CHAPITRE 16 Des corps-brumes
·· Sahar · me regarde avec ses yeux vert d’eau, dans l’iris desquels le soleil du matin donne l’impression qu’y a été versée une goutte de pastis. Elle a ce coulé du buste et cette langueur mal réveillée qui la rendent si peu résistible au lever et pourtant rien ne s’est passé cette nuit, pas plus que les autres. Nous avons même préféré dormir chacun dans deux chambres séparées du gîte – aussi parce qu’on ne dort plus vraiment depuis trois semaines, et que nous nous réveillons l’un l’autre, sans arrêt, par nos insomnies croisées.
Elle me regarde et le pastis semble geler dans la menthe fraîche. Ŀ’ovale de son visage se tend, sa blondeur même perd toute douceur. Ça va être violent. À peine ma proposition lâchée, je comprends que j’ai pris un risque méphitique pour notre histoire.
— Comment tu as pu faire ça, Lorca ?
Ne pas se déliter, tenir tête.
— Je veux être prêt, c’est tout.
— Prêt ? Prêt à quoi ? C’est juste ignoble ce que tu fais ! Tu salis tout. Comment tu as pu fabriquer ça avec cette machine et pire, jouer…
— Essaie au moins.
— Tu me débectes !
— Essaie au lieu de projeter ta morale ! Tu verras que ça a du sens !
J’ai envie de le gifler. Envie de lui fracasser la casserole en pleine face.
— Qu’est-ce que tu as mis dedans ?
— Tout.
— Tout ?
— Tout ce que j’avais. Toutes les vidéos à quatre ans, tous les enregistrements de sa voix dans les doudous, toutes les photos. Plus tu fournis de données, plus la reconstitution est précise et fidèle. C’est le principe de la réul…
— Et tu lui parles ? Tu lui as parlé ?
— Oui.
— T’es un pur pervers… Tu perds ton âme. Tu ne respectes plus rien, t’es…
— C’est toi qui es bloquée au dix-neuvième siècle, pauvre fille !
La claque est partie toute seule. Sa tête a tourné à l’équerre mais il n’a pas
bougé. Il éclate un verre de ȷus d’orange dans sa main pour ne pas répliquer. Ça gicle sur son pantalon et il a les doigts en sang ; il s’enlève les éclats de verre et il lèche ses phalanges pour nettoyer le sang. Ça le perturbe à peine.
— Quand Tishka va arriver, va arriver vraiment… je veux être prêt. Je veux être prêt à entendre sa voix, je veux me préparer à la recevoir, je veux me souvenir de son rire, je veux retrouver le fil tout de suite… Notre complicité. J’ai trop peur qu’elle reparte sinon. La réul me sert à ça. À apprivoiser son retour.
— Elle a six ans, voire plus maintenant, tu réalises ? Une enfant, ça change si vite. Tu veux la ressusciter mais tu ne fais que t’accrocher à un passé qui n’est plus elle depuis longtemps… Plus elle. Tu touilles ce passé jusqu’à la nausée. Et de toute façon…
— De toute façon quoi ? Vas-y !
— Elle reviendra peut-être jamais…
·· On · y est.
— Et le message sous le ponton, c’était quoi pour toi ?
— « p m », tu appelles ça un message ? Si ça se trouve, c’est un ouvrier qui a gravé ses initiales sur la planche. Ou je ne sais qui ! Depuis, nous n’avons eu aucun retour, sur les centaines de tags que nous avons laissés partout. Tous les jours, Arshavin fait tourner vos drones pour vérifier et tu le sais très bien : il n’y a rien…
— Le balian au Javeau-Doux et Varech, tous les deux ont dit qu’elle viendrait à nous.
— Qu’est-ce qu’ils en savent ?
— Ce sont deux formes de spiritualité très différentes et ils disent la même chose !
— Oui, comme tous les charlatans qui devaient la retrouver quand elle a disparu…
— Essaie, Sahar. Essaie juste ! Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour elle.
— Qu’est-ce que tu me sors ? C’est quoi… ces répliques de mauvais film ? Écoute-toi bon dieu ! Pour elle ? Je le ferais pour elle ?
— Si on s’engueule… Si nous ne sommes pas soudés, Sahar, pas ensemble, notre fille reviendra jamais. Si j’ai une seule certitude, c’est ça. Maintenant, si tu veux qu’on se déchire, vas-y, continue et mets-moi des claques si ça te fait du bien. Tu as bien changé Sahar. La communication non violente, tous tes ateliers là-dessus et toutes tes belles théories, elles sont où, là ?
Je pose les disques rétiniens sur la table et je vais chercher un torchon pour me l’enrouler. Ça continue à pisser le sang. Sahar a filé dans le jardin et elle est allée respirer les feuilles et les buissons, ainsi qu’elle le fait souvent, ça la calme.
À mon tour, je sors discrètement sur la terrasse pour aller chercher un peu de paix dans l’air frais.
J’essaie de trouver dans le paysage la matière d’une sérénité. Mon regard accroche d’abord le clocher carré sur la place de poche, il glisse et rebondit sur les toits de tuile et part au loin vers le plateau des lavandes, puis revient, flottant. Je devine, plus que ne la vois, la rivière qui tranche le village à la verticale. Et puis, dans les rares saignées que laissent les maisons tassées, la lumière d’octobre se faufile et fait briller les pavés lustrés des ruelles. Moustiers-Sainte-Marie.
C’est ici que Tishka a été conçue, à cette époque, en automne. C’est ici que dans notre mythologie d’amoureux, elle aurait pu ne jamais naître, ne rester qu’un embryon minuscule décroché bêtement par un saut trop brutal, un saut que Sahar avait fait à un kilomètre d’ici, bien au-dessus du village, dans le ravin de Notre-Dame, un saut pour se sortir de la descente escarpée de ce canyon à sec où l’on s’était égarés avec bonheur. Cependant Tishka s’était accrochée aux parois de l’utérus, avec toute la force têtue et aveugle de la vie qui pousse, elle avait décidé d’exister et d’être notre fille, de venir au monde. Ŀorsqu’elle avait eu trois ans, nous étions revenus ici pour un week-end et nous l’avions emmenée au pied de la cascade sèche en lui racontant l’histoire. Elle avait eu du mal à comprendre mais elle avait très bien perçu notre émotion. En vérité, ce qui l’avait émerveillée bien davantage, ce fut l’étoile de Marie, suspendue à l’aplomb du canyon à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes, par une chaîne transversale. Cette étoile d’or fragile dont elle ne voyait pas l’attache et qui lui semblait planer, par la magie de quelque fée, dans l’azur sans tache.
Ŀa semaine dernière m’est venue cette idée, que j’ai proposée à Sahar, de partir nous mettre au vert en lui suggérant qu’on retourne à Moustiers. Elle a hésité d’abord puis elle a accepté. À petit feu, la ville était en train de nous tuer, de toute manière, et l’attente devenait insupportable pour nous deux. À force de tourner en rond, je m’étais mis par défaut à la bague et j’enclenchais la réalité ultime de plus en plus souvent. Au Récif, je jouais en multi avec Saskia et Agüero sur leur simulation de chasse. Dans la rue, je bavardais avec mon moa, Cynthia, qui se paramétrait de jour en jour avec un peu plus de finesse autour de mes comportements et de mes envies. À l’appart je regardais du porno pour évacuer ma tension physique et je me voyais glisser malgré moi dans la pente douce de la facilité, des pulsions à gratification rapide et de la délégation de ma vie à ceux dont le business consistait à la gérer. C’était tellement fluide avec l’Anneau, tellement bien fuselé pour effacer toute aspérité et épouser ton moindre désir émergent, ça flottait autour de toi à la manière d’un vêtement de coton passé à l’adoucissant que tu ne pouvais naturellement qu’enfiler puisqu’il était là, repassé et propre, n’attendant que ton geste nonchalant pour t’habiller et s’introniser seconde peau. J’avais beau savoir que cette compulsion à manipuler ma bague venait combler l’attente et déminer l’angoisse, qu’elle n’était qu’un pis-aller qui ne résolvait rien, un triste placebo, je n’arrivais plus sérieusement à lutter contre. Tous mes temps morts se remplissaient d’interactions douteuses, tous mes creux appelaient l’empire de la bague, comme une eau. Ŀ’addiction creusait ses frayages. Sahar faisait mine de ne pas le voir, tandis que je me surprenais à allumer la réul la nuit, à faire danser des filles dans mon salon et à survoler des paysages de montagne pendant des heures, surimprimés au plafond de ma chambre, jusqu’à en saturer mon cortex d’images, jusqu’à m’abrutir de pics glacés et de vallées vertes, à m’en écrouler enfin de sommeil.
