CHAPITRE 15 Crisse-Burle
)Vo)uloir accéder)au dernier étage de la tour Civin, disons, pour rencontrer le PDG, je ne crois pas que ce soit plus difficile que ce qu’on vient de faire. Vraiment pas. Quand Lorca m’a dit : « Varech a validé pour ce soir, tu es prête ? » et que je suis arrivée au pied du château d’eau où il habite, ça faisait une masse noire entre les tours. Comme du silence porté. « Tu vois la fine bande sur la cuve, là-haut ? », m’a pointé Lorca. « C’est là que se trouve l’homme qui peut changer ma vie. »
Nous avons passé la porte technique avec le premier code : Métastable. Quelques pas dans un hall vaste comme un cirque vide pour aller agripper la première échelle. La réverb’ du bâti est intimidante dès que tu entres : trop haut, trop large, trop rond. Tu oses à peine parler, à peine effleurer les barreaux de l’échelle parce que le béton brut réagit tout de suite et t’agresse. Les sons tournent avec un mauvais effet flanger. Šix mètres plus haut, on a franchi la première trappe avec une clé à billes ; la deuxième avec une mélodie que j’ai sifflée)) L’IA était plutôt mélomane, s’agissait pas de faire une fausse note. Des hackers codaient sur des bûches, tronçons 3 et 4. Ils nous ont jeté un coup d’œil de vérif sans nous saluer, ils devaient être prévenus. Une secte. Trappe no 4 : « Quelle est la réponse des milieux au chaos ? » a lancé le sphinx, en emplissant de basses tout le cylindre. « C’est le rythme » a répondu Lorca, mal à l’aise. La trappe s’est ouverte et j’avais l’impression d’escalader un donjon. Je sentais devant moi la tension de Lorca. Je lui ai touché l’épaule pour lui dire à ma façon que j’étais là. Quand j’ai levé la tête, j’ai aperçu tout là-haut l’eau bleu nuit du réservoir dans l’enfilade des échelles. Je n’ai pas essayé de regarder en bas. Nous avons franchi l’ultime palier. Et voilà, on y est. Il est là.
Il se tient dans la partie sombre de ce qui pourrait s’appeler un loft, n’était l’immense bordel qui jonche la pièce. Fauteuils pieds en l’air, coussins éventrés, plumes, armoires au sol, poils, blocs de bois, électroménager, livres… Une brocante vandalisée. Il nous jauge, autant qu’on puisse le deviner, demande ce qu’on veut boire d’une voix rauque, de tigre enroué. Il nous ramène trois bières, les décapsule sur une gazinière défoncée, d’un coup sec. On s’assoit sur deux congèles poussés le long d’une planche…
— Posez vos armes sur la table…
— Pardon ?
— Bague, bracelet, piercing, oreillines…
Ça tire sur l’aile du nez et le lobe des oreilles, mais on s’exécute. Lui se tient dans la pénombre toujours, adossé à un pilier pas facile à décrire. À première vue, ça semble être une colonne de feuilles A4, archi-comprimées du sol au plafond et d’ailleurs bouffées au trois quarts…
— Les chaussures aussi. Sur la table. La ceinture… La veste avec les boutons vidéo… Posez tout dans la cage de Faraday là-bas. Les monstres en cage. Et mademoiselle, s’il vous plaît, votre bonnet…
— J’y tiens beaucoup…
— Un bonnet d’écoute de traqueuse, je peux comprendre. Avec ça, vous entendez presque battre mon cœur, n’est-ce pas ?
— Si vous avez un cœur, oui…
— Mettez-le au congélateur… Voilà. Vous le récupérerez tout à l’heure. Vous êtes Saskia, c’est ça ?
— Parfois.
— Et parfois ?
— Parfois, je suis juste les sons que j’écoute.
Il me toise en souriant. Une petite lueur dans des yeux vert forêt. Je le sais d’après le génome récupéré dans la banque centrale (l’armée a ses avantages). Car je ne vois toujours pas son visage. On joue serré. Très serré. Une des rares infos fiables qu’on ait sur lui est qu’il déteste les clichés. La pensée morte. Il va falloir tâcher d’être subtile. Déroutante au moins, dissonante, une appoggiature. Rester mobile sur ses appuis.
— Nous venons vous voir sur les conseils…
— Louise m’a tout expliqué, épargnez-moi. Vous croyez au swykemg ?
— ...
— Regardez le plancher. Mettez-vous à quatre pattes s’il le faut. Regardez et touchez. Vous lisez quoi ?
·· Je · m’accroupis quelques mètres derrière le congélateur, Saskia fait de même. Ŀe sol est plein de miettes, de copeaux de peinture et de peaux de saucisson, les planches sont trempées par endroits et ça sent le moisi, le champignon. On dirait l’antre d’un paysan. Un peu plus loin sous un lit de camp court une souris, qui s’arrête et me regarde ; une blatte file dans une rainure. Machinalement, je lève les yeux au plafond et repère les lézardes, fines et nombreuses, d’où suintent les gouttes. Trois cents tonnes d’eau au-dessus de la tête et un plafond qui fend…
— Vous voyez ?
Sur les planċhes enċore sèċhes, il y a un laċis de ġlyphes et de traits, très semblables à ċe que nous avions vu dans la ġrotte du Ċryphe. Tout le planċher en est ċouvert, ċ’est très beau, on dirait une œuvre d’artiste. De ċe qu’on voit des meubles et des ċaisses, ċ’est la même ċhose et ça me rappelle aussi la ġrotte : ċette façon de sċulpter pleine matière, de ronġer les volumes. En sċrutant plus lonġtemps, on devine des lettres, souvent bien plus ċreusées que les ġlyphes qui sont, eux, traċés d’un jet.
— Vous aimez la sculpture, on dirait…
— À votre avis ?
— Ce sont des furtifs. Ceux qui vivaient dans ce château d’eau avant que vous le rachetiez. Ça devait être jouissif pour eux d’avoir tout cet espace. Sans présence humaine… Ils sont encore là ?
— Question délicate, Lorca Varèse. Pour être « encore » là, il faudrait que ce soient les mêmes, non ? Comment le certifier ? S’ils n’ont pas de continuité de forme, peuvent-ils être les mêmes dans la durée ? Peuvent-ils se constituer une mémoire ? Et une mémoire suffit-elle à garantir une identité ? L’enjeu de l’identité chez les furtifs est une question philosophique. Vous connaissez Simondon ?
— Simon qui ?
)Va)rech éclate) d’un rire mêlé de toux, ses canines jaunes sortent un instant. Première gaffe. J’ai été trop spontanée)) quand tu ne sais pas, tu laisses passer, traqueuse Šaskia. Tu m’entends ?
— Simon Don ! Ça lui conviendrait plutôt bien d’ailleurs. Simondon est juste une des voies pertinentes pour penser les furtifs. Pour Simondon, je vais essayer d’être basique, l’état le plus stable, dans un système, est un état de mort – pulvérulent et désordonné – qui ne contient aucun germe de devenir. Aucune transformation n’est plus possible sans l’apport d’une énergie extérieure. C’est exactement l’inverse chez les furtifs : ils se maintiennent dans un état qui n’est ni stable ni instable, mais métastable – c’est-à-dire saturé en potentialités et soumis à ce que Simondon appelle des champs. Le bon agencement, chez un furtif, est donc celui qui préserve dans son corps une tension de forme élevée. Ce n’est possible qu’en articulant, et souvent en opposant, une pluralité de dyades distinctes et isolées. Et pourtant rendues compatibles. Par exemple des fragments de verre avec du cartilage, de la sève et du sang, de l’herbe intercalée avec les poils d’un hérisson. De cette manière, il peut tendre un champ organique intense qui va produire de l’énergie dès qu’il prédate un nouveau matériau. Si l’on suit cette logique, ergo, le furtif n’a strictement aucune identité. Il baigne dans un champ pré-individuel et procède, par sauts, à des individuations ultra-rapides, qui ne lui offrent jamais que des formes transitoires. En un sens, la forme d’un furtif est toujours inadéquate au milieu qu’il traverse, elle le met face à un problème perpétuellement à résoudre, dans une impossibilité organique de continuer à vivre sans changer d’état, c’est-à-dire de régime structurel et fonctionnel.
