CHAPITRE 9 Revenir

saharAussitôt saharentré,  saharil a été dans mes bras, lové contre ma poitrine, son museau dans mon cou, exactement comme Tishka l’aurait fait, avec la même brutalité douce, sans parler, les yeux fermés, à renifler ma peau pour savoir, pour me retrouver et raccourcir d’une odeur la distance que le moindre mot aurait pu creuser. Je sais que ȷe pourrai, que ȷ’ai pu l’oublier, ȷe sais que ȷe serai un ȷour capable de vivre et d’aimer un autre homme, seulement subsiste une chose que ȷe ne pourrai ȷamais effacer, qui tient à son regard d’enfant, à sa tendresse spontanée que Tishka avait avalée toute, qui fait qu’il m’est impossible de le voir sans voir Tishka, Tishka se blottir et sourire à travers lui.

D’une certaine façon, il est tout ce qu’il reste d’elle de têtument vivant. Bien sûr, ȷe sens sa charpente, ȷe sens que son dos s’est durci, ȷe sens cette récente densité à l’armature de ses épaules qui n’y était pas avant que l’armée le muscle – cependant, dans la courbe de ses ȷoues, dans l’innocence du câlin, ça pourrait être tout à fait elle, si par miracle ȷe le miniaturisais, là, d’un coup de baguette magique – elle dans son évidence de fusion.

— Comment t’as su que j’étais là ? il finit par souffler.

 

Maintenir une distance.

 

— Je ne suis pas venue pour toi, je suis venue pour aider. Tu sais, dans mon imaginaire plutôt restreint, les militaires évitent de participer aux émeutes. Ou alors ils sont en face, non ?

— Nous sommes venus en mission.

— Vous venez restituer le BrightLife à Civin ? C’est votre employeur, après tout…

— C’est l’État notre employeur…

— Ce n’est pas vraiment lui qui vous paie, si tu lisais les budgets de l’armée…

 

·· Même · quand elle se veut sèche, elle n’arrive pas à se débarrasser de sa grâce. Sa voix ne ferme jamais tout à fait, elle coule souple et claire, un ruisseau. Ses yeux oscillent entre le vert et le jaune, à la façon d’une flamme végétale. Parfois, ils virent vieil or, comme ici. Elle s’assoit sur le tapis sans rupture, je la sens tendue sans que sa nuque se décale ni que ses bras saccadent, elle prend juste une allure un peu plus hautaine de princesse arabe, son port est un peu plus droit, ses cheveux courts brûlent ses joues d’un blond un peu plus vénitien. Jamais je n’ai connu quelqu’un qui avait une aussi faible conscience de sa beauté crue, une indifférence aussi cristalline à ce que son charme imprime malgré elle sur les gens. Seule la qualité de ce qu’elle dit et fait compte pour elle : le reste n’est qu’un effet collatéral de la nature, qu’elle cherche autant que possible à neutraliser par sa sobriété. Ça m’a toujours beaucoup séduit.

J’ai pris ma décision en entrant dans la tente. Je l’ai prise en réalité quelques minutes avant, quand j’ai vu la carte que Saskia étudiait et qu’au bout d’un pointillé rouge, j’ai reconnu le toit en étoile de la tour Zücker, celle que nous avons habitée à la naissance de Tishka, et les quatre années derrière. J’ai montré le point à Toni et je lui ai dit : « Ŀe glyphe est là, cinquième étage. » De son ongle, il a suivi les lignes grises et rouges, rayé les croix violettes, mesuré avec sa paume les distances – trois kilomètres à peu près, à vol d’oiseau. Il m’a regardé avec ses deux grains de café grillé, et m’a lancé tout de go : « Va falloir envoyer du flower-flow et des jumps pète-rotules mais c’est du parkour comme j’aime. Vista et saut de fond ! »

Je me suis assis en tailleur en face de Sahar, j’ai pas pu m’empêcher de lui effleurer la joue, elle s’est laissée faire, elle a senti que je voulais parler. J’ai expiré un grand coup et…

— Je vais être direct. Ça sert à rien de tourner autour du pot. Je sais ce que tu penses, Sahar. Tu penses que je suis malade. Tu le penses gentiment. Tu penses que je me suis construit mon univers de cohérence, avec mes règles, mes hypothèses et mes preuves. Tu crois que je ne veux pas faire le deuil, que je ne suis pas capable de le faire. Tu crois que j’ai besoin de mon délire des furtifs pour tenir le coup, pour ne pas m’effondrer. Pour croire qu’elle est encore vivante. Pire, tu as la conviction intime que je cherche à t’embarquer dans ma folie. Et que ce serait la dernière chose à faire, comme te l’a dit ton psy lacanien, ce jeune connard… Parce qu’alors, ça deviendrait une schizo à deux, auto-entretenue, avec une intensité émotionnelle massive qui nous détruira à terme tous les deux. Tu…

 

Elle lève la main pour me couper. Un réflexe d’AG.

— J’ai essayé de te croire Lorca, vraiment. J’ai essayé d’y croire de toutes mes forces. Même si Tishka ne m’a jamais parlé, à moi, des fifs ou de quoi que ce soit d’équivalent. Tu sais comment je suis. Rien ne me plaît plus que d’apprendre, et d’apprendre aux autres à apprendre. C’est ma vocation. J’aime découvrir ce que je ne connais pas, j’aime assimiler des cultures différentes, urbaines, étrangères, des cultures qui me rendent plus vaste, plus ample. Je ne refuse rien a priori

— Tu n’as jamais voulu que je te montre les…

— Laisse-moi parler ! Après notre séparation, j’ai passé six mois à arpenter le réseau, Lorca, Nut et Net compris. J’ai même rémunéré un sniffeur pour m’aider à chercher ! J’ai accumulé des monceaux de Tonbandstimmen, de photos floues et de vidéos fantômes. J’ai lu un par un tous les témoignages archivés sur les soi-disant furtifs, les stealthies, les résifs, les fantâmes, les fumetraces, les brumiers… Tu ne peux pas imaginer la littérature de déséquilibrés qui existe là-dessus ! J’ai lu et annoté dans mon cahier spécial les légendes urbaines, des compilations d’ethnologues, j’ai dévoré les analyses des psychiatres, les interviews de chamans, les carnets dits « secrets » des sherpas de l’urbex. Et j’ai lu, surtout, ce que les scientifiques en disaient. Oui, avec nos outils actuels, avec nos capteurs spectraux, oui avec le matériel haut de gamme de l’armée, ils réussissent à repérer des formes thermiques, des auras passives, des nœuds d’ondes, qu’ils savent encore mal interpréter. Oui, sur le Nut, l’existence du Récif est évoquée, trois ou quatre fois, et ça a été effacé depuis, preuve que l’armée fait très bien son boulot de veille. Mais de tous les travaux sérieux que j’ai lus, il ressort ça, Lorca, que tu le veuilles ou non : l’armée se sert de l’hypothèse furtive pour mettre au point des technologies chaque année plus pointues de détection et de traçage. La chasse n’est qu’un alibi pour tester de nouvelles armes. De nouveaux jouets ! Vos chefs vous manipulent. Ils vous entretiennent dans votre quête alors que vous ne trouvez rien…

— C’est faux ! On trouve des choses !

— Quoi au juste ? Quoi Lorca ? Des artefacts de céramique qu’ils vous cachent dans des sites préparés ? Comme une chasse aux trésors pour grands gamins ? Des cailloux qu’ils vous font prendre pour des copies moléculaires faites par un organisme mimétique ? Est-ce que tu as déjà vu un furtif vivant ? Vivant et bougeant ? De tes yeux vu, Lor, in situ ? Est-ce que tu en as vu ailleurs que sur des vidéos confidentiel défense qu’ils vous fabriquent avec moult effets spéciaux et ce qu’il faut de glitchs et de pixels qui grésillent ? Est-ce que tu en as entendu ailleurs que sur des enregistrements ? Quelle preuve absolue et formelle tu as que ça existe vraiment ?

 

Je n’ai pas voulu répondre. Pas encore. Je voulais qu’elle aille au bout. Même si j’étais déjà hors de moi.