Sahar remonte du jardin et en passant derrière moi, contre toute attente, elle dépose un baiser dans mon cou, presque une façon de demander pardon. Elle revient avec un thé noir qu’elle pose sur le rebord de la fenêtre, sa main tremble.
— Je voudrais la voir là, au soleil. Dans ce jardin… Je fais comment ?
On dirait que c’est lui qui a peur maintenant.
— Tu… Tu mets les disques… tu attends qu’ils accommodent à ta vision… Puis tu dis « Réul/Persona Tishka ». Et ensuite tu peux dire : « dix mètres/vue axiale/persona avance vers moi »… Par exemple.
— C’est tout ?
— Oui.
— Et elle va apparaître ?
— Oui.
— Ça… Ça met combien de temps… à apparaître ?
— Quatre ou cinq secondes. Si tu veux qu’elle parle, tu dis « parler ».
— Elle… va dire quoi ?
— Des choses qu’elle a dites dans les vidéos. Avec quelques variantes.
— J’y vais alors ?
— Si tu te sens prête… Tu veux vraiment y aller Sahar ? Tu t’es vraiment décidée ? C’est puissant, tu sais ?
Parce que ȷe me sentais plus forte les pieds au sol, ȷe me suis mise debout et ȷ’ai avancé de quelques pas sur la pelouse qui descendait vers le portique, au fond du ȷardin. J’ai prononcé « réul » puis « Tishka » puis « balançoire », très lentement, en soufflant autant que ȷe pouvais…
La balançoire s’est mise à bouger toute seule et à osciller d’arrière en avant, d’avant en arrière, à vide, sans personne dessus – puis tout à coup, l’air a ſaseyé et une petite ſille est apparue sur la balançoire, pendulant – avant, arrière, arrière, avant – dans le grincement inattendu des anneaux rouillés et la tension audible du chanvre.
— Maman, tu me pousses ?
— …
— Allez, s’te plaît !
Ça a duré une éternité avant que ȷe ne bouge. Mon petit bout de chou se démenait avec les cordes et se dandinait sur la planche pour tenter de prendre de la hauteur, elle riait toute seule en tendant les ȷambes et en les ſléchissant, avec maladresse, à contretemps, ses petites cuisses ȷouſſlues et sa bouille d’oursonne brouillée par ses cheveux courts. Je la contemplais tanguant, bringuebalante, encore et encore…
— Regarde maman, j’y arrive !
Alors ȷ’ai couru. J’ai couru. Je suis partie au ſond du ȷardin en courant et ȷ’ai tendu ma ȷoie vers la balançoire en serrant tout le vide du monde entre mes bras.
« Maman… » a murmuré l’intelligence artiſicielle pendant que ȷe ſermais les yeux et ȷ’ai senti mes mains sur mes coudes et mes épaules qui enlaçaient mes épaules. J’ai rouvert les yeux. Elle était encore là pourtant, tout contre moi, ses ȷoues à quelques centimètres de mes lèvres qui ne pouvaient l’embrasser, de ses cheveux qui ne sentaient rien ; ȷ’ai vu ses yeux trop lisses, trop ronds, trop grands qui me ſixaient pareils à deux billes de verre animées par des mouvements de paupières et ȷe lui ai sauté au cou en hurlant « C’est pas toi, c’est pas toi, tricheuse, tu triches !! » de sorte qu’elle a reculé, avec eſſroi, elle a commencé à se décaler par à-coups bizarres, de ſigurine, puis à se redécaler encore chaque ſois que ȷe voulais l’attraper, ȷ’ai pris un bâton contre la haie et ȷe l’ai ſrappée de ſureur mais les coups la traversaient, « Dégage, dégage sorcière, sors de ma ſille, arrête de la voler ! » Et soudain, d’un ſondu au blanc, le corps de Tishka a disparu et un panneau massiſ a ſait irruption dans le ȷardin, occupant tout mon champ de vision :
« NOUS RAPPELONS QU’EN VERTU DE LA LOI DU 12 JUILLET 2036, LA MALTRAITANCE DES ENFANTS EST INTERDITE DANS LES ESPACES VIRTUELS OU RECONSTITUÉS. NOUS SOMMES AU REGRET DE CESSER LA SIMULATION ET NOUS VOUS ALERTONS QU’EN CAS DE RÉCIDIVE, NOUS SERONS CONTRAINTS DE TRANSMETTRE VOS COORDONNÉES AUX SERVICES DE POLICE POUR UN EXAMEN PSYCHIATRIQUE CONTRADICTOIRE. »
·· J’ai · vu Sahar déchaîner toute sa rage sur la balançoire, à en plier les arceaux. Je n’ai pas essayé d’intervenir, ça n’aurait servi à rien. Je m’attendais à quelque chose de ce genre. Elle était sous un tel état de tension depuis un mois, tellement ravalée en elle, contenue cette tension, surdisciplinée, que rencontrer Tishka, comme ça, ne pouvait que libérer deux choses : une fascination émue ou la rage. Plus sûrement les deux à la fois. Pendant un temps qui m’a paru interminable, elle a répété en boucle « C’est pas toi ! C’est pas toi ! C’est pas toi ! C’est pas toi ! » sans que je sache si ça trahissait la frustration atroce d’avoir Tishka si proche et de ne pouvoir la ramener avec elle dans le réel, ou si elle était révoltée par la mascarade de la simulation. J’avais vécu les deux et j’avais fini par accepter de rester dans la vallée de l’étrange, dans ce malaise récurrent, parce que cette interpolation de ma fille, aussi imparfaite et dérangeante soit-elle, m’acclimatait intérieurement à sa présence… À la possibilité de sa présence.
Si Sahar était touchée aux viscères, c’était surtout qu’elle était inaccoutumée aux simulations, absolument pas prête en vérité à affronter ces effets de réel et je l’avais auguré, j’avais pris ce risque. Car j’escomptais aussi que cette épiphanie pénètre en elle par une trappe inconsciente, ravive une mémoire durcie et lui rappelle une vie qu’elle avait trop longtemps refoulée. J’en espérais quelque chose de peut-être fou, en tout cas un pari sans assise : j’en espérais qu’elle reforme en elle la présence de Tishka d’une manière plus nourrie, plus aiguë, qu’elle en ait une soif subite, haute, plus seulement une attente sourde et continue. À la voir s’effondrer dans mes bras, je n’étais plus sûr de rien, plus sûr que d’une chose : en la poussant vers cette épreuve, je l’avais soumise à un niveau de souffrance qui touchait pour elle à la limite du soutenable et ça, je ne me le pardonnais pas.