·· Il · débite tout ça sans notes, évidemment, en empilant et désempilant des sucres sur une poutre de châtaignier hors d’âge, qui est plus nouée et plus tordue encore que ses salves d’explications. Il parle comme il pense, vite, et avec une agilité foutûment impressionnante pour un type de soixante-dix-sept ans. À quarante-trois, j’aimerais juste avoir la moitié de sa virtuosité, et avoir lu autre chose que des essais sur sociocratie et holacratie dans les communautés autogérées. Saskia reste hyperconcentrée et je la bénis d’être là. C’est elle qui a la vista de relancer :
— Ils sont fragiles ?
— Paradoxalement non. En tout cas bien moins fragiles qu’un animal, même et surtout magnifiquement adapté. Si leur prise de forme était trop parfaite, trop adaptée à un environnement, ils seraient en danger dès qu’ils bougent. Ils perdraient leur puissance de métamorphose, leur dynamisme viscéral, pour un corps individué et trop défini.
— Mais ils ont bien une forme, ils sont quelque chose, non ?
— Stricto sensu, ils ne sont rien.
— Mais ils existent !
— Pas comme substance : comme force. Force automorphe et exomorphe capable d’agencer en elle matériaux disparates et rebuts contradictoires, pour s’obliger non pas à des évolutions mais à des transductions, se pousser à se dédifférencier, s’aménager des différences de potentiel qui leur garantiront toujours de très hauts niveaux d’intensité interne. Les furtifs, tels que je les comprends, incarnent la forme la plus élevée du vivant précisément parce qu’ils ont renoncé à la forme parfaite…
Saskia se mord les lèvres, hésite puis ose encore :
— Comment vous pouvez le savoir ? Vous en avez vu ?
— Personne n’a jamais vu un quark. Ou une corde. Est-ce que ça rend inane la théorie des cordes ?
— C’est donc votre hypothèse sur les furtifs…
— « Pour chaque type d’organisation, il existe un seuil d’irréversibilité au-delà duquel tout progrès fait par l’individu, toute structuration acquise, est une chance de mort. » Je cite Simondon de mémoire… Qu’est-ce qu’il veut dire ? Qu’un être vivant aussi abouti qu’un requin, un tigre ou un chêne, est toujours limité par ses propres structurations. Elles garantissent certes sa viabilité, mais appauvrissent par symétrie sa plasticité. Elles tendent à lui faire répéter ses conduites ou ses avantages acquis. Les griffes d’un tigre, le tronc d’un chêne sont des réussites irréversibles – et pourtant le tigre aurait parfois besoin d’ailes pour échapper au chasseur et le chêne de la flexibilité d’un piquet de ski pour survivre à une tempête. Ce qui me fascine chez les furtifs, c’est qu’ils se tiennent au seuil du réversible. Chaque mouvement, chaque réinvention subite de forme, est une naissance. Ils viennent au monde, perpétuellement.
— Comment vous savez tout ça ?
— Je suppose des choses…
— Vous ne supposez pas dans le vide…
)En)fin il) se lève et commence à marcher… Ça doit l’aider à se concentrer. La lumière d’un lustre cassé tombe sur son visage. Il est à trois mètres de nous et je comprends en un flash pourquoi il se cachait. Il a une barbe éparse, d’une couleur angoissante, je dirais verdâtre, qui lui dévore les joues et la naissance du cou, comme un lichen…
— Simplifions : un furtif est une créature qui se recompose. Sans cesse. Bon… Elle s’agrandit et rétrécit, perd des membres, en acquiert, mute, parfois d’une seconde à l’autre. C’est tout à fait unique dans l’histoire de la biologie. Ma question est : comment est-ce possible ? Comment l’évolution a pu sélectionner une créature qui s’autocrée ? Permutante si vous préférez ?
— Peut-être parce que justement, l’évolution n’avait rien sélectionné encore. Que les furtifs seraient à la souche d’un phylum, à la source du vivant. Antérieurs à la division des règnes entre végétal, animal, champignon…
— Vous voulez dire entre procaryote, eucaryote et archée ? Ce serait une belle hypothèse, mademoiselle. Très belle, vraiment. Elle me travaille aussi. Une manière de LUCA alors : Last Universal Common Ancestor ?
— Je n’en sais rien. Une forme encore pure de la vie, avant qu’elle retombe dans la matière… Avant que tout se spécifie… (Il attrape ma pensée, une balle.)
— Exister comme forme embryonnaire, oui, délibérément, c’est leur force ! Les furtifs ont ce génie aveugle de se placer à la lisière bruissante de toutes les actualisations, là où les pressions et les violences organiques seraient totalement insupportables à tout vivant constitué – destructrices pour toute plante, bête, homme, bactérie. Eux les tiennent, les encaissent…
— Je peux vous montrer quelque chose ?
·· Il · fallait que je parvienne à le couper, j’ai osé. Je sors de ma poche la petite plaque avec l’impression 3D du « p m » inscrit sous le ponton du canal Flix. Il la prend, surpris, et l’observe avec désinvolture.
— « Maman amour papa. »
— ...
— C’est ce qui est écrit. Dans cet ordre. C’est votre fille qui a laissé ça ?
… Où donc ?
— Sous un ponton. À un endroit où les sirènes viennent. Enfin, c’est ce…
— Votre fille défèque du signe, comme les autres.
— Si elle s’est hybridée, elle pourrait encore écrire de façon humaine, non ?
— En toute rigueur, elle ne peut pas s’être hybridée. L’hybridation implique la reproduction. Dans son cas, il s’agirait plutôt d’une symbiogenèse.
— Comment vous… Comment vous comprenez son message ?
— Comme un constat. Comme un horizon. Comme un souvenir. Comme une condition ? Je n’en sais fichtrement rien. Je vous demandais si vous croyiez au swykemg parce que pour moi, rien ne permet d’affirmer que les furtifs savent ce qu’ils disent, ou écrivent. Notre anthropomorphisme y projette du sens, c’est un tropisme naturel. Les loups laissent des crottes et des bouquets d’odeurs pour faire signe et marquer où commence leur territoire. Les furtifs laissent aussi des signes, qui sont leurs crottes. En ville, ça prend souvent la forme de lettres parce qu’ils se nourrissent de nos signalétiques latines. Dans le massif des Écrins où je vais souvent, ils laissent plutôt des cairns, des contre-courants dans les torrents, des boules de feuilles et des stries dans l’argile, qui décalquent subtilement les autres espèces sans les copier vraiment. Ce sont leurs signes locaux, qui prennent et recrachent l’environnement, à contre-routine.