— Je ne nie pas qu’il y ait des rémanences d’ondes, d’accord ! des phénomènes magnétiques dans un monde saturé d’émetteurs et d’objets connectés. Que dans certaines conditions, ces ondes donnent naissance à des formes fantômes. Je comprends très bien que dans notre société de traces, contrôlée jusqu’à l’obscène, où le moindre vêtement, la moindre semelle de chaussure, le moindre doudou, une trottinette rouillée, je sais pas : un banc public, les pavés même, émettent de l’information… où le moindre mot lancé dans un bar est collexiqué ! Je comprends tellement que ce monde rêve d’un envers ! De quelque chose qui lui échapperait enfin, irrémédiablement, qui serait comme son anti-matière, le noir de sa lumière épuisante ! L’abracadata qui échapperait par magie à toutes les datas ! Je comprends que la fuite, Lorca, la liberté pure, l’invisibilité qui surgirait au cœur du panoptique, soient les fantasmes les plus puissants que notre société carcélibérale puisse produire comme antidote pour nos imaginaires. À commencer par le tien, par celui de ton camarade Agüero ou de ta copine Saskia ! Que ce délire ait une fonction sociale précieuse, oui, à l’instar de n’importe quelle légende urbaine, tous les ethnologues le savent ! Que ça réponde si bien à un besoin pulsionnel, j’allais presque dire artistique ou poétique, Lorca, je le comprends encore. Je devine bien aussi ce que l’armée peut techniquement en retirer. Mais qu’est-ce que tout ça peut avoir à faire avec notre fille ?

 

Sa voix cassait en morceaux de plâtre.

— J’ai parcouru le réseau entier pendant des mois, Lorca, accepte-le. Accepte que j’aie fait ce travail, ce travail que toi tu n’as pas fait parce que tu as suivi ta pulsion, rien d’autre ! Aucune enfant nulle part n’a jamais disparu d’un appartement du cinquième étage d’une tour en disant la veille à son papa qu’elle allait partir avec des furtifs ! Aucune. Il n’existe pas un fait divers, pas même un roman ou une fiction, pas un film, pas un livre pour enfants qui aient cette trame débile ! Tu es un génie à ta façon, peut-être, un génie créatif. Mais personne de sensé ne te suivra jamais dans ce délire.

 

J’ai entr’ouvert la tente parce que j’étouffais. Je n’ai pas cherché à la regarder car je l’aurais fusillée. Au contraire, j’ai baissé la voix d’une octave et j’ai fixé le tapis, obstinément :

— D’accord. Admettons. Admettons que l’armée embauche, très astucieusement, des profils crédules et dynamiques de chasseurs. Admettons qu’Agüero, Nèr, Saskia et la trentaine de recrues que j’ai côtoyées deux ans au Récif soient des naïfs mentalement réceptifs à un imaginaire de fuite. Tous. Beaucoup finissent à l’asile, si tu veux savoir. Ça peut confirmer tes intuitions. Admettons qu’ils m’aient mis une sculpture de céramique dans les mains après une épilepsie provoquée lors de mon épreuve de diplôme. Admettons que soient fabriquées toutes les vidéos que j’ai vues. L’armée a les moyens financiers et techniques de faire ça, sans problème. Admettons que Toni Tout-fou se soit inventé seize glyphes, que la voix de Tishka que j’ai entendue au Cosmondo soit une pure hallucination et que Saskia m’ait aussi fait écouter une comptine de fête des Pères reconstituée avec des traces numériques de la voix de notre fille. Ce serait le comble de la perversion, ça ferait de Saskia un monstre, mais admettons. Admettons que le balian de l’île balinaise du Javeau-Doux, que tu connais, qui te connaît, triche aussi, ce que je ne pourrai jamais croire, moi. Admettons que les cris, les rythmes, les frissons que j’ai appris à reconnaître dans les sites abandonnés ne soient rien d’autre que la beauté de la nature quand on l’écoute enfin. Je ne te convaincrai pas, Sahar, en empilant dans cette tente la centaine d’indices et de confirmations que j’ai cumulées ces deux dernières années. Tu les rapporteras toujours à ce système de cohérence que je me suis bâti, selon toi. Et bâti avec d’autres, civils ou militaires. Notre délire collectif. Alors je vais juste te demander une chose. Une dernière chose. Si ça ne te convainc pas, nous arrêterons définitivement de parler des furtifs. Je ne les évoquerai plus jamais de ma vie devant toi.

 

Elle me regarde, déstabilisée :

— D’accord…

— Toni Tout-fou va te montrer son carnet de croquis. Sur le croquis no 11, il y a un dessin qu’il a découvert sur l’envers du toboggan du square Zücker. Tu sais, le toboggan-tunnel en alu qu’adorait Tishka ? Le dessin était gravé dessous, avec un caillou. Ou une pointe.

— Et alors ?

— Il l’a recopié aussi minutieusement qu’il a pu. Tout à l’heure, en le revoyant, j’ai eu un flash. Un retour de refoulé. Parce que c’est exactement le même dessin que celui qui était sur le mur violet de la chambre de Tishka le matin où elle n’était plus là…

 

Sahar a un soubresaut, comme une barque secouée par une vague :

— Comment tu peux dire ça ? Comment tu te souviens de ça ? Et… Et qu’est-ce que ça voudrait dire ?

— Tous les quatre de chaque mois, je fais un pèlerinage dans la ville. Je repasse par tous les endroits où nous avons été avec Tishka. Et je me remémore chaque moment, chaque bribe que je peux. Pour qu’elle ne s’en aille pas. Au milieu de ce parcours, je passe systématiquement par le square Zücker et je passe toujours sous le toboggan où je tapais du poing pour lui faire de la musique de cirque. On y avait gravé un cœur, avec nos trois noms, tu te souviens ?

— Bien sûr…

— Donc le dessin qu’a trouvé Toni n’y était pas le mois dernier. Je l’aurais vu. Il a été fait récemment. Juste à côté du cœur gravé.

— Il a pu être fait par Toni lui-même…

— Si c’est le cas, comment il a pu réaliser exactement le même dessin que celui sur le mur de la chambre ? Il ne l’a jamais vu, ce mur.

— Le dessin à la craie ? Les trois cercles ?

— Oui.

— Et si tu te trompes ?

— Nous allons aller vérifier. Ensemble.

— L’appart a été reloué. Tu le sais, Lorca ! Il est hors de question que je retourne là-bas ! Je ne suis pas prête à ça. Ça ferait ressurgir trop de choses…

— On va y retourner tous les deux. Et avec Toni, Agüero et Saskia. On va aller vérifier si j’ai raison.

— Tu es devenu complètement fou Lorca. Le dessin, même si c’était le même, a dû être nettoyé depuis bien longtemps ! Pourquoi les nouveaux locataires l’auraient laissé ?

— Ils l’ont effacé, c’est sûr. Mais il a été refait. Depuis. Plusieurs fois.

— Tu te rends compte de ce que tu affirmes ? Deux ans après ? Sur le même mur ? Tu es à la lisière de l’asile, là ! c’est totalement n’importe quoi…

 

Elle veut se lever pour sortir, je la bloque.

— Je voudrais juste que tu parles avec Toni et avec Saskia. Et que tu viennes avec nous, Sahar. Fais-le pour moi. Qu’est-ce que tu as à perdre ? Au pire, le mur de la chambre sera lisse et tu auras ta confirmation que je délire. Au mieux, il y aura un dessin et tu pourras reprendre espoir avec moi.

— Si celui qui a enlevé Tishka s’amuse à redessiner sur son mur deux ans après, je demanderai immédiatement à la police de mettre des caméras sur la fenêtre de l’appart ! C’est la seule chose rationnelle à faire.

— Si tu veux. D’accord… Tu acceptes d’aller voir Saskia maintenant ?

 

)Ce)s enflures) ont lâché quatre essaims de frelons à la tombée de la nuit. Juste au moment où le clair-obscur rend vraiment délicat de les situer. Ils ont coordonné ça avec un assaut en façade : une vingtaine de grimpeurs, plus dix guignols en jet-pack qui ont surgi à hauteur de toit en gazant la zone au soporose. Un hacker a dérouté une partie de l’essaim sur les grimpeurs. Joli ! ils sont restés scotchés à mi-paroi sur leur câble. Le reste des frelons a été cramé au lance-flammes : ça dégrade le narcotique. Šur le flanc est du toit, les camarades sont tombés comme des mouches à la première giclée de gaz. Mais la riposte des autres a été très rapide car ils avaient leurs nariniers à portée. Ça leur assure un mélange d’oxygène en cas d’attaque. Même si ça ne tient que deux minutes, ça a suffi pour actionner les ventilos de secours et pilonner les réservoirs des jet-packs. Les guignols ont préféré larguer leur réacteur et ouvrir le parachute pour pas finir en torche.

J’étais en train de sortir un dard de la nuque d’une militante de soixante-dix ans, qui suffoquait, quand la femme de Lorca m’a tapé sur l’épaule. Elle s’est présentée. Perturbée, j’ai confié la dame aux roofmeds puis je suis allée récupérer le code d’un loft pour pouvoir être tranquille avec Šahar.