Ŀa journée s’annonçait plombée, et longue, quand Sahar eut cette idée toute simple qui nous a fait un bien fou : elle m’a demandé de lui raconter à la file tous les souvenirs que j’avais de Tishka de sa naissance jusqu’à sa disparition. En mode libre, à inconscient ouvert…
… comme ça, sans réfléchir, sans chercher à ordonner, en vrac, pêle-mêle, à la diable, tout ressortir, tout ramener à la surface quitte à parler des heures – et ȷe l’ai coupé quand ȷ’avais des souvenirs autres qui me venaient – qui complétaient les siens, s’y aȷoutaient si bien que ça a duré toute l’après-midi, une litanie, un torrent, des réminiscences minuscules, du dérisoire, du splendide et de l’inoubliable, tout Tishka déversée à la va-comme-ȷe-te-parle, motu proprio, sans pudeur et sans frein, tour à tour lui et moi, tout à trac et à toute vitesse afin de ne pas laisser l’émotion remonter trop fort, plus avoir l’espace de pleurer, et sortir sur cette terrasse tous les meubles de la maison Tishka…
··… · pour s’en offrir la brocante joyeuse. En l’évoquant comme ça, directement du cœur vers la bouche, je mesurais à quel point, sous couleur de précision, la mémoire numérique des vidéos avait asséché en moi la richesse des instants passés. À force de revoir les anniversaires par exemple, les vidéos avaient cristallisé ma mémoire organique sur une série d’images, chacune lyophilisant dans un sachet ce qui était auparavant gorgé de sensations floues, de chaleur d’été, de fatigues rémanentes ou d’atmosphères complexes, lesquelles retenaient de ces instants beaucoup plus que dix minutes de film de famille. C’était comme si la vidéo plastronnait « voici la vérité » et qu’elle rejetait dans le hors-champ l’essentiel de ce qui réticule un événement qui reste.
Au début, quand j’ai commencé à raconter, ça n’a été qu’une thérapie à la hâte, un exutoire grave et léger pour Sahar et moi…
… rien qu’une intuition spontanée que ça pouvait m’aider à effriter le bloc du choc. Cependant Lorca s’est pris au ȷeu plus que ȷe ne l’aurais présumé et nos petits torrents pétillants se sont reȷoints dans un vallon, sont devenus une unifiable rivière, où son eau était maintenant mon eau, un don qu’on se faisait, une preuve insoupçonnable d’amour que nous avions à l’évidence pour notre fille mais aussi, indubitablement, pour nous deux, pour notre histoire rompue.
À la frange du crépuscule, avec la fatigue de l’attention, le soir tombait bien vite, l’écoute croisée virait à l’épreuve, alors Lorca a rempli un sac à dos et nous sommes partis marcher…
··· dans la nuit montante par un silence princier, traversant en fantôme le village où bredouillaient les cascades. Nous avons longé le cimetière pour remonter l’ancienne voie romaine à tâtons. Nos semelles croustillaient sur la blancheur du calcaire concassé qui canalisait nos pas. Jamais je n’avais senti Sahar aussi proche de moi depuis notre séparation, rarement sa main n’avait été aussi pleinement logée dans la mienne et notre silence aussi évident, aussi complice. Ŀorsqu’on a croisé le sentier qui part vers la chaîne, Sahar a bifurqué sans un mot et j’ai deviné qu’elle voulait retrouver la clairière, sur le plateau là-haut. Ce plateau d’où l’on peut si l’on veut piquer à gauche vers la falaise, au départ de la chaîne, à cent mètres au-dessus du village, sur un piton vertigineux ou bien continuer tout droit et plonger vers le ravin Notre-Dame un peu plus loin. Un peu avant la sente qui plonge se trouve notre clairière…
Parvenus sur le plateau, la lueur du village commença à dire adieu – il en restait à peine un halo résiduel qui venait souligner, çà et là, la blancheur des roches et les étranges langues de brume. Levant la tête, ȷ’aperçus les premiers diamants percer le velours noir du ciel – Orion, la Petite Ourse, le Cygne – et nous avancions maintenant au ȷugé, en devinant le sentier plus qu’on ne le voyait, avec cette sensation de suivre des coulées de neige.
·· J’ai · senti Sahar désorientée au milieu des bosquets de buis et des genévriers épars, cherchant à retrouver la petite forêt, aussi je l’ai conduite là où je me rappelais qu’elle était, dans un creux derrière une crête rocheuse. Ŀe cœur battant, on s’est faufilés entre les pins et les lentisques et nous avons retrouvé la clairière minus, encore plus petite que dans le souvenir que j’en avais. Ŀà, j’ai étalé les duvets à la hâte, sans trop savoir à quoi m’attendre… Sahar s’est approchée, elle a ouvert ma parka, l’a fait glisser, d’une caresse, de mes épaules, et elle a commencé à m’embrasser dans le cou. Ŀe froid me faisait frissonner, toutefois bien moins que ses baisers. Dans la même coulée, elle a retiré sa polaire et son maillot pour coller ses seins de pomme contre mon torse. Ŀa chaleur de sa peau tranchait dans la fraîcheur, j’ai senti son parfum monter à travers l’odeur piquante des aiguilles de pin, parmi des bouffées de ciste.
Il tremblait, ( pareil à un adolescent, lorsque ȷe lui ai enlevé ses vêtements, il est resté d’abord debout, presque en retrait, hiératique, comme s’il n’y croyait pas, que ça revenait de trop loin pour lui, il ne disait plus rien, ȷe n’ai pas su si ȷe devais continuer… puis ȷ’ai passé ma main sur sa ȷoue et ȷ’y ai senti la pluie… une pluie qui ne venait pas du ciel… et ȷ’ai souri, ȷ’ai souri de le sentir si amoureux, si bouleversé que ȷe puisse encore, à nouveau, avoir envie de lui.
·· Nous · sommes tombés sur les duvets à force de nous serrer comme des fous, de nous embrasser au milieu des buissons, j’avais tellement espéré ce moment, ce retour, enlacer ce corps, retrouver sa grâce, j’étais submergé, on a roulé… Allongée sur moi, Sahar a continué à jouer à fleur de lèvres, à aspirer ma langue, à faire pétiller ma bouche aux franges de la succulence, en me volant des baisers légers, trop courts puis profonds, pleine gorge, à me couper le souffle, à me souffler de l’air, à me faire respirer au rythme de son désir, de son plaisir…
… Il a pris mes hanches, puis mes seins dans sa bouche, et il m’a trouée subitement d’un seul doigt, en lissant avec délice ma motte, de sa paume rêche.
·· Elle · a eu un petit rire d’extase, pas solennel, solaire, juste ruisselé et simple, dégondé. Joyeux. Ses cheveux faisaient des taches claires sur la garrigue, tandis qu’elle léchait mes doigts trempés. Ensuite, de toute la surface de sa peau elle s’est allongée sur moi, comme une eau qui aurait rempli tous mes creux, toutes mes failles en une seule vague.
ȷe l’ai senti devenir raide, mon amour, raide sous mes baisers, une poutre arquée, raide à craquer – puis il a vibré tout entier à travers mon bassin, m’empoignant, m’arrimant à son sexe, accélérant – ȷusqu’à m’offrir ses ȷets, son ȷus de vie, sa pleine ȷouissance.
·· Ŀe · temps est sorti de ses gonds.
Une étoile a filé, d’une traînée de craie.
