CHAPITRE 5 Tunc-tanc-tunc

·· Aguëro · compte… Trois, deux, un… Feu !

Et la lumière électrique douche la Réalité, de but en blanc, comme on éclaire un ring. Saskia ouvre les yeux et embouche son olifant pour sonner l’ouverture de la chasse à la manière médiévale. Agüero tremble de joie et me sourit, j’ai les larmes aux yeux.

Il y a aussitôt un bourdonnement, enflant, enflant, enflant… vite intense et terrorisant, de ruche qu’on libère. À la vitesse de l’éclair, les intechtes se faufilent à travers l’entrebâillement des quatre portes et filent en flèches diaprées à travers le volume fermé de la salle, ciblant les bouches, les grilles, les fentes qui pourraient servir de point d’échappée aux furtifs. Ł’essaim pourrait piquer : il n’est programmé que pour vrombir et vibrer, ce qui suffit, étrangement, à les décourager d’approcher des ouvertures. Tout en haut, sous toute la surface de la voûte, brillent déjà les étoiles nacrées des cigales crissantes, dans un tchi-tchi placide et stressé tout aussi dissuasif. Ça va rabattre les furtifs vers le bas de la salle, où nous serons aptes à mieux les tracer.

— Boxer ! Dober ! Sloughi ! Botweiler ! braille Agüero.

 

Je ne peux m’empêcher de sursauter : les quatre surchiens viennent de surgir en fureur dans l’enceinte par les quatre portes de la salle et foncent ventre à terre crocs devant sur des proies paniquées que seuls leurs senseurs sentent et ciblent. C’est une rage pure d’aboiements métalliques et de grondements en ultrabasses qui prennent aux tripes. Je me recule par réflexe contre le mur, Agüero rauque des ordres tandis que Nèr les transcrit en mocodes et mocris pour ses mécanidés, afin de les amener à rabattre les furtifs. (Enfin, je crois !) Soudain, les cris qui sortent des gueules changent, aléatoirement. Sloughi jappe comme une hyène, Dober rugit puis hurle, Botweiler a un sifflement d’aigle, Boxer génère du gosier une meute de loups. Ŀa simulation des prédateurs est parfaite et glaçante, variée à l’envi, j’ai du mal à la dissocier du réel, je voudrais sortir…

Sur le green du simigolf, des cadavres de vrais rats gisent déchiquetés. Ŀes mastards tournent et ajustent leur course à foulées courtes et surcadencées, ils cherchent, me frôlent, entourent maintenant les grappes… Ŀeurs clabaudements de chiens de chasse reprennent et montent encore d’un cran, insupportables.

— L’équerre des cages ! Derrière ! hurle Nèr.

— Dans les grappes, partie haute ! Deux frissons distincts… dit calmement Saskia.

— Trou dans la nappe de cigales… Rétablir ! Obturer !

— On en perd un par le toit…

— Coordonne les chiens, je veux une poussée !

— Ils sont en autonomie ! Mode Chaos !

— Coupe les chiens ! tranche Agüero.

 

D’un coup, j’ai l’impression d’à nouveau respirer. Ŀe crissement des cigales revient comme une bénédiction. Agüero s’assoit en tailleur sur le terrain de futsal, Saskia s’isole un peu plus loin, tout retombe. Ŀes chiens sont des statues biomécaniques. Seul Nèr reste debout, électrique, agacé de la pause, gestes convulsifs, supervisant l’espace, incessamment, et réglant ses mires par sa sidérante interface posturale. Agüero lui demande de projeter la plasmap au sol. Elle s’affiche, saturée de rouge.

— Tu chiffres à combien ?

— Au moins cinq…

— C’est notre jour, mec. Des fuites ?

— Un par la clim du toit… un bug de cigales…

— Y a pas de bugs…

— Je sais.

— Pourquoi tu les as pas rabattus angle sud ? Avec les chiens ?

— Je… J’ai eu peur d’en perdre un… J’ai vu un fif de taille à les métaboliser…

— Mais on s’en fout, Nèr ! C’est que du matos ! Aujourd’hui, on va au bout ! Entendido ?

 

)Là) où Agüero) s’était affiné en tant qu’ouvreur, c’était sur le rythme de la chasse. Avant il lâchait les chiens pour susciter la panique et enchaînait sans vraiment réaliser qu’à ce jeu les furtifs finissaient toujours par être les plus véloces. Désormais, il les agressait, attendait qu’ils se dispersent, me laissait écouter puis resserrait l’enceinte. Il alternait attaque et écoute, vision et audition : le petit Nèr et la petite Šaskia, quoi ! J’avais réussi à lui montrer qu’il existait une réponse sonique des furtifs à l’attaque. Au moment du chaos, cette réponse était de l’ordre de la plainte réflexe avec des projections de leurres sonores qui souvent reprenaient et retournaient les bruits qui les agressaient. À l’écoute, ça produisait des effets de masque et une multiplication des pistes presque impossible à déchiffrer. Mais si tu coupais l’attaque, le furtif cessait de bouger. Et il cherchait aussitôt à se rassurer en émettant son frisson. Exactement comme les chats ronronnent pour s’aménager un cocon vibratoire où ils se lovent et s’apaisent. Alors il devenait possible de les identifier.

Là, ça čommençait juste. J’avais une sorte de mélopée qui provenait du panneau de basket. Aussi, tout en ĥaut de la ğrappe, un battement seč, tel un break de batterie, assez čourt, brouillé par les čiğales, parasité par leur nappe, mais qui revenait, net et distinčt. Au bout de dix minutes, j’avais quasiment effačé les bandes de fréquenče des intecĥtes dans mon bonnet. Les bots réduits à quia, le čhamp s’ouvrait. J’entrais enfin dans l’empire pĥonique des furtifs…

 

˛Je ˛pourrais ˛tenter un tir. D’ici. Je suis dans la raquette. La serinģue va esquiver le panneau de basket et frapper derrière. Ciertơ. Le souci, c’est le pylône. Tu vas te nicher derrière, hein ? Au pire, si j’avance, tu voles jusqu’à la ģrappe et tu te tankes dans une bulle. Et là, je fous quoi ? Quand on est entrés, les sphères étaient transparentes, toutes. Maintenant, j’en ai déjà quatre qui sơnt brouillards. Vous y foutez quoi dessus ? Votre sanģ ? Votre morve arģentée ? Votre sperme ? Comment vous faites ça ? Y a un de vous, une méduse, qui s’est sacrifiée ? Je l’ai fiģée sans même le savoir et ça donne ça : ce voile. De quoi ? Plastoc ? Résine ? Reste qu’à présent, vơus avez quatre planques de plus, de beaux cocons ronds où ça va être cotơn d’aller vous flinģuer !

Saskia a tout bon. Faut y aller despacio. Tact et tactique. Les repousser au son, angle sud : les murs sont en biseau, le plafond bas du front. En bloquant bien la porte, c’est du cul-de-sac. J’ai envoyé Lorca verrouiller les simsex. Vous pourrez plus y crécher, les chiots ! Nèr va replacer les bots en arc, programmer une poussée fermante. Il fait déjà tourner ses bourdrones pour éviter qu’un fif repique dans nos dos. Sur la plasmap, les taches thermiques migrent déjà côté sud. Bueno. Pas s’énerver. Prendre place. Les laisser s’habituer à nous \ faire le taf. Dans un quart d’heure, on rattaque. Féroce !

 

)J’ai) confié) à Lorca un bonnet d’écoute, plus rudimentaire que le mien évidemment, quoiqu’assez efficace. La salle est à nouveau plongée dans la pénombre. Il comprend mal ce qu’il perçoit comme un temps mort. Le temps mort est pourtant une durée qui vit. D’un mouvement de tête, je lui montre qu’il peut venir discuter. Il s’assoit par terre à côté de moi. Il a encore une patte de furtif dans la main. Un membre lâché lors de l’attaque, pour s’alléger. Terre cuite.

— Fais toucher… Hum, il est tiède encore…

— On dirait qu’il sort du four…

— Tu entends le frisson là-haut ?