Bonne surprise, le botbar du loft n’avait pas encore été complètement pillé. Nous avons pris place dans une saloperie de fauteuil en veau authentique et nous avons trinqué. L’assaut nous avait bien secoués, il fallait le dire et j’étais pas peu heureuse d’avoir une heure devant moi dans un salon cosy bien abrité du tumulte. De surcroît, j’avoue : j’étais plus qu’archi-curieuse de découvrir la femme qui avait tant et si bien retourné le cœur de mon petit Lorcal qu’il ne lui était même pas imaginable d’envisager une vie sentimentale après elle. D’emblée, j’étais bien calmée. Pas que ce fût une bombe non : elle était fine, pas beaucoup de formes, taille moyenne, visage ovale… Rien d’extraordinaire au premier abord si ce n’est qu’elle était foutument bourrée de charme. En sus d’avoir une voix splendide. À peine commençait-elle à parler que tu te prenais à te poser, à la regarder bouger, à l’écouter. Et tu te sentais tout de suite bien en sa présence. Ši j’avais dû la comparer à un animal, j’aurais dit un lynx ou un serval. Le genre de bête que tu peux contempler des heures à la jumelle sans te lasser, voir se lécher les pattes ou dormir, tellement ça te délasse.

Très vite, elle a retourné la caméra et m’a demandé ce que je faisais au sein du Récif. Ce que j’y trouvais. Et elle l’a fait avec une attention tellement sincère et des questions si précises par rapport au métier, que j’ai assez vite oublié pour quoi j’étais là à l’origine. Je crois aussi qu’elle était clairement fascinée par ce que je lui révélais. Šurtout sur le frisson et l’identité sonore des furtifs, sur la musicalité de leurs échanges. Je ne savais pas qu’elle jouait du violon à un plutôt haut niveau, ni qu’elle avait abandonné le conservatoire pour enseigner dans la rue. On a très vite parlé du gamelan aussi.

Plus je la regardais, plus je la trouvais jolie. À tel point que ça m’a mis un peu le bourdon. Ši l’idée de construire quelque chose avec Lorca m’avait effleurée parfois plus que je voulais bien me le dire, je le prenais ici dans la poire, je n’étais pas au niveau. Juste : oublie. Mets un lynx côte à côte avec un puma, c’est puissant un puma mais bon, dans la prestance… c’est pas pareil, n’est-ce pas ?

 

saharElle saharpossède  sahartout ce que ȷe n’ai pas : l’intelligence en acte, articulée au réel, aiguisée par la recherche de terrain. Je passe mes semaines à enseigner des situations que ȷe ne vis pas, à apprendre aux autres à affronter des conflits que ȷ’évite. Possiblement qu’elle est folle, hautement, et que ses sessions d’écoute multistrates dans des sites où le silence se révèle in fine n’être qu’une proȷection humaine, ce silence dont elle montre combien il est habité, touȷours, ne sont qu’une façon de donner sens au chaos résiduel des bruits. Il demeure que la théorie qu’elle en forme s’appuie sur des faits et s’y confronte, en sort grandie et affinée – ce qui donne une envie assez irrépressible de partir en mission avec elle, de coiffer son bonnet fabuleux et d’écouter ce qui monte. Tout de suite, à la manière dont il l’a évoquée, par touches, mais sans cesse, ȷ’ai senti l’importance que cette fille a pour Lorca ; et ȷe la comprends. C’est une fille avec qui il serait heureux, auprès de laquelle il pourrait être spontané, davantage qu’avec moi. Elle est à la fois directe et subtile, très simple d’allure, un peu trop, elle frôle la rodomontade parfois dans l’attitude – sans doute un pli qu’elle a pris pour s’intégrer plus facilement dans l’armée, y garçonner ses délicatesses – pour simultanément se révéler brillante dès qu’elle entre dans la sphère auditive. Sa perception du monde déplie son éventail, elle s’étage et se frange. Elle impressionne alors par son aptitude à agir et à sentir, l’un par l’autre, à tester puis à interpréter, par cycles successifs, en spirale ascendante, ce qui témoigne d’une superbe tournure d’esprit.

— Saskia… Je suis désolée de devoir te couper. Lorca m’a dit que je devais te voir. Mais il ne m’a pas dit pourquoi…

 

Elle replie ses ȷambes et se tasse dans son fauteuil.

— Eh bé… Pour être cash, il pense que je peux te convaincre de venir voir le glyphe…

— S’il existe…

— Je sais que c’est impossible à croire pour toi. Mais d’une façon ou d’une autre, ta fille est vivante.

— ...

— Au moins une partie d’elle…

— Tu mesures la violence de ce que tu dis ?

 

)Pa)s lâcher.) Pas là. Enchaîne :

— Non, je mesure pas, je suis désolée, j’ai pas de gosse. (Elle se fronce.) Tiens, prends ce bonnet… Cale-le juste au-dessus de tes sourcils. Que ça te couvre les oreilles en entier… Voilà…

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je vais te faire entendre une captation audio que j’ai faite au Cosmondo, il y a treize jours maintenant. L’original a un pitch vingt fois plus élevé que ce que tu vas entendre. Ce qui est assez classique pour un furtif. Pour le reste, je n’ai rien touché. C’est la version intacte, à cette variable de vitesse près. Tu as parlé de violence. OK. Ça, c’est extrêmement violent. Tu es prête à encaisser ?

— Pas vraiment… Mais vas-y…

 

De la réaction de Lorca quand il l’avait entendue dans mon appart, je me souvenais parfaitement. Šon explosion défragmentée de joie. Lui, peu ou prou, au moins dans l’espoir, il avait été prêt à entendre cette voix. Elle, je sus dès les premières secondes où Tishka commence à chanter qu’elle avait enterré, au fond du tréfonds de ses tripes, tout ce qui aurait pu rallumer le souvenir vocal de sa fille.

C’était un cadavre subitement debout que je lui sortais de terre et de chair. Un deuil fusillé, retué. Défoncé par la présence subite d’une voix sortie du néant et injectée pure dans sa tête ouverte, qui ne s’y attendait pas. Je l’ai vue littéralement imploser.

Le sang lui a pissé du nez, la bave lui est sortie aux coins des lèvres, comme si la digue de ses dents éclatait sous la pression. Elle a arraché le bonnet avant même que ce soit fini. Elle ruisselait de sueur, partout. Puis elle s’est levée. Et elle m’a dit :

— Je viens avec vous.

— ...

— Même si ça doit me tuer…

˛Ơn ˛a ˛limité le team à six. Moi à l’arrière, en couverture. Puis Saskia devant moi, Sahar et Lorca, notre Tout-fou en second, en véritable traceur, qui va défricher les courses et nous déblayer les axes. Et puis Naïme devant, tout en nerf et débit mitraille, qui s’est proposée pour ouvrir, en éclaireuse. Une vraie mangouste d’après Toni. Impossible de dire si c’était un mec ou une meuf, c’était de la vitesse aux cheveux longs avec des jambes à faire du triple saut. C’était une face fine, intense, maquillée camouflage, une figure de la lutte qui avait perdu sa mano dans une manif et qu’avait mis à la place une buse d’acier pour taguer, partout, et pour te noircir les visières des keufs. Et l’œil des dronasses autant. Elle dégageait grave. Enfin « iel » comme disait Toni dès qu’il parlait d’elle. Euh… « d’iel ». Gros charisme !

C’est iel qu’a mené les deux heures d’entraînement. La prépa pour nous. La base du parkour. À l’armée, on a été formés à faire les sauts de fond, les roulades et les réceptions, la planche et les balancés. Sahar connaissait pas mais elle a appris vite, c’est un chat cette nana, tu la jettes d’un toit, elle retombera sur ses pattes en miaulant. Toni nous a ensuite montré le tic-tac, trop beau quand il le fait \ le passe-muraille et les lâchés / bien fout-la-trouille \ surtout quand t’as du gaz dessous. À la fin, pour le fun, Naïme nous a fait une démo de freerun avec wall spin et wall flip, du cast bomb, des corks et des kick the moon à qui mieux mieux. Les filles étaient scotchées, moi itou. La trans, le long de sa cuisse, iel a un tatouage maousse qui dit : le sol peut attendre. Eh ben ouais, qu’il attende encore ! Et pour nous aussi ! Ơn va pas béflan qu’on est prêts : ce serait se mousser. Reste qu’on n’est pas si ridicules pour des boludos qui débutent dans le parkour. À la fin, j’ai senti Naïme plutôt rassurée. Et déter.

Rayon arme, par contre, y a pas bézef ! J’ai hérité d’un lance-fumigènes sanglé sur l’avant-bras, six fusées dans la ceinture et deux grenades de désencerclement version hackfab, qu’ont plus de chance de me désencercler mon trou de balle qu’autre chose ! Toni, lui, il t’a l’allure d’un gaucho des tejados : sa pampa, c’est le gravier des terrasses/ ses arbres, c’est des cheminées. Dans son futal, il porte deux colts de tagueur \ deux calibres qu’il te charge avec des cartouches de peinture. Paraît que ça le fait ? J’attends de voir !

