CHAPITRE 17 Cacourir
·· Quand · on débouche rue de la Clappe, le volet de la chambre de Tishka claque dans notre dos contre la façade du gîte. Sahar jette à l’encan « tu nous suis, chaton, tu fais tout comme nous, on va s’en sortir tu verras » sans voir qu’une camionnette avance dans un silence électrique droit sur nous. Gendarmerie locale. Merde.
— Les mains en l’air ! Bougez pas, sinon on vous tase !
Ŀes deux flics sont restés dans la camionnette et nous mettent en joue le coude sur la portière. Par réflexe, je cherche du regard Nèr, il planque à peine cinq mètres au-dessus du véhicule. Secoue-toi enculé ! Ŀe drone standard des pandores décolle du toit et fait à peine une boucle de reconnaissance avant de figer et de tomber comme une pierre sur l’asphalte. Synchrone, un éboulement dégringole et inonde la carrosserie de caillasses, éclatant le pare-brise. Ébranlés, les flics ont du mal à sortir de l’habitacle, la rue est étroite, les portes cognent, j’hésite une fraction de seconde. Puis j’attrapė la main de Sahar, ġrimpe d’un bond sur le muret et traċe droit dans la pente à travers la véġétation, en ċhamois, m’enfilant dans la ċoulée d’un pierrier pour aġripper main-pied les quėlques ressauts de la barre roċheuse plus haut. Nous sommes sur les ċontreforts de la montée à l’éġlise. Si on est assėz rapides, on peut débouċher sur la petite vire, dans le dernier laċet de pavés et filer vers le ravin inċoġnito en s’abritant des reġards. Sahar me suit ċomme mon ombre – Tishka je ne sais pas : elle peut être devant, derrièrė, n’importė où, sous la ċamionnette aussi bien. Nous sortons du ċhamp des réverbères, nous sommes pile entre ċhien et loup, à la brune, les falaisės sont trop blanċhes pour ne pas déċalquer nos silhouettes mais les oliviers limitent les liġnes de tir, enċhaîne meċ, enċhaîne ! Slimmm ! Sasss ! Des balles éleċtroniques sifflent autour de nous. Un éċlat riċoċhe sur le montant d’un filet anti-bloċs et s’enċastre dans mon blouson, je le ġratte d’un ċoup d’onġle pour pas être taġué.
— Figez ou je vous aligne !
Ŀ’intonation du jeune flic vrille dans l’aigu.
— Baissez votre arme ou c’est moi qui vous aligne, coupe une voix rocailleuse.
Agüero. Je prends le risque de me retourner et je devine en contrebas le fusil du flic pivoter vers le portail du gîte.
Il y aurait alọrs ċọmme une suspensiọn du temps. Une pâte ġluide, diluée au lait, sėrait devenue la durée, filante entre mes dọiġts ọu reċọmpaċtée en họule, dès que j’en aurais eu le ġọût ọu l’envie. Malġré la distanċe, pénọmbre niée, j’aurais su l’anġle perċis de la visée d’Aġüerọ sur le pọiġnet tremblant du fliċ et l’œil répriċọque du fliċ rivé sur sa ċuisse pọur le taser. J’aurais sọrvulé la sċène aveċ la perspeċtive ċlinique de Nèr qui sċannait dans un même sċọne de visiọn la ċamiọnnette, les deux ċlifs, Saskia et Aġüerọ, la rue. Sur mọn dọs, je sentirais le ċanọn du trọisième fliċ, resté jusqu’iċi à ċọuvert à l’arrière du ġọurfọn et qui aurait eu l’intelliċhanċe de ne pas allumettre sọn pọint laser pọur ne pas m’alester, qu’il eut ċrûtes. Plus haulte, la pulpille de Saskia évaluerait d’un arċ l’épars restant entre ma pọsitiọn sur la filaise et le ċọntretọrf du muret que j’aurais à teindre pọur retrọuver la vire. Surpọsọns même qu’elle aurait entendọuï le faible rọulis sur rail de la tọrpe latérale qui lui aurait ċọurọulé qu’un trọisième larrọn s’extriperait en ċọude du véhiċule. Et qu’ėlle aurait sans dọute à pérọndre de ċette menaċe. Et pọstlutọns que mọi, Ċarlọ Varèse, j’aurais su Sahar họrs d’attente, squamée qu’elle fûte par un buisque. Pustulọns que j’aurais attendu que la ġéọmétrie ọptique, dans ma tête veuġlante de flarté, ċette arċhileċture si nette ọù je vedinais ċhaque anġle d’uve, se déċale une sọupière de seċọnde họrs de ma liġne de ċuite – l’un sọlliċité par un ċri, l’autre nêġé par des raphes, lė dernier usé par la fitaġue. Alọrs disọns que j’aurais esċadallé l’ultime lọnġueur à-piċ aveċ l’aisanċe d’un mérulien, sinuant drọiċhe-ġaute, à l’esvique, jọnġlant du ċọuvert d’un ċyprès et d’un ċlọb pọur flausser leur liġne de tri.
— Hernán Agüero, voilà ma bague…
— Saskia Larsen…
— Vous êtes les deux du Récif, c’est ça ?
)Le)s deux) gendarmes sont encore tout tremblants de l’éboulement surprise. Ils ont cru à un attentat à l’explosif, puis qu’on allait les ajuster au fusil ! Avec sa maestria relationnelle, Agüero a bien géré la désescalade de la violence. Il est clair qu’ils n’ont pas l’habitude d’être secoués ici. Le gros à la face rougeaude doit avoir cinquante ans, le jeune blanc-bec à peine vingt-cinq.
— On est de la boutique. On est juste venus récupérer notre tracier.
— Où est le cinquième ? On nous a annoncé cinq individus.
— Vous allez nous mettre les bracelets ?
— On va attendre le RAID. Ils seront là dans deux minutes. Eux, ils ont l’air en rogne. Possible qu’ils vous coffrent…
— Ils viennent pour le couple ?
— Je peux rien vous dire. Ils nous ont dit d’essayer de vous retenir. Ils ont parlé d’une cible niveau noir.
— Noir ? Terrorisme, grand banditisme, espion, ennemi public ?
— Atteinte à la sûreté de l’État, oui. C’est ce qu’ils nous ont lâché.
— Sans déconner ? Ils sont en plein délire, là !
˛Juste ˛dans ˛mon axe, Nèr a plié le matos en tapinois, dare-dare, avant de se couler dans le végétal. Il a giclé là-haut chercher un spot en surplomb, j’imagine, où planquer sa race et taquiner du scan avant l’arrivée des chanmés. L’hallu, c’est qu’il a pas bougé un caillou, el gato, que tchi en montant ! Alors qu’il devait bien avoir un demi-quintal sur la couenne et que la pente rigole pas. Tout en causant, mode gentil, j’ai avué Sahar qui caltait sur la vire, une comète, pour remonter vers l’église : à c’te heure la familia doit déjà être dans le ravin, à mettre les bouts. Ça sent bon.
J’ai discuté le bout de gras avec les locaux, puis la cavalerie a débarqué. Ơutch ! Un hélico furtif, couleur brume, qui te fait pas plus de barouf qu’un drone. Plus deux airquads, quatre pales, avec un pilote dedans, qui sont venus se poser à fond de train dans la rue. De l’hélico, quatre cagoulés sont tombés des nuages en rappel libre, des flèches ! Je fais ça, je m’écrase bouillie. Eux ont stoppé nickel, derrière Saskia, raccord. Des pros. Matière dialogue, ça a pas fait dans la grande phrase, ni la courtoiserie. Ils nous ont dégainé l’IA détectrice de mensonge, cadrage à la frontale, et vas-y :
— Axe de fuite ?
— Comprends pas.
— Où ils sont partis ?
— Là-haut. Barre rocheuse.
— Où exactement ?
— Je connais pas le coin.
— Mon cul. On a intercepté vos relevés de scan. Plans de prép. Repérages.
— C’est illégal de pirater un service de l’État.
— La légalité, c’est nous. Vous, vous sortez des clous. Salement. Alors ? Où ?
— Chemin de la grotte. Vers Riou.
— Le ravin ?
— Oui. Ou le sentier. Vers Vincel. Je sais pas.
— L’hélico a des traces thermiques vers l’église, chemin de Courchon, ravin Notre-Dame. Rien sur Riou…
— Vous croyez quoi ? Qu’au Récif, on n’a pas de dissipateur ? Et qu’on fait du feu dans des grottes, avec du silex ?
— Vous utilisez quoi ?
— Combi réfrigérante à modulation. Plus tu sues, plus ça dissipe…
— Je sais ce que c’est. Modèle ?
— La FireCold. La 6S.
— OK, vous venez avec nous.
— Nada.
— Vous venez et vous activez vos bagues. Vous mentez. À 86 %.
)Ça) se) passe en un sonal. Le plus petit des types čağoulés, čelui qui cĥečkait l’IA, arme une člé de bras sur Ağüero pendant que le pilote de l’airquad me passe les bračelets dans un člič feutré. Je vais pour ğueuler quand je vois Ağüero basčuler le čağoulé d’un ippon… Avant de lui déčocĥer une frappe de fulğure plein plexus, au čreux des plaques de kevlar. Ça fait tcĥoufff. Le ğars se tord au sol et ĥoquette le prénom de sa maman.
Trois atĥlètes sont déjà sur Ağü))) tonfa, čoup de čoude, poinğs, krav-mağa, sambo) On dirait qu’ils rossent un persona) les čoups passent à čôté, à travers, au-dessus, ils se lattent eux-mêmes, surpris) je saute sur un type et je lui sčie la ğorğe aveč mes menottes, il me fait voler d’un ğeste d’aïkido)) mon dos perčute le muret. Je fais la sonnée, tecĥnique du putois)) il lâčhe vite l’affaire si bien que je réčupère, yeux mi-člos…
À trois pas de moi, Ağü est toujours debout au milieu de la mêlée.