— J’entends un truc oui… qui vient de la bulle-miroir. Mais je sais pas si c’est ça…

— Isole-le, moujik, et fais-le-moi écouter…

 

·· Je · débruite le segment comme je peux et passe un écouteur à Saskia. Sa réaction me surprend :

— C’est ça, oui… Bravo !

— C’est son frisson ? C’est ça… un frisson ?

— Il en existe autant que de furtifs, Lorca. Parfois ça ressemble à une mélodie, une forme de ritournelle, parfois à des trilles. Parfois ce ne sont que des ondes, des vibrations bizarres qui reviennent. Parfois, comme ici, c’est un rythme assez clair…

— Ça change tout le temps…

— Oui, ils montent ou descendent dans les octaves. Ils pitchent et distordent à leur façon. Ils y ajoutent d’autres bruits qu’ils captent à la volée… Là, il a intégré des crissements de cigales et un grondement… celui de Dober.

— Comment… t’arrives à reconnaître que c’est un frisson ? J’ai attrapé ce rythme puis j’ai été happé par des feulements. Je ne suis pas sûr que je l’aurais retrouvé…

— Mais tu l’as senti. Et c’était ça. Parce que tu es doué. Tu es un auditif Lorca, comme moi.

— C’est surtout de la chance…

— Non. Le frisson a une intensité spécifique, il « saille ». Il a un patron rythmique, une structure musicale, qui est souvent prodigieuse…

— « Prodigieuse », vraiment ?

— Oui, sans exagérer. Parce qu’elle est faite de ce que j’appelle des sons vivants. C’est-à-dire des sons génésiques. Des sons qui poussent, évoluent, se déploient tout en conservant leur syntaxe. Je n’ai pas énormément de talents mais j’ai celui de sentir le frisson…

 

)Lo)rca rajuste) son bonnet sur sa tête en me regardant. Il m’a repris la patte du furtif. Je lui dis :

— Tu sais pourquoi c’est si facile de savoir si un furtif est dans un site ? Et si dur de les repérer exactement ?

— Mmm… À cause des leurres ? tente Lorca.

— Soit un furtif bouge, et alors il métabolise l’environnement. Il l’ingère, il mue, gagne ou perd des membres, en laisse par terre et là tu peux trouver des traces qui sont des preuves de présence, comme tu viens de le faire. Soit il s’immobilise, aux aguets. Pour analyser l’espace, parce qu’il cherche où se nourrir ? Pour se reposer ? on ne sait pas. À part que là, il s’exprime, il « chante ». C’est l’un ou l’autre. Bouger ou parler. Dans les deux cas, ce qui permet la chasse, c’est que le furtif est toujours actif. Tu te souviens de la marotte d’Arshavin ? « Il fluit. » Si bien qu’il impacte sans cesse le site où il évolue. Il crée des « événements » qu’on peut repérer : de la casse, du bruit, les bulles qui deviennent opaques, des objets qui se déplacent… Puisqu’il n’est jamais fixe, tout ce qui change est potentiellement lui. Nèr se nourrit de ça, du mouvement. Il ne voit vraiment bien que ce qui bouge…

 

Lorca hoche la tête, le temps de bien intégrer. Il a un beau visage lorsqu’il écoute : très bienveillant, très ouvert, il te donne vraiment envie de parler. Il relance d’ailleurs déjà :

— Mais quand le furtif stoppe et se cache, c’est plus difficile…

— Quand il stoppe, il parle. Et c’est à moi qu’il parle. Aux autres furtifs, aux autres animaux sans doute, à la matière même, qui sait ? Sauf qu’il n’y a presque aucun moyen de distinguer ce qu’il émet de la cacophonie du site… si tu n’isoles pas son frisson…

— Le frisson est sa carte d’identité sonore…

— C’est plus compliqué que ça. L’esprit humain ne sait identifier une chose que si elle conserve sa forme dans le temps. Alors seulement tu peux la « reconnaître ». Nèr peut interpoler un furtif mais ne sait jamais si c’est le même. Sa trace thermique ou magnétique oscille sans cesse, sa taille réduit ou grossit, il va plus ou moins vite… La forme physique est instable. Elle résiste à l’identification.

— Alors que la forme vocale, elle, a une manière de stabilité ?

— Le furtif se crée une espèce de canevas sonique propre, oui. Il a son thème. Le défi est de trouver ce canevas, cette ritournelle, et d’être capable d’en suivre les transformations. Elle est souvent polluée. Il l’arrête, la reprend… Elle est distordue parfois… Si tu veux, c’est comme si elle flottait en barque, toute fragile, dans un océan de bruits qui l’engloutissent. Mon travail, en gros, est de ne jamais lâcher cette barque dans la tempête… Je passe mon temps à éliminer le fracas de l’écume, du vent et des vagues. Le brouhaha.

— Saskia…

— Oui ?

— Tu penses au fond qu’il y a une forme de supériorité dans la traque phonique… Je veux dire, par rapport à la traque optique, n’est-ce pas ?

 

·· Saskia · retira un instant son bonnet et me sourit. Elle était touchée par ma question, je compris qu’elle était en fait ravie de pouvoir parler de ça. Ça tombait bien pour moi.

— Je ne crois pas ça dans l’absolu. Mais je crois ça pour les furtifs, carrément. Le sonore est un art de la durée. Donc du mouvement et de l’émotion : c’est la même racine. Tu te fonds dans un flux, tu nages en pleine rivière. Tu accompagnes la métamorphose progressive des sons, tu les épouses. Tu deviens en même temps que ce que tu écoutes. L’optique par contre est un art de l’espace. À mes yeux. Ça consiste à fixer et à figer le monde à l’instant t. On se tient dans le froid, le spéculaire, la distance, la maîtrise. Et quand ça bouge, on est dans le contrôle. On checke des coordonnées, des trajectoires, des vecteurs. L’optique relève pour moi du pouvoir. Profondément. S’il le pouvait, Nèr voudrait immobiliser cette salle, la tenir sous sa supervision éternelle. En tout cas, je le ressens comme ça. Moi je crois à l’écoute, Lorca. À l’accueil du monde. Parce que lorsqu’on écoute, on partage quelque chose avec quelqu’un qui l’exprime, qui s’expose. Plus simplement même, nous faisons corps avec la salle telle qu’elle vit, sans l’impacter. Enfin, au minimum… J’aime m’asseoir pour ça.

 

Sous le plafond, des spots ċlaquent. Ŀes sphères de simulation s’assombrissėnt.

— Je suis un profane, je débute avec vous. Mais… j’ai l’impression que vouloir voir un furtif est un contresens… Non ? Il est né pour déjouer ça…

— Je ne sais pas. Mais c’est sûrement la meilleure façon de les tuer. Sans en retirer le moindre savoir utilisable… La meilleure façon de ne rien comprendre d’eux. Le contraire d’une approche éthologique)) mon grand-père se retournerait dans sa tombe s’il voyait comment on travaille. Le sonore en tout cas a une analogie très forte avec la métamorphose, avec la transformation continue, qui est la clé comportementale d’un furtif. Je pense que c’est le sens qui leur correspond le mieux. Et qui permettrait aussi de leur « parler » un jour.

— Leur parler ? Mais comment tu veux leur parler ?

— Avec ça.

— Tu vas te servir de l’olifant ?

— Aujourd’hui, quand il sera dans l’arène, j’essaierai de communiquer avec lui… Agüero m’a dit OK hier. Ce sera une première.

— Tu penses vraiment que tu peux leur parler ?

— Souvent le furtif parle, lui, quand il est acculé, avant l’hallali. Alors je peux essayer de lui répondre…

— Comment tu veux répondre ? Avec de la musique ?

— Tu verras à ce moment-là, si on le coince. Ce sera le plus beau moment de la chasse, peut-être. Le plus émouvant sûrement.