 

Ơn a poireauté en somnolant, mal, jusqu’à 2 heures du mat. Pile. Cause que les flics sont des bots : la relève, elle tombe à las dos et ça guenille chez eux à ce moment-là. Des trois toits touchables par câble, direct, aucun sent bon. À vue de groin. Caffis de keufs \ trop de snipers calés / du ball-trap ! Alors Naïme leurre à 1:59 en harponnant un rebord sur le toit du Sherton. Amar t’y fixe un pantin vaguement humano, boudiné dans des sacs de déchets et l’expédie par le câble. Une gravasse de secondes plus tard, notre poupée gonflable se fait trouer par des seringues. ¡Copiado! Bord sud, Velvi fait mine de tendre une tyrol, en amarre cheminée, sur la tour Datum. Les drones lui collent aux basques \ bonne diversion. Flanc ouest, Toni tire au quinzième étage de la Cité éphémère sur un balcon de camarade. Il te couvre l’impact magnétique par un jet de grenade dans la piscine au-dessus. Ça va me plaire cette sortie ! J’ai même pas vu le câble se tendre que Naïme s’est déjà balancée dans le vide. Zzziiiii, ça fait. Ơn voit que couic. Saskia se fait déjà caca dessus. Lorca lui parle. Sahar se tord les poignets. Un triple bzzeuu de drone, genre bug de rotor : c’est le signal !

Toni clenche sa poulie sur le câble et se jette illico, calé dans son baudard, les deux mains aux hanches sur ses colts, prêt à défourailler ! Sur le bord du toit, Amar chuchote « Lorca, go ! », « Sahar go ! », « Saskia go ! » et il la pousse genre gros sac de boxe rapport qu’elle s’accroche des deux mains à sa roulette. Pas gagné.

Moi, j’ai filé d’une traite, fácil. Sauf que dès que j’ai tapé le balcon, j’ai levé la tête \ un réflexe / alors que je déclipsais ma pouliche. Et vơilà que je repère une bơule noire en haut qui dépasse du toit. J’ai tiré d’instinct. Cơmme j’aurais fait en chasse, pơur un fif. Le fumiģène est parti droit dans la tête du sniper. Ce truc-là a plus fait pour ma légende, chez les compañeros, que tout ce que j’ai foutument réussi cette nuit de folie. À commencer par la série de lâchés sur cinq étages que Toni nous a imposés face nord de la Cité, après avoir traversé deux apparts comme des balles. J’ai juste encordé Saskia à mon harnais et j’ai prié la Pachamama qu’elle chute pas. Sinon quoi ? Soixante kilos à bout de rein ? Personne a pu mater mon saut portenaouak du minaret qatari, blam, sur le dome doré, suite que la milice m’a démagnétisé le câble. Passer en dernier, en parkour, ça t’expose à ce genre de blague. « Ơn met les jumpers en queue de crew, c’est la mana ; et toi, Agouï, t’as la meilleure détente du groupe, donc perdón… » Muchas gracias Toni !

 

)Lo)rs du) brief, nous avons fait le choix de passer par La bande de Gaza et par La voie tractée, en enfilade du Qui t’es, toit ?, une tangente faite de petits sauts de toit en toit qui nous a semblé plutôt bien protégée. Nous y sommes, à La voie tractée et je comprends mieux le souci : très exposée, trop visible. De là part ce qu’ils appellent un « téléféérique » : un câble longue portée, qui survole le centre commercial à cent mètres de haut pour aboutir à un gratte-ciel bourdonnant qui rayonne de pistules en étoile. C’est tout simplement… l’aérodrone sud de la ville ! Là où viennent se poser, se parquer ou décoller les milliers de drones domestiques et logistiques d’Orange sur bien cinquante étages tassés ! C’est clairement le passage le plus dangereux du parkour. Oh, même pas pour le vertige, je m’y habituerais presque, ni pour les nuées de machines : leurs radars anti-collision sont excellents. Juste parce que c’est l’un des rares câbles fixes que les Altistes ont installés et que la Gouvernance a laissés en place, sciemment. Šachant que tôt ou tard, nous l’emprunterions, pour circuler…

— Y a bessif deux snipers au bout, faut pas rêver. Au minimum. Si Naïme engage, iel finit en tartare…

— Tu proposes quoi ? J’envoie notre drone ?

— Ils vont le défoncer direct. Je veux le garder pour la Zücker.

— Et donc ?

— Je vais y aller moi. Avec mes plaques. Agouï, puisque t’as l’air putain d’adroit, tu vas me coller derrière. Et t’alignes tout ce qui sort son casque des cheminées.

— Mode commando quoi ?

— Si senor. Fumigènes, gaz, grenades, tu cribles ! Moi je cartonne aux cartouches.

 

Là encore, le débat a duré dix secondes, pas de plan B, pas d’option, Toni charge les cartouches dans ses colts. Il sort deux plaques de kevlar de son sac et les fixe sous ses semelles en mode surf des neiges. Bien pratique puisqu’il peut souder et détacher les deux pieds, comme il veut, selon les moments. Il se suspend par son harnais, s’allonge dans l’axe du câble, s’équilibre et tend ses jambes devant lui. De nuit, avec la forme des plaques ramenées en V, sa silhouette dessine une sorte de flèche.

— Vous connaissez la prière des traceurs ? lance subitement Toni, comme pris par la solennité de l’instant.

 

Naïme s’illumine, une fente brève sur ses lèvres. Sahar répond « non » de la tête. Alors Naïme se lance :

— Récitez avec moi :

Notre terre, qui es aux cieux,

que notre bond soit sanctifié,

que ton règne vienne,

que ta volonté soit Fête sur nos câbles comme en vol.

Donne-nous aujourd’hui notre pinte de ce jour.

Pardonne-nous nos offenses,

comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont défoncés.

Et ne nous soumets pas à la gravité

mais délivre-nous du vide.

Promèn !

 

·· Agüero · recula un peu, il empoigna Toni par son baudrier et sprinta avec lui vers le vide… Ensemble, ils décollèrent dans la nuit et très vite, grâce à la pente du câble, leur double masse boostant l’accélération, ils atteignirent une vitesse inquiétante…

Fut-ce le riff aigu de la poulie sur l’acier du câble qui alerta d’abord les tireurs ? Sans doute. À peine une poignée de secondes et des drones se détachaient déjà de la nuée pour cibler nos camarades, bien aidés par le projecteur qui illumina soudain le téléféérique.

Je me souviens avoir vu Toni Tout-fou rentrer la tête et foncer couché tel un pilote de bobsleigh dans son couloir de glace. On crut un instant qu’il sortait ses bras comme des ailes, pour freiner – en fait il dégaina d’une boucle de coude ses deux colts – et il alluma à la volée les drones avant d’en éclater une dizaine à coups de latte et de plaques en plein vol ! On suspendit notre respiration… Nos épaules se touchaient sur le rebord du toit et l’on se serra encore, Saskia, Sahar et moi.

— Ils sont dingues…

 

Ŀà-bas, Toni et Agüero trouaient maintenant le trafic de l’aérodrone, lancés comme un missile, l’entaillaient de leur lame rutilante sur laquelle venaient ricocher les phares de la tour de contrôle. Des balles s’écrasaient sur le surf d’argent, un crépitement nourri de tirs étincelait dans leurs pieds mais ils ne lâchaient rien – Toni vidait son chargeur de capsules tandis qu’Agüero, abrité derrière lui, faisait siffler les fumigènes par-dessus son casque. Une première fusée partit dans l’espace, mais il ajusta aussitôt, une autre gicla et soudain on vit un sniper prendre feu sur le toit et se rouler dans les graviers de la terrasse pour essayer de s’éteindre ! Son collègue surgit pour lui venir en aide et le traîna pour l’abriter.

 

)To)ni et) Agüero sont déjà sur le toit. Ils avancent à cover derrière les cheminées et les blocs de chauffage)) des taches de peinture blanche étoilent le béton) un autre fumigène percute une cabine) et ensuite on ne distingue plus rien dans le ballet des drones)) que de la fumée et du chaos de silhouettes, au milieu, qui semble se battre ? Une minute plus tard, Toni lève les bras sur le rebord du toit. Il nous fait signe de venir. Lorca nous regarde et il dit :

— Allez-y ! Je dois vous couvrir quand Agüero part devant.

— On y va ensemble ? me suggère Sahar.