Pas ğrand-cĥose je disčerne, alors je fais čonfianče à mes tympans))) ça frappe, ça tape, seč, mat, des katas člaquent dans les fačes, des črânes donğuent sur l’aspĥalte, des čoups étouffés, amortis, féročes) des tĥorax qui brûlent, aĥanent. Et puis, au milieu de tout ça, čomme une sympĥonie souterraine, čomme une perčussion effleurée au balai, un tčĥa-tčĥa-tčĥa se dessine. Le froufrou du textile tecĥnique d’Ağü, une sorte de soie rêche tissée en fil Faraday, ondule et sinue par vağues. Le tissu čhuinte et vrille, ses épaules roulent, ses ĥančhes cĥantent en éčhappant aux frappes, son pantalon se froisse et se défroisse à une vitesse surnaturelle et j’entends presque le črampon de ses semelles érafler une joue čomme on čorriğerait un ğosse d’une fausse ğifle en le féličitant. En fače, il y a des čarapačes et des čoques čonçues pour enčaisser du proječtile (mauvais cĥoix). Pas pour se battre. Il y a des masses un peu trop musčlées, des čorps qui ont soulevé un peu trop de fonte, qui s’entrecĥoquent et ne čaptent pas če qui arrive. Če qui leur arrive. Ağüero se démet) (remet l’épaule, enčaisse un ĥiğĥ-kičk pleine nuque d’un čraquement de červičales) (il tourne, pivote, volte) (čapoeirise. Tout en esquive) (sans česse) (tout en esquisse et feinte))) il va vite, se faufile, très vite (Trop vif pour eux.
— Saskia, on calte !
On part dans le chemin signalé « grotte de Sainte-Madeleine » avant qu’ils
se relèvent.
— Halte au feu ! Il nous les faut opérationnels ! braille un haut-parleur. Du ciel de l’hélico.
Šon cône de lumière nous cherche parmi les barres rocheuses, au mauvais endroit puis revient vers nous. L’adrénaline me fait speeder comme jamais. On sort du chemin, cherche le couvert et serpente entre les oliviers, de terrasse en terrasse. Derrière, ça n’a pas mis longtemps à récupérer et la foulée rapide de l’élite de la police commence à saccader sur les marches du chemin. Ils vont nous rattraper… Agüero a juste le temps de me souffler :
— Il faut les attirer au canyon, Riou… Les quads vont galérer. On aura un avantage !
— Reçu !
La topomap me revient un peu : après le petit pont, le canyon part et va buter sur une chute d’eau de trente mètres, à sec, mais trop verticale pour qu’on puisse l’escalader. On sera coincés. Il faudra tenir, tant pis. Le tout reste de gagner quelques paires de minutes pour que Lorca prenne de l’avance dans le ravin Notre-Dame.
— Présomption de leurre ! Cible prioritaire Lorca Varèse + fille. Quad alpha en prospection large : val d’Angouire, église Beauvoir, ravin Notre-Dame, Courchon. Quad béta sur ravin Riou. Suivi tandem fugitif. Hélico reste en scan sonore/visuel. Lidar fin.
— Visibilité déclinante. Humidité 97 %. Brouillard montant. Plateau sous chape nuage.
— Toujours aucune trace du traqueur optique ?
— On cherche sur les falaises mais ce coin est une saloperie karstique. Trop de relief, trop de creux, trop de trous partout ! Le topomorphe galère.
— Ouais… Et trop de chamois ! J’ai des traces thermiques partout. C’est Noël en octobre !
— Effectif au sol : on splite 2 sur Riou, 2 sur montée Beauvoir, 2 retours hélico. Des blessés ?
— Un genou pété. R6. Poignet fracturé B2. Le reste est OP.
— D’où il sort, bordel, cet ouvreur ? Depuis quand ils sont formés au MMA, au Récif ?
Nous sommes entrés dans le ravin Notre-Dame à la lisière de la brume. Très vite, un méandre après l’autre, encaissés comme nous l’étions, nous nous sommes retrouvés coupés des lumières du village, ce qui me rassurait un peu. À la nuit presque noire se cumulait l’épaisseur du brouillard pour nous protéger – et aussi nous perdre, de sorte que j’avançais à tâtons, encordée à Lorca, qui n’allumait sa frontale que par salves de deux secondes, le moins souvent possible, dans l’intention de fixer d’un regard les passages et les prises, et de me guider ensuite autant qu’il le pouvait.
À la vérité, de ce canyon, je ne me souvenais rien, hormis que nous l’avions descendu six ans auparavant et qu’il présentait une succession de cascades et de vasques à sec, avec des portions verticales qu’on pouvait contourner ou grimper assez facilement – tout au moins de jour. Là par contre, à la trouille d’être rattrapée s’ajoutait celle, tenaillante, de chuter et d’emmener Lorca dans ma chute puisque je ne discernais que des ombres et que pour toute accroche, je n’agrippais que des rochers ronds poisseux d’humidité sur lesquels mes semelles dérapaient. Par moments, on devinait le bruit d’un hélicoptère hacher la brume et Lorca me faisait blottir dans le chaos des blocs, quelques instants, avant de repartir. De Tishka, on n’entendait que la voix, en amont, en aval, parfois ruisselant d’une pente latérale – mais de ses déplacements, rien n’était audible, comme si elle ne touchait jamais le sol ou qu’elle ne prenait appui que sur des blocs stables sans faire rouler le moindre caillou, contrairement à nous.
·· Il · reste dans les cinq cents mètres à découvert avant le petit canyon secret. Ŀà-bas, on sera dans un boyau de deux trois mètres de large, à peine, et ils pourront plus nous tracer. On a contourné rive droite les trois cascades enchaînées, on progresse comme on peut entre les buis. On attaque maintenant la double cascade inclinée. Ŀe moindre bruit en contrebas, je le guette : tout résonne à mort ici, donc si le RAID pénètre dans le canyon, on les entendra, c’est sûr. Ça monte… Non ? Ça monte merde… Un airquad ! Ŀe son des rotors bourdonne, nous sommes sur une paroi exposée, je ramène vite Sahar à gauche, sous une sorte de grotte traversante, on se planque. Ŀe quad monte lentement… Il doit scanner en thermique, je me verse de l’eau glacée sur la tête et j’arrose Sahar qui frissonne. Abaisser la trace. Ŀe quad nous survole, il remonte le canyon, vire, redescend avec une lenteur exaspérante… Ŀe stress nous écarte l’un de l’autre. Où est Tishka ? Des pierres roulent sur la pente ouest, ça cavalcade comme si une harde de chamois bougeait, le quad part dans la direction du bruit, s’éloigne, revient. Je me racle contre la roche trempée, encore, pour qu’elle boive ma chaleur. Je verse une seconde bouteille glacée sur Sahar qui sursaute et se retient de hurler. Ŀ’airquad repart vers l’aval… Ses vibrations finissent par disparaître…
— On repart.
— Papa ?
— Oui Tishka ?
— Ils ont fisse une bête dans le ravin…
— Quoi ? Une bête ? Où ça ?
— Au débutte. Sous la glise.
— Quelle sorte de bête ?
— Naraigne. Grosse.
— Une araignée ? Une araignée en fer ? Ça a huit pattes et des yeux bleus ? Et ça fait shrre-shrre ?
— Tupeur.
— Tu as peur ? Ça fait peur ?
— Fafuir papamaman ! Fafuir !
Pour la première fois depuis qu’on l’avait retrouvée, j’ai senti l’épouvante monter en elle, à son timbre fêlé. Elle était restée d’une sérénité à peine croyable jusqu’ici et pour le dire avec franchise, c’est elle qui nous rassurait dans cette chasse à l’homme, pas l’inverse. Elle donnait l’impression d’être ici chez elle, reliée aux rocs, tissée de chèvre sauvage et de buis, souriante dans la fuite alors que j’avais le bide vrillé. D’être vu, d’être pris, de la reperdre. Sa trouille subite et animale effondrait un barrage, ce barrage que ma mémoire du canyon, les cascades que je comptais dans ma tête, ce modeste sentiment d’être sur mon terrain faisaient encore tenir, et que venait de fissurer l’airquad, d’un survol. S’ils déposent un spiderbot dans le canyon, mon fusil à seringues ne servira à rien. On est des mouches. Plus que ça.
\ Je \\ me \ suis tanké dans ł’égłise. Parier sur łe contre-intuitif, toujours. Pas de grotte, pas de cabane, pas d’abri. J’ai crocheté ł’accès au cłocher. De łà, j’ai téłéguidé un intechte, un phasma, sur ła chaîne, juste à côté de ł’étoiłe de Marie. Pour qu’ił fasse łe buvard à ondes. Ces connards cryptent même pas łeurs coms. Trop sûrs d’eux. Se croient chez łes bouseux. Connaissent pas Nèr ! J’ai fait un rełais court entre łe phasma et un circade posté sur une antenne physique, rue de ła Cłappe. Comme ça, je passe par łes câbłes pour informer łe boss. Personne ira me chercher sur ł’antique réseau téłéphonique. Du pur mindfuck.
— Un spiderbot ? Tu es sûr ?
— Je l’ai en visuel de ma planque. Ça calme. C’est un Spinnenetz. Détection de mouvements, projections urticantes. Ultravéloce sur terrain accidenté. Il avale une paroi de dix mètres en 1 seconde 8. Ça situe la bestiasse. Les reviews disent qu’il peut te dératiser un squat en dix minutes.
— Ils ont une chance ?
— À moins de se terrer dans un trou sans bouger d’un micromètre, il va les repérer au décalage de spectre, fondre sur eux et les cribler au poil urticant. Neurotoxique. Tu t’écroules en cinq secondes. Rapatriement hélico. Cellule. Interrogatoire. On est pas près de les revoir…
— Et Tishka ?
— Elle a la vitesse pour lui échapper, je pense. Il peut faire des pointes à 80 km/h, enfin des bonds. Ça devrait pas suffire. Mais on sait jamais.