— Ils cherchent à s’exprimer, à nous parler… Ce sont des artistes à leur façon… Ils dessinent et ils jouent de la musique pour nous…
Varech se méfie des relances à vide, il faut que je fasse attention. Sa main meule sa barbe dans un crissement léger de papier de verre. Il bouscule une cagette de salades :
— Vous êtes comme ces vieilles fées du swykemg, jeune homme ! Vous avez une conception trop spiritualiste des furtifs. Vous savez, Christofol et sa clique ne font au final que recycler un vieux motif chrétien, celui du rossignol ! La mignonne petite créature éthérée de Dieu, qui faisait tomber en pâmoison ces dames du Moyen Âge. Pour Christofol, la furtive est l’oiseau-chanteur qui élève l’âme, n’existe que par son frisson et ne vaut la peine d’être étudié et côtoyé que par là ! La belle foutaise ! À tout être vivant, écoutez bien, il faut poser la question ventrale : quoi tu manges et qui te mange ? Où tu habites et qu’est-ce que tu chies ? Les furtifs suent, puent, muent et tuent ! Vous saisissez ? Ils dégradent le bois, rouillent le métal, cassent des vertèbres, ils broient des pierres jusqu’au sable, comme vous ne l’imaginez pas ! Ici même, ils fissurent le béton, avalent mes bouteilles, bouffent du plastique, chient des tessons. Regardez cette pièce : vous mesurez ce qu’ils sont, ce qu’ils font ? Ils amputent les souris de leurs pattes, sans aucune pitié, ils sucent la chitine des blattes par dizaines pour caparaçonner leur propre peau. Ils siphonnent l’eau là-haut. Ils démembrent mes meubles cheville par cheville et avec les vis, ils se font des griffes. Regardez !
Dans sa fougue, j’ai vu les poils de ses avant-bras se dresser. Il a une maladie de peau, ou pire, des plaques et par-dessus une sorte de toison maigre, vert-de-gris, qui ne donne pas envie de le toucher. Oui, son château d’eau est un chaos, en tout cas cette pièce qu’on dirait envahie par des gosses méchants qui retourneraient tout. Je me demande comment est sa chambre, s’il laisse exprès ce chaos ici parce que ça l’inspire, fait lever une sorte de paysage domestique, toujours neuf, qui ne le laisse jamais en repos et que c’est justement ce qu’il cherche ? Saskia n’a pas décroché une seconde du flux, je la sens fascinée par Varech tandis que moi je n’arrive pas à oublier Tishka, pas à sortir de mon objectif obsessionnel.
— Pour vous, le frisson n’est pas important ? Ce n’est pas la clé des furtifs ?
— C’est la clé ontogénétique oui. Celle qui ouvre la porte des métamorphoses. Et c’est le vecteur de leur communication émotionnelle, sinon artistique.
— Mais c’est secondaire pour vous par rapport à l’organique ?
— Pas le moins du monde. C’est même le miracle furtif selon moi : ils relèvent tout autant d’une écologie classique de la matière/énergie – manger/métaboliser l’environnement – que d’une écologie sémiotique : à savoir se nourrir de signes, les transformer et en produire à leur tour, avec l’émotion attenante.
— Ces signes sont des sons, de l’écriture, des œuvres ? Quoi ?
— Surtout des sons, oui, et là-dessus, ce que m’a raconté Louise de vos travaux est particulièrement précis et brillant. Vous êtes très en avance sur ces approches.
— Et très en retard sur le reste, on dirait…
— La beauté d’une chaîne écologique, qu’est-ce que c’est ? C’est : ce que dégrade une espèce, l’autre s’en nourrit ! L’homme par exemple respire à pleins poumons la défécation des végétaux : le plus toxique et merdeux pour eux est l’oxygène le plus pur, le plus précieux pour nous ! La carcasse d’un chamois qu’insectes et bactéries dégradent et font pourrir est le régal du vautour fauve qui va y puiser les anticorps dont il a besoin. Alors oui, vous avez raison : les furtifs mangent du son et du signe, en particulier des sons riches et chargés d’affects comme la musique, nos voix – je crois qu’ils adorent nos voix. Mais ils se contentent aussi, je crois, de sons industriels, ils absorbent du drone, des bruits de moteur, les bips de nos machines. Les hackers de Nuage de Poings soutiennent même qu’ils se nourriraient d’ondes himesh et wifi, de fréquences radio et satellite. Et qu’ils les métabolisent comme ils métabolisent nos sons urbains et humains. Ce serait l’origine de nombreux bugs et déconnexions intempestives. Ils appellent ça des résifs.
— Ça reste une forme de prédation… De prédation sémiotique et sonore…
— Sémiotique sans sémantique peut-être… Ça demeure ma grosse réserve envers mes camarades de la cellule Cryphe.
)J’)entends une) sorte de rytĥme, inéğal et sourd, à l’arrière-plan du loft, depuis quelques minutes, sans que je situe exačtement d’où ça pulse. Le béton peut être très čondučteur sur če type de čolonne. Ça me perturbe mais je reste fočus sur la disčussion :
— Si les furtifs métabolisent nos sons, s’ils alimentent la chaîne disons « trophique » des sons, qu’est-ce qu’il en sort ? Si votre théorie se tient, leur caca, excusez-moi, doit aussi servir à d’autres espèces ? En quoi et à qui ça sert ?
— Vous touchez à un point épineux et décisif pour moi. Ce que je vais avancer là, inutile de vous le rappeler, doit rester absolument secret, comme tout ce que nous avons échangé et échangerons ici.
— C’est l’évidence.
— Voilà. C’est une hypothèse encore fragile mais qui, si elle s’avère exacte, me semble furieusement fascinante.
On le sent ému d’un coup, l’émotion de la pensée. Ša voix monte par moments dans le métal, elle agresse les syllabes aux angles saillants du concept. Il n’a rien de la tige dégingandée que j’imaginais, rien de l’intello sans corps au bout duquel tintinnabule un cerveau trop gros et trop lourd. Au contraire, il est extrêmement physique, et râblé, et solide. Il paraît à la fois animal par ses gestes, ses grognements de dénégation, son groin court qu’il mouche souvent. Et végétal par une certaine douceur rayonnante de buisson. Comme si être humain, l’âge venant, ne lui suffisait plus.
— Supposons que l’ADN ne soit pas l’essence du vivant. Mais juste un support de codage et d’expression des gènes. Et qu’il existe, plus profondément, autre chose qui informe les primes pulsations de la vie. Mon intuition est que le vivant est fondé sur des partitions. Dès le stade de la cellule. Des partitions vibratoires. J’entends par là : des séquences rythmiques de vibrations, ce que vous appelez vous le frisson mais que je conçois comme des modes d’agitation moléculaire. Quand un furtif métabolise du son, il l’altère par sa dynamique vibratoire et en rejette des séquences déformées, disons des samples remixés et mutants. Autrement formulé, ils défèquent des ondes cisaillées, à fort pouvoir de pénétration corporelle, que ce soit dans l’infrabasse ou l’ultrason. Ces ondes ont une vraie puissance de percussion sur les cellules des animaux, le végétal, mais aussi sur la matière dite inerte, par exemple les cristaux. Elles facilitent à mon sens l’endosymbiose qui est une source majeure d’évolution en permettant à des bactéries, par exemple, de pénétrer la membrane des cellules et de s’y incorporer. Peut-être qu’elles coupent des brins d’ADN, peut-être qu’elles affectent le fonctionnement des ribosomes ou de l’appareil de Golgi… Mais pour être simple, elles impactent la partition des êtres vivants qu’elles traversent. Elles les pervibrent en quelque sorte. Donc elles modifient à terme leur constitution. Lorsqu’une espèce se reproduit, elle ne peut donc pas se reproduire à l’identique…
— Vous voulez dire qu’il apparaît un écart… une variation dans le génome ? Vous sous-entendez que les furtifs seraient à l’origine de la variation génétique des espèces ? Qu’on leur devrait les transformations progressives des espèces ? Les fameux accidents qui, articulés à la sélection naturelle, fabriquent ce miracle de l’évolution du vivant ? Il empoigne la table, ravi que j’aie compris.
