinais me contaminaient malgré moi. Ils faisaient lever un espoir, absurde et ténu, auquel ȷe m’accrochais frénétiquement. Toni :

— Ce que tu mimes, Sahar, ça pourrait être deux cercles, yo. Des cercles d’ondes. Comme les trois cercles qu’elle a faits sur le mur de sa chambre. Ceux du tà ?… Mais je sais pas. Pour moi, c’est pas la bonne vibe…

— Pourquoi ?

— Je sais pas. Trop abstrait. Trop symbole. Les gamins font pas dans le symbole. Tout ce que vous avez raconté sur elle, sa voix, les sons qu’elle copiait, les chansons, ce truc ouf de la sangue, c’est forcément là que ça passe. C’est forcément autour de ça !

— Tu veux dire quoi ? Qu’elle aurait… dessiné un son ? Ou même mimé une musique ? est intervenue Saskia.

Varech tournait autour de nous pareil à un vieux Bacchus sombre et ruminant. Il s’était exclu tout seul des discussions un moment pour arpenter la broussaille derrière la grange, parler à haute voix, grommeler et il était revenu, touȷours aussi concentré et insondable. Avec brusquerie, il s’est réintroduit dans notre conversation par ces termes :

— C’est la piste. C’est ça. Elle a mimé son frisson.

— Comment ça ?

— Elle l’a transposé dans le registre visuel. Elle en a fait un signe. Un signe rythmique. Les furtifs mangent et métabolisent des sons, je ne vous l’apprends pas. Et ils les défèquent en signes et en sons, altérés, déformés. Parfois ces signes sont olfactifs, ce sont des laissées, des bouquets d’odeurs mais ça reste rare car les furtifs masquent admirablement leurs odeurs en milieu anthropisé. Souvent ces signes sont tactiles et ça donne des incisions, des griffures, des gravures comme j’en ai des milliers au château d’eau, sur mes meubles et mes murs. Et parfois, ils sont visuels, exclusivement…

— Vous faites l’hypothèse qu’un céliglyphe décrirait en quelque sorte le frisson du furtif qui meurt ? Qu’il le dessinerait juste avant de se suicider ? Quelque chose comme ça ?

— Pourquoi il ferait ça ?

— Un réflexe ? Un sursaut vital ?

Varech n’écoute pas vraiment. On le sent aspiré par une ligne de pensée qui le happe et qu’il lui faut dérouler ȷusqu’au bout :

— De ce que j’en comprends, le céliglyphe est un signe à la fois haptique et optique. Le furtif le grave sur un sol, un mur – s’il le peut, s’il a le temps. Des deux céliglyphes auxquels j’ai eu un accès physique, je n’ai pas réussi à trouver comment lire le tracé, à quelle vitesse, s’il y faut un instrument ? Mais je suis convaincu que ce n’est pas qu’un tracé « pour être vu ». C’est une gravure linéale, un sillon. Le sillon d’un disque non circulaire, si je puis oser cette image. Le sillon sans doute d’une mélodie. Qui serait donc à lire, offert à une lecture potentielle, si seulement l’on était apte à trouver la tête de lecture idoine. Il faut rendre grâce à Louise et à son équipe d’avoir inspiré cette intuition : dans le cryphe, chaque lettre est gravée plusieurs fois dans l’épaisseur, avec différents angles d’attaque. Et seule la lecture au toucher permet de comprendre dans quel sens ça a été inscrit.

·· Vous · vous mentez. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Vous vous mentez tous. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Vous êtes des menteurs. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Vous vous mentez. Elle est morte. Elle est morte. Elle est morte. Morte ! Elle est morte ! Vous le savez tous. ELLE EST MORTE !

 

)Au) tour de) Varech, tout le monde s’était subitement aimanté. Il venait d’articuler dans une clarté brutale tout un ensemble de pièces et de morceaux que je n’étais jamais réellement parvenue à relier. La perspective s’ouvrait. Le visage de Šahar s’illuminait et se froissait à mesure, elle pressentait quelque chose, comme nous. Mais on aurait dit soudain qu’elle était terrorisée par son propre espoir :

— Si ma fille avait pu écrire sur le mur du bunker, monsieur Varech… ce que vous dites augurerait une vraie piste. Au moins la possibilité de relire son frisson, au moins ça. Mais là, elle a écrit dans l’air… L’air s’est dissipé…

— D’où ma supposition. Son signe serait strictement optique ici. Mais je peux me tromper. J’essaie d’agiter des hypothèses, comme des grelots. De lancer et relancer les dés. Tout ça reste très infondé, pardonnez-moi.

 

Šahar s’est tournée vers moi. L’espace d’un charme, j’ai cru voir Tishka, une Tishka qui aurait si joliment grandi.

— Toi qui es musicienne, Saskia… Comment tu transcrirais une mélodie… ou un rythme si tu devais le faire visuellement… Je veux dire, avec tes mains ?

— En une seconde ? Oublie !

— En dix secondes disons – puisqu’ils font tout à une vitesse hors norme ?

— En dix secondes ? (Je réfléchis.) En dix secondes, je peux te mimer un thème de Mozart, un riff, un break de batterie, ce que tu veux.

— Et… tu ferais comment ?

— Comme un chef d’orchestre : avec une main et une baguette. Tempo, dynamique, articulation, phrasé, timbre…

— Tu crois que Tishka aurait pu esquisser son frisson de cette façon ? Avec son aile et sa main droite ?

— Dans l’absolu, oui… pourquoi pas ? Maintenant… Maintenant je t’avoue… même si c’était ça… comment tu voudrais qu’on le retrouve ? Juste avec ce que ta mémoire en a retenu ? Ce sera forcément flou, imprécis… Sérieusement, je ne vois pas comment on peut y arriver, Sahar.

 

Je ne voulais pas casser l’élan. Pourtant il y a eu un gros silence d’impasse… Personne n’a enchaîné. Agüero m’a apporté une couverture. J’ai essayé de décompresser.

Un croissant de lune, aussi fin qu’une faucille, venait de passer la crête de la colline. J’avais coupé mon bonnet d’écoute tant mon cerveau fatiguait. La rivière coulait en contrebas. Le vent allait et venait, fouillant les dernières feuilles des peupliers trembles. Christofol s’était assise sur un banc de pierre, un châle sur les épaules et un plaid sur les genoux. Les mains autour d’un mug de tisane, elle semblait grelotter, sans perdre toutefois une miette de la conversation. Après un long moment, c’est elle qui a relancé :

— Je reviens sur ce qu’a développé notre cher Varech tout à l’heure. Il a parlé d’un signe qui serait à la fois haptique et optique… Bon…

— Dans le plus favorable des cas…

— Si j’étais Tishka Varèse et que j’étais cernée par la mort au milieu d’un maquis en flammes, qu’est-ce que j’aurais fait, hum ? Je suis une petite fille intelligente comme mes parents… Je sais que l’air se dissipe…

— …

— Eh bien, je crois que j’aurais tracé mon céliglyphe sur la seule surface qui soit à ma portée…

— Où ça, Louise ?

— Eh bien, sur moi-même.