— Traqueur…
— Oui, mon Amiral ?
— Tu ne peux absolument pas brouiller le signal de l’araignée ? Tu es tout proche. Ou la leurrer avec une nuée d’intechtes ?
— C’est un bot autonome, boss, il est pas contrôlé par ondes. On a là une machine de guerre conçue pour le chaos urbain. Ils l’utilisent énormément en Palestine, dans les décombres. Presque impossible à stopper, même au lance-roquettes. La Spinnen a un corps fin en carbène 8, ultra-mobile. Elle peut encore chasser à moitié détruite, sur trois pattes. C’est du très haut de gamme. En France, seul le RAID a ce bijou…
·· Ŀ’araignée · remonte le canyon à une vitesse déconcertante. Mon amplificateur de sons, vers l’aval, j’ai pointé, pour tenter de comprendre ce qui nous arrive dessus, un modèle connu, essayer d’anticiper. Mais ça ne fait pas schrrre-schrree, avec la rassurante flexion hydraulique des spiderbots standard. Ça crépite par saccades, stoppe, émet un cri d’une stridence glaçante qui résonne dans tout le ravin. Des chèvres sauvages, tout près, bêlent à la mort. Écholocation des proies. Je sens Sahar vaciller, alors je la hisse avec la corde. Ŀa machine repart de l’aval, tip-tip-tip, ça donne l’image horrible d’une tarentule courant sur une table à travers des assiettes et des bols, glissant sous une salade… On entend les vasques touillées, la succion des pattes dans la glaise… Elle s’arrête encore, on dirait qu’elle se tapit sous la grotte où nous étions cachés tout à l’heure et qu’elle la scrute de ses huit yeux… Ça flotte dans ma tête… Ŀ’amplificateur, je l’aurais poucé et je serais resté trépifié sur place. À vol d’oiseau, on serait à deux cents trèmes de l’entrée du petit canyon, il faudrait saper la cascade de huit mètres, sprinter dans le lit de gravier et s’enfourner dans le boyau, si l’on pût, si ça eût encore servi à quelque chose…
La peur, ( on croit savoir ce que c’est – mais on ne sait pas. Au sommet de la cascade, je me suis retournée et j’ai vu cette chose horrible, tout là-bas, oscillante sur ses pattes, qui frétillait dans une poche de brouillard. Je crois que Lorca m’a portée et m’a projetée dans une vasque pour me tremper des pieds à la tête, je crois, je suis plus sûre. Et qu’alors j’ai couru à une vitesse panique, j’ai traversé des buissons d’aubépines en m’écorchant sans rien sentir, sans savoir où j’allais, en me cognant partout, aux parois, arbustes, poitrine, tombant, me relevant, à suffoquer de frayeur. Au moment où l’araignée a finalement passé sa tête au-dessus de la cascade, j’ai senti mon pipi dégouliner le long de ma cuisse. Alors j’ai fermé les yeux et je me suis roulée en boule sous un buisson.
·· « Déteċtion · de mouvement », je me dis. Fiġe. Fixe Ŀorċa. Statue. Une pierre. Ŀ’araiġnée serait restée sur le rebord de la ċasċade, la moitié des pattės à palper le sol devant elle. Ses diodes infrarouġes auraient balayé le lit du ravin, et moi je resterais le ċorps soudé à un roċher sans bouġer d’un iota. Bloċ de terreur parmi les bloċs. Plus minéral qu’un ġranit. « Ŀ’IA dė reċonnaissanċe de forme patine », je me dis. Pas de bras, pas de jambes, pas de tête. Des roċhers, ċ’est tout. « Ŀ’araiġnée va ċherċher une traċe thermiquė mais je suis trempé d’eau ġlaċée, je dois ressortir ġris ċlair dans sa map. Pas assez blanċ pour qu’elle m’identifie ċomme proie » je mė dis. J’aurais tėllement bolqué ma respiration que j’étoufferais. Je soufflerais tout douċement, tout douċement et je devinerais l’araiġnée qui déparėrait sur la paroi ċalċaire et ramènerait finalemėnt son abdonem à mon niveau du varin…
Il y a un ċri horrible. De bête ċoupée en deux, d’aġonie, de ċhèvre ? Un ċhoċ foudroyant aussi et ċomme une lovée de perċhes, un faġot de piquets répandus sur les roċhers. Je me prėnds un tube de barċène sur l’épaulė, je ne ċomprends rien. Je n’ose même plus ouvrir les yėux puis ç’aurait été plus fort quė moi, la bête hurlerait, quelqu’un l’aurait éċhorċée vive mais ėlle tituberait enċore, avanċerait vers moi, ċherċherait à se sauver ? Une ċhèvre passerait en ċlaudiquant et disparaîtrait en quelques bonds matelliques dans la pentė du ravin ? Devant moi, un bout de ċorps osċillerait sur deux pattės et avanċerait pourtant ? J’arraċhe Sahar au sol et je la tropė sur mon dos à l’entrée du petit ċanyon, les ġenous fonċedés par le poids. Je baissė mon diaphraġme au mixamum et j’arriverais à dire, aveċ trois ġrammes de ċalme :
— Monte et cours ! Cours ! Elle est blessée, on va s’en sortir !
Elle ġrimperait dans la vasque d’eau pọuċrie, la traverserait à mi-ċuisse et s’enfọnċerait dans le bọyau de ċalċaire pur qui fend le plateau de Vénasċle ċọmme un seċret. Ċe qui reste de l’araiġnée tièpine la lanġue d’arġile péniblement, je la ċriblerais de pierres, la raġe aurait remplaċé la peur, je jette des bọuts de trọnċ, j’arrive à teindre trọis ọu quatre yeux, esquiverais un premier jet de fléċhettes…
Sahar ėst revenue près de l’entrée et ċe serait elle, maintenant qui mė hisserait de tọutes ses fọrċes dans le bọyau. Je reċule, l’araiġnée serait à niveau, à quėlques mètres, ses pattes essaient de se fọrċer un passaġe mais la maċhine serait trọp ġrale, trọp ġrande, elle se ċọinċerait et les mọteurs tapinėnt. Sọus lė blube, je vọis le saċ de pọils urtiċants enfler pọur une seċọnde slave, je plọnġerais en ċatastrọphe dans la squavė… Ça passe au-dessus. Sahar ċrierait. Ċhọutée ? Je me relève et fuis dans le bọyau larġe ċọmme un họmme, passant un prėmier ċọude, un autre, ġlissant, l’araiġnée ne suit pas, ne pọurrait pas suivre et j’entendrais enċọre un ġlapissement họrrible derrière nọus, ọrġanique, ọu…?
Puis plus rien.
— Papamaman ?
— Tu es là mon chaton ? Tu n’es pas blessée ?
— Pupeur. Punaraigne.
— C’est fini, chérie. On est sauvés.
— Maman malmade. Poilson ! Empoissonnée nar ?
Je sens la bouche de Tishka sucer avec délicatesse ma plaie au bras, je manque vraiment de la regarder, ça se joue à un mauvais réflexe – j’ai la tête qui tourne, la nausée. Et terriblement froid.
— Un poil urticant t’a touchée. Ils les chargent en neurotoxique. Saloperie ! Tishka, éloigne-toi s’il te plaît… Je vais chauffer la plaie. Ça dégrade le venin…
Quelque chose effleure l’eau, elle est déjà ailleurs. Je ne tiens plus mon équilibre…
— Comment ça, HS ? On a des images ? HS ?!
— Airquad Alpha a survolé le ravin, il a trouvé des bouts de pattes mais c’est tout.
— Explosif ?
— Sans doute.
— Étonnant qu’on n’ait rien entendu, ça résonne comme une cathédrale ce ravin !
— Explosif liquide je pense. Laissé dans une vasque. Avec un leurre thermique j’imagine. Technique militaire.
— Et vous les avez toujours pas trouvés ? Ils sont forcément à km-1 !
— … survolé le ravin six fois. Ça s’arrête sur une falaise. Puis brèche au nord pour sortir et pentes au sud où ils ont pu grimper aussi. J’ai flashé aux highlites ces pentes, le plateau, petit bois, sentiers… J’ai vu que des chèvres et des chamois.
— Highlite pas idéal avec ce brouillard. Trop de réfraction. Baisse le faisceau et mets les capteurs de sons à fond. T’es au courant pour Marc ?
— Non ?
— Son quad a touché. Canyon de Riou. L’IA a mal interprété les reliefs, il s’est posé en cata dans le fond du canyon, dans un spot très engagé. Pas de corde, il est bloqué aval/amont par des verticales de vingt mètres.
— Merde… Je dois aller le débloquer ?
— Pour planter le second quad ? Reste sur zone, on va l’hélitreuiller.
— Et le duo du Récif ?
— La fille est sous contrôle. L’ouvreur par contre est une sacrée petite frappe. Au dernier repérage, il était deux cascades au-dessus de Marc. On va le coincer avec l’unité varappe. J’ai quatre renforts en route. Plus des véhicules de patrouille sur la route de Vénascle et des barrages filtrants vers Riez et le Verdon. Ça va commencer à douiller…
— C’est pas un peu excessif pour attraper une petite famille ?
— Ordre du Ministre. Cible noire, c’est cible noire.
— La gamine est vraiment une… mutante ?
— C’est ce qu’on doit confirmer ou infirmer. Mais pour ça, faut la serrer !
·· Remonter · le ravin jusqu’à la route, affluent est. Autant il est évasé en aval vers Moustiers, autant il s’étroitise amont et dépasse rarement les trois ou quatre mètres de large avec un encaissement inattendu, dix ou quinze mètres parfois, qui le rend invisible sur les photos aériennes et presque indécelable en survol, sauf à s’approcher très près de la faille qui tranche la surface du karst. Et encore : le couvert végétal dans le lit du canyon nous protège presque partout. J’ai été repérer cette ligne de fuite dès notre premier jour à Moustiers, au cas où : je me bénis de l’avoir fait. Après un kilomètre de calcaire pur, cadencé de cascades sèches, nous sommes ressortis cinquante mètres en surface avant de replonger dans le lit encaissé, ébouriffé de buis et d’aubépines. Ressaut après ressaut, j’ai hissé Sahar la plupart du temps : le neurotoxique semble se dissiper et elle se met à vomir un peu moins. Ça reste sévère.