 

\ Capŧeurs \\ đe \ présence eŧ đe passage > ƟK. Senseurs đe sɵł > ƟK. Micrɵs ƟK. Łiđar ƟK. Capŧeurs đe cħamp > ƟK. Całages/Ѳrienŧaŧiɵns đɵne. Cħeck baŧŧeries 84 % > ƟK. Caméras acŧivées. łasmap 1 : 10. rɵjeŧée rełief, ŧaiłłe griđ cɵmmuniquée à meuŧe. Mécas en pɵsiŧiɵn. Inŧecħŧes ƟP. Meuŧe en pɵsiŧiɵn. Cinq ennemis au rađar +/- 2 pɵssibiłiŧés łeurre. Aŧŧenŧe signał đe ł’ɵuvreur > ?

 

˛Sur ˛la ˛plasmap, Nèr a tracé un trait bleu, à mi-salle. J’attends que tơus les fifs passent cette liģne et miģrent côté sud pour envoyer la ģuerre. Saskia a l’ơlifant en ģueule. Lorca est taquet. Ça y est, les radiations opèrent : le dernier fif s’est décalé sud-salle, derrière la ģrappe centrale. Je lève le bras ! Venģa !

 

·· D’un · souffle surpuissant, boosté par l’amplification, Saskia entonne le thème de la Poussée. Tellement de fois je l’ai entendue jouer en exercice, néanmoins jamais comme ça : ce qui sourd de son cor est de l’émotion brute, brutale, de sorte que, placé à cinq mètres d’elle seulement, j’ai l’impression que le pavillon de mon oreille vient d’être décroché de ma tête par une rafale. Ŀ’architecture de la salle se met à vibrer. Ŀes grains des grappes tintent en s’entrechoquant. Et sur la plasmap qui scintille en hologramme devant nous, les taches rouges qui filaient en tous sens sont comme suspendues au geste d’un dessinateur sidéré.

Aussitôt, l’arc de poussée que nous formons avec les surchiens – un chasseur, un chien, un chasseur, un chien, une chaîne hybride de huit traqueurs soudés – se met à avancer. Cette fois-ci, les mécanidés émettent des ultrasons en linéaire, silencieux pour nous, terribles pour les furtifs tandis que Saskia mène l’attaque phonique dans l’audible à coups d’olifant. À l’entendre, on dirait que chaque couac et chaque vrille, chaque onde, chaque stridence qu’elle tire délibérément de l’instrument, et qu’elle projette dans tout le volume, rageuse, sans ordre, hachée, elle l’extirpe de sa colère intérieure et qu’elle les chasse moins qu’elle ne les intime à fuir – fuir devant cette machine de guerre qui roule inexorablement sur eux à la façon des chenilles d’un tank qui écraserait la foule, tour de roue après tour de roue.

— Braillade ! jette Agüero.

 

Aġüerọ et Nèr ċriaient maintenant, ils vọċiféraient des ċhants abrasifs et faux, du yaọurt, des hymnes de ġuerre, de l’hébreu, ils sifflaient et feulaient, họrs d’eux, méċọnnaissables, transfọrmés, ils frappaient aveċ des ċubes d’aċier sur des bidọns vides et prenaient les ċaisses pọur les jeter au sọl – et mọi, et mọi, et mọi je faisais ċọmme eux et je lâċhais ċe qui sọrtait de mes tripes sans que j’aie jamais su ċe qu’elles ċọntenaient avant – et ċ’était de la bọuillie de ċris, un éraillement hystériquement aiġu de viọlenċe raturée, du ċraċhat de syllabes, mes mọlaires ġrinçaient – quand sọudain je me mis à hurler ċọmme un veau en arraċhant de mọn ventre perċé une plainte qui me perfọra du bassin à la ġọrġe. Pis les larmes jaillirent dans la mọrve, les sanġlọts saċċadés manġeaient mes hurlements pọurtant je ne lâċhais rien et je ċọntinuais à avanċer le visaġe liquide, trempé de pleurs, en họquetant ma blessure intime par blọċ, pierre à pierre…

 

… et alọrs le sọurire de Tishka vọla ċọmme une ġrenade à travers ma ċọnsċienċe. Déġọupillée.

Sa bọuille-sọleil. Intaċte. Sa ċọurse pọur se jeter dans mes bras. Ŀe ċhọċ mọu de sọn ċọrps, je la sọulève, elle est absọlument tọut ċọntre mọi, tọut ċọntre… Ŀe sọuvenir-ġrenade explọse…

— Ça va Lorca ? dit une voix.

— Qué tal, tracier ? embraya Agüero dans le brasier de ma souffrance qui me ravageait comme une joie. Ça fracasse la braillade, hein ? Ça m’a fait ça aussi la première fois. J’ai revu mon pater qui me frappait et j’ai tellement beuglé ma rage que toute la meute a stoppé !

 

À peine dix seċondes, Aġüero est sorti de sa transe pour me parler et y replonġer illiċo. Un zap. Il s’était déjà remis à frapper son fût, en barbarė, déċadenċé. Saskia me passa la main sur la nuque et son ġeste me fit un bien fou.

 

J’étais revenu, j’étais là. Je suis là.

— L’ennemi recule. Proies à proba 90 % en 4-7, 4-9, 5-6 et 6-8 sur le grid. On maintient la pression. J’enclenche les tirs magnétiques. Over.

— Reçu. Saskia ?

— J’ai des salves très fragilisées, avec des frissons mités, rien de stable, pas de certitude. Je suspends l’olifant si permission et je m’immerge en mode écoute.

— Accordé, tu reprends dans une minute. Lorca ?

— Déchets au sol, bouts de corps, segments chauds. Ils ont sérieusement allégé, on dirait.

— C’est ta poussée qu’a produit ça, mec ! Tu m’as retourné le bide et le cerveau, avec tes sanglots. Les fifs sentent l’émotion. C’est encore un de leurs foutus miracles. Peux te dire qu’ils ont pris cher et que ça les a fait reculer plus sévère que nos vieux fûts !

— Proie au zénith ouvreur ! Sans cover. Tir recommandé ! nous coupe Nèr.

 

D’un geste d’une dextérité de singe, Agüero fait glisser le cuir de sa bandoulière et ramène le fût de sa carabine à la verticale d’une seule main en appuyant dans le même mouvement sur la gâchette. En vérité, je reconstitue. C’est infiniment plus vif que ça : Shhtou ! Ŀa seringue est partie. Deux secondes après, elle retombe à mes pieds, aiguille tordue. Je ne peux m’empêċher de lever la tête. Un spot. Un spot sur rail, mobile, en surċhauffe. Ŀa serinġue l’a perċuté. Nèr a un spasme. Il ċliġne frénétiquement des paupièrės :

— Leurre de l’ennemi ! Stay focus ! Map refresh !

— J’ai deux confirmations proie en simsex 3 et sol à 2 heures, jette Saskia.

— Sol 2 heures ?! Où ça ?

— Borne à casque…

— Derrière ?

— Dedans. Les ondes arrivent compressées.

— J’ai presque rien en thermique.

— Essaie au lidar.

— … Le lidar confirme. Ennemi à l’intérieur.

— Lorca, avec Boxer et Dober, tu couvres la porte sud. En position ! À la moindre ombre, tu tires. N’aie pas peur de gâcher ! Saskia, olifant ! Nèr, tu contrôles !

 

\ Ceŧŧe \\ fɵis, \ɵn vɵus nique ! Snipeđ ! Ŧu sɵrŧiras pas đe ŧa bɵrne. as đebɵuŧ ! Ŧ’es đeađ ! Nèr ŧ’a en régie. Nèr ŧe perce. Nèr saiŧ. Eŧ ŧɵi, đans łe simsex ŧ’as faiŧ łe mauvais cħɵix. Une bɵułe ! Une seułe sɵrŧie ! Ѳn va ŧe cribłer. Je senŧais ceŧŧe cħasse. Je ła senŧais ! Ŧape Saskia, ŧape ! Scɵŧcħe-łeur łes ɵreiłłes ! Vriłłe łeur sałɵperie đe nerfs ! Visse-łes à łeur caque ! Le bɵss arrive. Ѳn va łes ŧrɵuer !