 

˛Ni ˛une ˛ni deux, nous sommes tous rentrés dans la baraque. En mode illumination ! Lorca a tisonné les braises et calé deux bûchasses dans la cheminée. Je m’imaginais débarquer maintenant du toit et atterrir le cul dans le feu ! Il s’est mis à genoux devant les braises et il a soufflé, soufflé, soufflé comme un malade pour que ça prenne, que ça flambe. Et même quand ça a flambé, il a continué à souffler. Ơn aurait dit que c’était le seul truc qui pouvait lui faire du bien.

Perso, je les regardais tous s’emballer, collés autour de la petiote toute dure, à chercher chais pas quoi, et ça me faisait l’effet d’une mauvaise série TV d’y a trois siècles, avec des blaireaux d’enquêteurs, moyenne d’âge soixante piges, qui tournaient autour de la statue de la Castafiore en cherchant le mécanisme à la mords-moi-le-chibre qui allait ouvrir le tiroir dans sa culotte et nous sortir la clé de l’armoire à glace au fond de laquelle une bague avec un numéro gravé donnait le code, y todos los demás… Un putain d’escape game quoi. Moi j’ai figé trente-neuf furtifs dans ma carrière. Je peux vous dire que quand ils figent, ils sont morts. Hay que aceptarlo. C’est horrible. Ça fout la chiale. Pire que tout quand c’est une môme. Ils se suicident parce que c’est comme ça qu’ils ont survécu des millions d’années. Sans rien laisser que des connards d’humains puissent étudier, photocloner, refaire, saloper avec leur science et leur fric. Et ils ont foutre raison.

Saskia m’a jeté un regard. Elle a senti que j’y suis pas. Ça la blesse et je voudrais pas. Elle, c’est une apasionada. C’est ce que j’adore chez elle. Sa fuerza mental, son enthousiasme de minotte, son côté déboule-dingue. Elle lâche rien.

 

saharÇa saharme  saharſait un bien ſou, ȷe ne sais pas pourquoi, de toucher cette céramique. De descendre de sa ȷoue à son épaule, de l’épaule au pli du coude, caresser l’avant-bras tout lisse ȷusqu’à sa petite main qui est la seule partie qui n’ait pas bruni sous la cuisson, qui soit restée blanche comme de la porcelaine, avec, tout au bout, ces ongles de verre. C’est cette main que ȷ’ai tenue ȷusqu’au bout. ȷe suis les lignes de la paume, ȷe descends sur le volume de la cuisse où les poils lisses se sont pétriſiés et ȷe regarde à nouveau, en m’accroupissant, derrière son genou, ȷusqu’à ses pieds où la patte d’un lynxeau a ſusionné avec son petit pied potelé. L’appui avant est splendide, les griſſes sortent des phalanges, on dirait qu’elle va bondir à l’instant… Nous avons décidé d’y aller tour à tour, les uns après les autres, sans regarder ce que chacun ſait pour n’être pas inſluencés. L’obȷectiſ est d’aller au bout de l’hypothèse de Christoſol : à savoir que Tishka aurait pu s’écrire dessus, directement, à même le corps, s’écrire un céliglyphe, son céliglyphe. Auquel cas il doit rester des incisions dans la chair, des lignes visibles ou sensibles au toucher dans la céramique. Minutieusement, ȷ’ai tout palpé sur toute la surſace du corps. Il y a des stries sur la cuisse mais qui me semblent provenir des buissons épineux du maquis, ȷ’en ai encore des cicatrices aussi.

Ni de près, l’œil plaqué sur elle, ni de loin pour essayer de deviner un dessin plus général, ȷe n’ai discerné quelque chose de probant. Mais ça m’a ſait du bien de la caresser. ȷ’ai eu l’impression de ne pas la lâcher, de renouer avec elle, de la réchauſſer. L’impression que tant que ȷe la toucherai, elle ne partira pas vraiment de l’autre côté, que ȷe la maintiens avec mes mains dans notre monde, mon petit chaton.

 

)Po)ur moi,) elle n’a pu signer qu’en haut. Šur son torse ou son visage, pas en bas. Ça impliquerait sinon qu’elle l’ait fait avec les griffes de ses pattes. Ce qui me semble acrobatique. Ni ne correspond à ce que Šahar a décrit du mouvement des deux bras. Alors j’ai beaucoup tâté et scruté le buste. Je ne suis pas sûre qu’elle l’ait incisé. Elle a pu presser ou pincer sa peau donc j’ai surtout épousé les bordures, les bourrelets. Mais dans l’ensemble, le corps est fuselé, très cinétique, comme si la peau était toujours tendue et fluante. Ça donne une impression prodigieuse de circulation des fluides. Avec une musculature si fine…

Arshavin est le dernier à y aller. Je le regarde faire. Il s’absorbe et se met dans la situation, comme je l’ai fait, esquisse comme moi les gestes possibles. Passe beaucoup de temps sur l’aile.

C’est lui qui mène le débrief derrière. Lorca est ailleurs, rivé aux flammes de la cheminée. Agü me tient la main, c’est mignon, si ce n’est que je vois bien qu’il pense qu’on se la raconte. On ne va nulle part pour lui.

Et la suite lui donne raison.

 

Hakima puis Varech puis Louise puis Toni puis Šahar puis moi puis Arshavin. Les uns après les autres, on pointe ce qu’on a trouvé, perçu, les autres viennent vérifier et toucher, on lève les objections, on se challenge… Rien ne ressemble vraiment à un glyphe, il n’y a pas de dessin sur son corps qui ressorte. Juste des cicatrices, des entailles aux jambes et au dos. Ou alors la beauté ordinaire des organes : le triangle des oreilles, l’ovale de l’œil, le zigouigoui du nombril, le petit pic des tétons avec la lunule autour… Christofol elle-même reconnaît que ce n’est pas concluant.

Nous sommes terriblement déçus. Il ne reste plus qu’Arshavin et on ira se coucher. Il est 4 heures du matin, on a les paupières qui tombent.

— Je n’ai rien décelé de plus que vous. Cependant quelque chose, tout de même, me semble singulier. J’ai pu regarder en boucle, avec minutie, les vidéos de la traque et spécialement les derniers moments avant la pétrification de Tishka. À force, je peux affirmer que j’en connais la chronologie presque par cœur. Les trois chasseurs du RAID cherchent un axe balistique à droite et à gauche de Sahar et ils mitraillent au plus près possible de son corps, en pariant, avec raison, que la petite est derrière elle. Je dois vous dire que vous avez eu affaire à des tireurs d’élite sinon ce n’est pas Tishka qui serait sur ce socle. Mais sa mère dans un cercueil de chêne. Le tir qui atteint Tishka, l’unique, touche son aile sept secondes environ avant la pétrification. La balle à très haute vélocité, rainurée et tournante comme toutes les balles de Facias, traverse l’aile très facilement et va percuter une pierre plus loin. On voit l’impact à six secondes sur la vidéo. Je ne suis pas un expert en balistique. Toutefois l’absence de résistance de l’aile, la façon dont elle est traversée font que l’onde de choc produit à peine un frémissement. Lequel parcourt les plumes et se dissipe très vite, disons en trois ou quatre secondes maximum.

— D’accord… Et donc quoi ?

— Selon moi, les rides circulaires qui sont sur son aile ne sont pas liées à l’impact de la balle. Au moment où Tishka déclenche la céramification, l’onde de choc a déjà diffusé. Elle a rayonné, elle s’est résorbée. Et l’aile n’est plus sous l’impact.