Ce que j’appréhende le plus reste la sortie du canyon. Ŀe plateau de Vénascle est rachitique, il sera facile pour l’hélico de repérer trois silhouettes égarées sur la garrigue, même avec ce brouillard. Et après, de toute façon, il va falloir choisir. Quelle ligne de fuite ? Sud, côté Verdon, vers Ŀa Palud ? Côté Pavillon et crête à l’est ? Filer nord vers Digne et les Alpes ? Ou revenir sur nos pas à Moustiers, à la façon d’un sanglier qui donne le change, en tentant un putain de bluff ?
J’ai espéré entendre le fralone de Nèr venir se poser sur mon oreilline. Nous ramener des infos précieuses de la traque, avoir leur tactique de quadrilllage, savoir, savoir pour mieux les déjouer. Mais Nèr a sûrement été pris. Ou alors il nous laisse sciemment dans la panade…
J’avais l’impression d’avoir nagé quatre heures contre une houle de buis, tellement le froid pénétrait ma chair, tellement j’étais trempée à force de patauger dans les vasques stagnantes qui restaient toute l’année à croupir au fond de ce canyon que je me suis dit que si j’échappais à la pneumonie, la bilharziose m’achèverait. Lorca ne cessait de me répéter : « Tu as froid mon amour ? Tant que tu as froid, c’est bien, c’est que tu restes invisible aux thermires. Dès que tu as un peu chaud, tu me le dis, je te jette dans une vasque. » Il ne plaisantait pas. Toutes ces précautions me semblaient si abstraites, leurs moyens de détection si pointus de toute façon… Nous étions enveloppés d’un tel Nacht und Nebel que si Lorca prenait vingt mètres d’avance, je ne le voyais absolument plus, il disparaissait. Et eux, du haut de leur autog yre, les yeux perdus dans leur nappe immense de niveaux de gris, ils pouvaient distinguer trois gouttes de lait s’y détacher ? Après chaque ressaut machinalement je me retournais, pour scruter le noir derrière moi, tout comme à chaque fois que l’hélico passait, je me disais qu’ils finiraient par nous repérer – et presque je le désirais tant j’étais épuisée.
Puis le neurotoxique dissipa ses effets morbides… je pus remanger et reboire, frôler de temps à autre la chaleur de Tishka dont la présence m’électrisait, si bien que je finis par retrouver petit à petit ma combativité.
L’idée de Lorca consistait à replonger dans un autre canyon (le ravin de Vénascle tout proche, plus profond encore que celui qu’on venait de remonter) et d’y rester cachés un jour ou deux – le temps que les recherches s’égarent sur des cercles beaucoup plus vastes – entre trente ou cinquante kilomètres de Moustiers, qui était la distance parcourable en une nuit par des fugitifs. La recherche s’éparpillant alors et perdant de sa densité, nous maximisions nos chances de leur échapper, surtout si nous nous déplacions de nuit, en demeurant à couvert, pour progresser en forêt ou le long des rivières. Ça m’allait. Ça me semblait intelligent.
Pour passer d’un ravin à l’autre, en revanche, il se révélait nécessaire de traverser deux kilomètres de plateau à découvert, ce qui représentait un risque énorme. L’hélicoptère du RAID ne cessait de tournoyer, dans un va-et-vient incessant, insidieux, nous sursautions aux roues crantées des 4 x 4 qui passaient et repassaient sur la route, s’arrêtant à cent mètres de nous, à peine, pour balayer la garrigue avec une torche surpuissante et faire aboyer des chiens que Tishka leurrait par des grognements de sanglier qu’elle projetait derrière eux avec une ventriloquie époustouflante. Trois heures nous avons attendu, claustrés dans un terrier de roche, le sang glacé, jusqu’à ce que Tishka, qui écoutait la nuit avec une attention surnaturelle, dise enfin :
— Chasseurs laloins, papa ! Alibre… Cacourir !
— Tu crois qu’on peut y aller ? Tu n’entends plus rien ? Tu es sûre ?
— Similence oui… Vacalme.
— On court alors ? C’est ça ? Tous les trois ?
— Gambadoler youpi !!
Heureuse, si heureuse de pouvoir bondir hors du canyon, notre Tishka ! Tout le long de la course effrénée sur le chemin je lui ai tenu la main, mon bonnet rabattu sur l’œil droit, en visant les trous de brume devant moi. Parfois elle ne pesait plus rien et sa main dansait, elle voletait par-dessus les pierres j’imagine, elle était si légère dans ma paume, si vive, que je me la figurais en écureuil polatouche caracolant dans la garrigue fraîche par une nuit de contrebande. Sûrement avait-elle souffert dans le ravin confiné – et là tout son être respirait à nouveau à même l’étendue ouverte, comme moi, comme nous – petite harde de cabris bondissants relâchés sur la lande et qui craignent la seringue du fusil tout en se sachant trop vifs pour être visés, trop furtifs pour être même aperçus – et tandis que je fuyais, j’avais ce sentiment sublime de décoller du sol avec Tishka à la moindre bosse – d’être quelques infimes secondes suspendue en l’air avant de toucher terre et de ricocher à nouveau sur la brume – pic-pac – loup glacé !
·· C6, · puis C15 et on sera dans le canyon : c’est ce que stipule le topo. À peine la corde délovée, j’ai cru voir une forme tomber et s’amortir plus bas sur le gravier avant de glisser dans la deuxième cascade et j’ai compris que je n’aurais pas à attacher Tishka… seulement Sahar. Si ce n’est que Sahar m’a presque bousculé en saisissant la corde, elle a fixé son descendeur dessus, d’un mouvement leste, pour plonger aussitôt dans la paroi. Sa vivacité avait quelque chose de surprenant, et de nouveau même ! Allumant a minima la frontale, nous avons enchaîné une dizaine de rappels jusqu’à ce que le canyon atteigne un tel niveau d’encaissement qu’il était impossible de nous apercevoir sauf à trouver, par miracle, un angle de vue axial au centième de degré près. Et même.
Ce que je cherchais, je n’ai pas mis longtemps à le trouver. Au ventre du canyon, après six cascades et ressauts, juste après un replat, ne subsistait soudain qu’une minuscule fente creusée par ce torrent maintenant sec, avec trois coudes et un toit de roche par-dessus, suffisamment épais pour casser une trace thermique. Au sol grommelait un tapis de gravier presque moelleux, large comme un lit double, sur lequel j’ai étalé toile de tente et duvets jumelables. Puis j’ai rabattu en portefeuille la toile pour parer à l’humidité, calé les sacs en guise d’oreillers et nous nous sommes glissés dans le duvet, tous les trois, défoncés de fatigue et de stress.
— Saskia a été prise.
— Et Agüero ?
— Il escalade les cascades…
— Sans corde ?
— C’est Agüero, Amiral.
— S’il tombe…
— S’il tombe, il est mort mais d’après mon intechte, il ne va pas tomber.
— Il va vite ?
— Pas un spiderbot mais c’est un bon chimpanzé, disons. Il est sous invocation en tout cas, c’est évident. Ses appuis sont hors norme. Le speed active des facultés cachées, encryptées en lui…
— Ça les révèle, oui. Il ne devrait pas faire ça…
— Pourquoi ?
— Pas devant eux. Il leur livre trop de preuves. La bagarre puis l’escalade. S’ils s’avisent de revisionner les captations derrière…
C’est du carbène, je pourrais le jurer. Du carbène 8 écaillé, tibia et cuisse, le même qu’ils utilisent pour nos robots d’entraînement. Sa jambe est anormalement arquée. Ses cheveux sentent fort la chèvre sauvage, le bouc. Et l’un de ses bras est râpeux, du lichen ? J’ai l’impression d’avoir contre moi une sculpture tecolo.
J’essaie de ne pas plonger, de ne pas me décourager. Toutes ces métamorphoses sont normales : l’urgence, la fuite. Pourtant sans sa voix, sans la douceur riante et fêlée de sa voix, je fuirais, j’aurais trop la trouille. C’est notre fille, il ne faut pas que je lâche, il faut que je m’habitue, elle va revenir quand ce sera plus calme, moins survie. C’est notre fille, Ŀorca, nous apprendrons à vivre avec, à la connaître juste avec notre nez, nos oreilles et nos mains et ça finira par suffire, par nous ouvrir un monde plein, sans manque, où elle retrouvera sa place centrale, irremplacée. Je suis sûr que si je pouvais la regarder, je retrouverais son visage intact, n’est-ce pas, sa bouille de bidouchat qu’elle a gardée de sa petite enfance, un peu plus fine, oui, un peu mieux dessinée ainsi que le veut la croissance naturelle d’une môme – mais ce sera toujours elle, avec mon pif épaté en héritage et la beauté racée des traits de Sahar, le vert liquide de ses yeux, sa grâce. Toujours elle, oui ?
L’image qui m’est venue était celle d’une nichée de souriceaux, blottis dans le trou d’une plinthe et qui savent qu’aucun chat ne peut ici les atteindre. Tishka est venue d’elle-même se pelotonner dans mes bras et autant son visage était doux, autant ses jambes avaient une dureté dérangeante. Alors je l’ai prise tout contre moi en la caressant sans avoir peur, avec cette conviction que ma main pouvait amadouer le végétal en elle, l’animalité, le plastique volé, les faire fondre lentement, à force de la masser, à force d’y croire, la ramener à la chair d’où elle vient.
·· J’ai · dormi d’un sommeil de pierre, ramassant la mise de ma fatigue. Sans chercher à anticiper la suite, juste dormir, dormir, récupérer à bloc.