— C’est pas de refus…

 

saharCe saharque  saharȷ’ai adoré a été cette sensation constante de fluidité et d’effort, tout au long du parkour et le plaisir que ȷ’y ai pris, en dépit du sévère danger. J’ai savouré la partie au sol, les sauts de précision de murets en murets, les interlignes, les courses, la façon dont Toni nous a fait couper à travers les grillages, par-dessus les portails, monter aux poteaux, redescendre, filer par-dessus les voitures. Il allait tellement vite que nous perdions sans cesse sa trace alors il ralentissait et nous éclairait la voie. Toute la partie finale du parkour, au moment où nous sommes remontés sur le toit de l’église par les gouttières, les bas-reliefs et les gargouilles, ȷe n’aurais pas cru que ȷ’en sois capable, même encordée. Et ȷe n’évoque pas la série de sauts « de détente » sur le dédale des toits de zinc où ȷ’ai regardé Lorca bondir sans réfléchir et où ȷe n’ai fait que l’imiter, les imiter tous, comme Saskia, ni plus ni moins. Aux deux tiers de la flèche gothique, quand nous avons longé la corniche au-dessus du parvis, ȷ’ai évité de regarder Saskia qui tremblait mais ȷe l’ai entendue dire ça à Lor, que ȷ’ai trouvé très beau : « Mec, là ȷe te le dis, ȷe dépose mon cerveau dans mes pieds. Je me dis que mourir au milieu de gens que ȷ’aime, dans une soirée comme ça, ça peut pas être la pire des morts. »

 

·· Toni · n’a ralenti qu’au sommet de l’église, après trois kilomètres à tracer, à fond, une fois qu’il a eu la certitude que nous n’étions plus suivis, ni par des milices au sol, ni par des drones en vol, et que nous nous tenions au-dessus de la ligne des caméras fixes. Pour mon premier – et j’ose croire dernier parkour de ma vie de preneur d’ascenseurs et de descendeur de trottoirs de vingt centimètres – j’ai un clip mental de scènes et de sauts, de souvenirs hachés emmêlés qui défilent, un souvenir de débuts de crampes aussi, de peur de ne plus tenir tant le rythme a été élevé. Toni mesure enfin notre état physique, il n’a pas eu conscience d’à quel point nous avons ramé. Nous sommes à présent tassés à cinq dans le clocher, à récupérer, puisque Naïme nous a lâchés pour faire diversion en embarquant une petite escouade de flics loin de l’église. Toni n’a pas l’air inquiet pour son matricule : « « elle a des relais Mue partout, elle va se flouter. » Comme Agüero fronçait des sourcils, Sahar l’a affranchi : « Ŀa Mue, tu sais, la réappropriation de nos corps. »»

Moi je me suis efforcé, très égoïstement, de me réapproprier le mien, en descendant mon rythme cardiaque et en essayant de récupérer. Quand je me suis enfin relevé, j’ai regardé par une meurtrière, côté est. Ŀa tour Zücker était bien là, intacte, comme éternelle dans mon souvenir, et dans mon présent. J’ai compté cinq niveaux à partir de la rue, puis trois balcons à partir de la gauche. Sahar est tout contre moi. C’est là. C’est là qu’on habitait. Notre chez-nous. Je chuchote à son oreille :

— C’est avec ce clocher que t’as appris à compter à Tishka…

— Oui… Tu te souviens ? Elle appelait ça la fusée-en-pierre…

— Appelle… Elle appelle ça la fusée-en-pierre…

 

Sahar a un spasme, elle ne répond rien, ne se tourne pas vers moi. Je suis juste derrière Toni, qui s’est accroupi pour ne pas s’exposer, suffisamment près de lui pour discerner sur sa nuque un tatouage qui semble ancien, presque effacé. Je le déchiffre difficilement dans la pénombre. « Être et durer. » Je ne peux m’empêcher de le prononcer à haute voix, ça fait sourire Toni qui tourne la tête :

— C’est un classique du parkour. Un peu old school, j’avoue. Derrière le mollet droit, j’ai mieux, j’ai : « N’invoque jamais le ciel. N’évoque jamais le sol. Sois Toit. »

— Avec un T ?

— Avec deux.

— Et deux S à « sois » ?

— T’es con…

Il se détend un peu et sort de l’herbe de sa poche pour se rouler un spliff. Ça me soulage qu’il fasse une pause, on l’a tellement attendue celle-là ! Je vois à quel point Sahar accuse la fatigue, je devine que Toni est prêt à bavarder un peu, alors je le relance d’un regard. Il tire une taffe et me jette en expirant la fumée :

— Tu sais pourquoi j’adore autant le parkour, frère ?

— Hum… Parce que… quand tu cours et que tu sautes, c’est comme si tu dessinais, que tu faisais de l’air tag. Tu peins l’air avec ta trace…

— Jamais pensé à ça, man ! (il fait, joyeux, entre deux bouffées de ganja) c’est joli ! Oim, j’vois plutôt le parkour comme un truc de minot. Jouer avec ce qu’on te donne. Regarde : ils te font des bancs pour que tu t’assoies. Ils font des bagnoles pour rouler. Ils font des toits pour abriter nos gueules…

— Ils ont même fait cette église pour que tu pries…

— Wesh ! Et moi mon kiff, c’est de faire autre chose avec ! Cette église, hop, j’en ai fait une falaise ! Quand tu tires des tangentes par les toits, tu suis plus leurs rues. T’en traces d’autres, en biais ! Et au sol, t’es debout sur le truc où ils s’assoient, tu cours sur le mur qui les sépare et voilà, tu les réunis ! Tu casses leurs frontières.

— Je pige. Tu refais leur ville par tes déplacements. Tu la réinventes à ta manière…

— En vrai, tout est fait pour qu’une chose serve à une seule chose. Les vioques que je croise, ils me disent sans arrêt : « C’est pas fait pour ça ! » Une école, t’y apprends. Une tour de bureau, tu bosses dedans. Ton balcon, t’y mets des plantes et t’y fumes ta clope. Alors que nous, un balcon, ça sert à grimper, à se lâcher, souvent c’est notre porte d’entrée dans l’immeuble, on y cause, on y dort même quand ça le fait. Les bureaux, on s’y pète des teufs la nuit ! Et les toits, c’est nos parcs, nos stades de toof, ça devient le terrain de camping du coin…

 

Agüero se mêle à la conversation, parle de porte-avions, des toits comme un porte-avions pour la Céleste et s’emmêle dans une métaphore militaire du parkour. Toni tique un peu :

— Je sais pas. Je pense aux mômes. Ils transforment tout, ils rebootent tout, on fait juste pareil, en plus sérieux, en trop sérieux…

— Moi (je relance), j’aurais pensé que c’était d’abord la fuite que tu aimais dans le parkour… Ce kiff de fuir… Fuir, c’est créer. Tu vas où personne n’anticipe, tu renouvelles tout.

— La natchave, j’adore, yo. Mais t’sais, souvent, je bouge pour bouger. Gratos. On se fait plaise avec Naïme, ça coûte rien. T’avertis personne, tu vas où tu veux, tu prends l’espace comme ça vient. Juste pour niquer la norme. Maintenant, quand j’suis en solo, j’me fais mes films, des fois, comme quoi j’ai les schmitts au cul. Et là, un soir commace… ben ça devient IRL ! Ce qu’on a tombé cette nuit, niveau trajet, personne aurait pu dire que c’était jouable. Cette voie qu’on a ouverte, sur trois kils, c’est un genre de chef-d’œuvre. Vous avez assuré grave pour des sol-sols. Quand t’es fier d’une fresque, tu la signes. Là, franchement, ça se signe…

— Tu vas l’appeler comment cette voie ?

— Hey ! C’est pas à moi de dire ! lâche-t-il dans une énorme bouffée d’herbe. C’est vous qui l’avait faite, les michtos ! On l’a faite à six !

— Tishka

— Quoi Tishka ?

— On peut l’appeler : Scot’tish’ka.

— Fortiche K.

— Tishka’danse infernale.

— TishkabalistiqueTishkaméraTish’ka fée.

— On n’est pas encore au bout de la voie, calmos. Il reste une longueur. Et pas du biscuit. Si tu baptises avant d’avoir fini, ça fout le mauvais œil…

 

saharSur saharces  saharmots, tout le monde s’est tu dans l’espace exigu du clocher. Quand quatre heures du matin a subitement sonné à toute volée ȷuste au-dessus de nos têtes, ȷ’ai bien cru que nous finirions sourds tant la vibration s’insinua dans nos os et nos tympans mal bouchés par nos mains. L’immobilité et la fatigue, sans parler de la pierre, glacée, me faisaient frissonner ; ȷe me sentais incapable de grimper encore ou pire de désescalader de la hauteur vertigineuse à laquelle notre coup d’adrénaline final nous avait fait accéder.