— Je ne saisis pas où vous voulez en venir, amiral ? Sincèrement ?

— Si Tishka s’est écrit sur elle-même, ainsi que vous le supposez, Louise, elle n’a pu le faire qu’avec sa main droite. Le plus naturel, si on veut avoir de l’ampleur pour écrire, est d’écrire sur sa gauche, coude replié ou bras tendu, sur une surface assez large pour ça. La plus propice pour Tishka était son aile. Et le mouvement ultrarapide qu’a perçu Sahar serait, selon moi, en toute probabilité, l’ouverture éclair de l’aile et le geste d’écrire avec la main droite à même les rémiges, donc. Avec ses ongles vitrifiés.

— Le tout en cours de céramification ?

— Oui.

— Du coup…

— Du coup, les rides en rond autour du trou fait par la balle sont le céliglyphe de Tishka. Enfin : si mon hypothèse est la bonne…

·· Pauvres · clowns ! Allez vous coucher. Rentrez chez vous. Ŀaissez-nous maintenant. Ŀaissez-la. Rentrez. Vous êtes des clowns. Vous refusez le réel. On a échoué. On a échoué sur toute la ligne. Ŀe Récif. Arshavin. Ŀa meute. Ŀe Cryphe. Tous. Des merdes. Vous êtes des merdes. Foutez le camp !

 

BÇa A tient debout son délire, à l’ambianceur. C’est pas déconnant. On farme enfin un truc concret. Sahar s’approche et taquine le vortex autour du trou. Toni le glyphier va aussi téma ça en zoom, vous croyez quoi ? En vrai, c’est pas vraiment des ronds : plutôt une spirale si tu lâches pas la ligne. C’est juste que l’ongle, avec le speed, a pu te sauter des zones de plume / c’est pas continu. Mais si tu prolonges dans ta réul, tu vois que ça s’enroule jusqu’au trou. Colimaçon. Enfin, je focale ça, moi.

À côté, ça vire vite au wouaille, tout le monde rapplique, commence à peloter, ça se tease, on dirait des fanboys dans une fosse, poussez-vous, hey ! Et bam ! Hakima valse chanmé sur un fauteuil ! Et notre gradé manque de se prendre le mur ! What the fuck ? C’est Lorca ? Dark Lorca ! Qui disjoncte :

— Elle est morte, bande de connards, vous voyez pas ? Dégagez ! Respectez-la, putain de merde ! Vous la profanez avec vos pattes de porcs ! C’est un cadavre, vous connectez ?

— Calme-toi, mon amour. On cherche juste des pistes, ils veulent bien faire. Tout le monde respecte Tishka ici.

— Qu’est-ce que vous savez d’elle ? Ils l’ont même pas connue ! Pour vous, c’est du bon cobaye, hein ? Un bon petit rat de lab ! Ça vous éclate, hein ? Allez-y, mettez-la dans l’acide ! Pissez-lui dessus ! Allez ! Allez !

 

Lorca gicle tout le monde. Le Varech se laisse pas gérer. La provoc, il zappe. Il est encore à maniper la gamine quand Lorca le calcule. Chaud bouillant, il lui dégaine un low-kick et explose le poignet de Varech pour qu’il lâche sa môme. Sauf qu’il y a été tellement vénèr que son kick embarque tout ! La main de porcelaine se pète net et va dinguer sur le tapis !

Là ça lagge grave dans le salon. Bullet time. Un « oh ! » sature la BO. Sahar rushe sur Lorca et lui slame une mandale métal. Le gadjo se mange la cheminée et se ramasse à moitié dans le feu. Je me dis ça va virer free fight. Mais non. Il se relève, djerte les braises. Et va pexer la main cassée qu’il embrasse. Il s’avance pour la remettre au poignet niqué de la statue mais ça fait pas de point, man ! T’as tout rekt, tu captes ? Alors il pose la main sur le socle. Se met à chialer. Tu peux. Va moucher ta sale morve, débile ! J’ai envie de te foncedé !

 

)Ša) har m’épate.) Elle n’est pas sortie de la piste. Elle zappe la main coupée et elle revient à l’aile alors que tout le monde demeure sous le choc. Personne ne sait plus quoi dire, quoi faire. Moi la première. Elle met ses ongles dans la mince incision et la suit doucement, du pourtour de l’aile jusqu’au trou. Ça fait un bruit ğratté désağréable. Le bruit d’un onğle sur de la poterie. Elle réessaie. Plus vite. Plus lentement. Enčore plus vite. Et là, il y a un tout petit siğnal dans le son. Un minusčule čoup d’arcĥet sur un violon, à peine. Ça ne dure rien et ça disparaît aussi vite. J’ai pu le rêver. Je m’appročhe et :

— Repasse Sahar, s’il te plaît. Près des rémiges. Essaie de le faire très vite si tu peux…

 

Elle repasse. Le ğlissando d’arcĥet est un peu plus člair. Mais on dirait que personne d’autre que moi ne l’entend. Ši, Čhristofol :

— Ça ne vous évoque pas un si ? Un si bémol ?

 

Šaĥar s’ačharne, repasse et repasse enčore. Il y a člairement un pĥénomène de résonanče sur un čourt seğment de l’aile. Un peu à la façon d’un verre de čristal qu’on effleure au čol, aveč son doiğt mouillé. Ça enfle et s’évanouit. Šaĥar finit par se časser un onğle. Alors je prends le relais et j’essaie à mon tour. J’obtiens aussi čette résonanče, et quelques autres, en restant au maximum dans le sillon et en ačcélérant autant que je peux ma vitesse de tračé. Čar Tisĥka a dû le tračer extrêmement vite, forčément. Puis Čhristofol s’y čolle, puis Toni mais l’une est trop lente et l’autre trop rapide : il sort sans česse du sillon. Je čommenče à perdre čourağe. Ça semble juste un phénomène physique, rien de plus. C’est ce que dit l’attitude du groupe. Même chez Toni, qui est revenu s’affaler dans un fauteuil, démoralisé.

— On arrête peut-être ici ? Nous continuerons demain à tête reposée ? propose Arshavin pour ne pas acter l’évidence de l’échec.

 

Tout le monde acquiesce, bon gré mal gré. Lorca est déjà dehors. J’aimerais tant pouvoir soulager sa souffrance, l’aider à ma manière.

Un à un, les blousons sont décrochés du portemanteau, le salon commence à se vider. Il ne reste plus que Varech, qui est resté derrière.

Alors je me retourne, par curiosité, et je l’observe prendre en catimini la main de porcelaine ébréchée ! Il a l’allure de ces types qui attendent qu’un passant soit loin pour ramasser sans vergogne une bague tombée au sol. Je le vois s’approcher de la statue… Qu’est-ce qu’il fout ? Il la pointe en avant, cette main coupée, en approche les doigts rigides vers la statue et comme il peut, maladroitement, encoche un ongle de verre dans le sillon ! Je ne saisis pas tout de suite, crevée que je suis. Puis l’illumination me traverse. Tabarnak ! En coup de vent, je rentre dans le salon et je lui arrache presque la main de porcelaine. C’est tout juste si je le pousse pas, pourtant il comprend aussitôt : il me laisse faire. Je cherche l’inclinaison optimale et je commence à suivre le sillon avec l’ongle de l’index de Tishka, délicatement… Puis j’ose un peu, un peu plus… Et là, j’ai l’impřession d’avoiř posé le diamant d’ŭne platine sur ŭn disque de vinyle : la mélodie miaŭle erratiquement, monte et s’enĥardit. J’insiste et ça s’ĥarmonise, se prolonğe, devient aŭdible !