Le lendemain, ( nous avions une journée devant nous, tous les trois, sans rien à faire qu’attendre que le jour file et tombe, sans autre objectif que récupérer la totalité de nos forces pour la nuit de marche, sans autre contrainte que passer du temps ensemble, rien que nous, dans un huis clos de rocher que striaient les cris des…
— … des craves à bec rouge, m’apprit Lorca.
C’était le moment ou jamais de tenter quelque chose que je rêvais de faire depuis que Tishka était revenue. Non seulement la rapatrier vers le langage, sans rien forcer, vers une parole à nouveau humaine, qui soit peu ou prou structurée – mais surtout, surtout lui faire éprouver de l’intérieur cette intuition longue que j’avais, à savoir que parler n’était pas qu’une façon pratique et précieuse d’échanger avec nous, ça pouvait être, bien davantage encore, une source alternative de vitalité pour elle, pour ce qu’elle était devenue. Une manière possible et sans doute complémentaire d’être vivante par l’inventivité de sa voix, avec le même foisonnement de flexions et de métamorphoses, dans sa parole, qu’elle trouvait, avec une joie pleine, dans le jeu avec son corps furtif. Autrement formulé, je pressentais qu’en étant obligée de rester immobile ici, abritée avec soin et sans grande latitude de jouer, Tishka pouvait ou saurait redécouvrir dans la parole une plasticité jouissive que ne pouvait lui offrir son corps ce jour-là. J’ai parié là-dessus, pour être franche. Et je n’aurais pas cru avoir à ce point raison.
En à peine deux heures, en jouant à pa-pe-pi-po-pu, thym-thon-tu-tout-temps, en slamant à tour de rôle, tous les trois, dans un ping-pong d’assonances et de contre-assonances débridées, Tishka avait déjà retrouvé une bonne part de sa souplesse vocale et langagière :
— Les crocs, ça craint, ça crisse à cru comme un écrou, j’fais écran, je crie : Lorca !
— Un petit ponte à pépite tape sa patte et pète dans une pente, prout !
— Papa pue… sans pull… une poule… pâle… sur une pile… appelée… euh… Paul le Poulpe… lape un lapin… loupé… par un loup… Oups !
— Bravo !! T’es trop forte !
— Encore maman !
— Vas-y, toi. Tu commences ! Avec des fe !
— Feu ?
— Oui.
— Feu ! Ma maman file comme un fif… elle fait la fée… parfois… et fout la farce aux… fous qui font la foire… facile… fouff… La touffe fougère… flamme… Arrff ! Plouf… Raffut… Ouf… Je cafouille et je fuis… je fruis, je flousse…
— Super ma Tishka ! C’est si beau les mots que tu inventes…
Vers midi, j’étais proprement sidérée parce qu’en réalité, elle n’avait rien oublié de la langue humaine, elle ne l’avait juste plus vraiment pratiquée et elle s’en jouait. Pas qu’elle ne sache plus, plutôt, il me semblait, qu’elle considérait les mots avec nonchalance comme des signes qui n’avaient pas forcément à être exacts pour être compris – seuls l’intention et le ton de voix comptant vraiment, au point d’être suffisants, en tout cas pour elle, à véhiculer un sens. Avec Lorca, malgré ses torsions, nous devinions presque toujours ce qu’elle voulait dire, ce qui avait quelque chose d’à la fois rassurant et jubilatoire.
Après avoir joué à des tirs de précision au caillou avec son père, puis au défi du plus haut cairn monté à l’aveugle (elle a encore gagné), nous nous sommes à nouveau allongés pour récupérer et j’ai proposé de délirer en langage tordu. Avec mes élèves du primaire, dans les quartiers déscolarisés, ça marche très bien, dans la mesure où ça leur enlève ce stress d’être juste et normé. Là, j’ai tenté le jeu des contraires. Tishka a accroché tout de suite :
— Obscur ?
— Flair.
— Puer ?
— Sentir la… prose ?
— Se taire ?
— Déparoler.
— Bavardicher ?
— Silencir.
— S’éclarter comme des flous ?
— S’ennuir.
— Le rouge-bouge ?
— C’est dur ça maman… Le vert-beige ? Le fige-forêt ?
— Vivre ?
— Démourir.
— C’est pas un contraire, c’est plutôt un synonyme, non ?
— Humanicher…
— Qu’est-ce que tu veux dire mon chat ?
— Je sais pas. Rester bloqué humain. Pourrir l’humain comme un chiot mort sa niche…
J’ai vu Lorca blémir, au point que je n’ai pas osé relancer. À la place, nous avons avancé un peu dans le canyon pour aller quêter la chaleur du soleil, une vasque plus bas, dans l’axe du couchant. Là, assis tous les trois, en triangle isocèle sur un rocher oblong, Tishka est venue se glisser derrière nous, et elle nous a enveloppés tous deux de ses petits bras, comme si elle avait intuitivement compris notre flottement :
— C’est trop bien cette journée papamaman ! Je m’éclarte comme une foule !
J’aurais voulu suspendre le temps encore un peu… – mais Lorca appréhendait tellement que Tishka s’ennuie qu’il a proposé un « action-vérité » dans la foulée… Bon… Sous ce ravissement de repartager autant de moments avec elle, je me demandais en sourdine combien de temps je tiendrais sans me retourner un jour. Comment j’allais faire pour ne pas craquer, jamais faillir, comment c’était humainement possible pour une mère de ne pas contempler le visage de son enfant lorsqu’elle était comme là, à un souffle de ma joue, à une rotation minuscule de mon cou. Me taraudait en outre cette énigme de savoir si, Tishka n’étant pas nativement furtive, il n’était pas inenvisageable de pouvoir la regarder sans qu’elle fige, sans que se déclenche cette mort-réflexe des furtifs en elle.
Que chacun de nous pose trois questions-vérités et réfléchisse à trois gages, suggéra Lorca. Notre assentiment obtenu, il resserra ses épaules contre son torse, signe de malaise chez lui. Il accepta quand même de commencer et il demanda à Tishka – il osa, comme ça, de but en blanc – lui demander :
— Pourquoi tu es partie ?
·· En · réponse, Tishka a enfoui son nez dans mon dos, sa tête sous mon t-shirt avant de la ressortir, troublée :
— Je suis pas partie papa. C’est vous qui êtes restés…
— Restés ? Mais… on t’a pas vue pendant deux ans. C’était très très long, tu sais ! Très dur pour nous de ne plus te voir, tu t’en rends compte ?
— Est-ce qu’on t’a manqué, à toi ? tremble Sahar.
Je pouvais sentir le hochement de sa petite tête derrière moi.
— Beaucoup le manque. Alors je venais passer. Quand je me rappelais nous. Vous étiez pas tous les deux, alors ça m’a faisait bizarre. Vous sonnons grisaille. Comme pas avant. Maman, elle souriait fermée. Et papa, tu pleurais par l’oreille. La nuit, je venais des fois vous voir. Mais j’avais plus de langue dans ma bouche, pendant souvent, alors je faisais des bruits sous mon museau, ça vous faisait la peur. Je voulais ça pas. Des fois, j’ai mordi sous le lit. Des fois, je vous gardais dans le dormir…
— Tu nous regardais ? Tu nous regardais dormir ?!
— Pourquoi tu n’es pas venue faire des câlins ? Au moins une fois ? On aurait su que tu étais vivante. Tu sais, nous, on croyait que tu étais morte !
— Personne dans la morte papa ! Personne ! Partout ça velvit !
Quand mon tour est venu, j’ai fait comme Lorca, dans le tragique et le grave, je m’en voulais d’être aussi plombée, je ne parvenais pas à faire autrement :
— Pourquoi tu es revenue, Tishka ? Pourquoi maintenant ?
— Vous m’avez l’appelée. Non pas ?
— Tu as trouvé les messages ? Les tags dans le quartier ? C’est pour ça ?
— Au parc, j’ai allé souvent, je vous voyais jamais plus et là… Ça m’a levé la joie ! Vous avez graffouillé des destins sous mon toboggan. J’ai essayé ma réponse. Sauf j’arrivais pas à farfaire ma main.
— À te faire une main ?
— À avoir une main ? Une main humaine, dans ton corps, une main pour écrire ?
— Ouï ! D’oùcedonc j’ai griffé… Schrriik-schrriik ! Rond & rond. J’avais juste la musique, toujourse. Et changer, chanter, changeler, encore, encore et re- et re- et re-… La mulsique !
·· Ça · a été son tour et nous n’en menions pas large. Sahar m’a tenu la main et on a regardé le soleil disparaître derrière la crête avec appréhension. Tishka s’est mise à ronronner par la poitrine derrière nous, comme si ça la calmait ou que ça l’aidait à réfléchir. Finalement, elle a demandé :
— Papa et maman… Action ou vérité ?
— Vérité…
— Est-ce que… vous vous… ammourrez ?
Sahar a rigolé, soulagée je crois, éblouissante dans son émotion :
— Oui, on s’ammourt, mon chaton, on s’émeute ensemble. On s’âme-ourse…
— On se marousse, on s’amorce. On s’airme, j’ai ajouté comme j’ai pu.
— J’adore trop vous voir tout papamamour dans le dehors d’en vous. Vous êtes bleaux.