 

)No)us étions) si près… De lă borne j’entendăis presque en son direčt lă pulsătion du frisson, če băttement člăir et musičal qui se dilătait et rălentissăit, prenăit une tonălité de métăl et revenăit vers le bois, ălternătivement, aveč des riffs soudăins en entrelăcs, inexpličables, qui sonnăient čomme une intro de ročk ğotĥique. Et plus loin, de lă bulle ouătée du simsex provenăit une sorte de ronronnement ămple et făbuleux, à vertu ăudiopnique tellement č’étăit ağréable de l’ăvoir dăns mon časque. En temps normăl, j’ăurăis eu peur qu’on les tue. Măis ăujourd’ĥui nous ăvions les serinğues dosées et l’opportunité unique de les toučher vivănts ! J’ăvais le čœur dăns lă poitrine. Je suivăis des yeux Ağüero qui proğressăit vers lă borne… Il étăit à trois mètres măintenănt et le băttement čontinuăit, il suffisăit de făire săuter lă čoque ăvant et ălors…

— Envoie la purée Saskia !

 

J’ai embouché l’olifant. Et de tout ce que mes poumons contenaient d’air, j’ai sonné l’hallali d’une seule traite, dans l’espoir et la tonitruance.

 

˛Ça ˛se ˛déclipse par la drơite, en deux pattes de plastơc, je connais ces bơrnes. L’idée, c’est : je ģlisse le canơn dedans et je tire ! La serinģue trơuvera toute seule. C’est fait pơur. Putain, j’aurais jamais cru avơir une chance cơmmac ! Il s’est piéģé tout seul ce fif, il a jamais dû rencơntrer d’humain avant. Il est né ici ! Au paradis du Balade-tơi !

— Mouvement dans le simsex ! L’ennemi se rapproche de l’ouverture !

— Mets les chiens dessus.

— Ça va rompre l’arc. Faut maintenir l’étau. Demande autorisation de tir.

— Accordé ! Je prends la borne, tu prends le sim !

 

·· Nous · formions maintenant un trianġle ċompaċt dont je protéġeais la pointe aveċ Dober et Boxer. De là où j’étais, j’avais à ma droite Nèr, de dos, qui mettait en joue la porte ċourbée de la sphère ėt à ma ġauċhe Aġüero, de faċe, fusil à l’épaule qui ne lâċhait pas la borne des yeux. Et derrière eux, Slouġhi, Saskia et Botweiler fermaient la retraite aveċ un mur d’aboiement et de trompe. On aurait pu ċroire que je les snipais parċe que j’avais aussi ċalé mon armė sur l’épaule et que je balayais l’espaċe droite-ġauċhe, aux aġuets du moindre déplaċement de poussière, l’index ċrispé sur la ġâċhette. Dans mon bonnet d’éċoute me parvenait enċore et enċore le frisson rythmiquz, lanċinant, qui m’imprimait une manièrė de tension et de tempo…

— Nèr ! Nèr mon dieu !

 

)Nè)r est) au sol, son fusil a valdingué. Il se tient la clavicule. Un spot lui est tombé dessus du plafond. Le spot de tout à l’heure ! Je ne vois rien du simsex, j’entends juste un froissement de polymère. La porte ? Nèr tente d’attraper son fusil, il a mal. Lorca s’avance par réflexe et tire plusieurs seringues vers la boule.

— Garde ta porte ! Ta porte Lorca !! je lui hurle.

 

Il m’éčoute et rečule, toujours en position. Ağüero ne čède pas à la diversion, il sait, il sait trop bien, Nèr pourrait pisser le sanğ, il ne quitterait plus la borne. Il plače le čanon de son fusil en pied de bičhe et déčlipse le ĥaut de la čoque, doučement… Le son du tir. Scĥtou ! Le băttement du frisson s’intensifie, prend de lă synčope, s’enjolive măis ne dispăraît păs. Et si lă borne étăit…? Ağüero ĥésite, il déčlipse lă sečonde ăttačhe et făit săuter lă čoque qui tombe en bălançănt čomme un ročkinğ-cĥair.

Lă borne… est une entre ! Un lăbyrintĥe en relief, făit d’ăluminium et de čirčuits imprimés, une mărqueterie de čaches. Tunnels et trous. Grottes. Cĥicănes. Trompe-l’œil. Une merveille de terrier. Ağüero ă un instănt d’ădmirătion et de stupeur. Porte sud, les cĥiens se sont mis à ăboyer.

— Papa ! Papa !

— Tishka ! Tishka, je suis là !

— Ta porte ! Ta porte Lorca ! REVIENS !

 

˛J’ai ˛piģé ˛une salope de secơnde trơp tard. Un appel d’air derrière la bơrne et ce vertiģe \ ça tanģue / ce chaud-frơid dans l’air, qui fait que je sais que c’est eux. Direct j’ai vidé mơn charģeur. Le temps que j’appuie sur la ģâchette, il avait fait les dix mètres qui le séparaient de la pơrte sud. Ơù il est passé. Cơmme une fleur. Au-dessus des clebs. Avec nơtre tracier dans les nuaģes. Nèr déboule sur Lorca en se tenant l’épaule, furax.

— T’es le roi des cons ! Tu tiens pas ton poste ! T’as raté l’inratable !

— J’ai…

— Je vais demander à l’Amiral ta radiation ! C’est une faute professionnelle !

— Calme-toi Nèron ! T’as jamais suivi un leurre, toi ?

— Pas là ! Pas comme ça ! Il assurait la couverture arrière ! T’es une merde de civil ! Tu vaux que dal ! Je le savais !

— J’ai cru que…

— TA GUEULE ! DÉGAGE !

 

)Ag)üero attrape) Nèr par son uniforme et le retourne. Ša voix tonne trois tons plus bas que d’habitude. Il est bouillant.

— Tu parles pas comme ça à notre tracier !

— C’est pas notre tracier !

— Tu t’excuses maintenant. Tu t’excuses ou c’est toi que je mute.

 

Nèr n’ouvre pas la bouche. Il n’y arrive pas. Ša joue se fronce, ses paupières grésillent à force de papillonner. Il est au bord de la crise de nerfs. Lorca est ailleurs, encore dans ce qui vient de se passer. Je n’ai pas saisi pourquoi il a bougé. Une engueulade explose entre Nèr et Agüero, comme souvent. J’éloigne Lorca au pied de la grappe et je le prends à part. C’est lui qui parle en premier :

— Saskia, tu l’as entendue aussi ?

— Entendu qui ? quoi ?

— Elle m’a appelé. Ça venait de la sphère… C’était sa voix, Saskia. Je peux le jurer.

— Ta fille ? Tu as entendu ta fille ?

— Elle m’a appelé.

— Lorca, c’est une hallucination auditive. Ça peut arriver sur certaines chasses.

— Non.

— Quoi non ?

— C’était pas une hallucination. C’était parfaitement clair et audible.

C’était elle.

— Lorca, j’ai douze ans d’expérience professionnelle dans l’écoute. J’ai été oreille d’or dans la Marine nationale, spécialiste de la reconnaissance des sons pour les sous-marins nucléaires ; je suis traqueuse au Récif depuis cinq ans. Si un rat pisse sur une plinthe, je suis capable de l’entendre à l’autre bout de ce gymnase avec douze pistes en simultané et quatre surchiens qui aboient par-dessus ! Et tu veux m’expliquer que le fantôme de ta fille t’a appelé à cinq pas de moi et que j’ai rien entendu ?