Outre qu’il m’était inimaginable d’aller « visiter » notre ancien appartement, d’en seulement toucher le balcon… Ce balcon sur le bord duquel Tishka venait chaque matin poser sa poignée de graines en se hissant sur le bout de ses pieds, en sursautant, d’excitation, dès qu’un moineau venait virevolter pour finalement planter son bec sur le métal de la rambarde et picorer, picorer encore, picorer et repartir… Alors elle criait « maman ! » comme si ȷ’avais été ailleurs, au bout de l’appartement, déȷà dans la cuisine, au lieu que ȷe fus là, ȷuste derrière elle, de peur qu’elle ne glisse. C’était notre rituel à nous, sans papa qui se lèverait un quart d’heure plus tard, c’était notre moment suspendu, où le moineau frétillait dans la fraîcheur, faisait coucou de ses courtes ailes, nous annonçait que la nature existait encore ici, n’avait pas été complètement chassée par les rotors écœurants des drones. Même quand le moineau repartait, nous attendions encore, ȷe la soulevais dans mes bras, ȷe l’enveloppais d’un pull, nous attendions que la cloche se balance et sonne huit heures, ces huit coups que Tishka ne savait pas compter encore, si bien qu’elle m’écoutait, épatée, les égrener, en chantonnant la mélodie de ma voix… cinq, six, sept, huit ! Alors on refermait vite la fenêtre pour filer dans la cuisine, Tishka devant, déȷà éveillée et vive – « tu me cours ? » – faire chauffer le biberon, le poudrer de cacao, secouer, donner, blottir. La magie du quotidien.

 

)Qu)and Agüero) m’a dit « Toi et moi on reste là, on surveille l’avenue et on les couvre. Y aller à trois, c’est déjà beaucoup, c’est déjà trop », j’ai su que je ne verrais pas le glyphe. Merde… « C’est leur histoire à eux », il a ajouté. À part qu’il a évidemment tort. C’est mon histoire tout autant. La sienne, la nôtre. Celle de tout le Récif. Ce glyphe peut apporter la preuve que… Que quoi exactement ? Qu’un furtif peut développer une relation privilégiée avec un enfant ? Revenir là où cette relation s’est nouée, absorber une partie de ses émotions et s’en nourrir ? Les restituer, les faire exister à travers lui, même si l’enfant a disparu depuis longtemps…? Ou plus fascinant encore… la preuve que Tishka existe bel et bien sous une forme à présent… modifiée ? furtive ? hybridée ? Et que, oui, c’est elle qui a gravé le glyphe du toboggan, oui, elle qui revient l’écrire sur le mur de sa chambre, même occupée par un autre, même sans ses parents ? Pour quoi faire bon dieu, avec quel espoir ?

Ce que je ne comprends pas, dans tous les cas de figure, ça reste : si le glyphe est bien une écriture ultime, un dernier signe laissé par un furtif qui se sait mourir, pourquoi le refaire ? Quel sens y a-t-il à ça ? Un hommage ? Un totem ? Une façon de faire le deuil ? Un appel pour le ramener ? D’où ?

Ši l’on part de l’hypothèse, si belle quoique bien tordue de Lorca, que le tracé vaudrait moins par son dessin que par le sillon qu’il grave dans la matière… OK. Donc qu’en repassant sur ce sillon avec la bonne tête de lecture, le je-ne-sais-quoi d’adéquat, peut-être qu’un son en sortirait, comme d’un antique vinyle. Mettons, une musique, une voix ? J’ai pourtant essayé de toutes les façons possibles sur la vitre de la forêt tropicale du BrightLife : vite, lentement, avec des micros, des piézos, une membrane, en épousant les rayures… Šans rien qui sorte. J’ai un matériel de malade pourtant.

« Leur histoire à eux », Agüi ? Vraiment, tu me tues, oui ! Comme si ce n’était pas l’histoire de Toni non plus, sa quête… Comme si l’on ne touchait pas, en venant ici, le point le plus haut, potentiellement, qu’on n’ait jamais atteint dans la compréhension des furtifs ?!

 

Avec Lorca, nous avons pris la décision d’activer notre intracom, au cas où. Ši jamais il se trouve obligé de me chuchoter quelque chose quand il sera sur le balcon, dans la chambre. Ou si je dois les alerter qu’ils sont repérés. Agüero a fait non de la tête, j’ai insisté et passé outre et il a fini par me glisser discrètement, de crainte que Toni entende : « Vous faites une connerie. » Cinq minutes plus tard, j’ai compris qu’il avait raison. Ma mâchoire a grésillé sous la gueulante :

— Vous faites quoi au juste là ? Vous jouez l’avenir du Récif à la roulette russe ? Vous mesurez que vous avez toutes les milices de cette ville aux fesses ? Et que ça fait quatre heures que je vous cherche ? Pour vous mettre à l’abri ! En espérant un signe !

 

Je suis désolée, j’ai tapé en mocode sur la paume de ma main, Toni était trop près pour que je parle. On ne pouvait pas te prévenir. Risque d’interception – j’ai improvisé. Agüero venait de se connecter à son tour et grimaçait salement. Là, on risquait clairement l’exclusion. Lorca se fendit d’abord d’un sourire d’ado pas mécontent d’avoir désobéi à son père, puis le sourire se figea et s’évanouit à mesure qu’Arshavin nous défonçait. Par chance, Toni ne nous regardait pas, occupé qu’il était à bidouiller dans l’escalier de pierre le drone qui allait fixer la tyrolienne au balcon du huitième étage. Afin qu’ils puissent traverser tous les trois vers la tour avec la bonne pente de câble.

— Vous réalisez que vous avez mis le feu à un représentant de l’ordre ? Que la Gouvernance recherche les « crameurs de flics » ? la nouvelle « terreur des toits » ? Vous voulez que je vous balance les images de l’aérodrone ? L’unité de bruit médiatique a dépassé les dix millions en équivalent cerveau ! Vous cherchez quoi ? À croupir en taule pour dix ans ?

 

˛Rayon ˛« j’exagère », ‘Arshave avait toujours été fortiche. Un capo de l’intox. Rien que cette nuit, quatre ou cinq bandes ont giclé en loucedé du BrightLife, qui au sol, qui en parap, qui en base jump, qui, comme nous à la débrouille, en parkour, pour aller ravitailler ou se maillocher avec la bleusaille, vamos ! Une quinzaine de barrios privilège sont squattés par la Traverse. Les anarchitectes te font pousser du cabanon sur une pelletée de places premium, campent dans les squares privés, c’est la fiesta bonita ! Sous les pavés la playa ! Et notre Arshavin voudrait qu’on caque dans nos caleçons pour un sniper qui pue un peu la merguez ? ¡La puta madre que lo parió! J’ai activé ma bague. Faisceau dans la paume. Et j’ai tapé ça :

Bien reçu. Camouflage+++. Ơpération en cours. Importance AAA.

Dissipation groupe suivra. FinExfiltration@7 : 00 > Retour maison. Ơver.

Puis j’ai coupé l’intracom. Saskia+Lorca, hop, off aussi. Pas besoin du stress d’Arshave. C’est déjà suficientemente tenso comme ça.

 

·· Tout · a d’abord semblé fluide comme un ballet : l’efficacité du drone, la tension de la tyrolienne, la réception sur le balcon du huitième étage, nos lâchés sécurisés jusqu’au cinquième, l’enroulement de la corde, le drone qui repart… Et l’avenue idéalement calme et déserte… Ŀoin de s’effondrer, Sahar semblait tenir le choc, physiquement au moins. Sa résistance m’impressionnait.

Confirmation de ce qu’on avait vu à la jumelle, le volet roulant de la chambre de Tishka ne descendait pas jusqu’au sol, sans doute pour laisser un brin de lumière filtrer, éviter le noir complet au gosse qui dormait là – nous faisions pareil pour notre fille. Ŀ’espace laissé nous permettait de glisser un intechte entre le volet et la fenêtre. Ŀ’idée était simple : l’intechte allait découper un trou circulaire dans la vitre, pénétrer dans la chambre et se poser sur l’interrupteur du volet pour le faire lever. À mi-hauteur. Par le trou, Toni passerait la main pour ouvrir la fenêtre de l’intérieur.

Sauf que… Sauf que les nouveaux locataires, ou plus sûrement la copropriété, avaient équipé les ouvertures d’un détecteur anti-drone. Et qu’il devait être plutôt sensible puisque l’intechte fut désactivé dans la seconde où il passa le volet. En témoigna un petit choc métallique au sol : notre jolie cigale gisait, inerte, sur le carrelage du balcon.

Plus grave, le volet se referma doucement, automatiquement, complètement. Tringle loquée au rail. Un mur blindé. Ŀa cata.

 

Toni me regarda, soudain aussi blanc que le volet, les yeux rougis par la fumette. Pour la première fois de l’aventure, il m’apparut démuni et hagard.

— On fait quoi, là ?

— …

— Je crois qu’il faut partir. On ne saura jamais, dit Sahar dans un filet de voix.

 

Elle tremblait de la tête aux pieds, c’était monté d’un coup.