— C’est exactement ça. Les fameuses erreurs de 1 pour 10 000 dans la recopie à l’identique des brins d’ADN viendraient de l’activité furtive de dégradation des sons. Les fragments d’onde qu’ils génèrent et relâchent amèneraient les autres vivants à varier, au niveau très fin de leur partition génétique. Ils participeraient ainsi à leur remodelage, en les pervibrant, si vous préférez.
— Ce serait… incroyable…
— Attention, il ne faut pas l’envisager comme quelque chose d’intentionnel. Pour eux, ce n’est qu’une activité métabolique : les furtifs ne cherchent pas à créer la reptation ou le vol, la danse des abeilles ou la communication végétale. C’est simplement leur mode d’être. Mais il se trouve que ce mode d’être est un facteur majeur de mutation, de hasards heureux pour le développement du vivant…
— Est-ce que ça signifie, si l’on va au bout de votre intuition, que les furtifs seraient à l’origine du vivant ? Ce serait… presque logique, non ? (Je reste estomaquée.)
— Je ne veux pas l’affirmer. Mais ce sont incontestablement des « hyper-vivants », des « sur-vivants ». Il est probable qu’ils soient nés avec les premières cellules et aient affiné plusieurs millions d’années durant leur fluidité et leur fécondité vibratoire. Les Indiens placent bien le son à l’origine de leur cosmogonie…
·· J’imaginais · Tishka parler, crier, muter. Je l’imaginais déformer le béton avec sa voix, modifier une touffe d’herbe sans le faire exprès et qu’il y pousse un genévrier. Je voulais juste ma fille, moi, juste qu’elle revienne, intacte, à peine grandie. Avec ses théories biologiques, Varech ne faisait qu’aviver mes angoisses. Et pourtant, j’étais comme Saskia, pris dans la lumière de ses phares et incapable d’invalider ses hypothèses.
— Je remets au mur la fiche archi pour tout le monde :
Château d’eau dit « fort Varech »
Type D3 dans la classification de Van Craenenbroek.
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Cuve hyperboloïde en cône évasé sur pied-colonne.
Acheté en décembre 2028 par Baptiste Ormizot, aka Mizotor, Rizotom, Izomort, Zoromit, rendu célèbre vers 2035 sous le surnom de Varech.
Contrat d’entretien le liant à la Gouvernance que Varech honore lui-même
en nettoyant régulièrement la cuve.
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Données techniques >>
• Colonne > 30 m coupés en six tronçons de 5 m. Accès à codes différenciés par trappes.
• Cuve > 22 m de haut en trois parties.
a) Partie inférieure sèche et aménagée 6 m de haut sur 14 m de diamètre, soit 150 m2 environ découpés en salon, chambre, bibliothèque, cuisine, bureau, salle de bains, W.-C.
b) Partie supérieure : réservoir 16 m de haut, contenance 300 m3, encore opérationnel. Utilisé pour arrosage des parcs alentour et incendies potentiels. Voie d’accès au toit par colonne centrale bétonnée cœur de cuve avec échelle.
c) Toit légèrement bombé de 800 m2. Éolienne, antenne, aérodrone privé, carré d’atterrissage pour parapente, pitonnage en bordure. Réputé comme plate-forme de parkour en étoile, campement anarchitecte et toit Céleste-friendly.
• Ouvertures > uniquement à l’étage loft, fermées par volets roulants à réfraction d’ondes ; sinon murs aveugles en béton – 40 cm de large – équivalent bunker.
— Ça fait combien de temps, là ?
— Trente-trois minutes. J’ai toujours trois taches thermiques humanoïdes derrière les volets. Et pas mal d’artefacts…
— Merci Nèr. Goran, vous entendez quelque chose ? Des bribes ?
— Négatif Amiral. C’est un piège à ondes. Rien n’entre, rien ne sort.
— Les bagues ?
— Pas mieux. Et on ne peut pas infiltrer d’intechtes, il a verrouillé les volets et les trappes. On essaie en passant par le toit et la cuve, on espère repérer une fissure.
— Si je puis me permettre, Amiral, vous croyez sincèrement que ce déploiement pour le moins fastidieux va servir à quelque chose ? Nous n’avons là qu’un philosophe. Il a, j’en conviens, une aura importante chez les anarcho-communo-brailleurs et une réputation sulfureuse – de là à vouloir…
— Monsieur le Conseiller… Varech n’est pas seulement un philosophe, quoiqu’il soit pour ses pairs l’un des plus brillants de sa génération. C’est aussi un stratège des luttes politiques. Ils sont peu de sa trempe aujourd’hui. Peu capables de penser et d’agir à la fois. Sa paranoïa supposée n’est qu’une forme de réalisme car il est très redouté par notre Gouvernance. À raison.
— Je saisis mal en quoi un ermite de près de quatre-vingts ans, retiré dans sa tour, peut constituer une menace…
— Parce que vous sous-estimez la guerre des imaginaires… Le château d’eau de Varech est devenu depuis quelques années un QG radical, en vérité. Surtout les tronçons 3 et 4 de la colonne, qui hébergent régulièrement des groupes de hackers. Il est probable qu’ils soient en contact étroit avec lui quand on se rend compte du taux d’opacité qu’il parvient à maintenir sur ses activités. Il y a un zadacenter au tronçon 5, refroidi directement par l’eau de la cuve. Le câblage part en étoile sous le château d’eau et l’antenne du toit émet en diffusion cryptée sur un type d’ondes que nos services n’ont jamais réussi à casser, et qui change constamment de toute façon.
— Oui, oui… J’ai survolé les mémos là-dessus. J’ai entendu parler aussi du réseau hydraulique, qui serait encore opérationnel…
— Les pompes sont opérationnelles pour remplir le réservoir, mais surtout le débit descendant fonctionne encore vers un bon millier de logements…
— Et alors ? Vous avez peur qu’il empoisonne l’eau ?
— C’est plus subtil que ça, monsieur le Conseiller. Des fuites concordantes suggèrent que Varech et les hackers pourraient utiliser ce réseau pour envoyer des capsules d’informations, de l’ordre du micromètre, par les tuyaux… Et qu’il serait possible de récupérer ces billes translucides par les robinets des logements, si l’on est au courant évidemment et si l’on a les filtres adéquats pour les repérer dans le flux.
— Impressionnant, je le concède. Si c’est avéré, l’idée est perverse. Ça leur offre un réseau physique indétectable. Une rareté aujourd’hui.
\ C’est \\ bien \ pire que ça, connard. Avec un réseau hydraułique, tu peux faire expłoser des parcs en arrosant łes pełouses à ł’expłosif łiquide, si t’as du T-34. Les Israéłiens en vendent sur łe redmesh. Faut quatre minutes entre ła dissołution et ł’expłosion. Parfait si tu diffuses en tête de réseau ! Błam/cinquante mômes qui te tapissent łes arbres/tu ramasses des rates sur łes branches ! Et tu peux aussi błinder ł’eau de nanobots pour te faire des serveurs humains, type machine-zombie que t’actives après à distance. Les cibłes comprennent rien, vertige/nausée, ełłes aimantent toutes łes ondes. Laisser une cuve opérationnełłe à un taré, c’est juste de ł’inconscience totałe. Ce mec est une bombe chimique sur pied. Les capsułes d’info/c’est zéro. Un jeune crétin du service fait sa bêcheuse :
— J’ai vu un thread qui disait que la date de l’assaut du BrightLife aurait été donnée par ces tuyaux… Ce serait pour ça qu’aucun service n’a rien vu venir, boss ?