 

˛Y ˛a ˛pas le temps pour la castagne et l’embrouille. Ơn a perdu quatre plombes pour des plosses, chou blanc, d’ac. Et quoi ? Il reste assez de seringues pour ramener du fif à fourrure, on a trois sites encore. Faut juste que je fasse taffer un bleu avec un gris sombre qui se croit le nec alors qu’il me fait tirer sur des spots et se les prend derrière sur le paletot ! Lorca est un brin émotionneux, blast ! Nèr voit ça « faiblesse ». Moi je crois que ça nous aide, à la vraie vérité : les fifs carburent aux sens, c’est des affectifs, il les aimante, je sais pas comment expliquer ça. Avec l’expérience, je sniffe quand un fif est tissé dans nos basques, qu’il bouge rapport à nous, y avait de ça dans la Réalité. J’ai été un vrai bousin sur la borne. Trop dans l’excite. Clair que j’allais décapsuler une entre. Blaireau ! Ơn retourne dans l’atrium. Faire caucus. Nèr s’excusera pas. Tête de pioche. Du moment que Lorca s’en fout, je passe l’éponge.

— Bon, reste vingt heures devant nous. On enchaîne sur où ?

— Faut demander au concierge… Lui il sait sûrement… \caillasse Nèr/ Alors, le tracier, il est où notre furtif à présent ? Tu nous le retrouves ? T’as ramassé des miettes dans le couloir ?

 

Ça part bien. Lorca encaisse, moufte pas. Pis il prend le crachoir. L’air bizarre.

— Je sais pas si je dois le dire… J’ai eu… comme une vision. Enfin, un pressentiment…

— Crache ta pilule !

— Je pense que le furtif est dans le musée.

— Quel furtif ? Celui de la borne ?

— Oui.

— N’importe quoi ! \explose Nèr/ T’es oracle aussi ? Tu tires les tarots ? Le musée est gigantesque ! Y a dix-sept salles sur la map ! Même s’il y était, tu veux qu’on cherche où ? Hein ? Petit malin !

— J’ai… l’idée de la salle où elle est.

— Elle ?

— Il, pardon… \Il tremble comme un mât/ Je peux vous y amener.

— Tu mesures ce que tu dis, quand même, Lorca ? \glisse Saskia, pas trop à l’aise avec ça/ La chasse n’est pas de la divination. Tu ne peux pas jouer avec ç…

— C’est du bluff. Il veut se rattraper. C’est un bouffon !

 

Lorca ne se démonte pas. Il est vénèr même. Tout de go, il tend la main à Nèr, qui pige pas. Il veut toper.

— D’accord. Je parie mon poste dessus. Tapis !

— Quoi ?!

— Si le furtif n’est pas dans la salle que j’annonce, je donnerai ma démission demain à Arshavin. \Nèr écarquille/ Ça vous convient, monsieur Nèr Arfet ?

— T’es un sacré chaman, pour un puceau. Même le boss s’est jamais permis de faire des prophéties sur la position d’un fif ! Tant mieux, Varèse, tant mieux… J’ai plus que quelques heures à te supporter et ciao…

 

·· Sale · taré. Saskia retire son bonnet, elle ébouriffe ses cheveux courts et lance sarcastiquement à Nèr :

— Et toi, tu paries quoi ?

— Moi, je fais pas dans le pronostic. Je suis un traqueur. Le réel me suffit bien.

— Un peu facile, non ?

— Si t’avais pris un spot sur l’épaule, tu trouverais pas ça si facile, je pense.

 

)Je) ne sais) pas à quoi jouait Lorca. Ni s’il avait toute sa raison ; il paraissait hanté, à la fois totalement fragile et tout à fait sûr de lui, à l’image d’un homme debout sur une tour qui dit « chiche ? » en n’ayant jamais fait de base jump.

 

˛J’aime ˛pas ˛ça. Pas du tout. Jouer au con comme ça, le Lorca, pour se la péter. Pour la provoc. Il a quelle proba d’avoir le fif là-bas ? Une sur cent ? Je le croyais solide, sous ses paso doble, il est peut-être juste foireux. Cinglé. Pas fiable. Nèr a vu juste, j’ai trop écouté Arshave qui le couve, c’est son chouchou. J’ai voulu le voir comme il le voit, y mettre un jeton dessus. Un civil qu’amène autre chose. Córtala ! Là, s’il nous fait perdre deux plombes et qu’on ressort bredouilles, faudra pas qu’il compte sur Agü pour lui sauver sa couenne. Il ira donner sa dém’ et je l’accepterai. Ơjo !

 

·· Ŀa · chose qui m’avait parlé – que ce fût son fantôme ou son esprit, une onde du passé, je cherchais pas à comprendre – cette chose ne pouvait aller se cacher que là-bas. Ŀà-bas : dans le Cosmondo. Ŀà-bas où sa présence devait être restée quelque part dans l’épaisseur des murs, stockée par la maison, restituée dans le silence. Un épicentre mémoriel. Un siphon. Ce que j’avais entendu n’était pas une hallucination – c’était ma seule absolue certitude. Et si un furtif était capable de parler avec sa voix, de reproduire son timbre avec cette perfection, alors il savait certainement ce qu’elle aimait et qui elle était, n’est-ce pas ? J’ai des sautes… Pourquoi ? S’ils ont démonté le Cosmondo, tu fais quoi Ŀorca ? Ta carrière de chasseur aura duré une journée ? Tu fais quoi ? N’est-ce pas ?

 

)Lo)rsque nous) sommes entrés dans la salle qu’avait indiquée Lorca, nous avons verrouillé aussitôt la porte en parant toute sortie avec une nuée d’intechtes. Puis j’ai contemplé avec attention cette maison loufoque, enfantée dans la couleur. Aux lignes aussi tordues qu’un Hundertwasser, au volume aussi costaud qu’un bateau qu’on aurait posé sur cale. Je la découvre pour la première fois. Elle a l’allure d’une masure dessinée par un môme, et bricolée avec beaucoup de génie, et beaucoup de récup. L’angle droit y semble l’ennemi. À telle enseigne qu’elle ressemble à une entre, pleine de niches et de nids, de petites pièces coudées et de couloirs coupés. Mais une entre maousse, taille patron, faite pour des humains… Malgré tout, je reprends le sourire : le site me semble propice. Et le pari de Lorca, qui m’avait paru d’abord cintré, me rassure déjà un peu plus… Je choisis de placer des crophones sur toute la façade et je m’assois devant la maison en demandant le silence. Pour Nèr, la cause est entendue depuis l’entrée : il n’y a rien. Šes écrans sont vides. La vérité, c’est qu’il n’a plus la force de sortir le gros matériel à cause de son épaule blessée.

En premier lieu, j’ai effačé la fréquenče des intecĥtes. Puis j’ai očculté la VMC et le rayonnement mağnétique des néons sur la façade. Pour finir, j’ai demandé à Nèr de mettre tomo et lidar sur off. Ça l’arranğeait. Le silenče qui monte, ămple et plein, peut être du meilleur ăuğure. Ou tout ăutănt siğnăler le néănt. Šoit če qui est là nous perçoit et se tăit. Šoit il n’y ă tristement rien. Lorča ă enfončé son bonnet d’éčoute sur son front et il semble désespéré. Il me reğarde en implorănt un miračle.

Je păsse les čropĥones un à un en revue, en les ămplifiănt ău măximum pour ăcčrocĥer lă moindre vibrătion de lă sčulpture.

Rien.

Des băsses informes… le bruit de fond du bâtiment…

 

L’aurais-je fait si ça n’avait été Lorča ? Toujours est-il que j’eus l’envie de tenter à mon tour un pari. J’avisai un volet oranğe au rez-de-cĥaussée, dont le bois sonnait člair. Et aveč la bağue de mon annulaire, je me mis à tapoter déličatement dessus. À y reproduire à l’oreille le rytĥme du frisson qu’on avait isolé tout à l’ĥeure dans la Réalité :

… tunc-tinc-tunc — tunc-tinc. tunc-tinc-tunc — tunc-tinc.

tunc-tinc-tunc — tunc-tinc…

 

Aveč la même netteté détacĥée, le même swinğ pulsatile.

 

Šeul Lorca comprend ce que je tente. Il me sourit, tellement reconnaissant, et à nouveau plein d’espoir. Assez vite, je laisse des espaces pour une réponse, des plages de silence, puis répète le rythme – une fois, six fois, dix fois.

Aucun écho. Ça sent mauvais.