·· Fais · un vœu…
Puis notre amour, suspendu sur la garrigue, s’est redéposé lentement en nous comme une brassée de graines au creux d’une doline. ȷ’ai caressé les épaules de Lorca, senti sa puissance sourde, nouvelle, qui me déstabilisait, avec bonheur… Alors tout est devenu liquide…
Tout relâcher. Glisser dans tes bras
· S’effondrer∙ l’un sur l’autre ·∙
Regarder le ciel nu
∙· Sentir · la∙ brume autour∙
Avoir soudain ſroid et aimer ça
∙Ramener le duvet∙∙sur nous ·
Se blottir l’un ontre l’autre
·· Comme des chats, comme ∙des marmottes
Comme deux braises, côte à côte
Ce moment où∙ l’on n’a plus vraiment · de corps à soi·
où tout se ſond, se ressource en secret…
·Puis on a recommencé tous les deux, · aimantés
Ce moment où l’on n’a plus vraiment de corps à soi
où ta∙ peau· est ma∙ ∙bouche, mes seins sont tes mains,
·· Mes reins sont les tiens∙ – prends, touche·…
ta paume ȷoue à cache-cache au bord de mon bassin
∙Je te paume, · tu m’épaules, tu m’épelles,
· je t’effeuille, ·tu me perds∙, tu me dévisages,
∙je te courbe ·, ȷe me lèvres, tu me ȷoues,
·· nous∙ attendons∙la ∙fonte ·des neiges, un doigt dans la ſeinte,
Apprends ma langue –· ∙parle, perle·…
Tu bouches ma ſuite,·je te∙ bruine∙,
tu me hanches, · tu∙ fonds, ȷe t’avalanche
··Ce moment où∙ nous sommes aussi∙ l’air froid
Lescailloux rares sous nos reins
Des∙ corps-brumes, · des arbres torses
la chairanuit
∙Qu’on fait un avec tout ça ··
Qu’on ſait un·
Tous ·lesdeux
Enſin…
·· À nouveau
·· Bien · plus tard, je ċrois, la bise nous a réveillés et on a vite jumėlé nos duvets, en galérant aveċ les zips, en riant, et en priant qu’il nė gèle pas ċette nuit. Des éċharpes de brume passaiėnt à travers la ċlairière sans un bruit. On sėntait des présenċes, oui, la roċhe qui se rétraċtait, sans doute, ou lės fėuilles d’un arbre que le froid froissait. Sahar s’est glissée ċontre moi pour me ċhapeċhuter :
— Ça me fait comme si c’était la première fois ensemble. Comme si j’avais un nouvel amoureux.
— Tu as un nouvel amoureux.
— Tu es qui alors ?
— Je suis la brume qui s’est faite chair.
— Elle est bien chaude et douce, cette brume…
Sahar a eu un petit rire, elle s’est blottie contre moi en plongeant ses cheveux dans le duvet et nous nous sommes rendormis.
Sahar a dit plus tard que ċ’est la vọix qui nọus a réveillés. Mọi je ċrọis que ċ’était plutôt les rafalės, ọu la sensatiọn lanċinante d’une présenċe derrièrė nọus, à l’ọrée du petit bọis. Je sọmnọlais quand la vọix a pọudrọyé à quelques mètres derrièrė ma tête. D’abọrd j’ai ċru à un animal qui ġriġnọtait quelque ċhọse, une branċhe ọu une baie, et qui mọuftait des petits ċris, des sọrtes de feulėments. Puis la vọix est mọntée aveċ une ċlarté presquė surnaturelle et elle est retọmbée drọite dans la ċlairière, tel un aérọlithe :
— Maman…
— …
— Maman amour papa…
Sahar demeurait à la lisière du sommeil. Ses lèvres ont marmonné…
— Maman est là. Viens… mon chat…
Je ne sais pas ce que j’ai ressenti. Je ne m’en souviens plus. Je crois que le choc était tel qu’il n’y a eu tout à coup plus de réalité pour moi. Ou alors, il n’y avait plus que ça : du réel. Du réel absolument pur. Aussi insoutenable qu’un shot d’alcool à 100o. J’ai dû dire :
— … Tishka ?… Tishka, c’est… toi ?
Il y a eu un ſrouſrou de ſeuilles ou un bruit d’ailes, ça je m’en souviens. Et la voix a surgi, à quelques brassées devant nous, tandis que je me redressais, ébahie.
— Papa !
— … Tu es revenue ?… C’est vraiment toi mon amour ?
— Fermez… Fermez vos fœils…
— Nos… Nos yeux ?
— Si. Pas me garder. Vous avez l’apprice ?
— Si on te voit, on te tue, c’est ça ?
— Fu’tive.
— Mais tu es aussi encore un peu humaine, non ? Tu peux supporter qu’un être humain te regarde…
— Fafixe… Figerait…
Lorca m’a mis la main sur la bouche sans que je comprenne pourquoi. Les rafales déchiraient les branches tout autour de nous.
— Dadur…
— Papa et maman ne te feront jamais de mal… même si on te voit, mon chaton.
— Tish porter… préger l’espécial.
— Protéger ? Protéger l’espèce ? Tu protèges l’espèce ?
— Porter. Portergeste.
— Viens près de nous… on garde les yeux fermés. Et de toute façon, la nuit est trop noire, on ne voit rien, tu sais !
·· D’une · pulsion irrépressible, avec la plus crasse des stupidités, j’essaie de scruter la masse noire de buissons d’où est partie sa voix mais je ne vois rien de plus que des taches d’aquarelle noire qui bougent. Ma terreur, ma terreur profonde est qu’elle reparte… qu’on n’arrive pas à la retenir près de nous. Depuis sa disparition, j’ai échafaudé six cent seize scénarios, quoi faire, selon, pour toutes les situations, si jamais, si elle…, je croyais – si jamais elle revenait – et là, je reste coi, assis dans mon duvet comme une poutre cassée.
— Tu viens faire câlin ? ose finalement Sahar avec une voix qui rendrait liquide la muraille de Chine tellement elle coule tendre et hantée d’amour.
J’ai ėntr’ouvert enċore les yeux, jė l’avoue et j’ai aperçu unė sorte de saut, dė voltiġe déplaċer une silhouėtte noire à travėrs une massė plus noire enċore. Puis j’ai abaissé mes paupières et j’ai senti une petite menotte toute dodue caresser ma joue avant de se glisser dans notre duvet jumelé et de se lover entre Sahar et moi.
Son petit visage, du bout des doigts je l’effleure, passe dans ses cheveux avec appréhension. Sa peau est chaude et souple comme un mammifère et ça me rassure, ça me rassure à un point… Au bout de sa joue, en remontant vers la nuque, ma main ne rencontre rien, je ne sens pas d’oreille – et dans sa nuque, c’est fourni et agréable comme une toison, une fourrure qui s’arrête en haut du dos. Sous ma caresse, Tishka a un petit grognement de contentement, elle se pelotonne tout contre ma poitrine et je l’enlace de toutes mes forces en prenant soudainement conscience que ça y est. elle est revenue. elle est là. elle est revenue ! Quelque chose lâche tout au fond de moi, une bonde monstrueuse, elle sent mes sanglots qui montent et la secouent, elle se serre encore plus fort contre moi et je sens sa bouche se nicher dans mon cou et y couler un baiser de bébé.
— … suis verenue, maman. Je suis làc. Je t’aine.
— Tu m’aimes ?
— … ouic.
·· Positionné · comme je suis, j’enveloppe Tishka presque complètement. J’ai mis mes pieds sous les siens dans l’idée de les réchauffer. Au contact, je sens des coussinets sous la plante, des petites pointes qui m’éraflent quand j’appuie… Des griffes, je dirais cinq, un félin ? Ses cuisses paraissent dures, j’ai du mal à comprendre de quoi elles sont couvertes et quand je frôle son genou, j’ai l’impression de tâter une roche, du calcaire rêche. Son mollet est froid, enfin tiède, il a la fermeté du bois, d’une branche verte.