— La Gouvernance a fait contrôler l’eau de la cuve plusieurs fois, en visites impromptues. Des senseurs ont été mis sur une quarantaine de robinets-tests, dans des appartements premiums consentants. Ils n’ont jamais rien pu détecter. Mais la légende reste vivace…
— Pourquoi n’existe-t-il aucune photo de ce Varech depuis quinze ans ?
— Parce qu’il…
— Laissez Alexa, je m’y attelle. Varech ne sort de son bunker qu’une fois par mois environ. La Céleste le cueille sur le toit de sa cuve et le dépose généralement aux Métaboles où il prend un fourgon qui l’emmène dans les Alpes : Écrins, Vercors et Queyras surtout. Là il part en pleine nature avec son matériel, il bivouaque, parfois plusieurs semaines d’affilée, puis il revient…
— Qu’est-ce qu’il fait là-bas exactement ? Il médite ?
— Il piste. Il cherche et remonte des traces. Pas forcément des traces d’animaux d’après nos rapports, même s’il suit beaucoup le loup et le lynx. Il cherche des marques, des buissons couchés, il inspecte les arbres, les galets, il passe des heures à observer les torrents, les courants… Il note des choses sur ses carnets. Sa démarche reste assez énigmatique… — Vous auriez pu facilement le prendre en photo dans la nature ! Je ne comprends pas ? — Il porte un bonnet très spécial, que seuls quelques pointures de la mafia et quelques hackers cathares portent. Ce bonnet contre par éblouissement plasma toute tentative de captation optique. Vous pouvez le photographier tant que vous voulez, même en argentique, ça sort blanc comme neige !
Conseiłłer du ministère, mon cuł ! Qui t’habiłite ? Qui ? Dégage ! Tu viens cafarder. Arshavin est trop coułant/toujours en mode dipło. Ił sait y faire, OK. Mais ił en łâche toujours un peu trop. Le type au brushing me demande mon avis. Tête de pine ! Histoire de croiser łes angłes, hein ? Je joue au con.
— Varech, c’est du hack and slash : porte-monstre-trésor !
— Euh… Pourriez-vous être un peu plus explicite ?
— Non.
— Notre expert Nèr veut dire que si Louise Christofol a recommandé Lorca à Varech, c’est qu’elle sait que Varech est à la fois la porte et le monstre. Dans quelques heures, si nos deux agents parviennent à tisser un véritable échange, nous aurons des informations de haute qualité. Nous aurons un « trésor ».
— Ou une autre porte. Et un autre monstre…
— Soyons optimistes.
)Pe)rsonne ne) nous a vraiment formés au renseignement humano, qui reste intuitif. Mais grâce à l’expérience de la cellule Cryphe, où nous avons tant ramé au début, Lorca et moi avons acquis une bien meilleure habileté empathique. Šans même que j’aie fait le signe postural, Lorca a compris qu’avec ce type d’ermite, passé la méfiance de départ, l’envie de parler prendrait nécessairement le dessus et fluidifierait tout. D’autant mieux si on orientait le philosophe vers ses thèmes de prédilection. Ce qu’a magnifiquement fait Lorca avec la réalité ultime. Il a amorcé et Varech est parti comme un drone :
— L’interface est l’ersatz du face-à-face. Bon… Mais un ersatz qui fait de nous des maîtres. Un maître éternellement obéi, au doigt et à l’œil. Au Verbe et à la voix. Qui a noté ce que cette maîtrise a soulagé de guerre sociale et de luttes de pouvoir ? Qui dira ce que ces nouveaux esclaves sous nos mains ont sauvé d’esclaves anciens, et réels, et humains ? Qui dira que la colonisation se poursuit, comme un tropisme qui nous est propre, et qu’elle a maintenant pour territoire d’invasion la réalité même ? La réalité dite seconde, puis « augmentée », puis « virtuelle », puis « ultime », à mesure que nos quêtes de contrôle se radicalisaient ? Les paramaîtres sont à l’art du contrôle ce que les maîtres ont été à l’art de gouverner. Nous sommes les paramaîtres. Nous paramaîtrons nos conforts et nous sécurisons nos mondes pour qu’à l’intérieur rien ne nous arrive plus que ce que nous voulons qu’il nous arrive : rien. Nous nous conformons dans la douceur d’une matrice attentive, comme l’écrivait Dunyach. Inutile d’encore chercher le pouvoir là-dedans, Lorca, comme vous le faites par routine de pensée. Vous restez prisonnier de vos dualismes hiérarchiques ! Inutile d’essayer de trouver qui dirige, qui subit, qui manipule et qui capitule. Le pouvoir est rotatif et circulaire, nous sommes devenus sa boucle liquide. Bien sûr, les dispositifs gardent une structure qui imprime à la fois un design et un trajet à cette boucle. Mais au fond, toutes nos libertés et toutes nos soumissions tiennent dans les paramètres.
— Ni paradieu, ni paramaître !
Je lui arrache un sourire complice, enfin… Le slogan était tagué sur son mur, au tronçon 4, au milieu d’une dizaine d’autres… Ici et là, il shoote dans des boules de papier et des bogues de châtaigne sans même nous regarder, puis il relève la tête et nous jette un coup d’œil félin :
— Vous savez ce qui me touche le plus dans les furtifs ? Ce qui fait que j’ai décidé d’y consacrer les dernières années de ma vie ?
— Leur vitalité ?
— Oui, à l’évidence… Mais surtout le fait qu’ils ne contrôlent rien. Rien de ce qu’ils font, eux, et pas plus ce que font les autres. Ils sont dans la rencontre. Le coup de dé. Le hasard ressenti comme une chance et plus comme une menace. Ils rencontrent un sac plastique, un chat errant, un asphodèle, un déchet, des plumes. Ils rencontrent des sons, sans cesse. Ils subjuguent et s’assimilent tout ça pour devenir encore autre chose, dans la grâce et l’explosivité du vivant. Nous les Gréco-Romains, ou ce qui les singe, n’avons suivi qu’une ligne d’horizon unique depuis le néolithique : c’est l’horizon du contrôle. Longtemps, nous avons cru à une sorte de malédiction humaine, trop humaine du pouvoir, que le pouvoir au fond définissait notre êthos. C’était restrictif et imprécis. Et c’était oublier que le pouvoir coûte et se paie : en contre-pouvoir, en révolte, il exige une dépense et mésutilise l’énergie propre du dominé en forçant son rendement. Non, ce qui nous définit, plus profondément, est la quête du contrôle. Externe et interne. Contrôle de notre corps, de notre espace, de nos ressources… Contrôle panique et raisonnée de l’altérité : des autres prédateurs, des maladies qui ne sont que des prédateurs plus petits ; contrôle de l’accès à la nourriture, contrôle des déchets, contrôle du climat, contrôle de toute agression probable, possible, plausible ! Évidemment nous avons échoué, souvent, en partie, tout le temps. Mais la quête s’est poursuivie et s’est affinée, à mesure que les menaces externes reculaient. Dans un univers désormais anthropisé à l’extrême, comme le sont nos villes occidentales, quelle était la dernière menace résiduelle, le dernier élément à maîtriser pour atteindre la sérénité ? Sinon nos semblables ? Alors qu’est-ce qu’on a fait ?
— On s’est protégé des autres. Par le technococon.