\ Je \\ łes \ ai perdus/OK. Le boss est vénèr. Juste après que łe spider ait expłosé. Błackout. Le ziłch ! En vrai, c’est mieux pour Lorca. Un frałone, ça peut toujours s’intercepter/se tracker. Ił aurait pu amener łe RAID à eux. Je capte toujours bien łeurs débriefs. Sont carrés. Mettent łe paquet. Iłs ont nassé tout łe périmètre à + 60 km. Essentiełłement routes et cołs à pied. Quadriłłage satełłite standard. Toutes łes gendarmeries łocałes sont à cran. Pas d’annonce médias pour ł’instant. D’après Arshave, łe ministre de ł’Intérieur a décidé de prendre łe łead sur łes furtifs. Ça pue. Le ministre des Armées pèse trop peu połitiquement pour résister. La połice intérieure a beaucoup płus de moyens que nous de toute façon. La guerre, c’est contre łes citoyens maintenant. Surtout. Paix civiłe. Gestion des miłices. Cribłes statistiques. Suivi des popułations à risque. Trackłistes temps réeł. Les fifs, ça te łes secoue sałement sur łeur terrain. Iłs łes veułent. Pas comme arme d’infiłtration/ ou pour te łes hybrider, comme nous. Pas pour łes mêmes objectifs, non. Parce qu’iłs sentent que ça peut foutre ła merde dans łeur empire du contrôłe. Ça sort de łeur détection. Ça passe à travers łes maiłłes/ ça dézone. C’est une sałoperie pour eux. Pire, ça t’inspire łes radicaux/ łes bien rouges/ łes anti-tout ! Ça fait modèłe. Faut exterminer ça, d’après eux. Et ła gamine/ła mutante, iłs łisent ça comme une contamination. Un virus à éradiquer direct/tout de suite. Avant que ça pułłułe. Bien secouant d’entendre łeurs échanges. Et encore, c’est juste łe RAID. On sait pas tout. Arshavin fłippe. Je łui répercute łeur dernier brief. QG de Manosque.
— On galère, OK. Vous savez pourquoi, les héros ?
— On n’a pas mis assez de suivi aérien assez vite…
— Rien à voir. On galère parce qu’on pense comme des prédateurs. Pas comme des proies. Comme la proie, ici. Si tu réfléchis pas comme un terroriste, le terroriste il t’explose. Alors brainstorm ! Je veux que vous vous mettiez à la place de Lorca Varèse. Vous êtes lui, vous faites quoi ?
— …
— Pas de véhicule. Pas de route. Trop facilement traçable. Pas de GR non plus. Je marche.
— OK.
— Vu le biotope, j’évite les plateaux, les crêtes. Je cherche le couvert. Au maximum.
— Donc ?
— Forêt, fond de vallon. Là où ça pousse…
— Canyon. Réseau souterrain… Tunnel abandonné…
— Je marche la nuit. Que la nuit. Moins d’effectifs. Moins de visibilité. Beaucoup plus d’animaux qui bougent, du gros mammifère. Plus facile de flouer les thermires.
— Et vous allez où ?
— Hum… Pas sûr que je bouge de suite. J’attends. Je me planque. Si je peux, je reviens très près du ground zero. Parce que c’est là qu’on m’attendra le moins.
— Ça vient les gars. Creusez ça…
·· Au · crépuscule, nous avons commencé à descendre pour gagner un peu de temps en lumière naturelle. Mon idée est de rejoindre le val d’Angouire, remonter le torrent de Vallonge puis traverser la forêt de Montdenier, direction le Verdon. Très physique, absurde en termes de trajet, voire contre-intuitif à souhait, au moins pour une tête policière. On s’est bien reposés tous les trois, ça va vite, Sahar est devenue experte avec les cordes. Tishka joue derrière, je ne sais pas comment elle descend mais elle descend en riant. Tout se passe bien jusqu’au moment où un doigt pointé dans mes reins me fait sursauter. Elle me chuchote très bas…
— Papa… Chose là-haut…
— Loin ?
— Ça fait zip. — J’entends rien… T’es certaine ? Zip, comme ma corde ? — Si. Caillasse qui crouille aussi…
Je fais silence et je tends mes tympans. En vain. Je lui fais confiance : je sais qu’elle a des oreilles de lynx ou de loup ou de je ne sais quoi, qui entendent infiniment mieux et plus loin que mes feuilles de chou d’humano.
Sahar vient près de moi et écoute aussi. Bientôt un bruit de caillou résonne, tac-a-tac, suivi d’un « putain ! » étouffé qui fuse, sans ambiguïté possible.
Fuir ? Non. Trop tard. Ŀe RAID a des athlètes de vingt-cinq ans. Surentraînés. Aucune chance de les distancer dans un canyon aussi long. Je réfléchis à la vitesse d’un drone. Ŀe tronçon où nous nous trouvons est moins encaissé : à main droite, la pente est très raide mais elle permet de grimper. Je peux sans doute y trouver une position en surplomb du canyon. À l’indienne.
— Sahar, tu restes là. Au milieu. Tu fais semblant de lover la corde.
— T’es pas bien ? Ils vont me tirer dessus !
— C’est pas leur protocole. Sommation d’abord. Et je vais les dézinguer avant.
Sahar ne discute pas, on n’a plus le temps, elle le sait, elle sait que j’ai deux ans d’armée derrière moi maintenant, que j’ai dû faire ce genre de truc à l’entraînement. Ou pas. Elle se rapproche sans faiblir de la dernière cascade avec la corde et elle attend, aussi stoïque qu’une brebis sacrifiée. Aussi vitė quė je peux, je ġrimpe sur l’épaule du ċanyon, sans touċher un buisson ni une pierre, félin, je m’allonġe sur une vire entre deux petits ċyprès et ċale, sur une branċhe, mon fusil. Ŀa visibilité est très très limite, j’éċarquille mes pupillės dans mon viseur et la netteté se fait toute seule. Ils sont deux, ċomme je l’antiċipais, et ils desċendent sans lumière aveċ toute la disċrétion possible. Ŀorsqu’ils atteiġnent la ċasċade au-dessus de Sahar, l’homme de têtė balaie aval aveċ son ċasque optir à aċċroissement de lumière. Il sursaute prėsque quand il apėrçoit Sahar :
— Police ! On bouge plus ! Sac à terre ! Corde à terre ! Reculez au point rouge !
— Où ça ? dit Sahar avec innocence.
— Contre la paroi, main gauche ! La tache rouge !
Sahar s’exéċute aveċ doċilité, enfin je ċrois, je ne vois pas si elle a pėur, je ne lâċhe pas ma ċible des yeux. Ŀa nuque. Souffle – Souffle enċore. Fais ċorps aveċ ton arme, ne forċe pas ta position, Ŀorċa. Relâċhe l’épaule, détends le bras. Souviėns-toi. Faire ċorps & arme. Stable.
Ċhttta ! Ŀe néġoċiateur porte sa main à son ċou, il arraċhe aussitôt la fléċhette, a le réflexe de reġarder le tube, ġueule à son binôme…
— L’aspi ! je suis touché…
Son collègue se jette au sol dans le creux de la vasque et rampe jusqu’à lui en sortant un aspivenin de sa poche de poitrine. De son bras, il protège intelligemment sa nuque. Ŀe reste n’est pas à nu, il le sait, je le sais. Merde ! Je tremble de tous mes membres, je ne sais plus quoi faire, je shoote deux seringues qui ripent sur son casque et ses plaques de kevlar, au coude. Trop rapide, pas stable, merde, Ŀorca, merde ! Ŀ’IA balistique a repéré l’origine du tir et son système optir mitraille méthodiquement ma position. Ŀes deux cyprès sont déchiquetés. Ŀa roche me sauve la mise.
— Fuis Sahar ! Fuis !
— Tu bouges pas ou je te…
J’attends le tir en rafale. Trois par trois. J’attends que le corps de Sahar s’effondre sous les balles narcotiques. Et j’entends un corps s’affaler, oui. S’écraser plutôt. Sans un tir. Et juste derrière un autre corps qui tombe en raclant salement contre la paroi. Choc au sol. Râle. Ŀe silence qui suit est impressionnant. Un grand-duc hulule. Ou une chevêche. On s’en fout. Ŀa voix de Sahar monte du néant :
— Ils sont tombés…
Y en a un qui bouge encore. Je m’agenouille sur ma vire et je pointe au viseur le type qui ouvre son gilet parabellum pour dégager une plaie, mieux respirer ? Il est complètement dissoné par sa chute. Ma seringue part toute seule, sans que je réfléchisse. Plexus – ou pas loin. Ŀe mec rampe pour s’adosser à la paroi, son optir est déréglé et trois balles partent dans la nuit. Ŀatéralement il glisse et s’effondre.
Ça peut être une feinte.
— T’approche pas, Sahar ! Gaffe au bluff !
Mais Sahar est Sahar et elle s’approche. Elle allume sa frontale et examine le policier : une habitude de street medic héritée des manifs qui dégénèrent.
— Il a une côte cassée, je pense. Gros hématome sous le poumon. Rien de dramatique. Et l’arcade ouverte. Je vais soigner ça.
— Attache-le. Tous les deux ! Éteins les bagues et les oreillines. Retire le piercing du nez. J’arrive !
˛L’idée ˛de ˛foutre les bagues sur des chamois, j’ai trouvé ça loufdingue. Tan chanchero aussi ! Le commandant du RAID a retrouvé ses héros saucissonnés dans des cordes, l’un à moitié défoncé, l’autre une côte en vrac qui aspirait la vida comme il pouvait. Ça a pas trop plu, rayon orgueil. Et surtout, ils ont rien compris. Comment une prof de quartier qu’a jamais dû faire un canyon de sa vie et un socio-cul reconverti troufion ont fait pour maraver leurs cadors de la varappe ? « Côte-cassée » dit qu’on l’a poussé. La mioche ? Ce serait fortiche.