À l’odeur, son épaule gauche est restée humaine, sans poil ni herbe, elle fleure le miel et le lait, comme avant, elle sent l’enfant qui même craspec sent toujours bon puisque tout ce qui pousse et fleurit sent bon. Son côté droit, elle l’a plaqué contre le sol et je n’ose pas y faufiler un bras parce que ça frétille, ça vibre et bat par à-coups, à la façon d’une aile coincée. Au bas de ses reins, j’ai touché la frange de quelque chose, les tiges plates d’une plante ou peut-être des plumes, un ramage, je ne veux pas aller plus loin. Sahar lui glisse quelques mots, nos mots doux à nous, Tishka y répond à sa façon : elle tend ses petites mains pour nous toucher comme si elle n’en revenait pas que ce soit bien nous et elle… oui, elle ronronne ! On sent qu’elle a du mal à parler, à aller chercher le langage, ça me donne ce sentiment qu’il est loin pour elle, qu’il s’est éloigné mais qu’elle peut le retrouver, qu’il peut revenir par morceaux. Possible qu’elle n’ait pas côtoyé d’humain depuis très longtemps ?
Ce qui est fou est qu’elle a conservé sa voix, sa voix est intacte. Elle a un peu mûri et elle déforme ou avale certaines syllabes comme quand elle avait deux ans. Mais le timbre et le ton, c’est le sien, sans aucune hésitation possible. Et c’est même ça qui fait qu’on ne peut plus douter une seconde que ce soit elle, que ce soit notre fille, malgré toutes les métamorphoses qui la traversent, qui la travaillent.
J’avais si peur de trouver un monstre. Combien de rêves j’ai faits où elle revenait défigurée, grouillante d’insectes, avec des pinces à la place de ses pouces ; combien de cauchemars où je cherchais ses jambes, où elle essayait de m’appeler avec sa face de poulpe ? Ses mains n’ont pas changé, ce sont toujours ses petites pognes pouponnes de putti, de bambine, une motte de bonheur sous les doigts, c’est toujours aussi sa bouche, ses joues de pêche, son nez, tout est là, à sa place naturelle et pour le reste, je me rends compte que je suis prête à tout accepter – qu’elle restera, quoi qu’il arrive et quelle que soit la manière dont elle mute, mon enfant. Tant que je pourrai entendre sa voix et sentir du sang chaud irriguer ses veines.
·· Nous · sommes restés comme ça, tous les trois, le reste de la nuit, jusqu’à ce que le ciel commence à s’éclaircir à l’est et que Tishka file hors du duvet et aille se cacher je ne sais où. Nous sommes restés lovés contre elle, plus unis qu’une portée de chiots, à fondre ensemble comme sucre dans la somnolence liquide, à toucher cette infini simple d’appartenir, une coulée d’heures, au même cosmos chaud.
À un moment, j’ai pris ma fille contre moi, sur mon ventre, comme lorsqu’elle n’était qu’un nourrisson et que tout son corps tenait entre ma poitrine et mes hanches et je l’ai sentie lentement se relâcher, sombrer dans l’enchantement d’une confiance absolue, plonger à grande profondeur dans le sommeil et m’y emmener à l’unisson, cœur contre cœur, souffle sur souffle, dans l’évidence d’une fusion fauve. J’ai su alors que ma quête avait touché un roc d’or. Ŀe futur pourrait déplier ses arcanes et ses pièges, m’échapper au point de m’arracher un à un tous ceux que j’aimais, il n’entamerait jamais ce roc rond de tendresse viscérale que Tishka m’avait livré, sans même y penser, sans intention. Juste de l’amour à l’état natif, à l’état pur, blotti au creux de mon ventre, dans un duvet qui coupait mal le vent, au milieu d’un plateau de garrigue.
Je ne savais pas pourquoi elle était partie, non. Pas plus pourquoi elle était revenue. Encore moins si elle allait rester. Je ne savais rien sinon qu’elle nous aimait encore. Elle nous aime. Du haut de ses six ans, c’est elle qui a choisi toute seule le moment, l’endroit et la manière de revenir. Ça en dit tellement sur ce qu’elle est devenue.
— Ça fait combien de temps qu’ils ont coupé leur bague ?
— Quarante-six heures maintenant.
— Dernière géolocalisation ?
— Plateau de Vénascle, au nord de Moustiers-Sainte-Marie. 9 heures du soir.
— Qu’est-ce qu’ils allaient faire là-bas à cette heure ?
— Baiser à la belle étoile, apparemment…
— Si c’est vrai, ce serait une nouvelle d’importance. Ça signifierait qu’ils veulent vraiment redémarrer leur histoire…
— Ou que Lorca en avait assez de dormir sur la béquille…
— Très élégant, Berthold. Bon, je présume qu’ils n’ont pas fait l’amour pendant quarante-six heures. Donc pourquoi ils ne se sont pas reconnectés ? Vous avez des hypothèses ? Nèr ? Agüero ?
— Ils ont pu fuir. Quitter la France.
— Peu probable.
— Ils ont quelque chose à cacher. À nous cacher en tout cas.
— Et ce serait ?
— J’ai une hypothèse un peu pointue… si vous permettez que je l’expose.
˛Nèr, ˛il ˛va foutrement mieux, ça crève les mirettes. Il a presque plus la tremblote, il te regarde quand il cause. Du gosier, ça sort sans bafouillis. Précis | carré. Et il a retrouvé sa cervelle quelque part dans un bocal de confiture. Le psy m’a dit qu’il l’avait exvoqué. Ça me paraît barjot, juste infaisable, mais si c’est vrai, ça m’intéresse ! Il a retrouvé la niaque, Nèr. La rivalité avec la flicaille l’excite, il est jamais meilleur que lorsqu’il faut fouiner et bagarrer, le Nèron. Quant à sa parano, elle te retourne tes certitudes comme une pièce de barbaque en un asador. Ơn se dit toujours « il délire grande largeur, là ». Puis détail après détail, hierbas o ajíes, il te fourre le doute.
— Vous vous souvenez Amiral, du message dans l’ancien appart du couple, le tà ?…
— Évidemment.
— Quand je suis revenu dans le service, j’ai épluché vos track records pour me remettre à niveau. Sur les carnets de Sahar Varèse, lors du débrief filmé de la yourte, y avait une phrase barrée. En zoomant au palimp, on pouvait lire : « où tu nous as conçus ». Elle l’avait raturée bien épais, pour pas être relue. Ce qui clairement sert à rien avec le palimp, mais elle le sait pas. Du coup, ça m’a alerté.
— Pourquoi ?
— On barre quand on veut masquer une piste. D’après mes écoutes récentes, Lorca et Sahar ont conçu leur chiot là-bas, dans un gîte de Moustiers le 16 septembre 2037. Lorca l’a évoqué explicitement en J-3, sentier botanique de Tréguier, station 8.
— Vous n’avez jamais ce sentiment de violer la vie intime des gens, mon cher Nèr ?
— Je fais le job, c’est tout. Vous m’avez recruté pour voir à travers ce qu’on nous cache, non ?
— Poursuivez…
— Ma conviction est qu’ils ne se sont pas mis au vert pour se reposer. Ça, c’est l’alibi. Mais qu’ils ont cherché un site où leur fille pourrait les rejoindre sans risque d’être repérée. La nuit où ils ont choisi de sortir est une nuit sans lune. Ça ne survient qu’une fois tous les vingt-huit jours. Le site où la bague a été déconnectée est situé derrière une crête. Dans une zone où l’éclairage du village ne porte plus. J’ai vérifié par simulation. La pleine nature permet en outre aux furtifs une circulation très libre : très peu de risques d’être vus par un humain. La scène de baise pour moi est surjouée. Ils nous ont laissé le début avant de couper pour induire une fausse piste. S’ils étaient vraiment pudiques, ils auraient coupé tout de suite, vous ne croyez pas ?