— On a rapproché les dispositifs de contrôle de nos corps et de nos esprits, oui. On en a fait des armures individuelles et plus finement que ça, des membranes et des filtres paramaîtrables pour conjurer les violences toujours possibles. Surtout, on a cherché des espaces où l’on serait irrémédiablement à l’abri. Présent mais hors d’atteinte. Une sorte de cosmoi, qui est de fait un cosmou ou un cosmort mais peu importe. Une nouvelle couveuse entr’ouverte pour reprendre Sloterdijk. Internet a émergé et son dispositif clavier/écran nous a interfacés efficacement au monde, en nous y connectant sans risque physique. L’hyperlien des hyper-îliens. Puis est venue la bague qui a intériorisé un peu plus cette régie de contrôle qu’était déjà le brightphone. Puis a été conçu le moa, qui a fusionné toutes les interfaces en une seule, et a fait naître l’alter ego, cette intelligence amie qui a permis de forclore l’altérité cruciale du rapport à nos pairs pour nous offrir, à la place, un miroir empathique et en réalité purement esclave de nos désirs. Avec le moa, nous sommes sûrs de rester entre soi…
— Et soi…
— Rien de dérangeant ne peut plus guère nous arriver sur le plan affectif. Le contrôle de l’échange est maximal et induit. In fine et tercio, voilà donc la réul… et c’est le réel même qu’on peut enfin choisir, façonner et contrôler, au moins dans sa dimension visuelle et auditive, qui est dominante pour sapiens.
— La réul, je la vois comme le produit ultime du capitalisme : vendre de la réalité.
— J’aime beaucoup… Disons, oui, que le réel était pour eux le dernier noyau à briser parce que le réel, c’est ce qui est commun. C’est ce qu’on partage tous, nécessairement et sans privilège. Par nos sens naturels d’animaux d’une même espèce. L’ambiance d’un musée, l’agitation d’une place, une réunion dans un café… Bien sûr, ils avaient déjà fragmenté ce réel en petites billes, en proposant des univers aménagés, ludiques et fictionnels, des chrysalides tissées pour chacun. Du souci-de-soi et du prêt-à-subjectiver. Mais ça impliquait encore un espace spécifique pour être consommé, un technococon où s’abstraire. Bref, une monade nomade. Ça ne touchait pas encore à tous les moments de l’existence. Il demeurait ce résidu qui échappait au marché : notre réel banal et commun. Avec la réul, le réel s’individualise enfin. Il est enfin « produit » – lui aussi. Il devient personnel et impartageable. Ou s’il est partagé, c’est par communauté intime : en famille, entre amis, entre pairs. Il perd sa dimension universelle. Le réel était l’ultime territoire collectif à envahir et à privatiser définitivement, la vitre derrière laquelle le social est en morceaux, éparpillé en tessons incompatibles. Une cosmosaïque où chacun est bienheureux debout sur sa tesselle – mais qui ensemble ne forme plus aucune figure solidaire, plus aucun visage. La réul parachève la dissociété que bagues et moas avaient déjà préparée.
·· Je · sentais à sa posture que Saskia n’adhérait pas et que quelque chose, dans la pièce ou la tour, avait accroché ses oreilles de lynx. Elle n’a pas pu étouffer son agacement :
— La réul permet de choisir les gens et même les animaux qu’on veut côtoyer ! C’est un bonheur pour tous ceux qui souffrent du rapport aux autres. Vous pouvez trouver ça régressif mais moi, je trouve que c’est une façon de ne plus subir. Je choisis à quel moment, et où, je vais faire apparaître un ami, un panda roux, ce que je veux ; mon grand-père que je peux ressusciter grâce à ses traces vidéo, parfois juste une prairie à la place du parking du supermarché. C’est un luxe inouï. Qui peut cracher là-dessus ? Même toi, Lorca, tu t’y es mis…
— J’ai testé, c’est vrai. Mais je trouve que c’est une facilité hyper-addictive, hyper-dangereuse. Et le business des personas est une horreur. Les gens se mettent à vendre leur ex à la bourse aux personas parce qu’elle est mignonne et a un bon coefficient fantasme. Ils reconstruisent leur chat mort avec les deux cents vidéos qu’ils ont gardées et le ressuscitent sur le marché. Ils soldent carrément leur intimité pour qu’elle se balade dans la réalité des autres.
— Avant on ne choisissait pas ses rencontres ; maintenant, on les prémédite, les décide et les annule d’une rotation de disque. Ça s’appelle contrôler ses relations.
— Je trouve ça plutôt génial, insiste Saskia dans un silence.
Varech ne bronche pas. Elle se lève et s’éloigne.
— La réalité ultime assure le couplage entre la production de soi la plus intime et le plus exhaustif contrôle de cette production. La liberté la plus échevelée, la fantasmatique la plus folle devient – par leur actualisation dans la réul qui évidemment trace tout ce qu’on y produira – le support d’une aliénation et d’une auto-exploitation consentie dans la joie. Je crois que Saskia l’a très bien exprimé. La créalité, telle que Smalt la vend déjà, est une forme de l’extime. À savoir un intime exposé, muqueuses retournées comme un gant. Au vu et au su de ceux qui vous fournissent l’accès à votre réel magnifié. Pour en finir avec ce sujet qui irrite votre amie : la quête du contrôle a atteint aujourd’hui son acmé. Une acmé que le mythème de Dieu contenait pourtant, comme point de fuite, dès l’origine : chacun peut enfin créer son monde… et le peupler comme bon lui semble.
— Politiquement, c’est un accomplissement démocratique…
— En un sens, oui. C’est une démocratie pulvérisée où chacun a acquis le droit d’être un autocrate dans son propre cocon. C’est la solution technolibérale à la double exigence de liberté et de contrôle qu’on croyait inconciliable. Parce qu’on ne voulait pas voir que la sensation de liberté, dans son expression primale, provient de l’angoisse conjurée. Conjurer la peur, contrôler son monde, se croire libre. Tel est le fil. Accordez-moi l’interface et j’effacerai de vous la peur !
— C’est une citation du paramessie ?
— Je dirais… que c’est une citation de la paramécie plutôt…
)L’)humour d’intello,) tant qu’à faire, pfff…. Tant mieux si ça créait une connivence entre eux. Plus longtemps on resterait sur place, plus on accumulerait d’infos. Perso, mon attention commençait à fatiguer et je n’avais plus le mordant ni le niveau rhétorique pour intervenir à propos. Par ailleurs, quelque čhose me cĥiffonnait, me froissait les tympans depuis dix minutes. Šans que j’arrive à situer če que č’était…
Alors je me suis mise à éčouter la pièče, je me suis levée et j’ai erré un peu dans le cĥaos du loft, parmi les meubles et les objets. Je n’ai pas osé demander à visiter čar je voyais Varečh me surveiller du čoin de l’œil, méfiant, tout en rečompilant l’ĥistoire de la réalité entre deux bières. Finalement, je lui ai demandé les toilettes. Elles jouxtaient la bibliotĥèque, si je me référais au plan que m’avait redétaillé Nèr če matin. J’ai fait pipi et j’ai attendu un peu avant de tirer la cĥasse.
Derrière la čloison, à ma droite, il y a un bruit intermittent. Ça manğe ou ça mâcĥe, ça déčhire du papier, ça déplače des masses ou ça en fait tomber. Je sens une présenče animale, juste derrière, oui, quelque čhose de plačide et d’ačtif. Je tire la cĥasse pour donner le čhanğe, je ne vais pas pouvoir rester très lonğtemps… Quand le sifflement du remplissağe česse, j’entends à nouveau le bam sourd de bločs qu’on bouğe, qui tombent. Et puis un froissement de papier, enčore. Des livres ?
— Tout va bien, Saskia ? me jette Varech de la cuisine, faussement convivial.
— J’ai un peu la diarrhée, je suis désolée, ça doit être la bière fraîche.