« La réunion de coordination interministérielle » a tourné vinaigre. Arshavin s’est excusé avec son sourire de sphinx pour le quad fracassé, les deux blessés de Riou, les gars que j’ai démontés au jiu-jitsu et les deux saucisses-frites sauce blanche, en s’étonnant de « la fragilité insoupçonnée de nos élites policières », manière de souligner à la bombe fluo que trois ghostbusters, comme ils nous appellent, ont suffi à les rendre chèvres. Enfin chamois… Ça, c’était le côté soleil. Pour le reste, c’est pas le placard : c’est la cave pour nous. « Victoire à la Pyrrhus », m’a claqué le Shavin \ j’ai fait « ouais » sans trop resituer l’histoire. Grosso merdo : la traque de l’hybride est passée priorité oro negro. L’armée est tricarde. Ơn doit tout lâcher à la sécurité intérieure. Dossiers, profils, recherches, captures vidéo/audio des fifs, mesh des trophées… Ce qu’on sait, ce qu’on planquait, ce qu’on cherche : todo ! Ils ont entamé les perquises ce matin, ils siphonnent le contenu des bagues et des bracelets. Arshave et le service n’ont eu que la nuit pour trier dans la masse. Nettoyer les ordis des trucs auxquels on tient vraiment. Sur Lorca, les cognes ont le profil extenso, de la naissance à avant-hier : tous ses tests, la map psy, failles, capacités, comportements préférentiels sous stress, sous tristesse, etc.! Sur Sahar, de ce que j’ai sniffé, ils la cartaient depuis longtemps. La benne à datas est remplie ras la gueule. Ils peuvent la faire tomber pour « exercice illégal de l’enseignement », « délit de solidarité avec les sans-bagues », « destruction de biens privés en réunion », même l’attaque du BrightLlife… Mais faudrait d’abord qu’ils la chopent, la camarade \ et c’est pas gagné-gagné !
Histoire de donner des gages de soumission, et rapport au Récif, qu’est sur la corde raide, limite dissolution, le boss a pas eu le choix.
Il m’a viré. Viré de l’armée.
J’ai rendu mes breloques, mes flingues, l’uniforme, mon matos de traque. Devant le Ministre qui passait secouer les troupes, tant qu’à faire ! Arshave est fort en mise en scène.
Je réalise pas encore \ Après huit ans. Toujours en tête au tableau des trophées, la meute des Têtes chercheuses. Trente-neuf fifs céramifiés : ça en restera là. Et c’est peut-être pas plus mal. Au mess, tout le Récif, ou presque, est venu me saluer. Taper l’adieu au frère d’armes. Ơfficiers, colonels et capitaines, les bigors, les dragons… Les ouvreurs et les traqueurs des autres meutes évidemment. J’en aurais chialé. Ơn se rend jamais vraiment compte de ce qu’on est. Pour les autres. De ce qu’on dégage. Juste en faisant le taf. Ils m’ont plus donné en deux heures qu’en huit ans. Gracias infinitas. À leur trogne, pourtant, tous, ils savent que ça sent la sapinière. Qu’en me déstockant, le boss sauve sans doute la mise pour eux autres. Au moins une poignée de semaines. Parce que les bleus ont besoin de lui pour décrypter les datas. Se réapproprier la boutique. Absorber l’unité dans leurs services à eux. Après, ils le dégageront aussi. À moins qu’il ait la vista pour leur caler dans la tronche que sans lui, ça peut pas tourner. Et qu’il faut garder les gars. C’est son pari, à l’Amiral.
— Pourquoi ta voix, elle change pas, elle ? Comment tu fais pour qu’elle change pas ?
— Ruisseleau…
Je soulève mon bonnet afin d’aviser le caillou qui va me permettre de franchir le ruisseau puis je redescends la laine sur mes yeux. Ça fait cinq ou six heures que l’on marche, Tishka toujours devant, à nous guider on ne sait sur quelle base, sans voir où l’on est, à faire confiance à nos oreilles pour deviner l’ouverture des espaces ou la réfraction plus ou moins dense des arbres, et à nos pieds qui apprennent la pente, la texture du sol, la dureté de la terre, si l’on avance sur un lapiaz mortel pour les chevilles ou sur un chemin forestier où l’on peut trottiner sans risque. Tishka ne m’a pas répondu, elle ne chantonne plus, ses petits pieds galopent toujours devant :
— Ma voix… elle me tient de moi. Elle m’émoire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si je prends branche, là, elle va avoir ma voix. Parlera pareille. Mon bras parle pareil… Genou, cou, tout ! Parlent ma voix.
— Et quand… Quand tu fusionnes avec un animal… comment ça se passe ? Comment tu as eu ces pattes de loup hier par exemple ?
— Le vibre. Le vibre d’à ma voix.
— Et le loup à qui tu les as prises, il est…
— Morte ? Non maman. Juste échangé. Lui court branche maintenante !
— Avec des jambes-branches, il court ? Avec les branches que tu avais ?
— Il a ma vibre. Il fera échange aussi. Ou il va valer branche dans son corps. S’il veut loup revenir.
)Ar)shavin a) ouvert la porte de sa cave à vins. Les gonds en ont grincé sans stridence. Nous avons descendu les petites marches de granit en encaissant la fraîcheur humide du lieu. En bas, entre les racks de bouteilles, des fauteuils de paille nous attendaient. Nèr a checké le brouilleur tandis qu’Arshavin réglait le volume du concert improvisé (piano, sax, guitare et percu) qu’il a enregistré avec ses filles. Et dont il est certain, du coup, qu’aucun collexiqueur ne l’a déjà en banque et pourrait en compenser les notes. Ça va se mélanger à nos paroles et polluer la prise. Toujours au cas où. Puisqu’il est facile de loger un intechte dans une cave, Nèr fait tourner un petit spider ondophile : si un mouchard traîne dans la pièce, il le débusquera.
En face de moi, Agüero est tassé en boule sur son fauteuil, bougon, vague à l’âme. Nèr a sa tête des bons jours)) traque, technique, déduction)) tout ce qu’il aime. Et Toni Tout-fou a finalement accepté de venir parce qu’on va parler des furtifs, et parce que Lorca et Šahar sont ses potes. Des camarades de combat pour lui.
— La situation politique, je crois que vous l’avez comprise… Je la synthétise pour Toni : le Récif est en passe d’être démantelé et mis sous la coupe du ministère de l’Intérieur. Nos recherches ont d’abord été piratées, un leak, elles sont depuis ce matin carrément en possession de leurs services. J’ai pu sauver les derniers mois. Ce qui concernait Varech et la cellule Cryphe. Des fuites assez nombreuses, qui se déploient en faisceaux, circulent sur les réseaux alternatifs et identitaires. Elles font état de l’existence des furtifs. De légende urbaine, nous sommes en train de passer à rumeur étayée. Bientôt nous toucherons au scoop grand public validé et acté. Les médias people commencent à sortir des articles « pionniers », en mode sensationnaliste. La presse sérieuse n’a pas encore franchi le pas. Mais ce n’est qu’une question de semaines.
— Si l’info sort, c’est catastrophique…
— Non seulement ce sera catastrophique pour les furtifs – et extrêmement dangereux pour Tishka – mais l’instrumentalisation par la Gouvernance risque d’être massive.
— C’est-à-dire ?
— Vous savez évidemment que Gorner vise la présidence. Sur le front des migrants, ça se tasse et ne fait plus recette depuis qu’ils ont asséché brutalement les flux. Le terrorisme est presque anecdotique aujourd’hui. Stratégiquement, ils sont donc en recherche d’ennemis intérieurs pour remobiliser la masse votante. La fédérer par l’affect de la peur, comme d’habitude – le désir, c’est décidément trop pluriel, trop délicat à manier sur des populations hétérogènes. Dans cette optique, l’émergence des furtifs leur offre une menace expiatoire assez idéale. Cachés, mutant sans cesse, vivant parmi nous, monstrueux par leur forme, tout pour plaire !
— Ils vont déclencher une panique générale…
— Oui et non. Ils vont susciter la terreur tout en affirmant qu’ils peuvent contrôler la situation. Le couple peur/réassurance qui a si bien marché avec le terrorisme. Le Récif a vocation à être lapidé en place publique pour son inconséquence. On va être accusés d’avoir nourri en secret la bête toutes ces années, en cachant la vérité au peuple…
— … Mais Gorner-le-sauveur, qui veille si bien à notre sécurité, a fort heureusement repris en main le Récif ! Et il va neutraliser pour nous la menace… Votez Gorner !
Toni est dans tous ses états. Il fulmine.
— Il faut les niquer ! Arrêter ça direct ! Flinguer Gorner !
— Il faut surtout se préparer à une guerre des imaginaires. À ma droite, sur le ring, le fantasme du monstre tapi dans nos angles morts ; à ma gauche le désir d’une rencontre, l’envie de découvrir et de protéger l’espèce à la source du vivant. Puisqu’il n’existe pas d’images des furtifs, à part les trophées, c’est l’imaginaire qu’on suscitera qui fera la diff…
— C’est dead d’avance ! Les gens vont paniquer leur race ! Les médias vont faire péter le buzzer ! C’est l’invasion des rats mutants, là !
— Pas forcément Toni. En tout cas, je veux croire qu’on peut, nous tous ici, et tous les membres intelligents du Récif, s’appuyer sur notre expérience et notre légitimité dans la connaissance des furtifs pour juguler l’hémorragie de frayeur qui va inévitablement s’amorcer… Mais il faudra assumer ça publiquement.
— Publiquement ? On va se faire défoncer ! Faut que tu déménages là, amiral, ils vont foutre le feu à ta baraque !
— J’ai prévu de déménager Toni. Mon adresse va forcément être donnée en pâture. Je fais confiance à Gorner pour ça. Et puis c’est la règle désormais.
J’encaissais ça d’un bloc, goulée après goulée, en même temps que mon gevrey-chambertin 2031 posé sur le tonneau. J’avais jamais anticipé ça en réalité. Dans mon esprit, les furtifs étaient un monde rare et préservé. Notre petit cosmos respectueux de chercheurs et de chasseuses, il l’avait toujours été, il le serait toujours. Ce que projetait Arshavin lacérait ce cocon de soie et violait la chair de ma quête. Touchait au cœur de ce qui me faisait lever le matin en bondissant de mon lit depuis cinq ans. Ils allaient tout salir. Tout bousiller les fumiers. Verser ça en vrac dans le caniveau avec la peur des étrangers, des rats, du frelon asiatique, des cafards, des sans-bagues, de l’obscurité, des fantômes… La peur d’avoir peur. L’image de ce futur grésillait en moi et je n’étais foutrement pas prête.