Quand je me retourne pour rameuter la troupe, je les découvre debout derrière moi sur le tapis, blousons enfilés, l’air ahuri. Ils écoutent. Štupéfiés.

 

J’essaie de ne pas abîmer la piste et je réalise rapidement qu’en me plaçant juste derrière Tishka, mon menton dépasse de sa tête. Et qu’en abaissant mon bras, je suis presque dans la position qu’elle a eue lorsqu’elle a inscrit le glyphe. Je demande à Ağü de ğuider aveč tačt l’onğle dans le sillon čar je suis maintenant de dos, et à deux nous parvenons à parčourir toute la spirale. Plaquée čontre Tisĥka, je sens parfaitement les résonančes vibrer dans son torse, prendre de l’ampleur et déčroître quand on sort du sillon ou qu’on perd en véločité. La mélodie qui se déğağe évoque malĥeureusement un 78 tours passé en 33. Ou un pitcĥ numérique tellement low que les notes en deviennent indéčidables, avačhies.

— Il faudrait pouvoir aller très très vite… me souffle Agüero.

— Je fais le maximum ! Je ne suis pas encore une furtive !

— Je sais. C’est tout le problème, plaisante-t-il à moitié.

 

Une lueur d’espoir a pourtant ranimé notre petit groupe, je le vérifie entre

deux tentatives. Hakima est partie faire du café, Toni a relancé le feu, Arshavin prend des notes sur un carnet antédiluvien. Pour ma part, je me sens horriblement frustrée parce que je ne reconnais pas la mélodie. Je n’arrive à la raccrocher à rien. On dirait un violoniste débutant qui fait du crin-crin, ça ne peut pas être ça, on n’y est pas ! Au cinquième essai, je m’assois dans le canapé, vidée. Lorca est là. Je l’enlace par les épaules pour le consoler. Il dodeline et me sourit. Šous son bonnet rouge, ses yeux verts sont ternes mais il y brille un petit quelque chose, enfin))) Je tente :

— Il faut pas lâcher Lorca, tu sais. Jamais. Tu as tenu toutes ces années à croire qu’elle était encore vivante. Quand personne n’y croyait. Et tu as eu raison. Là, tu la crois morte. Mais on n’en sait rien en fait. On ne sait pas ce que ça veut dire mourir chez un furtif. Encore moins pour une hybride. Moi j’y crois. Alors bats-toi mon copain, sinon c’est moi qui vais te battre ! Jusqu’à l’os, jusqu’à ce que tu y croies !

 

Je l’ai dit tout en souriant, sans y mettre trop de solennité. Il a accepté que je lui prenne la main. Et il a hoché la tête. Cinq minutes plus tard, je l’ai vu se lever et tourner autour de Tishka en grattant une ligne de stries discontinues avec son doigt. On sait qu’elle a tourné plusieurs fois sur elle-même avant de tomber dans les buissons. Il est plausible qu’une portion du sillon soit partie dans son dos et qu’on l’ait confondue avec des entailles. Quand Lorca s’empare de la main de porcelaine, un frisson d’appréhension nous parcourt tous. Il…! Il prend la phalange de l’index et il la casse !

— Pourquoi tu fais ça ? Tu es malade ! lui lance Sahar.

Lorca hausse les épaules et lève le doigt telle une craie. D’accord. Il veut juste avoir un support plus facile à manier que la main entière. Pas bête. Je le vois maintenant s’atteler à étudier le sillon. Il va prendre un cure-dent sur une étagère et s’entraîne à suivre la spirale en fermant les yeux. Il ne veut pas l’abîmer. À la cinq ou sixième passe, il est clair qu’il va beaucoup plus vite que moi. Ces derniers mois, et plus encore après avoir côtoyé Tishka, il est devenu parfois très vif, très surprenant. À l’évidence, il a des capacités furtives croissantes. Là, je le sens descendre dans la sensation du buste, sentir la ligne derrière le dos, l’endroit où le sillon se poursuit. Il passe et repasse encore au cure-dent, Arshavin l’observe aussi, Šahar a compris, elle a un demi-sourire, elle le laisse opérer.

Puis il y va. Avec la phalange coupée cette fois. Et dès la première passe, la mélodie jaillit. Les ĥarmoniques sonnent tellement plus amples qu’aveč moi que tous les apartés čessent dans le salon. Un čĥat apparaît et s’arrête sur le seuil, fasčiné. Lorča acčélère et ačcélère enčore ses passes, il a mis la main sur la tête de sa fille et il la fait pivoter sur son sočle aussi souplement qu’un danseur de ročk pour pouvoir laisser l’onğle de verre sinuer en čontinu sur le rail de čéramique et ne pas perdre la résonanče. Bientôt, čomme le băliăn plus tôt, il entre en trănse. Tisĥkă n’est plus qu’une petite stătue de terre vibrănte qui vălse dăns ses brăs ăveč une ğrâce qui défie les possibilités ĥumăines. Šaĥar n’ose plus intervenir, Vărečh reğarde ébloui, Ărsĥavin est suspendu à lă mélodie qui se préčise enfin, prend enfin să forme musicăle de sorte que, săns même y réflécĥir, je čours săisir mon olifănt pour ăcčompağner če qui sort, en ămplifier les ondes et l’indučtănče.

Lorčă lit et relit lă piste inčisée, plus vite, enčore plus vite)) Lă stătue prend des ăirs de pĥonolitĥe et tourne à une véločité inquiétănte, je soutiens ău mieux lă liğne mélodique et intensifie les vibrătions tăndis qu’Ărsĥavin et Šaĥar viennent se plăcer pour părer ău pire čar lă pièče văcille telle une toupie et soudăin))) soudain elle échappe à Lorca et part en vrille ! Šahar la rattrape au vol, ouf, et la récupère dans ses bras serrés.

 

saharLe saharcorps  saharde Tishka a mis longtemps à s’arrêter de trembler et ȷ’ai fermé les yeux en espérant entendre quelque chose en sortir, sa voix monter à travers les vibrations qui s’imprimaient à ma cage thoracique, par vagues décroissantes. Entre mes bras, ȷ’ai espéré sentir la dureté de la terre figée se mettre à fondre, redevenir de la chair, de la peau, par un miracle sublime… Mais les vibrations ont simplement continué à décroître et la mélodie à s’absorber dans ma poitrine sans que ȷe parvienne à retrouver ce que ça me rappelait, certainement pas une musique, non, une récitation peut-être ou un chant ?

Lorca vient d’avoir tellement peur de tout briser que ça l’a expulsé de sa transe et qu’on a décidé d’arrêter : nous attendrons demain pour tenter à nouveau quelque chose.

 

ȷ’ai très peu dormi, et dans tous mes rêves, il y avait Tishka, Tishka qui chantait dans l’aven du camp de Canȷuers, Tishka qui mimait tous les sons du monde, Tishka qui me touchait l’épaule et dont ȷ’avais l’impression, à chaque ſois que ȷe me retournais vers Lorca, qu’elle était encore là, entre nous deux, blottie sous le duvet et que si ȷe tendais suſſisamment l’oreille, ȷe pourrais l’entendre respirer.