 

Je me souviens que j’ai failli abandonner. Ça a tenu à rien. « On ne saura jamais »… Ce ton de résignation insupportable, ce sentiment que ça l’arrangeait bien, finalement, qu’on échoue… Est-ċe ça qui ċréa l’éleċtroċhoċ ? Ou la pointe dė déjà-vu, au moment où le volet était desċendu, ċe flash-baċk éċlair de la sċène du loft et de l’IA, la veille, aveċ Aġüero ?

Je mė suis tourné vers Toni et Sahar en leur demandant, l’index sur mės lèvres, un silenċe absolu. Puis je me suis adrėssé au volet et j’ai dit :

— OK volet. Ouvre-toi s’il te plaît.

 

Du coin de l’œil, j’ai vu Toni plaquer ses deux mains sur sa bouche pour ne pas éclater de rire. À mes côtés, Sahar secouait la tête, atterrée, en me dévisageant comme un débile mental, comme si elle avait là, au fond, la preuve finale que j’étais devenu un pauvre taré perdu dans ses rêves et sa magie triste. Ŀe volet eut un court soubresaut sur son seuil, ce qui signifiait au moins que la commande vocale était opérationnelle. Il me fallait un sésame, un peu de chance, la bonne inflexion…

— OK volet. Ouvre-toi s’il te plaît… Ouvre-toi… Ouvre… Ouverture volet… Monter volet… Up ! Ouvrir. Open !

Un instant, j’ai cru que j’allais tout défoncer à coups de latte. Toni ne rigolait plus maintenant. Il surveillait l’avenue et le ciel, guettait le clocher au cas où Saskia aurait pointé son laser pour nous avertir d’un danger.

— Ouvre-toi putain de volet !!

 

Sahar me mit la main sur l’épaule, avec une sorte de tendresse condescendante qui me donnait envie de lui cracher dans la gueule. J’ai sifflé :

— Essaie, toi.

— Ne sois pas ridicule, Lorca. Ça ne peut pas marcher. Ça fait plus de deux ans que nous sommes partis…

— Essaie. Dis-le.

— Lorca…

— Dis-le comme tu le disais le matin quand tu réveillais Tishka. Dis-le à ta façon.

— Lorca…

— DIS-LE !!

 

BLe A gadjo a quasi hurlé. Vas-y, réveille la tour ! Le fada ! Sahara t’a toisé son keum genre « t’ondules de la toiture, t’es grave ». Malgré, elle s’est mise face volet, blaze dans les pompes et elle a jaspé :

— OK petit volet. Ouvre-toi pour moi.

 

Limite infrason tellement c’est sorti bas. J’allais me barrer, vraiment. Croyez-moi ou allez vous faire foutre. Y a eu un tac et le volet a couiné, rourourou, tout doux, en s’enroulant par le haut ! Une vache de miracle. Sahara a souri, ça lui a échappé, elle hallucinait. Alors le Lorca, il a poussé du col sa marquise pour qu’elle enchaîne. Elle a caressé la vitre et nous a envoyé un « OK fenêtre, offre-nous ta lumière » aussi chilly que le premier. La fenêtre s’est débloquée du dedans. Blac. Pas plus compliqué que ça. La Shamane de la machina ! Le meilleur moment de ce roof-movie, j’vous le jure, le truc le plus élégantesque que j’ai jamais vu en cambriole. Comment il a pu avoir cette idée de camé, le Lorc ?

 

··… C’est · comme ça qu’il a pu entrer. J’en suis sûr maintenant. Il a enregistré sa voix, la voix de Sahar ou de Tishka ; il l’a hackée ou copiée. Il a escaladé ce balcon et il a dit « ouvre-toi ». C’est comme ça qu’il a fait. Pour entrer et pour sortir, sans trace, avec elle. Et il a effacé les métadonnées derrière. Aucun enquêteur a pu trouver ça ? Aucun ?

 

saharDevant saharmoi,  saharsur le mur de droite, il y a son lit. Elle dort. J’entends son souffle, elle ronfle avec légèreté, elle a le nez bouché, elle avait le nez qui coule en rentrant de l’école. Machinalement, ȷ’ai abaissé à nouveau le volet, pour ne pas que la lumière la réveille. Tout est pareil. C’est la même moquette épaisse où l’on peut tomber sans se faire mal, c’est la même frisette punaisée des dessins de l’école sur le mur du fond, le même lit en bois bleu, le même semis de doudous éparpillé autour. Tit’ane, Pirouette, Pistache, Neige, Rose bonbon, Shaille, Lily Dȷeuns, Quira… Tout est là. Elle va se réveiller sur un cauchemar, parce qu’elle a un peu chaud, ou un peu froid. Je vais lui faire un câlin, elle saura que c’est moi, ȷuste à mon geste, elle va se tourner, à tâtons le doudou, se rendormir. Et demain, on donnera des graines au moineau…

Merci.

Merci de m’avoir oſſert cette chance de la retrouver. Merci de l’avoir ramenée, qui que tu sois. Sée, homme ou dieu. Je trouve la main de Lorca, il me serre par l’épaule. Nous avançons de quelques pas dans la chambre. On se serre tellement ſort qu’on pourrait se briser les bras. Je sais que Lorca pleure, ȷe devine presque ses larmes pleuvoir sur la moquette, il s’essuie les yeux avec sa manche, il s’agenouille devant le lit. Il va lui caresser les cheveux. Il va l’appeler. Et elle sera là, elle sera là, ce sera elle, ce sera sa ſrimousse, elle va dire « maman… », « maman… ȷe suis revenue tu sais ».

 

·· Je · me tourne vers le mur opposé au lit, je n’ose pas encore regarder, je sais que ça se joue là. Dans quelques secondes, j’aurai perdu Sahar à jamais. Ou tout pourra recommencer.

Je racle mes larmes, lâche le bras de Sahar et j’éclaire à la frontale…

Ŀe mur est toujours violet, ils n’ont pas refait la peinture, on peut toujours y dessiner à la craie et laver derrière. Ŀa lumière gicle forte, trop subite, ébloui, je ne vois rien. Puis la main de Toni me pointe quelque chose, sur le troisième mur, gravé à même la frisette, qu’on ne discerne vraiment qu’avec la lumière affleurante. On dirait les énormes coups de patte d’un grizzli. Trois cercles griffés, disposés en trèfle. Avec des signes au milieu. Chaque cercle s’élargit à la façon des rides d’un caillou jeté dans l’eau. Comme trois ondes radiales. C’est le même dessin que le toboggan. Aucun doute là-dessus. C’est le même. Juste pas sur le mur où je l’attendais, pas là où il était le matin où Tishka a disparu.

— Ça vient d’être fait, me chuchote Toni, éberlué.

— Comment tu peux dire ça ?

— Les petites franges du bois sont encore souples. Le pin durcit au bout d’une journée… Là, c’est doux comme un cil…

 

Sahar est venue toucher le dessin, elle l’a embrassé, elle en a suivi les ondes du doigt. Puis elle est retournée s’allonger sur la moquette les bras ouverts, comme si elle voulait s’imprégner de la chambre, s’en gorger par tous les pores de sa peau, comme un présent humide, une rosée de temps. Demeurer là où rien n’aurait jamais dû finir.

 

Un point vert cru est venu osciller au-dessus du lit. Ŀe laser de Saskia. Elle l’a mis en décalage de fréquence et elle a écrit directement en cursive sur le mur, avec la lumière. Ŀa légère traînée-retard me permettait de la lire facilement.

 

BRANCHE L’INTRACOM.

 

— Quoi ? j’ai fait.

— Parle dans ta bouche, sans ouvrir les lèvres, ça me suffit… Je t’entends.

— Arshavin va nous repérer, Saskia…

— Osef. T’es prêt ?

— Tu me fais peur… Accouche !

— À l’infrarouge, j’ai cinq traces thermiques dans la chambre…

— Quatre tu veux dire…

— Cinq… Il y a deux traces dans le lit… Tu as remarqué quelque chose ?

— Putain… Saskia… Arrête tes conneries… Je suis sur le fil là… Elle est où ta deuxième trace ?

— Sous la couette, à droite de la môme.

— Elle a peut-être une sœur…

— Nos datas sont formelles Lorca. Les Devos ont une fille unique.

— Une copine alors ? (…) Un chat ?

— Ça a une taille humaine. Va vérifier, soulève la couette… Attends…!

— Putain, quoi encore ?

— La tache a bougé… Elle est derrière toi maintenant… Entre la porte et le mur…

 

Je prends une bourrade dans les côtes, un coup de sang. Fffff… Toni ! Il me murmure :

— Pourquoi tu marmonnes mec, t’es pas bien ?

— Je suis en intracom… Avec Saskia.