— Donc vous supposez qu’il y a eu un contact là-bas ? Sans adhérer à toutes vos interprétations, l’hypothèse se tient, traqueur. Si vous avez vu juste, ce serait extraordinaire…
— Aucune certitude Amiral, nous sommes d’accord. Par contre, l’urgence minimale me semble d’aller checker ce qui se passe. Nous perdons un temps précieux. Nous pouvons fournir pour deux jours de leurre à la police. Datas et métadatas localisées. Guère plus. Après, il va falloir les informer et justifier qu’on accepte que nos agents s’évanouissent dans la nature. Quand ils veulent et où ils veulent ! Sauf votre respect, j’ai aussi de sérieux doutes sur nos pare-feux.
— C’est-à-dire ?
— Je ne suis plus certain que le Récif n’ait pas de porosités. Soit humaines, soit techniques. Troyens ou balances.
— Vous m’inquiétez Nèr. Si l’armée n’est plus capable de protéger ses communications face à la bleusaille, il va vite falloir changer de métier. Vous partez dans une heure. Je ne veux que la meute sur place : avec Agüero, vous allez chercher Saskia et vous partez tous les trois. Je vous veux en ligne à 9 heures ce soir. Je vais changer le cryptage du mesh. S’il y a eu contact, vous m’annoncez que les tourtereaux ont fait du vélo. Et vous brodez autour du vélo. Je comprendrai. Filez !
˛Ơn ˛a ˛tracé à toute berzingue, vent-du-cul, Manosque, plateau de Valensole, Riez, Moustiers. Quand j’ai vu les falaises virer citronnade au-dessus du village perché, croquignol à souhait, et que j’ai avué ruelles pentues et cascadas, je me suis dit que si j’étais Lorca, c’est clair que j’aurais amené ma mignonne ici retrouver le goût des cris qui font du bien. Che, ça me faisait marrer de débarquer là avec cinquante kilos de matos d’espion pour découvrir dos enamorados roulés dans leurs draps de deux jours se levant juste pour becqueter et filant rejouer à broute-tété et touche-minou dans la foulée.
)Ça) me) gênait vraiment de venir là. Pire encore pour les espionner et faire un rapport. Ši c’était pour les regarder baiser, je laissais ça à Nèr, qu’il s’astique, ça lui ferait des souvenirs. Pour ma part, je n’avais pas du tout envie de voir ça.
Les trois faits qui m’avaient accrochée dans la reconstruction de Nèr étaient ceux-ci : nature + nuit noire + site à haute valeur émotionnelle pour les parents. Ça OK. Avec ce détonateur en supplément, que leur fille pouvait avoir guetté depuis des mois : que ses parents s’aiment à nouveau, vraiment. Varech avait bien dit « maman amour papa ». En suggérant que ça pouvait sonner comme une condition : à savoir que maman aime à nouveau papa, et dans cet ordre ? Comme si elle savait d’intuition, la gamine, que papa aimait déjà maman ? Comment ? À cause de l’appart mausolée dans lequel Lorca n’avait jamais voulu m’inviter et dont j’avais feuilleté les captations dans les fichiers ? Cet appart où Šahar était partout sur les murs, presqu’autant que Tishka ? Ils avaient fait l’amour là-haut, à l’endroit même où Tishka, biologiquement et concrètement, était née. À son origine même de fœtus. Et Tishka était revenue à ce moment-là, venant se nourrir de cette émotion, y puiser quelque chose ? Ou simplement voulant retrouver la triade, ses parents amoureux, elle au centre : « maman amour papa » ? C’était trop beau pour être vrai, presque. Ou sacrément mystique. Et surtout, ça n’expliquait pas comment la fillette aurait pu être là, précisément sur place, comment elle aurait pu les suivre jusqu’ici alors que les seules traces qu’on avait d’elle, d’après Nèr, avaient toujours été en ville, à Orange.
Je gambergeais en chemin tandis que nous traversions les ruelles en s’assurant, grâce au fralone de Nèr, de ne pas croiser Šahar ou Lorca par hasard. Lorsque nous sommes arrivés au-dessus du gîte et que j’ai vu les volets fermés, la voiture garée dans l’allée et la balançoire, au fond du jardin, enroulée sur la barre du portique, j’ai croisé le regard d’Agüero et j’ai senti son adrénaline gicler. « La concha de tu madre… » il a fait…
Avant même que Nèr déplie son matériel, j’ai lancé un intechte sur le volet et j’ai branché mon bonnet d’écoute. Ça l’a vénèr, je le sais. Une poignée de secondes après, j’ai activé l’oreilline d’Agüero. Šon visage est devenu un soleil.
— Elle est là. Puta, elle est là ! C’est sa voix, hein ?
— Affirmatif. Ils jouent. Ils jouent dans le noir. Pour éviter de la regarder.
·· Ce · qui nous impressionna le plus, je crois, fut à quelle vitesse Tishka apprenait et réapprenait les choses. Comment elle revint dans le langage et l’apprivoisa, joua avec, le métamorphosait. Ŀa première journée avec elle fut un ouragan de jeux, dès le petit-déjeuner que nous avions pris un bandeau sur les yeux pour couper court à toute envie de la regarder, parce qu’on avait trop peur de l’erreur qui tue, de la pulsion scopique, trop peur surtout de nos anciens réflexes de parents sitôt qu’elle disait « maman » ou « papa » et que nos têtes se tournaient vers elle. Minime était le risque, en vérité, tellement Tishka était vive et apte à sortir d’un champ de vision en une fraction de seconde, pourtant nous ne nous sentions pas capables, pas encore, de le prendre.
Notre obsession était de la garder avec nous et pour ça, sans qu’elle nous en ait parlé, nous sentions obscurément qu’il fallait être à la hauteur de la vitalité qu’elle côtoyait avec sa tribu furtive, l’émerveiller autant, à notre façon d’humain. Ŀui apporter au moins, par notre amour et notre intelligence, des bribes de bonheur et de virtuosité qu’elle trouvait sans doute auprès d’eux ? Et le langage en faisait d’ailleurs partie.
Au petit-déjeuner, nous avons joué à qui-trouve-pain, à l’aveugle, et à verse-thé où il fallait lever la théière aussi haut que possible sans mettre une goutte hors du bol. Elle était bien plus forte que nous pour se repérer dans l’espace sans voir, mais pas aussi précise avec sa main. Ensuite, elle nous a appris à jouer à cache-mâche où il faut réussir à manger dans un coin sans que l’autre t’entende, approche et te vole ce que tu manges. Ŀà, elle s’avérait imbattable. Après, nous avons fermé les volets pour pouvoir enlever nos bandeaux et faire la bataille, sur le lit. Tishka avait toujours adoré ça. Rien n’avait changé ! Sauter sur mon dos en rodéo sauvage, se faire renverser, tomber du lit, remonter de l’autre côté en plongeant, se prendre une volée d’oreillers, répliquer en battant des pieds. Elle n’avait pas oublié notre jeu du marcassin où elle venait se réfugier entre mes pattes de sanglier pendant que je hurlais Hoouu en simulant une attaque de loups que je déjouais en grognant à pleins naseaux, féroce. Si elle était toujours aussi dénuée d’agressivité, à un degré qui me fascinait, l’énorme bouleversement tenait à sa vivacité. Dans le noir, à plein de moments, et même sur trois mètres carrés de lit, autant dire rien, elle m’échappait, glissait derrière moi, sautait, s’élevait, esquivait. J’avais une petite idée de sa vitesse à l’air déplacé mais le plus souvent, je la touchais par hasard, en m’étendant de tout mon long ou tout bonnement parce qu’elle voulait bien être touchée ! Clairement aussi, elle mutait selon les besoins de la bagarre. Bois, tissus, plumes, j’empoignais des matières changeantes, aux bras, aux hanches, c’était un carrousel de textures, ça faisait peur et en même temps, c’était jubilatoire, l’impression de me battre contre un bonhomme de bois, une poupée de chiffon, un oiseau, une magicienne – je crois aussi que Tishka devinait bien que ça me plaisait !