 

Au bout d’un moment, Nèr commence à racler ses caisses avec les pieds pour ranger son matos, détruisant la quiétude, exprès. L’abruti. Lorca reste prostré en tailleur. Il ne lève plus la tête. Alors, par acquit de conscience et parce que je ne sais plus quoi faire, je vais placer ma tête à plat contre le bois du volet. On ne sait jamais, pas de regret. Perdu pour perdu. Et là :

… tanc-tinc-tanc — tunc-tinc. tunc-tanc-tunc — tinc-tinc.

tunc-tinc-tunc — tunc-tinc…

 

En infrabasse, par čondučtion osseuse. Uniquement audible par ma boîte črânienne. Je me déčolle du volet et je rečolle ma mâcĥoire et ma tempe, pour être bien sûre :

… tanc-tinc-tanc — tunc-tinc…

 

Je ne sais pas quel sourire je fis. Il devait être d’une douce violence, car Agüero s’approcha aussitôt :

— Que onda ?

— Il est là.

— Quoi ?!

— Le furtif de Lorca. Il est dans la structure. Il s’est réfugié là.

— Sûre ?

— Certaine.

 

Agüero s’illumine, heureux comme un gamin. Un type bien, spontanément.

— Qu’est-ce qu’on fait ? On sort l’artillerie ?

Ša voix laisse l’alternative ouverte. Est-ce qu’il pressent déjà ce que je veux faire ?

— Je voudrais te demander une faveur, Hernán… Voilà… J’aimerais le faire à ma manière ici…

— Tu veux dire… sans capteur ? sans infrarouge ? Pas de tir magnétique ?

— Juste les caméras à très haute vitesse, pour enregistrer. Et mes micros. Le reste, je le gère à l’olifant…

— Che… Nèr est pas bien de toute façon. Il est sous pain de glace, le temps de gober l’hématome. Donc… OK. Vas-y à l’instinct ! À l’ancienne !

 

Je l’ai checké poing-paume et je n’ai pas pu m’empêcher de répliquer :

— Pas à l’ancienne, Matador : à l’avant-garde plutôt ! Et à la finesse, pour une fois…

 

˛Au ˛pire, ˛on perd encore deux plombes, mais ça vaut le coup d’essayer. Nèr est out, j’ai même pas eu à lui bourrer le mou. Je l’ai vissé à la porte, avec les mécas en veille. Pourra plus gueuler qu’on couvre mal l’arène vu que le cerbère, c’est lui ! Pour le reste, tactique Saskia : on envoie Lorca au contact, il connaît la baraque, il va zigonner jusqu’en haut, au mieux. Chaque fois qu’il peut, il ouvre du volet, bouge les meubles de poco peso, me dégage les axes de tir et cale les portes ouvertes à l’intérieur que la seringue puisse se faufiler jusqu’au fif sans s’enfarger. Moi je tourne autour la casbah, prêt à sniper. Et je la joue à la pirsche au besoin. Plus je serai près, moins le fif pourra métaboliser avant l’impact. Saskia, la maline, elle va communiquer avec le fif, juste à l’olifant, tout doux, mode discute et musique, apprivoisage. Estoy muy curioso de voir si ça va marcher. Dios dirà. A priori, quand il chante, \ tranqui / il bouge pas. Elle va aussi filer à mon fusil les coordonnées soniques du fif. Histoire que la tête chercheuse aille le chiner là où il planque. Voilà !

 

·· À · mesure quė je monte, les souvenirs ġiċlent, des ġeysers. Ça fuse tellement intense qu’à plein de moments, je ne distinġue plus le présent du passé. Ŀes temps fusionnent. Ċ’est ċomme si sa voix se préċipitait ċhimiquement dans l’air, ses mots éċlatent en flaques tendres, son rire explose dans le ċouloir et il me ġuide. Instinċtivement, je suis le parċours « familier », ċelui qu’on faisait toujours, pėu ou prou – l’éċhelle de ċorde dans le salon aux hipposofas, lė dédale mou, la trappe, puis la ċuisine miniature, le ċhamboule-tout où elle jette les balles-qui-parlent et le parċ à doudous fous où les peluċhes font la fête – là ça ne marċhe plus, les doudous sont déċharġés et ċ’est un peu triste.

— On fait la scalade tout en haut ?

— Cap ou pas cap ?

— Cap !

— Tu prends l’ascenseur à bascule !

— Oh non papa ! Ça fait la peur !

 

Dans mọn bọnnet, Saskia m’infọrme en ċọntinu, quọique ċe ne sọit plus la peine. Je sens que le furtif n’a pas bọuġé. Je pọurrais presque dire ọù il niċhe. Et aussi qu’il m’attėnd et qu’il devine exaċtement par ọù je vais passėr. J’ouvre encore un double volet au deuxième étage et bloque béante la porte ronde du tunnel aux araignées qui chatouillent, ce tunnel qui est la plus grosse épreuve de Tishka. Elle n’y va que si j’y vais, « toi d’abord », devant et que je rigole, pour désamorcer ; il faut avouer que même à moi, ça fout la trouille ces mygales de laine qui se scotchent à ton ventre ou ton dos pour faire des guilis. C’est une expérience puissante du retournement de la peur proposée par Fulvia Carvelli, l’artiste. Sahar a toujours trouvé une bonne excuse pour éviter d’y aller.

— Papaaa !

— N’aie pas peur ! C’est que des doudous, tu sais…

— Papa !!

 

C’est fou la force de ce mot. C’est un coup de feu à bout portant avec une balle d’amour dans la bouche. Ça te dit que tu existes comme tu n’as jamais existé pour personne. C’est un appel qui happe le présent pur, il t’avale. Il t’oblige à être ici : ici même, hic. Tu ne sais pas ne pas y répondre, parce que voilà : tu es là, elle est là et son appel jette une passerelle vers toi que tu n’empruntes même pas : elle te traverse de part en part, elle te crée deux bras en plus, des jambes en mieux, un visage et une voix doubles. Un nous. Papa. C’est le premier mot qui sort un jour des lèvres de ton bébé et qui veut dire « lié ». Deux. Fonduensemble. Plus jamais seuls. Ŀ’unique mot absolument plein de la langue. Quand Tishka a disparu, plus aucun mot n’a jamais eu cette force, cette violence solaire. Sahar m’appelait « Ŀorca » bien sûr, mais Ŀorca sonnait comme une coque creuse.

— Papaaa !

 

Dėvant moi, dans le tunnel, il y a quelque ċhose. Pas une myġale en peluċhe : un rat. Un rat vivant. Il hésite puis reċule.

— Ça va Lorca ? Ton cardio est monté à 140 !

— C’est rien, un rat, j’ai eu la trouille…

— Le furtif me répond ! Il joue ! C’est juste incroyable !

— Je sais. Je l’entends aussi. Tu es en train de réussir, Saskia !

— On est en train de réussir ! Il complexifie sans cesse le rythme et il intègre mes sons de trompe dedans, c’est… c’est presque du jazz ! Il a une virtuosité mimétique folle… On dirait presque qu’ils sont deux !

— Deux ?

— Par moments. Mais je pense que c’est un leurre.

— Agüero est en position ?

— Oui. Il a trouvé un axe idéal. Je crois qu’on peut l’avoir vivant, Lorca.

Continue… Vas-y doucement… Brusque rien surtout…

 

J’ai atteint le dernier étage. Au fond du couloir, après deux chicanes, il existe une trappe qui donne sur une cheminée-cabane, laquelle coiffe toute la maison et contient le « doux-d’art ». Pour moi le chef-d’œuvre de Carvelli. Une peluche hybride, bourre et bois, acier et coton, avec une tête en résine morphique qui se modèle toute seule tout au long de l’ascension en s’informant de ce que l’enfant fait, des pièces qu’il traverse, de la forme et de la hauteur de ses cris… Et qui se présente à la fin devant lui, un peu comme un portrait de Dorian Gray : une poupée-miroir, une sorte de figure-écho de ses actes, de l’énergie qu’il a dégagée, de son vagabondage dans la maison, et qui parle avec des extraits volés de sa voix pris par des capteurs cachés, dans un langage syllabique déroutant. Tishka n’a rencontré le doux-d’art qu’une fois ; après elle a toujours refusé d’y retourner, je peux deviner pourquoi. Ŀe doux-d’art te met face à ton reflet. Son visage, sa forme, te montrent quelque chose que tu n’as pas forcément envie de voir. C’est juste une carte physiquement restituée, en trois dimensions, de tes traces, du small data en sculpture, un algorithme malin, rien de plus. Et pourtant ça fonctionne comme une métaphore qui te paralyse. Ŀa remise sous tension du Centre l’a-t-elle réactivé sur sa borne de recharge ? Est-ce qu’il est en marche, là-haut ?