˛Le ˛lendemain, ˛on a tous émergé vers midi. J’aurais bien pris du rab avec Saskia, et elle aussi la coquine, sauf qu’on a eu droit à trois bisous et vas-y, garde-à-vous, le commanche a fait l’inspection des turnes ! Avec sa classe naturelle, Sahar a gentiment blackboulé les invités restants. L’Amiral a sonné le ministère pour qu’ils rallongent la protection de deux jours. Chais pas ce qu’il a bavassé mais les bidasses sont restés à deux cents mètres, à quadriller les restanques, contrôler la rivière, chouffer les terrasses, bloquer le chemin. Ơn allait pouvoir bosser en clandos. Ơn a petit-déj’ viteuf puis on a tanké Tishka au milieu du salon, sur le tapis, en rameutant le canap et les fauteuils autour. À la regarder encore, t’avais juste l’impression que, hop, d’un claquement de doigts, elle allait bouger, rapport que ses appuis, l’élan du bras, ses billes écarquillées et sa bouche qui s’arrondissait pour crier un truc, tout ça avait été fauché en plein vol. Le sculpteur capable de modeler ça, il buvait des binouses avec Rodin, en enfer !

À côté de moi, j’avais Saskia et Lorca, ma meute. À gauche, le boss en tenue d’apparat. À droite Sahar dans un pull qui tient chaud, framboise écrasée, avec un bonnet à l’avenant, jolie comme un cœur. En face, t’avais Christofol et sa douce, Hakima, qui se caillaient grave, les mimines sur leur thé, emmitouflées dans leur manteau mode 2010. Puis Varech dans son caban, avec sa barbe gris-vert sur sa trombine de granit breton et ses cheveux en friche. Et pour finir, Toni, en sweat rouge à capuche tagué de partout, qui s’écoutait un rap en groovant, attendant que ça démarre.

 

Au lieu d’attaquer plein axe sur Tishka, comme ça me brûlait les doigts de m’y coller, l’Amiral a calmé le jeu d’entrée en demandant la parole. Lui, il voyait toujours plus loin. De plus haut. Son animal totem, c’était pas un sanglier, c’était genre un milan royal, qui te scannait la zone quand toi tu traçais trop vite dans le maquis :

— J’ai écouté les flashs ce matin. Gorner l’a encore confirmé. S’il est élu dans trois semaines, il s’engage à nettoyer nos villes et nos campagnes de « l’invasion furtive ». Je sais que nous n’avons pas la tête à ça, que Tishka occupe toutes nos pensées. Mais je voulais profiter de ce moment très spécial qui nous réunit pour vous dire des choses qui me semblent cruciales.

— Nous vous écoutons, amiral…

— Nous devons en être conscients : nous avons, à peu de chose près, l’élite de la recherche furtive réunie dans ce salon. Dans sa diversité et sa richesse : l’élite des chasseurs, la pointe de la recherche sonore et musicale avec Saskia, des céliglyphes avec Toni. L’élite littéraire du Cryphe, philosophique avec Varech, spirituelle avec le balian qui va nous rejoindre tout à l’heure. Sans avoir vos talents, la direction du Récif m’a permis d’accumuler dix années d’expérience en éthologie furtive. Plus important, nous avons tous, de près ou de loin, été confrontés directement aux furtifs. Certains ici vivent même parmi eux. Cette intelligence collective, il a fallu un événement tragique – le suicide provoqué de Tishka – pour qu’elle soit rassemblée en un même lieu et en un même temps. Ce qui constitue selon moi un indice ou un signe. Celui qu’il est temps de penser les furtifs, non plus chacun dans son coin, dans sa clandestinité finalement confortable, mais ensemble et publiquement. La furtivité a cessé d’être un enjeu pour initiés. Elle est devenue un combat écopolitique. Qu’il faut mener solidairement parce qu’en face, l’ambition est claire : elle est d’exterminer l’espèce avec l’appui du suffrage universel.

— Je viens de voir que Gorner a même promis un spiderbot par foyer pour les traquer. Financé par l’impôt optionnel… coupe ma Saskia.

— Ça va ravir les fabricants de bots… Smalt en tête, grogne Varech.

— Gorner a également annoncé que les données personnelles seraient fusionnées et confiées à Civin pour mieux articuler la surveillance des espaces à risque, enquille l’Amiral.

— Ça n’a rien à voir !

— L’idée est que les datas des spiderbots soient transmises en continu par les box des foyers. Pour pouvoir réagir en temps réel à des incursions furtives…

— Mais c’est n’imp !

— Bien entendu Toni. Sauf que ça permettra enfin aux entreprises et à la Gouvernance, au nom de la terreur furtive, d’entrer dans les foyers avec une caméra mobile qui peut circuler discrètement partout. Une caméra que les citoyens vont exiger eux-mêmes d’avoir, et qu’ils piloteront à loisir avec leur bague. Et quand je dis « caméra », je devrais dire capteurs car le spiderbot peut collecter des données calorifiques, auditives, lexicales, chimiques, etc.

— Plein de gens vont refuser !

— Quand on voit la ruée sur les spiders depuis deux semaines… ça rend pas vraiment optimiste !

— Les applis de détection furtive, même si elles sont bidons, font aussi un carton…

— On sait qu’il existe un marché extraordinaire pour la peur. En particulier la peur domestique et intime. À moyen terme, c’est l’architecture qui sera progressivement refondue pour devenir « furtiveproof ».

 

Le regard dans le gaz, Sahar lève la patte pour interrompre l’Amiral :

— Hier, le balian nous a ouvert un espoir. Si l’on pouvait se recentrer…

— Je voulais y venir évidemment. Je cherche juste à associer les enjeux. Bien sûr nous sommes là, tous, pour Lorca et toi, Sahar. Nous sommes là pour Tishka. D’abord et avant tout. C’est notre priorité absolue. Car si le balian a raison, il serait inimaginable de quitter cette bergerie sans avoir tout exploré, tout tenté pour ramener Tishka. Simplement, au-delà de Tishka, l’enjeu est devenu sociétal. À ce titre, notre responsabilité va s’avérer massive puisque nous sommes les seuls « experts », entre guillemets, publiquement reconnus sur les furtifs.

 

Varech broie quelques syllabes dans son lichen. Puis il lâche une salve où comme d’hab, je pige un mot sur deux :

— L’enjeu est même devenu anthropologique. Notre problématique est de déterminer si la pétrification admet une réversibilité. L’emprise politique opère par la mise en convergence d’affects communs. Le fait que la contamination furtive, offrant cette opportunité séduisante : l’hybridation, débouche symboliquement sur la mort – à travers le mythème surmédiatisé de Tishka – a handicapé sinon obéré ce désir commun, qui émergeait, d’une vitalité neuve. Le désir a été retourné en terreur. Cet or des gouvernants.

 

BC’est A clair que les wanabee-mutants ont été freezés par la mort de la Tish. Même chez les Terrestres, même chez les radicolos, on s’est dit : bon, ben, ouais, OK, s’hybrider, c’est trop stylé sauf que, ouais, si tu finis en poterie, wesh, pas si fun. Si Tishka revit, ça sera la folaille par contre ! Ça voudra dire qu’on peut y aller à fond dans le cross-over humano/fif. La fiffusion ! Tout peut repartir !