Ŀ’après-midi, elle ne voulait toujours pas se reposer ni faire un temps calme, si bien que nous avons joué à la balle dans le noir avec une poubelle qui servait de panier, sur un mode deux contre un, en tournant. Ça l’amusa « beaucouple », sûrement parce qu’elle arrivait à nous voir circuler et nous cogner Sahar et moi, nous rentrer dedans, se prendre les fauteuils et rouler sur le canapé. Avec maman, on faisait exprès de multiplier les clowneries pour l’entendre pouffer de rire tout au long d’un match où j’étais plus pataud en chaussettes sur le carrelage qu’un bouledogue sur une patinoire.
Le premier soir au gîte, Lorca voulait lui parler sérieusement et lui demander pourquoi elle était partie, où elle vivait, ce qu’elle comptait faire maintenant. Je l’en avais dissuadé, non point que je ne brûlais, autant que lui, de le savoir – plutôt eu égard à la complicité qu’on devait d’abord retrouver, par-dessus tout, avec elle, avant toute discussion ou amorce de tension. Lui donner envie de rester et de partager à nouveau sa vie avec papa et maman. Est-ce qu’elle avait été contaminée par un agent mutagène, soumise à des expériences génétiques ou simplement manipulée, il était impossible de le conjecturer : elle semblait heureuse en tout état de cause, à l’aise avec son corps, curieuse de tout et étrangère à la nostalgie (contrairement à nous). Les seuls moments où je la sentais flotter, au bord du désarroi, étaient ceux des métamorphoses, que nous avions vite appris à pressentir à son silence subit (une manière de décrochage assez angoissant) avant qu’un bruit fulgurant – de succion, d’impact, de bourdon vibrant, ça dépendait – sature d’une commotion le volume sonore. Pour être honnête, ça ressemblait à un meurtre et c’était précédé et suivi d’une sorte de vocalise de Tishka, sourde et gutturale, qui finissait sur un petit chant mélodique, comme une berceuse, sitôt l’assimilation faite. On ne découvrait qu’ensuite ce qui avait muté : à midi, je compris au toucher de son coude qu’il ne fallait pas espérer retrouver la théière demain matin.
·· J’étais · conscient que ça ne durerait pas, pas comme ça. Qu’il fallait que je réactive ma bague, raconte quelque chose à Arshavin, n’importe quoi, sauf que je ne me sentais pas capable de lui mentir. Je savais aussi que d’un mouvement d’humeur, Tishka pouvait repartir et nous laisser là, plantés dans ce gîte, sans qu’on sache jamais ce qui s’était passé en elle. Alors je n’ai pas décroché de la journée, je n’ai pas voulu aller faire les courses ni prendre un moment à moi, j’étais carbonisé mais j’ai joué comme si c’était mon ultime baroud puisqu’un sniper calé sur le toit de Notre-Dame-de-Beauvoir allait me loger une balle dans la tête pour venir nous rafler Tishka-l’hybride dans un fourgon médical.
J’ai laissé chaque minute passée avec ma fille infuser dans ma lymphe, se tatouer au fer blond sur l’envers de ma peau. Je n’ai pas cessé de la toucher, de l’embrasser, je l’ai jetée en l’air au jugé sans savoir si j’allais la récupérer afin qu’elle glousse et hurle « encore papa, encore ! », comme avant, comme dans mon éternité de père.
Je n’avais pas d’illusions. Plus. Je devinais trop bien ce que Tishka, pour le Récif, pour l’armée, pour des commandos d’exfiltration, pour la science aussi tout simplement, valait. Comment la protéger, je n’en avais pas la moindre vision claire, alors je profitais de chaque instant avec elle comme si c’était le dernier. Et mieux, les rares trouées où j’y parvenais, où j’en trouvais la candeur, je le vivais comme si c’était le premier. Je la redécouvrais. Ŀe plus souvent toutefois, je sentais en creux, en ombre portée, sous chaque instant avec elle qu’il était tout proche de mourir ou de disparaître, qu’il avait pour lui la beauté paroxystique d’un hapax, cet instant, d’une occurrence unique qui ne reviendrait plus, de sorte que ça donnait à cette journée dans l’obscurité, toute d’odeur, de goût et de toucher, par différence, une intensité inouïe.
Au ton de voix de Lorca, à ses silences aussi derrière certains éclats de rire, je devinais et reconnaissais en miroir l’incompressible mélancolie qui malgré nous teintait en catimini notre joie, tant nous ne pouvions nous défaire, en projection, de la solitude d’un futur où elle ne serait plus là. Par paradoxe, cette mélancolie était aussi ce qui donnait son ampleur et sa résonance tellurique à ce présent minuscule, encore embryonnaire, que nous développions d’heure en heure et où nous tâchions d’habiter… Tout au moins de camper.
·· Ŀa · nuit, je suis ressorti avec elle pour la pousser sur la balançoire comme on se l’était promis. Très vite j’ai acquis la certitude qu’avec quelques jours d’entraînement encore, je commencerais à approcher les compétences d’un aveugle dans l’écholocation des objets, je pouvais déjà la pousser sans hésiter, assez en tout cas pour qu’au moment où je l’ai sentie partir dans le ciel et dépasser en hauteur la barre du portique, mon rêve de gosse, de super-héros, je n’ai pas eu besoin d’avoir des yeux pour savoir qu’elle avait volé-plané jusqu’à la terrasse en laissant la balançoire s’enrouler en trois tours sur la barre. Vlam !
Cette seconde nuit, Tishka a dormi avec nous dans le lit double, de même qu’elle avait dormi la première dans le duvet. Le matin, au réveil, il m’a été très difficile de ne pas la regarder dormir tant sa respiration était sereine et la chance qu’elle se réveille presque nulle : en entr’ouvrant à peine le volet, j’aurais eu la lumière suffisante. Une ou deux fois, elle s’est retournée dans son sommeil en émettant un roulement rentré, le ronron bref d’un chat quand on le dérange, c’était ravissant. Quand j’ai effleuré sa nuque, j’ai découvert que la fourrure avait régressé pour libérer la largeur d’une main de peau douce. En lissant ses cheveux, mes doigts ont accroché une petite protubérance que je n’ai pas reconnue tout de suite : c’était rond, à plis spiralés… une oreille, encore petiote… une oreille qui avait repoussé dans la nuit ! De façon aussi légère que possible, j’ai essayé de réveiller Lorca pour lui annoncer cette découverte qui faisait éclater dans ma poitrine un espoir ravageur ! À notre contact, Tishka pouvait semble-t-il, ou pourrait, reglisser vers ce qu’elle était avant, entrer naturellement dans une forme de rétromorphose… Ça m’a rendue folle de joie. J’ai secoué délicatement le bras de Lorca en passant par-dessus Tishka et j’ai trouvé sa peau bien froide, un brin rêche.
— J’alerte Arshavin ?
— Non.
— Pourquoi non ? C’est la procédure !
— La procédure, c’est l’ouvreur qui décide, Nèr. On est sur le terrain, sur une chasse. Présence furtive circonscrite. Cas prioritaire. Tu veux que je te projette le code ?
— Arshavin a exigé que nous…
— Lorca Varèse est un membre de la meute. De notre meute. On peut considérer qu’il a apprivoisé un furtif. Je vais aller communiquer avec lui. Saskia m’accompagne. Nèr, tu sécurises la zone et tu assures les captations optimales pour archive. On est là sur un cas unique de chasse furtive. Si tu veux entrer dans l’histoire des traqueurs optiques par tes images, c’est maintenant.