— La cabane-cheminée, tout en haut… Le fif est là, chuchote Saskia.

— Je suis juste dessous. Je peux déverrouiller la trappe… Vous me dites ?

— T’as tout ouvert au troisième ? Axes de tirs OK ? coupe Agüero.

— Ça doit passer. Vise par le hublot, c’est l’ouverture la plus proche de la trappe… Et alterne avec la cheminée, la seringue doit pouvoir plonger à l’intérieur…

— Je suis prêt, mec. C’est toi qui comptes.

— OK… (…) Trois… Deux…

 

Je n’ai pas lė temps de finir… Ŀa trappe s’ouvre d’elle-même et l’éċhelle tombe aussitôt à mes pieds. Un mélanġe de flèċhes et de frelons siffle. Je me fiġe de peur de me prendre une serinġue. Ça me frôle sans me touċher, deux, quatre, huit… Aġüero ċanarde ! Dans l’intervalle, je mė hisse dans la ċabane. Il y a un petit lit à baldaquin fermé par des tentures tango qui se balance mollement sur des pieds courbes. J’écarte les tissus et je découvre une poupée clouée dans un oreiller. Elle a une seringue plantée en plein ventre. Sur le matelas, le doux-d’art est là, debout. Qui danse un pogo de gosse. Il a des gestes ultrarapides, presque frénétiques et me lâche un rire de Tishka qu’on dirait pitché à haute vitesse.

— Où elle est ?

— BATIGA BADI ! FASTILA PASSI ! KINOK ! KINOK !

 

Ŀe doux-d’art finalement saute et vient se blottir dans mes bras comme pour un câlin. J’entends ses rouages ronronner contre ma poitrine, sa peau est tiède, dérangeante. Je suis désarçonné. Je n’ose pas regarder son visage, y affronter la part de vérité que l’algorithme a façonnée…

— Lorca ? Qu’est-ce qui se passe là-haut ?

— …

— Tu as quelque chose ? s’inquiète Saskia.

— Y a des poupées…

— J’entends plus le frisson… Le fif a bougé…

— C’est maintenant ! C’est maintenant que ça se passe !

 

Je ne sais pas pọurquọi j’ai dit ça. Qu’est-ċe que j’en sais ? Mọnte une vọix intérieure qui me dit « reġarde-mọi… reġarde-tọi… reġarde-mọi… » si bien que je déċọlle le dọux-d’art de ma pọitrine et le tends à bọut de bras devant mọi. Ŀa résine ọrġanique est perċée de deux yeux vert d’eau, très ġrands, à la façọn des manġas. Ŀe reġard tremble ċọmme un peu de pluie dans une flaque, la bọuċhe est inċrọyablement bien faite, elle sọurit dans la frambọise, des sọns épars en sọrtent, j’entends ma vọix… Elle ċhantọnne… tinċ-tunċ-tinċ… tanċ-tunċ… Aveċ des ċlaquements de lanġue. Au ċentre du visaġe, là ọù il pọurrait y avọir le nez, un họrrible riċtus tọrd la ċhair en spirale et s’enfọnċe dans un siphọn de peau. Ŀ’impressiọn d’avọir dans mes mains ma sọuffranċe. Ma quête réverbérée. Je lâċhe la pọupée sur le lit, j’ai envie de vọmir…

— Lorca ?

 

˛Enclenché ˛un ˛charģeur de vinģt serinģues et j’arrơse tơut ce que je peux sur tơus les axes pơssibles du trơisième étaģe > cheminée, hublơt, fenêtres, trappes, fentes > puis je mitraille la façade de haut en bas avec la maniaquerie d’un mabơul. Y a ce chaud-frơid dans l’air et…

 

)Ağ)üero s’ăvanče,) se déčale. Il tire măintenănt sur lă porte d’entrée de lă măison. Un bruit de boomerănğ hăcĥe l’ăir… Où il est ? Une énième serinğue părt en missile et čontourne lă măison ăvănt de filer vers lă porte où se tient Nèr))) Nèr ă le réflexe de plonğer) trop tărd) il prend lă serinğue en pleine čuisse. Très vite je le vois blănčhir)) il s’effondre, să tête perčutănt le béton du sol.

— ¡El origen rojo! ¡El origen rojo! ¡Está aquí!

 

Le čri d’Ağüero siffle tellement ăiğu, tellement différent de să voix ĥabituelle, que je me retourne vers lui. Il est étendu sur le dos, tétănisé. Un čerčle de sănğ ăutour du nombril, poissănt son măillot. Il reğarde ăvidement le plăfond čomme s’il y cĥerčhăit d’où vient če son de serpe qui trăncĥe l’espače. Il est blessé et…

— Ça va ?

— ROJO ! PROTÈGE LA PORTE ! ROJO !

 

Les čhiens ăboient et bondissent vers le ĥaut, trois bons mètres ! ils retombent dăns un cĥuintement pneumătique, leur tête ărtičulée pivote à trois čent soixănte değrés săns părvenir à se fixer quelque părt, le son siffle et se réperčute părtout sur les părois săns qu’on săcĥe où porter le reğard et tout à čoup, j’ăi un ačoupĥène… Dober perd să tête qui roule, ses păttes vibrent et se détačhent, les ăutres surcĥiens se jettent sur lui dăns une furie mécănique tăndis que lă porte qu’ils ğardăient se déčhire subitement păr le čentre.

Le son strident česse ăussitôt. Les cĥiens s’éteiğnent. Le silenče tombe ălors dăns lă sălle, măssif, insultănt.

Nèr gît inconscient en travers de la porte. Agüero se relève secoué, il touche sa plaie circulaire sur son ventre : c’est de la peinture, juste de la peinture liquide !

Il vient tâter le pouls de Nèr, paraît inquiet.

Lorca est enfin redescendu, il n’a pas besoin qu’on lui dise.

Il a compris déjà, il sait.

Le furtif est sorti.

On l’a raté.

Encore.

 

·· Ŀorsqu’Agüero · titubant a lâché le brancard dans l’atrium et qu’il s’est affalé telle une poupée de chiffon à côté de Nèr évanoui, j’ai su que Saskia avait vu juste : il avait aussi pris l’une de ses propres seringues dans le corps, probablement parce qu’il se trouvait dans l’axe du furtif au moment où la tête chercheuse tentait de l’atteindre, sous une foultitude de changements de direction.

À ce moment-là, il nous restait encore dix-huit heures de présence autorisée dans le Centre et Agüero, dans son délire, dans sa lutte contre le narcotique, répétait : « Continuez, on les serre… l’origine rouge… rojo… à la pirsche… » Nous avons appelé Arshavin qui nous a fait envoyer les secours, en arguant auprès des sbires de Civin d’une exposition intense aux radiations. Il était très surpris, pour sa part, d’apprendre que son ouvreur et son traqueur optique avaient été attaqués par un furtif. En réalité, le furtif n’avait attaqué personne et l’hypothèse d’une agressivité envers l’homme était à nouveau destituée. Tous les cas validés de violence portaient sur de l’inanimé : matériel ou robots, intechtes, mécas, oui. Vivant, jamais.