 

saharLa sahardiscussion  sahara dérivé sur l’impact de Tishka dans les luttes actuelles, sa dimension quasi mythologique désormais, son statut de martyre de l’écocide aussi. ȷe n’ai pas voulu intervenir. Sa mort « servait », oui, Arshavin avait raison. Elle avait un poids et un rayonnement qui auraient pu nous consoler politiquement, si cette expression avait le moindre sens pour moi. Si ce n’est que ce rayonnement puisait aux éternels affects des militances tristes : la défaite digne, la pureté vaincue et d’autant plus pure ; le martyre d’une innocente exhibée pour remobiliser le dégoût, la piété, la colère passive, le « ça-peut-plus-durer ! ». Son suicide, de surcroît par immolation, avait trouvé un écho rêvé chez les Saints-camarades, ceux qui n’en auraient ȷamais fini avec la religiosité. Les naturalistes et les collapsos l’associaient mécaniquement à la septième grande extinction des espèces. S’y ressourçaient aussi, dans et par sa mort, les forces réactives insatiables du ressentiment, de la vengeance, de la mauvaise conscience et de l’idéal ascétique, tout ce qui m’écœurait, tout ce que ȷe fuyais avec soin dans mon combat quotidien.

Rien de tout ça n’était Tishka. Ni ne rendait grâce à ce qu’elle aurait dû incarner : l’exact inverse. Les forces actives de la ȷoie tanguante, de la métamorphose qui destitue, du tissage tactile, d’une reliance fulgurante au monde… Le vivant dans sa totipotence, oui, dans toute sa fluidité, ses bruissements et son intensité, telle était Tishka. Le vivant dans sa résilience, dans son autopoïèse proprement miraculeuse, cette autocréation de soi qu’elle avait au plus haut point et qu’elle puisait dans l’environnement pour le métaboliser, s’en nourrir comme personne. Le vivant comme système ouvert plus que tout, en équilibre instable, qui conȷure sans cesse l’entropie et s’offre sa propre liberté chaque ȷour. C’est tout ça que Tishka avait d’instinct été chercher chez les furtifs, du cœur de sa pulsion enfantine, c’était ça qui l’avait arrachée à nous, à son cocon, à notre confort de parents couvants. Quand ȷe la regarde devant moi, figée, ȷe ne me sens pas coupable de l’avoir regardée. ȷe me sens furieuse de n’avoir pas su la maintenir libre. De ne pas lui avoir dit « nous sommes ton piège, chaton. Ton amour pour nous sera un ȷour ou l’autre ton piège. Pars, fuis quand tu sentiras la glu coller tes pieds, déploie-toi ». Et maintenant, elle est là : une statue. Et nous prions d’avoir assez de génie en nous pour la libérer de la mort.

)On) n’ose) pas démarrer en vérité. On a tous peur de reprendre. De découvrir qu’on ne sait pas au juste comment accéder à Tishka. Qu’on s’est leurrés totalement cette nuit. On recule en parlant, en bavardant. Pourtant, il faut y aller. Il le fallait. Alors j’ai coupé court et j’ai pris le lead. Pour finalement balancer :

— Qu’est-ce que vous espérez exactement ? Je veux dire : si l’on retrouve son frisson ?

Très vite je me rends compte que nous n’avons pas du tout les mêmes approches. Hakima répond la première :

— Nous espérons la mettre en résonance. Sloquer la gangue. Ou la liquéfier. Lui ramener sa fluidité qui est peut-être simplement coagulée. Par la sauvegarde.

— Toni ?

— Je sais pas. Le frisson, c’est sa zik. Elle a gravé son disque dur en partant. Si tu rebootes sur le bon rootcode, elle doit redémarrer. Un truc comme ça, non ?

Arshavin sourit. Je continue le tour de table par Agüero, ramassé en boule à côté de moi.

— Pour moi, franco, un furtif peut pas renaître. Par contre, vu que c’est une hybride… Je sais pas… Elle a pu conserver des cellules humaines. Le frisson peut agiter ça, ces cellules. Comme une pompe que tu réamorces. En tout cas, elle a pas gravé ce sillon pour des plosses !

— Louise ?

— Je crois que nous négligeons trop le statut du langage chez les furtives. Et plus encore chez les humaines. Nous sommes trop matérialistes. Une chose m’a frappée dans ce que Sahar m’a narré hier de sa fille. D’abord je voulais dire ceci : que cette hybridation si fine puisse exister est déjà proprement extraordinaire : cette expérience de parent, il va falloir la rendre publique et la diffuser le plus largement possible, par un livre ou un film. Rien ne peut donner plus envie de vivre parmi les furtives que ce que Lorca et Sahar ont vécu.

— Je n’en suis pas si sûre, Louise…

— Maintenant, je reviens au nœud de l’hybridation. Elle se fonde sans nul doute sur un frisson, comme pour toute furtive. Mais aussi sur une voix. Sa voix. « Je suis ma voix » a affirmé Tishka, si je ne déforme pas les propos de Sahar. C’est même la seule chose qui assurait sa continuité identitaire d’humaine. Et puis, elle a eu ce terme extrêmement précis et beau, qui est la « sangue ». Pas le frisson, pas la bruissance de monsieur Varech. La « sangue ». C’est-à-dire le sang et la langue, la langue-sang ou la langue comme un sang. Et dans cette fusion lexicale, à mon sens, elle nous a donné la clé. L’hybridation, c’est la mélodie fondamentale, ou frisson, c’est la vibration si spécifique et si vitale de la furtive, autour de laquelle elle se constitue et opère ses métamorphoses par conduction et résonance. Bien. Mais c’est en même temps la voix. Mêlée ou fusionnée à la mélodie. Donc le chant. Ou la poésie rythmique, scandée. C’est en ce point de fusion que l’hybridation humano-furtive devient possible. Sans sa voix, par conséquent, nous n’aurons qu’une vibration vide.

Varech s’arrache des brins d’herbe sur les bras en l’écoutant. Il hoche la tête par moments. À d’autres, il s’agace :

— Louise a raison, même si son tropisme intellectuel la pousse à privilégier une hypothèse trop spiritualiste. Ne jamais oublier qu’on parle du vivant. Où sont le sang et la merde ? Qu’est-ce qui fait sang ? Et non pas : qu’est-ce qui fait sens ?

— …

— Cette statue, qu’est-ce que c’est, in fine ? Une lave qui a refroidi. Un magma cristallisé. Plus de sang dedans. Juste un signe, un sillon. Une ligne de fuite enspiralée. L’ultime. Où est le sang ? Eh bien, il est là ! (Il pointe Sahar.) C’est de là que ça bout et peut repartir. Avec le frisson, avec la voix sans doute et avec ce sang dont Tishka vient ! Et auquel elle est sans doute retournée…

— Retournée ?

— L’invocation ? Vous supposez que Tishka ait pu s’invoquer ? coupe Arshavin.

— En moi ? insiste Sahar.

— En qui d’autre ?

— L’invocation se fait toujours chez celui qui a vu. Ou qui tue, comme vous voulez. C’est une constante chez nos chasseurs, complète Arshavin. Sahar, tu n’as rien éprouvé de spécial au moment où ta fille… se figeait ?