)Nè)r peste) et il a son regard torve que je n’aime pas. Il obéit ou il louvoie ? Hum… Il y a un flottement. Finalement, il déplie son lidar et cale ses échographes. Agüero me prend par l’épaule. Débarouler jusqu’au chemin, ouvrir le portail, faire le tour, s’arrêter sur la terrasse. Écouter encore. Ils jouent à répéter des phrases du genre « Un chasseur sachant chasser doit savoir se chausser sans son chien ». La petite blatère : « Un chat… sœur… ça-chante… chat sait… doit se voir… se chaussette… sans son chien. » J’entends Šahar s’esclaffer, elle la félicite.
˛Je ˛cogne ˛sur la lourde en baragouinant. Saskia explique qu’on est seuls. Lorca répond d’abord pas, ça farfouille dans un tiroir puis il déloque le volet. Ơn entre. Il a allumé une bougie, il a un hachoir à la main, il le pose, referme. Sahar salue, très froide. Ơn se pose tous les quatre devant un rhum arrangé.
— Nèr est dehors ?
— Il balaie le gîte. Dis à ta fille de pas sortir…
— Elle t’entend…
— Elle parle ?
— Porale ! dit une voix de minote. (De la chambre. C’est chou et flippant.)
— Vous êtes venus la chercher ?
Je fais niet de la tête.
— Vous l’aurez jamais à trois. Vous l’aurez jamais, de toute façon. Ou il faudra nous tuer pour ça.
— Tu fais quoi là, Lorca ? Tu joues à quoi ? T’espères quoi ? Qu’Arshavin te laisse peinard avec ta fille ? Qu’il vous couvre et vous envoie en jet privé en Argentine pour vous planquer dans la pampa ?
— Pourquoi pas ?
— Peut-être qu’il a ça dans sa cabeza, si. Ou dans le corazón. Mais Arshave obéit au Ministère. Et le Ministère dépend de la Gouvernance. Tu connais la boutique, ou bien ? S’ils veulent ta fille, il pourra rien faire.
— Tu proposes quoi ? Toi ?
)Da)ns la) cĥambre, quand j’amplifie, j’entends la ğamine voler-bouğer čomme une moučhe dans un verre. Elle cĥantonne une berčeuse pour se čentrer, pour se rassurer et je ne peux pas m’empêcĥer de me demander quel est son frisson à elle. Je voudrais tant lui dire de ne pas avoir peur. Šahar ne m’a pas lâchée des yeux depuis que je suis entrée. Elle compte sur moi, elle se méfie, elle me déteste)) je ne sais pas.
Lorca nous ressert une rasade. Il est tellement nerveux qu’il en met sur la table. Il écoute sa fille) (avec sa troisième oreille de parent.
Tout à coup, ma bague vibre, celle d’Agüero sonne, synchrone. Aïe. Agüero active son oreilline et grimace. Je devine de suite…
— Amiral, je vous écoute.
— Mettez-moi sur haut-parleur ambiant, que tout le monde m’entende.
— Acuerdo.
— Lorca et Sahar, vous me recevez ? (…) Vous me recevez ?
— On ne peut mieux…
— Nèr vient de me prévenir que vous êtes entrés en contact rapproché avec votre fille depuis quarante-neuf heures maintenant. Il a une confirmation visuelle d’une grande netteté dont il m’a transmis les images en streaming et le doute n’est effectivement plus permis. Nous sommes en limite de leurre avec les unités de tracking de la police. Vous mesurez ce que ça peut signifier ?
— Non.
Petite salope de Nèr. Il a balancé dans notre dos, en bon fayot. À peine un pied dans la maison, il a dû appeler le boss. C’est dégueulasse pour Lorca. Mais tout aussi immonde pour nous puisqu’Arshavin va savoir maintenant qu’on peut zapper ses ordres. Š’il nous juge non fiables, il va vite salement réduire nos marges de manœuvre.
— Vous m’auriez mis dans la confidence avant-hier, en soldat responsable, j’aurais pu échafauder une stratégie. Là, vous me laissez un choix très relatif…
— Essayez de vous mettre à notre place, Amiral… Votre fille unique revient après deux ans de fugue. Vous faites quoi ? Votre premier réflexe est d’appeler l’armée ? intervient Sahar, d’une voix étonnamment tendre.
— Si l’Armée est la meilleure chance de garder ma fille, oui. Vous préférez les laboratoires de la Gouvernance ? Ils ont une vraie tendresse pour les cobayes, vous savez ? C’est ça que vous…
— Écho 2 ! Écho 2 au central ! Drones en approche !
C’est la voix pincée de Nèr. Arshavin répond sans couper notre canal. Un vrai signe de confiance.
— Pouvez-vous préciser nombre, statut et origine ?
— Deux modèles panoramiques, gendarmerie locale. Ils ciblent le gîte.
— Est-ce qu’ils vous ont repéré, Écho 2 ?
— Pas de certitude.
— Vous pouvez intercepter leur fréquence de transmission ?
— Affirmatif. Je vous répercute.
Lorca est déjà en train de remplir un sac à dos. Il y fourre à la hâte des pommes, du pain, la charcuterie du frigo, sa frontale, des seringues hypodermiques, le revolver qui va avec… Šahar se change à la hâte, toujours aussi féline. Jamais cette fille bourrine ?
— Cible prioritaire localisée à Moustiers-Sainte-Marie, 9 rue de la Clappe, gîte du Lys oranger – Coordonnées 43o50’53.1”N 6o13’19.9”E. Niveau de la cible : sûreté d’État. RAID en route. Temps d’accès estimé : 18 min. Couverture hélicoptère demandée + drones de renfort. Lidar informe 5 personnes repérées dans gîte. 4 en profil + 1 inconnu.
— La meute, écoutez-moi. Nous avons vraisemblablement été éventés. Communication actuelle probablement non sécurisée. Prendre vélo, sortie au vert, voiture-balai pour lanterne rouge, Alpha 4 et Sisco 7 pédale douce, Écho 2 film de vacances.
Agüero a attendu quelques secondes la suite de la consigne mais Arshavin a coupé net pour ne pas faciliter le décryptage du canal.
— Bien reçu, jette Agüero dans le vide.
— J’ai rien compris à ce que le boss a dit.
— Vous sortez avec Tishka et vous tracez dans la garrigue, où vous pouvez. Cherchez des grottes ou des canyons encaissés, que les lidars percent mal. Nous on reste sur place avec Saskia pour les fixer et les emboucaner. Nèr va brouiller les deux lidars là-haut au canon à freq. Ensuite, il restera en stealth pour qu’on ait des images de l’ennemi et informer Lorca de l’avancée du RAID.
— Comment il va faire pour ne pas nous faire repérer ? jette Sahar.
— Techno intechte. Aucune transmission par onde. Le fralone se déplace en physique sans trace thermique. Il vient se loger sur l’oreilline.
Lorca boucle son sac, part dans la chambre, parle à sa fille, revient.
— On va remonter le ravin Notre-Dame, je le connais bien. En amont y a des planques possibles. On peut tenir deux jours dans un site que j’ai repéré. Si vous leurrez les recherches vers Digne, on pourra s’exfiltrer tout seuls…
— Vous êtes sûrs ?
Il hausse les épaules et boucle son sac.
— Il reste six minutes avant le RAID. Les gars sont surentraînés à bouffer du dénivelé. Donc on part.
Je me suis jetée dans les bras de Lorca et j’ai embrassé Šahar. Agüero les a pris par les épaules. Il a dit :
— On vous lâchera pas. Sachez-le. Et on protégera la petiote, toujours. ¿Entendido?
— Sí. Graciàs Agü.
— ¡Nunca dejé caer a un amigo!