Il ne répond rien. Une minute enčore… Les murs des cĥiottes sont čloqués de moisissures. Il y a quelqu’un dans la bibliotĥèque. Ou quelque čhose. Quelque cĥose qu’il veut nous čacĥer ? Je tire à nouveau la čhasse et je sors, fais mine de revenir à la table et frôle en passant la porte de la bibliotĥèque. Je tente le čoup :
— Il y a un bruit bizarre dans la pièce d’à côté… (Je suis pas censée savoir que c’est la bibli.) Comme si on mangeait ou déchirait du papier…
— Ah… C’est ma martre ! Je l’ai ramenée de la Bérarde. Je l’enferme dans la bibliothèque pour qu’elle se défoule et ne griffe pas tout ici.
— Ah, j’adorerais la voir ! J’adore les martres !
— Ce sera pour une autre fois j’en ai bien peur ; elle est très agressive aujourd’hui, le grand air des Écrins lui manque.
Pourquoi je suis si sûre qu’il ment ? Pourquoi ? Parce qu’une martre ne déplace pas des livres ; au mieux elle se fait les griffes dessus. Et elle ne mange pas de papier : c’est un carnivore. Ce n’est pas une souris ou un loir. Alors qu’est-ce que c’est ?
˛Saskia ˛nous ˛l’a joué « suspens ! ». Elle a claqué un shot de cachaça sur la table de débrief, schlac, en soufflant le fuego par les naseaux. Nèr a tendu son verre, tout tremblé, saccade du bras, putain de médocs. J’ai pas tenu dix secondes :
— Et t’as attendu qu’il vous fasse réchauffer des pizzas dans la cuisine pour ouvrir la lourde ? Tu calcules, là, le risque que t’as pris ? Il aurait pu vous virer illico !
— Je crois qu’il avait parfaitement pigé que j’avais pigé. S’il avait voulu m’empêcher d’ouvrir, il m’aurait éloignée d’une façon ou d’une autre.
— Il a pas cru que tu le ferais, Saskia ! c’est plutôt ça !
— Continue…
— J’ai entr’ouvert la porte et j’ai découvert la bibliothèque. Elle était immense. Les rayonnages montaient jusqu’en haut, à six mètres, avec plusieurs échelles pour grimper. À un moment, mon œil a été attiré par un fascicule qui tombait en vol plané… ça faisait penser à un oiseau. Et j’ai senti quelque chose bouger derrière moi. Par réflexe – je suis quand même de l’école Agüero, je suis une chasseuse, hein – je ne me suis surtout pas retournée. J’ai feinté un mouvement de tête et j’ai parié sur ma gauche, c’était du pile ou face. Et là, je l’ai vu.
— Quoi exactement ?
— Le furtif.
— Quel furtif ? Quelle taille ? Quelle forme ? Explique !!
Nèr a fait gicler sa cachaça sur un coup de speed. Il trempe ses manches dedans, on s’en fout.
— Juste des livres. Une sorte de ver annelé, ou de serpent, fait de livres collés, je sais pas dire mieux. Ça ondulait et ça s’est figé d’un coup, comme une anguille électrocutée.
— Tu as déjà vu une anguille électrocutée ?
— Non.
— Et alors ?
— Varech s’est précipité… enfin aussi vite que son âge lui permet. Il a aperçu la rangée figée et il a fermé la porte brutalement, j’ai failli avoir la main brisée. Il m’a jeté : « N’entrez jamais là-dedans, jamais ! Si vous le refaites, je vous égorge avec mon opinel. »
— Il a dit ça ?! Aussi vénèr que ça ?
— Épouvanté plutôt, dévasté, ému… je sais pas.
— Et toi Lorca, tu as fait quoi à ce moment-là ?
— Rien. Je me suis dit que c’était foutu, franchement.
— « Je suis désolée de l’avoir tué » j’ai dit, et j’avais les larmes aux yeux, j’ai eu ce réflexe de vouloir le consoler en lui prenant le bras, il l’a senti, il a vu ma détresse et je crois que ça a fait tomber sa colère et sa frayeur d’un coup.
— Et qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Un truc comme ça : « Vous l’avez pas tué. Vous avez juste tué une étagère de romans français. Pour les relire, il me faudra le massicot mais rien de grave. Je ne lis plus de romans morts. » Alors, j’ai pas reculé et j’ai insisté d’un ton calme : « Qu’est-ce qui vit ici, dites-le-moi ? Un furtif ? J’ai étudié cinq ans les furtifs, vous pouvez me parler en confiance. »
)Je) revois) encore la scène. Je sais qu’elle ne sortira jamais de ma mémoire tellement sa réponse m’a sidérée. Elle nous a ouvert un univers.
— Il n’y a pas de furtif dans cette bibliothèque, Saskia. La bibliothèque est le furtif. Il est devenu la pièce entière : les rayons, les livres, les échelles, le papier. C’est… un automorphe. Il se reconfigure tout le temps. Les livres bougent, s’intervertissent, les rayons montent et descendent… ça permute, ça fait un bruit infernal la nuit…
— Mais… vous arrivez encore à utiliser cette bibliothèque ?
— Oui, j’y arrive. Il fige les livres que je veux, il accepte que je les tue en les lisant. Je lui dis le titre et il l’expulse en quelque sorte du rayon. Il se l’ampute.
— En rachetant ce château d’eau… vous saviez qu’un furtif habitait ici ?
— Non. La bibliothèque était déjà en place, elle était à moitié vide. Je l’ai remplie avec mes ouvrages et très vite, ça a commencé à bouger. Au début, je ne retrouvais plus rien et j’ai cru que la solitude me rendait fou, ou que l’amnésie m’entamait. J’ai consulté pour Alzheimer, j’ai fait des tests. Mon QI restait aussi élevé qu’avant, même un peu plus, bizarrement. Alors j’ai cherché à comprendre. J’annotais dans les marges de mes livres de philo, comme tous les penseurs et je les reprenais parfois pour relire un passage. C’est là que j’ai vu qu’il y avait des glyphes… en réponse.
— Incroyable…
— Il manquait souvent des pages aussi. Parfois c’étaient des mots qui étaient effacés, l’encre bue, parfois ça touchait le titre, ou des découpes fines, qui faisaient de la dentelle dans la page. Parfois encore, il y avait quatre ou cinq livres d’affilée troués de l’intérieur.
— Des entres ?
— Sans doute. Alors j’ai pris un carnet vierge et j’ai commencé à écrire des questions dedans. À y faire des dessins semblables à ceux que j’avais découverts dans les marges. À chaque fois que je laissais et reprenais un livre, il y avait quelque chose de nouveau : une déchirure, une inscription, une tache, un origami même. Bientôt, il y a eu du swykemg, c’est là que j’ai noué avec la cellule Cryphe. Puis j’ai essayé de parler. J’entrais les yeux fermés et je parlais, je monologuais sur mes recherches, je pensais à haute voix.
— En français ?
— Oui. Un jour, il a répondu une syllabe. Puis une semaine plus tard un mot entier. Il a appris extrêmement vite en réalité, ça m’a ébloui. Au début, j’avais beaucoup de mal à comprendre l’articulation parce qu’il plie et froisse des feuilles pour parler. Ça frétille comme un langage d’insecte. Et au milieu, il frappe des livres lourds contre les montants des rayonnages pour faire les B ou les D. On met du temps à s’habituer.
— Il ne sort jamais de la pièce ?
— Je ne crois pas. Il est vieux et automorphe… Il n’en a pas besoin.
— Vieux ? Un furtif peut être vieux ?