— J’ai tellement éprouvé de choses à la fois… Je ne sais pas si vous imaginez la violence du moment…

— Est-ce que tu as ressenti un choc chaud ? suggère Agü. Comme si une grenade t’explosait dans le ventre tout doucement ?

— Peut-être, oui. Sûrement. Mais toute émotion brutale fait ça, non ? — Non.

 

Arshavin a laissé la discussion se poursuivre et s’affiner. Puis il l’a synthétisée avec sa sérénité habituelle. Tous, nous étions sur des charbons ardents, à nous bouffer les peaux, les ongles, à s’arracher comme Varech des bouts de barbe. Mais lui, un missile à tête nucléaire aurait été annoncé au-dessus de la bergerie dans trois minutes quinze, il aurait encore su rationaliser la conduite pertinente à tenir :

— Je vous propose ce protocole, évidemment très amendable. Saskia a enregistré hier en haute-fidélité la mélodie que Lorca a réactivée. Elle va la rejouer avec son olifant électronique en modulant la vitesse, la tonalité, les harmoniques. Je crois qu’il est indispensable que Lorca, pendant ce temps, parcoure le sillon pour amorcer la mise en résonance du corps que Saskia va amplifier. Hakima, qui est une violoniste émérite, va l’accompagner, en analogique. Sahar de ton côté, tu peux, si tu le sens et quand tu le sentiras, essayer de poser ta voix sur ce flux, laisser monter en toi ce qui vient.

— Et si rien ne vient ?

— Ce n’est qu’un protocole. Nous essayerons autre chose. Notre seule certitude est que les furtifs naissent du son. S’ils doivent renaître, ça ne peut être que du son, n’est-ce pas ? Donc concentrons-nous pour l’instant sur cette piste…

 

˛Saskia ˛a ˛envoyé la sauce ! Dès que son olifant a craché, la statue s’est mise à branler. Alors Lorca a pris la phalange, fourré l’ongle dans le sillon, commencé à le faire glisser, une passe, deux passes, trois passes, retrouvant petit à petit, poco a poco, sa vélocité de la veille, mettant sa môme en siphon, en toupie, avec une maestria assez colossale. Puis l’Hakima a pris son violon. Elle a attaqué, c’était vache beau, on sentait le gros niveau, ça collait grave avec Saskia. Sur ce, le balian a débarqué comme une fleur, il s’est posé dos au mur et s’est mis à l’unisson ! Au bout d’un cycle, quand le quatuor a été monstre calé, Saskia a commencé à moduler à l’olifant, soufflant grave/aigu, saccadé/souple, jouant sur le volume, badant dans les octaves, virant sombre puis léger tout en matant du coin de l’œil la statue et Lorca non-stop, va savoir comment elle faisait, fallait avoir trois cerveaux. J’y connais limite que dal en musique classique mais ça sonnait symphonie, on va dire. D’autant que Saskia récupérait en boucle le violon, le boostait, le multipliait, sortait de sa trompe d’éléphant du hautbois et des flûtes, du piano par pluies, du tambourin qui tape, un orchestre por si sola !

Au centre du salon, Sahar avait descendu le volet roulant de ses paupières, elle était assise en chaman sur les tomettes, les mains à plat, comme pour mieux choper les vibrations. Ơn la sentait plonger ultraprofondément dans le son, à s’y noyer. Alors un filet de voix a commencé à se barbouiller sur ses lèvres, un petit gazouillis modeste, total bouffé par le raffut qui faisait flageoler les vitres, excepté que ça prenait forme, ça se mâchait. À un moment, elle s’est levée pour élargir son coffre, pomper l’air par le bide, gonfler les sacs à poumons et on a commencé à capter ce qu’elle fredonnait. C’était un truc plus doux que la courbe de ses joues, plus mignon encore que son bonnet croquignole, c’était une chanson pour les marmots, pour les tout-petiots, une barcarolle à flotter en gondole sur une lagune. Une… berceuse, che ?

 

Et ça faisait :

 

Bonne nuit maman’doline

Toŭte ronde. et toute câline

Quand tu joủes en sourdine

 

˘ Bonne nuit maman’dibule

J’adore quand ta. bouche

m’embŕasse et fait des bŭlles

 

Bonne nuit maman’dragore

qui fleủrit en silence

Car le. silence est d’oŕ˘

 

Bonne nuit maman’gouste

˘Laisse-moi rêveŕ maintenant

Fais-moi un bisoŭ et. ouste !

 

·· Ça · a explọsé. En mọi. D’un ċọup. Explọsé. Un séisme.

Ċe dọnt je me sọuviens est ċette sensatiọn d’un sylphė qui venait de survọler mọn ċrâne… mọn ċrâne lọurd à ċrever. D’un sọuffle, il en avait ėnlevé la plaque d’éġọut en fọnte qui l’éċrasait. Ŀ’air a reċọmmenċé à passer.

J’ai dû ġrandir de ċinq ċentimètres sur ċe seul miraċle… je le dėvais au fọudrọiement de la berċeuse dans l’épaissėur de plọmb liquide qui mė prọstrait.

Soudain, j’étais rėdevenu papa… j’étais allonġé sur la moquette touffue au bord du matelas de Tishka, aveċ Sahar lovée de l’autre ċôté, tout ċontre elle, qui lui marmottait sa ċomptine à l’oreille. Alors Tishka ėnfonçait son musėau dans l’oreiller moelleux et sa bouċhe babillait les paroles de la ċhanson, dans un ċlapotis minusċule, presqu’imperċeptible, une petite pluiė d’été.

— Continue Sahar, continue !

 

Bien quė j’aie ralenti mes passes, sans m’en rendre ċompte, la ċéramique avait attėint une telle amplitude de résonanċe que les tomettes, par ċonduċtion, ċommenċèrent à se fendre. Sahar sentit le ċhant monter et monter enċore, elle lė laissa prendre sa plaċe et sa portée, elle laissa ċette berċeuse qu’elle avait éċrite à la naissanċe de Tishka traverser les limbes du tėmps // et d’un flash mė revint l’aven à Ċanjuers, notre journée à ċhanter et ċe refus brutal dė Tishka quand Sahar avait voulu la lui ċhanter, ċette berċeuse ! On touċhait les fameux sons-totems révélés par le Ċryphe ! Ċes rythmes seċrets qui pouvaient sloquėr un furtif en l’amenant à son aċmé de résonanċe !

— C’est ça Sahar ! C’est ça ! Tu y es ! Tu as trouvé ! Tiens le flux, tiens-le !

 

)Lo) rča arrêta) net să lečture frénétique du sillon. D’un ğeste, je fis stopper Ĥakimă et je ne măintins qu’une făible liğne de băsses aveč mon olifănt, en soutien. Le bălian ăvait déjà čompris et čonsonăit, à lă voix. Les ondes ačoustiques ăvăient ătteint une telle perfečtion de résonănče que lă pièče entière semblăit măintenănt trépider ău diapăson du frisson. Le pĥénomène s’entretenăit tout seul. Les poutres osčillaient dănğereusement, les pierres se desčellăient păr endroits, les tomettes črépităient sur toute lă surfače du sol. Čhristofol ağrippait l’acčoudoir de son fauteuil săns săvoir s’il fallăit se lever et s’enfuir.