 

Arshavin a géré Civin et il nous a octroyé le droit de retourner dans l’enceinte, en mode exploratoire. Nous sommes allés récupérer les caméras haute vitesse, ainsi que les cartes son et vidéo pour le débrief, qui s’annonçait exigeant. Moi j’ai voulu aller voler le doux-d’art dans la cheminée-cabane et il n’y avait plus rien, ni poupée, ni doudou ! Impossible de retrouver la peluche morphique : j’ai refait une à une toutes les pièces de la maison, du délire ! Sur les murs de la salle, il y avait des traces de pattes et de griffes, des bouts de plâtre entaillés à de nombreux endroits – sans doute là où le furtif avait viré, pris appui, bifurqué. Nous avons retrouvé une aile en céramique brisée dans la maison, des touffes de poils, un morceau de ce qui pourrait avoir été une queue, avec le dard de la seringue dedans. Saskia pense que le furtif a été touché plusieurs fois par Agüero. Sauf qu’il a désolidarisé aussitôt les membres anesthésiés, comme un oiseau qui se démettrait d’une aile trouée par une balle tout en continuant à voler. Minutieusement, nous avons filmé les quatre murs tant les arabesques dessinées par les trajectoires de fuite du furtif se révèlent, à l’infrarouge, magnifiques. Même deux heures après, l’empreinte thermique reste lisible. Nèr a tout raté. On dirait une fresque géométrique. Saskia a dit : « un mandala cinétique ». Pas faux.

 

Je l’ai sentie tellement heureuse d’être délestée de Nèr et d’Agüero, d’avoir ce temps pour nous, pour l’imprégnation et l’exploration pure, sans traque – si rare – que j’en aurais presque oublié la chasse avortée. Son amour des furtifs est bien plus profond qu’elle ne le laisse transparaître au Récif. J’ai cru deviner aussi qu’elle était heureuse de vivre ça avec moi.

Quand nous avons réalisé qu’il nous restait encore pas mal d’heures devant nous, Saskia m’a emmené dans la médiathèque et elle m’a fait asseoir au milieu d’un auditorium de poche, dans une pièce circulaire où s’alignent, à la verticale des murs, les disques de verre et les vieux vinyles. Elle m’a ajusté son bonnet sur la tête, a réglé les volumes quelques minutes… puis s’est mise à jouer de l’olifant, longtemps et doucement, presque en sourdine, avant de le reposer sur la moquette.

 

Nous avons laissé le silence s’installer, respirer.

 

Bientôt j’ai ċommenċé à les entendre. Un onġle passé sur un miċrosillon ; le zizzz d’un vinyle qu’on raye aveċ un tesson ; du verre pilé, émietté, jeté en lit de ġravier sur une table de bois, quelque part derrière nous, dans la pénombre ; du plastique plié, ċassé net ; un disque de ġlaċe qui ċraque, ċraquette, se fraġmente… Puis des bruits de molaires, de dents de strass malaxant des pierreries, des ċris de vitre et des trilles de verre, en ċontrepoint, à ċontre-ċhant.

Saskia éċoutait ça à l’oreille nue, sans amplifiċation et parfois osait un son, une vibration du ċor, une plainte joyėuse et tonitruée. Et ċlairement ça répondait, ċomme transposé dans une matière autre, souvent le verre, parfois le frémissement du plastique. Aveċ reprise du thème joué par Saskia, sample de sa mélodie, déċalaġe ou insertion de rythmes. Elle souriait à ċhaque fois, ċomplètement émue. Ċheffe d’orċhestre à l’envers, musiċhienne, olifante, animaliċe, elle devenait quelque ċhose d’autre l’espaċe d’un silenċe – une ġrâċe, un mot de passe, un larsen. Moi je tâċhais d’entrer dans la danse, dans ċe monde qu’elle m’ouvrait aveċ un simple bonnet d’éċoute et beauċoup, beauċoup de ċonċentration et de patienċe. Au bout de quatre hėures, je sentis enfin distinċtement que les furtifs nous avaient, par-devers eux, ménaġé un espaċe dans leur territoirė sonore, un lieu à nous où loġer nos dialoġues aveċ Saskia, poser nos voix d’humain et même insinuer l’olifant dans leur ċrissant royaume de siliċe ċuite.

 

Saskia leur dit au revoir d’une courte fanfare et ne voulut pas explorer les entres dans cet auditorium où ils nous avaient si bien reçus. Nous le fîmes dans la bibliothèque. Elle m’y montra les fameux origanids, ces architectures de papiers enchâssées dans d’invisibles recoins, là où un individu ordinaire jamais ne penserait à jeter un œil, et où l’on supposait que les furtifs dormaient. Elle bougea des masses de livres pour y débusquer les tunnels creusés longitudinalement dans le cœur des ouvrages, derrière la tranche intacte des reliures. Entre deux rangées centrales, elle dénicha une entre au niveau du sol : un pur labyrinthe en relief fait de feuilles et de couvertures en carton, de minuscules couloirs à angles, de tubes enspiralés, avec des culs-de-sac et des chambres centrales. Des terriers de livres si bien occultés et encapsulés qu’un furtif y aurait piqué une sieste, nous aurions été incapables de le voir, encore moins de l’atteindre.

 

On fit beaucoup d’images au même titre que nous avions enregistré beaucoup de sons. À une heure du départ imposé par la Gouvernance, je tins à dire au revoir au Cosmondo avant de quitter définitivement le centre culturel Capitale. Une dernière traversée lente du musée avant de le laisser retrouver la pureté de sa poudreuse, sa vie bruissante et secrète à l’abri de nos regards invasifs et bavards.

Saskia eut l’élégance de m’attendre dans la boutique. Je me reċueillis devant la maison ċriblée de serinġues, de ċhaque fenêtre de laquelle j’avais l’impression que pouvait d’un moment à l’autre surġir la frimousse rieuse de ma fille. En m’évidant de l’intérieur, je sentis bientôt neiġer sous ma pėau la douċeur immarċesċible de Tishka, son odeur de miel et de lait, ses joues que seċoue son rire de ċaċahuète ġrillée.

J’allais sortir de la salle quand Saskia m’arrêta en posant sa main sur mon épaule. Je faillis sursauter. Je ne l’avais pas entendue approcher. Elle me dit :

— Il est revenu, tu sais.

— …

— Le furtif… Il est revenu là-haut, dans sa cabane. Son frisson a un tout petit peu évolué mais il reste très reconnaissable…

 

Sous l’émotion, j’ai pris Saskia dans mes bras. Sa veste sentait le plâtre et la poussière.

— Est-ce que tu entends quelque chose à côté de lui ? ou dans la même pièce ?

— Un bruit de matelas, de sommier ?

— Je sais pas…

— J’entends quelque chose qui saute, disons qui rebondirait sur un matelas…

 

J’ai souri en l’imaginant pogoter.

— Le doux-d’art est revenu aussi, alors…

— C’est quoi le doudard ? s’amusa Saskia, sans sortir de mes bras.

— C’est… C’est une œuvre d’art qui prend la forme de ceux qui visitent la maison… Une sorte de doudou bizarre… mimétique. Il est fait en résine organique…

— Et…?

— Et… rien. Ça fait toujours quelque chose de le rencontrer. Il te met face à toi-même… Tu te regardes dedans…

 

Saskia s’est détachée de moi. Elle a pris mes mains dans les siennes.

— C’est ça que tu as vu là-haut tout à l’heure ?

— Ouais…

— C’est pour ça que tu as mis tant de temps à redescendre ?

— J’ai attendu en fait… J’espérais un miracle, je crois.

 

Elle m’a dévisagé. Je ne sais pas ce qu’elle comprenait, elle était avec moi, c’est tout et c’était déjà énorme. Elle a eu un petit rire très joli, très lumineux sur son visage d’ordinaire en tension. Une mèche en vrac cachait ses yeux marron.

— Et il ressemblait à quoi ton doudard ? Dis-moi… À un tracier qui débute ?

— Pas vraiment, non… Il…

— Il… quoi ? Accouche !

— Il ressemblait à quelqu’un qui espère… Et qui souffre.

 

Elle m’aurait repris dans ses bras avec une chaleur incroyable. Alors j’aurais fermé les yeux. Et puis voilà.