— Comme tous les êtres vivants, oui. Ses métamorphoses sont plus lentes, plus prévisibles, il ne se déplace plus vraiment. C’est pour ça que vous l’avez vu si facilement. Il permute, il fait des combinatoires de membres.
— Qu’est-ce qu’il… dit ? Qu’est-ce qu’il vous dit à vous ?
— Nous dialoguons.
— Comme vous et moi ?
— Non… Il babille et je parle. Il produit des rythmes, des froissements cadencés, il fait chanter le bois des rayons. Et parfois, une phrase qui semble chargée de sens sort de lui. Sans que je sois sûr qu’il comprenne ce qu’il articule ; que ce ne soit pas simplement un écho ludique ou instinctif à mes paroles.
Arshavin me dévisage, émerveillé. Agüero reste les bras pendants, pire que Nèr. Ils sont stone. Lorca prend le relais, sans hâte, pour leur laisser le temps d’assimiler.
— Quand on a compris qu’il avait apprivoisé un furtif-bibliothèque, on n’a plus trop discuté ses hypothèses. Il a dit que le swykemg n’était qu’un des langages furtifs, que la cellule Cryphe n’avait eu que ce qu’ils cherchaient, à savoir un miroir de leurs passions lettristes, auxquelles les furtifs de la grotte font écho par mimétisme ou par empathie. Il pense que le sien est philosophe pour lui faire plaisir, en quelque sorte. Qu’il métabolise du sens et le défèque avec élégance.
— Il a un nom ?
— Qui ?
— Son furtif ?
— Ah oui… Il l’appelle Crisse-Burle.
— Il a répété aussi que parfois, Crisse-Burle disait « nous » et parlait des autres furtifs présents dans le château d’eau. C’est comme ça que Varech sait certaines choses précieuses. Mais toujours par aphorisme bâtard, phrase tronquée, ça reste équivoque.
— Et pour Tishka alors ?… Est-ce qu’il a pu vous aider ?
·· Varech · savait que je ne repartirais pas sans lui demander. Il avait eu le temps de réfléchir. Il m’a fait asseoir sur un fauteuil en palette et il a lâché, très sobre :
— Vous ne trouverez jamais votre fille si vous la chassez, si vous la cherchez. Vous connaissez la formule de Picasso ?
— « Je ne cherche pas, je trouve » ?
— C’est devenu un laborieux cliché. Outre que, naturellement, on ne trouve pas non plus, aucun artiste digne de ce nom ne trouve. Il est trouvé. Je vais vous dire une chose que d’autres vous ont peut-être déjà dite parce que ça n’a rien d’original, malheureusement : vous ne trouverez pas Tishka. C’est elle qui vous trouvera. Quand elle le voudra. Et si elle le veut…
— Qu’est-ce qu’on peut faire alors ? Attendre ? Juste attendre et espérer ? Encore et encore ? Vous vous figurez ce qu’on vit ?
— En art comme pour vous ici, il y a deux conditions pour être trouvé. La première est de se tenir dans l’Ouvert. Là où ça passe – et se passe. C’est un enjeu de position, de placement existentiel, de sentir où ça va se nouer et de s’y tenir. La seconde est de se laisser traverser. Tout ce que vous ferez d’actif et de forcé vous éloignera d’elle. Vous lui avez laissé des messages, elle a répondu. Maintenant, laissez le miracle opérer.
— Vous ne m’aidez pas…
— Je sais. Ni paradieu, ni paramaître. Je suis désolé.
)Ar)shavin nous) a demandé s’il y avait encore quelque chose ? Il était 5 heures du matin, j’étais brouillée de fièvre et de cachaça et je savais que je ne pourrais plus jamais entrer dans une bibliothèque sans penser à Crisse-Burle. Et plus jamais ouvrir en toute innocence un livre sans me demander si j’allais le « tuer ». En figer d’un regard les feuilles et les mots fluants. Je me demandais ce que ça faisait de toucher un livre vivant… Est-ce qu’on y sentait les mots bouger sous les doigts ? Šahar pleurait dans les bras de Lorca, ou l’inverse. Ils étaient déchenillés. Nèr avait bien perçu une énorme tache de chaleur derrière le béton de la cuve mais il l’avait interprétée comme un effet buvard de la diffusion des ondes. Il n’avait pas pu croire qu’un furtif aussi gros puisse exister. Il l’avait au lidar toutefois et on y devinait la houle des livres, dans les niveaux des gris.
Pour Arshavin, j’ai rassemblé mes dernières forces et j’ai rementalisé le moment où Varech nous a fait escalader l’échelle de la cuve. Nous nous sommes retrouvés à cinq mètres au-dessus des trois cent mille litres. L’eau brillait d’un bleu pur sous la lumière diffuse. Ça donnait une envie irrépressible de s’y baigner. Varech m’a alors proposé de chanter, c’était inattendu, fredonner ce que je voulais. J’ai chanté Song to the Siren de Tim Buckley, repris avec une telle clarté de cristal par Liza Fraser qu’il est aujourd’hui impossible de l’interpréter sans laisser les vers se suspendre sur l’océan, à sa façon :
Well I’m as puzzled as tĥe newborn čhild
I’m as riddled as tĥe tide
Sĥould I stand amid tĥe breakers ?
Or sĥould I lie witĥ deatĥ, my bride ?
Ĥear me sinğ, “Swim to me, swim to me,
let me enfold you
Ĥere I am, ĥere I am,
waitinğ to ĥold you”
Ğrâče à l’ĥyperbole de la čuve, l’ačoustique était sublime. Quand le silenče est retombé, Varečh m’a ğlissé à l’oreille : « Observez maintenant la surfače de l’eau… »
— Alors j’ai mis un coup de coude à Lorca en lui pointant la flotte. Sans qu’on ait strictement rien fait, l’eau s’est mise à se rider par endroits. Il y a eu des petits cercles d’ondes de toutes tailles, çà et là, de loin en loin, comme si des doigts effleuraient l’eau par touches, note par note j’ai pensé, sur un piano liquide –
— Moi j’ai eu l’impression qu’une danseuse invisible y courait avec ses pointes, tip-tip-tip. Un ricochet sans galet. Juste la trace volante des impacts, mais pas de caillou !
— Ça a duré trois ou quatre minutes comme ça, de friselis minuscules et brusques. Puis l’eau est redevenue d’un calme olympien. Varech nous a regardés en nous demandant si l’on pigeait ce que c’était. On a fait non. Il a raconté qu’il venait tous les soirs ici et qu’il y chante du Johnny Cash pour le plaisir. Et que lorsqu’il a terminé, l’eau frissonne comme cette nuit, longtemps. « Est-ce que ça pourrait être simplement la réverbération des ondes ? » il m’a demandé, en espérant une parole d’experte, ou je ne sais quoi !
— Saskia a souri, je peux vous le dire, souri comme elle sait sourire quand elle est heureuse. Moi je me suis déshabillé et j’ai plongé de l’échelle. J’ai pas pu résister, l’eau était trop belle. J’ai nagé dans une source immense, c’était une sensation extraordinaire, après cette soirée tellement tendue, une plénitude quasi sacrée. Et là, croyez-moi si vous voulez, mais l’eau… L’eau n’était pas homogène… Elle était chaude par endroits. Par poches. — Seulement par endroits ? Et froide partout ailleurs ? — Exactement, Sahar.
·· Sahar, · qui n’avait pas dit un mot de tout le débrief, s’est approchée de moi. Elle s’est blottie en coulant dans mon cou son parfum et un chuchotis léger de mots, afin que personne ne puisse l’entendre :
— On va y arriver, mon amour. Ils se rapprochent, ils viennent à nous.
— ...
— Elle va venir, je le sens.