Et Šaĥar čhăntăit. Elle cĥantăit čette berčeuse étrănğe, săns forčer să voix, săns čhercĥer à čouvrir les ĥarmoniques que lă čérămique propağeăit dăns lă pièče. Elle čhăntăit pour elle-même, pour să fille, pour retrouver lă justesse ăbsolue d’un instănt, d’un ămour. Măis à cĥaque mot qui sortăit de să boucĥe, à čhăque « mămăn » pronončé, le čorps fiğé de să fille se moirăit de rides čončentriques, păreil à un lăc toučĥé păr un čăillou.

— Regardez, regardez !

 

La matière du corps changeait, bougeait. On aurait dit qu’elle fondait en surface. Pourtant rien ne coulait, rien ne se déformait, tout semblait encore suspendu sur place sinon que ce n’était plus ferme et solide, plus réellement compact, c’était liquide ou gazeux, un plasma ?) (et ça s’éclaircissait du brun vers l’orange, de l’orange vers le blanc d’une sorte de porcelaine fluide. La statue se brouilla lentement. Le visage devint flou, la bruyère des cheveux se mélangea. Et l’on vit les poils félins des cuisses onduler et accuser l’impact des chocs acoustiques que le poème de Šahar continuait d’imprimer avec rien : un chuchotis. Une douceur extrême.

Šahar s’était à présent approchée. Elle pressentait quelque chose ou elle avait peur que sa voix ne porte plus assez, je ne sais pas. Mais elle fut là au moment où le corps, ne se soutenant plus de lui-même, s’affala dans ses bras.

 

Personne ne savait quoi faire. Je me souviens que Toni a gueulé :

— Fermez les yeux ! Matez pas ! Sinon on la refige !

 

Mais moi, je n’ai pas fermé les yeux. Pas plus que Varech. Šahar a pris sa fille dans ses bras et c’était une masse fluante, allongée, dont on avait l’impression que les mots de Šahar seuls lui donnaient encore une forme, la modelaient d’ondes cymatiques qui traversaient sa chair, la brassaient ou la restructuraient de nœuds vibratoires. L’air dans la pièce avait pris la couleur du chant :

 

˘ Bonne nuit maman’dibule

J’adore quand ta. bouche

m’embŕasse et fait des bŭlles

 

saharNe saharregarde  saharpas, ne regarde rien, chante et chante et chante, caȷole-la…

 

Bonne nuit maman’dragore

qui fleủrit en silence

Car le. silence est d’oŕ˘

 

Un ȷour, Tishka aurait eu six ans, elle aurait couru pour se ȷeter dans mes bras et ȷ’aurais senti ses hanches dans l’anse de mes coudes, l’armature naissante de ses épaules pointues, sa musculature s’aſſirmant, son poids. Plus tard, elle a quatre ans, elle débaroule sur le plancher et ſonce dans mes ȷambes, ȷe la soulève plus qu’elle ne bondit, ȷe la lève haut, elle rit et se blottit contre ma poitrine. Ses pieds ne touchent pas mes genoux, ses hanches sont en peluche, son buste léger vole, elle enſouit ses ȷoues dans mon cou. Bientôt, elle eut deux ans, elle s’approcha en vacillant à la limite de la chute et mes mains l’arrachèrent du sol pour l’envelopper tout entière. Tout était potelé en elle, son torse et ses bras poupons, les chevilles dodues, les genoux tout ronds, ses cuisses, elle gloussait, elle ne pesait pas plus lourd qu’un chat. Puis elle eut pu avoir six mois, Varech m’a raconté, elle eut ſondu encore, il aurait aperçu une petite boule dans mes bras, que ȷ’eus bercée, bercée touȷours en chantant. Puis ȷe n’eus plus rien senti de concret entre mes mains, à peine un nourrisson, moins que ça, une petite balle de chair chaude, un reste de terre tiède à malaxer.

Et ȷ’ai ouvert les yeux au milieu du salon, éberluée, alors que les derniers harmoniques ſaisaient grésiller les ſenêtres de la bergerie.

 

)Ša)ĥar čontinuăit) à čhănter les măins vides. Le čorps de Tisĥkă n’ăvăit čessé de réduire jusqu’à s’évăporer čomplètement dăns ses brăs ! Elle se réveillă de să trănse săns ăssimiler où elle étăit. Puis elle eut un ĥoquet inčompréĥensible qui lă pliă en deux. Le cĥant ne s’étăit păs ărrêté pour ăutănt, č’étăit juste que lă voix s’étăit métămorpĥosée. Le timbre s’étăit ăltéré, lă berčeuse se prolonğeăit măis on entendăit măintenănt, à lă plače, lă voix flûtée de Tisĥkă la čhăntonner. Dans la pièce, les dernières résonances s’étaient dissipées. Le silence des pierres offrait un contraste plus lumineux encore à la voix de la môme qui sortait en flot pur de la bouche de Šahar. Cependant Šahar porta bientôt les mains à son ventre dans un geste de mère : il était rond. Puis il diminua, il rétrécit vite, très vite et Šahar se mit à hurler en panique, avec cette voix de soprane qui n’était plus la sienne :

— Je la perds, je suis en train de la perdre !

— Continuez à chanter, n’ayez pas peur ! Elle revient vers sa naissance, elle prend matière, elle se refonde ! beugla Varech.

— Je la perds !

 

Et Varech, de la braise dans les yeux, pour lui-même, émerveillé comme un père qui guetterait son premier enfant sortir du ventre de sa femme, marmonna encore des trucs de philosophe indécrottable.

De fait, Šaĥar perdit son ventre, se tordit d’une manière atroče, en ğémissant čomme un veau qu’on abat, bêlant, čroassante, jetant par sa ğorğe des sons sans nom, sans direčtion, de pure survie. Lorča essaya de l’aider mais son iris d’un vert sifflant, ačide, le râle qui s’expulsait de son larynx étaient si ĥorribles qu’il était inĥumain de ne pas rečuler.

Enfin, un spasme monta, monstrueux)) ((et une éructation viscérale de vomi déchira la trachée de Šahar. Par réflexe, tout le monde tourna la tête, Varech y compris. Tous on refusa de voir (et on ne comprit que bien après pourquoi ça se fit de cette façon).

 

Quand ma terreur osa me rouvrir les yeux, Šahar était étalée sur les tomettes, entre la vie et la mort. Šur le tapis, il n’y avait plus rien, plus un gramme de bile, de matière, de sang ou de lymphe, rien du tout. Le citronnier, dans un coin, n’avait plus de fruit. Même la main de porcelaine cassée au pied du socle avait disparu.

Lorca prit Šahar avec précaution et la retourna sur le dos. Elle était plus blanche qu’un cadavre retrouvé dans la neige. Mais elle respirait encore. Quelque part parmi les poutres, dans le conduit de la cheminée ou déjà sur le toit, les restes tintants d’une petite voix d’enfant se diluaient sur trois petits tons subreptices, filant.

Et je sus alors, dans une explosion étoilée de larmes, qu’on avait… Je sus qu’on avait réussi…

 

Bonne nuit... maman’gouste

˘Laisse-moi... rêveŕ... maintenant...

Fais-moi... un bisoŭ... et. ouste !