— Intracom ? Vous avez chouravé du matos à l’armée ou quoi ? il sifflote, tout bas.

— Tu veux pas aller checker le couloir ? Saskia voit des trucs bizarres…

— OK !?

 

À pas de loup, il sort de la chambre. Je n’ose pas regarder derrière la porte… J’ai peur de la voir, en chemise de nuit blanche… Je n’ose pas aller relever Sahar… J’ai une trouille irrépressible qui me monte…

 

— Arshavin in ! Merci de vous être reconnectés ! Vous avez déclenché l’alarme de façade. Anti-intrusion. Le gardien de l’immeuble a été réveillé. Il vient d’appeler les milices de sécurité. Il suit la procédure standard qui recommande de ne pas s’exposer. Les milices sont en route. Quatre hommes. Ils seront là dans huit minutes. Vous devez lever le camp. Reçu ?

— Reçu. On dégage !

 

Je me suis approché de Sahar qui gardait les yeux fermés. Ŀ’enfant ronflait toujours, un court souffle, rapide. Au bout du couloir, les parents continuaient vraisemblablement à dormir et je redoutais leur terreur, cette terreur qui ne s’efface jamais vraiment quand on a été une fois violé comme ça, dans son intimité, dans son nid, par une intrusion, même pour un simple vol. Ne pas leur faire subir ça.

— Il faut qu’on parte Sahar… Les flics arrivent…

 

Elle ne répond pas. Elle lève ses yeux embués vers moi, elle a un visage d’ange, je la revois deux ans auparavant, quand elle était encore heureuse. Ŀentement elle chapechute :

— Je ne pars pas.

— Sahar… On n’a plus le choix.

— Elle est là. Tu avais raison. C’est toi qui avais raison, depuis le début. Pardonne-moi.

— …

— Elle est là. Je la sens. Je ne la quitte plus maintenant. Pars si tu veux…

 

)Da)ns le) champ de mes jumelles infrarouge, en ciblant le cadre de la fenêtre, j’avais la représentation filaire du volume et des présences. Šahar était allongée au milieu de la pièce, jaune orangé, Lorca accroupi à côté d’elle, orange brûlé, la tache carmine de Toni bavante quelque part dans le couloir, trop loin pour moi. Dans le lit, une forme jaune allongée. Et sous le lit, maintenant, quelque chose de bleu vif, pareil à une coulée d’aquarelle, fluait. De là où elle était, il est probable que cette chose voyait Šahar et Lorca, par un étroit bandeau au ras du sol, entre la couette et la moquette. Qu’elle les regardait peut-être…

 

J’entendais Lorca parler à sa femme et ses répliques à elle, très assourdies. À un moment, il s’est résolu à relayer son intracom dans une oreillette et à lui glisser dans le pavillon parce qu’elle s’est finalement levée quand elle a entendu Arshavin relancer :

— Qu’est-ce que vous foutez ? Vous déconnez dans les grandes largeurs ! Milice à trois minutes. Vous m’obligez à les stopper ! Sortez par la fenêtre de la cuisine et droppez vers le parc. Face ouest. Je vous guide : vous prenez le couloir, puis droite et c’est…

— Je sais, c’est mon appart ! a cinglé Lorca.

— OK. Je vous mets la ligne Gardien-Milice en copie. Ça sera plus efficace.

 

— … Ne bougez pas monsieur ! Nous sommes là dans deux minutes… Préparez-nous le pass de l’appartement, s’il vous plaît, on gagnera du temps. Combien d’intrus d’après l’IA ?

— Trois.

— Trois ? Vous êtes sûr ? Si ça se trouve, c’est trois fois le même, ces dispositifs déconnent souvent…

On va prendre les tasers au cas où. Merde…!

— Pardon ?

— Meeerddde ! On a crevé ! Les quatre roues ! Une ceinture de clous !

— Mon dieu…

— Pas de panique, nous sommes à… 450 mètres de chez vous. On se gare. Nous allons finir à pied.

Nous serons là dans… six minutes environ, monsieur…

Attendez-nous dans le hall et appliquez le protocole

si vous voyez des intrus. Pas d’héroïsme surtout !

— D’accord. Faites vite !

 

·· Sortir · par la porte. Descendre par l’escalier de secours jusqu’au moins 1. Traverser le parking souterrain. Sortir côté bois. Plus simple. Moins dangereux.

 

BPas A pigé ce qu’ont foutu les tourtereaux. Quand j’ai entendu la porte des parents s’ouvrir et vu une milf aller pisser, j’ai sniffé le mauvais thriller. Je lui faisais « bouh ! », juste là, je crois que je la killais d’une crise cardiaque. Enfin, ils sont arrivés. Lorca préférait qu’on se casse par la porte. Sahar la shamane a fait :

— Ouverture porte (…) Ouverture porte (…) Ouverture porte !

— Ça passe pas. Essaie une autre formule, merde !

— J’ai toujours dit ça comme ça ! Je n’avais qu’une formule !

— Ils ont dû effacer ton empreinte vocale pour l’entrée.

 

À force de tchatter, ce qui devait arriver arriva…

— Y a quelqu’un ? Louna ? Louna, c’est toi ma chérie ?

 

La mama. Sans la remontée de beuh qui me collait la parano, j’aurais pas bougé, j’aurais attendu. Franchement. Là, j’ai tracé kitchen, fenêtre coulissante, rebord et j’ai filé en fif, ciao bello, sans demander la note. À un moment, game over, faut savoir gicler !

 

saharEn saharcatimini, (nous nous sommes glissés ȷusqu’au salon, la mère n’a pas insisté, heureusement – nous l’avons entendue aller se recoucher. Par la baie vitrée, nous avons épié l’esplanade : quatre hommes caparaçonnés la traversaient en direction du hall d’entrée, l’uniforme rayé de bandes fluorescentes : la brigade d’intervention. Lorca m’a tirée par le bras afin qu’on fuie par la cuisine, tandis qu’au moment de repasser devant le couloir, ȷ’ai entendu sa voix, très distinctement, sa voix tellement nette, tellement elle, qu’elle m’a transpercée de part en part.

— Papa. Maman.

 

Lorca déplaçait déȷà une chaise pour accéder à la fenêtre en bandeau… Je suis restée transie à l’entrée du couloir et ȷ’ai cru apercevoir quelque chose au coude qui part vers sa chambre, comme une masse d’air bouger, s’évanouir à la frange du noir…

— Papa. Maman.

 

Lorca est revenu subitement sur le seuil de la cuisine. Une statue de sel. Je n’ai pas eu besoin de lui demander s’il avait entendu. Nous sommes restés là, suspendus, à attendre, à attendre qu’elle sorte du noir, qu’elle sorte du fin fond de notre mémoire pour s’avancer vers nous, qu’elle parle encore, une fois, une seule fois, rester à attendre que ses petits pieds de lait fassent plic-plic-plic sur le carrelage et courent à nouveau vers nous.

 

À l’angle du couloir, l’obscurité dissolvait toute vision, la prunelle de mes yeux se noyait dans une bruine de mélasse. À force d’accommoder mes pupilles cependant, à force d’y croire, ȷe voyais comme des traits de khôl fuser en surimpression dans l’air anthracite, comme une forme qui amorçait et coupait ses gestes, qui vibrait à la lisière d’un bloc de charbon mou. Elle était là, ȷ’en avais la certitude physique, mammifère.

J’ai failli dire « viens, viens toi… » et peut-être que ȷe l’ai dit finalement, et que c’est ça qui a fait crier la mère, ȷe ne sais plus. J’avais l’impression que si ȷe pensais suffisamment fort à elle, si ȷ’arrivais à former en moi son visage mouvant, son visage tel qu’aucune vidéo ne pouvait le restituer, ce visage de l’intérieur que nous sommes les seuls à posséder de l’être qu’on aime – si ȷe parvenais à le retrouver intact, lové comme le remous d’une rivière dans une vasque qui n’était pas la mémoire, qui était le présent pur, retrouvé – si ȷ’y arrivais enfin, rien qu’une seconde, rien qu’un éclair, alors la forme incertaine qui flottait et se décalait noir sur noir, qui absorbait, ȷ’en suis sûre, de tout son corps mon amour – dans l’attente de le réverbérer en chair, de revenir vers l’humain, cette forme s’extruderait du passé et elle viendrait à nous du fond du couloir, avec sa bouille d’oursonne et ses petits pieds de lait…

— Tishka ? Tishka !

 

Au lieu de ça, une femme a hurlé en sortant de sa chambre, la porte d’entrée s’est ouverte à toute volée et tandis qu’ils me menottaient frénétiquement, ȷe n’ai pas lâché du regard l’angle du couloir où elle a esquissé pour moi une frimousse, ȷe peux le ȷurer, une amorce de visage aussi fugitive qu’une étoffe arrachée.