— Je ne vous cache pas qu’il faut tenter de poser nos pierres avant les leurs. Voir plus loin. Prévoir les coups. Ce sera du go de haute volée. Mon intuition, que je souhaite partager avec vous, et contredisez-moi si je m’égare… Mon intuition est que Lorca, Sahar et Tishka seront un point de bascule dans l’imaginaire des gens. Un pivot possible dans la fiction collective qui va s’ébaucher à partir du monceau d’informations contradictoires qui déferlera sur les réseaux. Et aussi un pivot dans le storytelling qui va orienter cette fiction. Leur histoire est tellement bouleversante qu’elle peut retourner l’opinion, amener une forte empathie, faire modèle, même. Devenir un modèle d’ouverture, d’écoute, d’amour pour une vie hors norme.
— Sans vouloir être défaitiste, Amiral, l’hybridation humain-animal va glacer les gens. Surtout qu’elle concerne un enfant. Rien de plus déstabilisant…
— Bien sûr. Mais je crois que si Lorca et Sahar assument ce qu’est devenue leur fille… S’ils arrivent à faire éprouver la beauté des furtifs, s’ils en défendent publiquement la nécessité, on peut espérer une acceptation. Au moins de certaines catégories de gens.
— Vous êtes en plein dream, là ! Ça se passera jamais comme ça ! Ils vont pécho Lorca et killer Tishka ! Puis tout fragger ! C’est ça qui va se passer !
Toni a saisi une bouteille et la fracasse contre le mur, en mode total ado. Il est littéralement déboussolé, en rage, il se défoule comme il peut. Arshavin lui reprend gentiment le goulot des mains, regarde l’étiquette qui flagelle, lestée de verre, et trouve encore le moyen de sourire :
— Ce n’était qu’un crozes-hermitage, dieu soit loué !
Nèr et Agüero rigolent, ça fait du bien. Ils n’ont encore rien dit. Agüero se tasse chaque seconde un peu plus. Puis son timbre rauque d’Argentin lui arrache la gorge et il dit, sourdement, résolument :
— Il faut les retrouver avant eux. Pas la peine d’anticiper. C’est nous l’élite des chasseurs, non ? On n’y peut rien de toute façon à leurs saloperies. Arrivera ce qui arrivera. On se battra à mort dans tous les cas. La seule chose qu’on peut faire mieux qu’eux, c’est de réfléchir du dedans du cerveau de Lorca et trouver où ils crèchent. Qu’est-ce que t’as en babasse, Nèr, au juste ?
— Je sais pas… si l’Amiral me permet de…? Je peux y aller ?
˛Fais ˛pas ˛ton malin, Nèron. Chuis pas d’humeur. Envoie le pâté, prouve-moi que j’ai eu raison de pas te péter la gueule. Quand tu nous as caftés à Moustiers. Je t’ai supporté huit ans, j’étais là quand t’as vrillé à l’asile. Je t’ai jamais lâché. Paie ta dette, ric-rac, comptant, là, maintenant. L’autiste me sort une carte papier et des photos argentiques ! Parano puissance dix. Le numérique, on oublie. Retour à la matière qui transmet, rien par ondes. Qu’on peut cramer derrière, sans copie. Le pire est qu’il a raison.
— L’Amiral m’a obtenu une permission quarante-huit heures après la fuite du trio. Officiellement pour surmenage. J’ai leurré le suivi GPS et je suis retourné sur place. Ravin de Vénascle. Là-bas j’ai vite repéré les semelles de Lorca et Sahar dans les bancs de sable, la glaise. Et j’ai remonté la trace…
— À l’ancienne, à la mano ?
— Au pistage physique, oui. Avec juste une IA de reconnaissance de forme, sur batterie autonome, pour m’aider à aller vite.
— Et donc ?
— Ils ont remonté le val d’Angouire, ici sur la carte. Sévère. Sans matos, tu passes pas. Puis le torrent de Vallonge, où j’ai galéré pour suivre la voie. Ils ont dû énormément marcher dans l’eau. Plusieurs fois, j’ai failli plier. Ce sont les traces de Tishka qui m’ont maintenu à flot.
— Quelles traces ?!
— Chat sauvage. Enfin pas loin. Pattes de félin en tout cas. Sans cesse mêlées aux semelles crantées, j’ai vite compris… Ensuite, ils sont sortis du torrent pour filer par la forêt de Montdenier, sous les crêtes de l’Ourbes. Ils sont passés par Nauvin, là, puis plateau de Barbin, ma dernière empreinte scannée… Et là…
— Là quoi ?
— La nuit est tombée. Et le Ministre a convoqué une réunion d’urgence.
— Tu y es retourné après ?
— Le lendemain. Après l’orage. Traces lavées. C’était mort.
Je lui ai presque arraché la carte. Je me suis collé côte-côte avec Saskia et on a demandé à tout le monde de fermer sa gueule. De toute façon, personne ici connaît l’Ơrque mieux que nous. Ơn l’a vu en traque, on sait en gros comment il pense. Dans mon âme, j’ai viré furtif, je me suis mentalisé la nuit, filer en forêt, le plateau, le Verdon pas loin. Je me suis dit qu’il avait dû écouter la bague des raidards, que ces jeunes cons archivaient tout, qu’il avait pu avoir les briefs de mission, la position des patrouilles, des guets. Que les bleus avaient dû blinder la route des Crêtes, se poster sur le GR4, surveiller les cols, le chalet de la Maline. Que pour couper le Verdon sur cette portion, entre La Palud et le lac, y avait que deux choix : la passerelle de l’Estellier ou le mur Vidal. Estellier trop évident, du nanan à surveiller. Au pire pour Vidal, ils ont posté un mec sur le sentier de l’Imbut, et un autre au bas du mur, plus sûrement en haut, au débouché sur la route. Je suis Lorca, je passe quand même par là, couvert maximal et je vise le pas de Garimbau :
— Pistage spéculatif, hein : ravin du Brusc. Pour passer sous la route. Puis tu plonges vers Maireste, sentier du Bastidon, très abrité, et tu replonges par le ravin de Mainmorte, bien encaissé, jusqu’au Verdon. Là tu traverses à la nage. Chaos de l’Imbut. Mur Vidal…
— OK, Agü… Pourquoi pas ? J’y ai pensé. Mais après ? T’es bloqué parce que t’as le camp de Canjuers ! Plus grand camp d’artillerie d’Europe. Dix mille hommes. Base militaire. Arshavin les a mis en alerte…
— Pas spécialement, messieurs, non. J’ai préféré ne pas.
— En tout cas plateau karstique, grande visibilité, très peu de couvert.
— Genre tu peux te prendre un obus dans la gueule à chaque coin de buis ! Surtout de nuit ! Trop débile de passer par là !
— Traverser Canjuers, honnêtement Agü, c’est se jeter dans la gueule du loup !
— Le loup y est très bien là-bas, si t’as lu tes fiches. Il tape même dans les troupeaux de brebis. Au milieu des tirs et des explosions. Alors… si le loup y arrive, avec meute et louveteaux à la queue leu leu, pourquoi pas Lorca ?
— Parce que c’est pas un loup !! Un loup court à trente kilomètres heure en moyenne, sent un bouquet d’odeurs à deux kilomètres, sans parler de son ouïe qui porte encore plus loin. Il sait parfaitement où se situer et où passer sans être vu. Lorca non !
— Mais Tishka oui !
·· Depuis · qu’on était entrés dans Canjuers, Tishka avait rompu le silence et elle chantonnait. Très bas, sous la perception humaine d’un soldat qui aurait patrouillé, sans doute pas d’un animal. Je la suivais en me répétant une phrase de Deleuze et Guattari sur la ritournelle, une de celles que je savais par cœur depuis la fac de socio, j’en savourais la densité et la beauté, comme pour m’aider, comme pour comprendre :
« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut. »
Même tout près d’elle, je n’arrivais pas à discerner ce qu’elle chantait, ni même si c’était exactement une chanson et pas plutôt un feulement cadencé, un marmottement, son souffle rendu musical par ses bondissements. Après tant d’heures, la vivacité de ses pas restait intacte, sans routine, imprévisible. Chaque sol lui amenait des idées, une frasque, un bruit de ressac obtenu d’un glissement de pierrier, un mic-mac de petites frappes sur la traversée d’une dalle, le shrissh d’un chat qui crache en agitant un lit de feuilles sèches, en passant, avant d’allumer une sensation de feu, juste derrière, toujours en farfouillant des feuilles. Au milieu de ce jazz, le murmure de sa voix agençait un centre, un fil rouge mélodique, un thème aurait pu dire un spécialiste. Quoique ça sonnât pour moi davantage comme une boucle qui la territorialisait, l’aidait à s’orienter, oui, à ne pas céder d’un pouce au chaos qui nous entourait, et qui était tout autant en elle par l’incursion subite des mutations. Mais bon dieu que c’était beau de la suivre ! Beau de l’entendre jongler avec sa vitesse et les éléments, le dénivelé et le moelleux d’un bois, la lenteur subite de l’écoute, tendue, et l’accélération chapechutée de ses pattes sur un lapiaz trop exposé, qu’elle griffait çà et là, à la façon d’une truelle sur un plâtre à lisser.
Juste avant Canjuers, elle nous avait demandé de prendre la tête et de la suivre. Ce qui nous obligeait à marcher à l’aveugle : beaucoup plus dur pour nous, mais on n’avait pas discuté. Elle nous avait amenés dans un buisson et elle nous avait malaxés de sauge sauvage des pieds à la tête en riant de nos chatouilles. Puis elle avait tracé à la lisière des tirs d’obus qui, même bonnet enfoncé, allumaient des flashs brutaux sous nos paupières. À la sortie d’une doline, j’ai fini par lui demander :
— Comment tu sais où tu vas, chaton ?
— Je suis la voie, papa.
— Quelle voix ? Qui te parle ?
— La voie qu’ils laissent. Piste à patte !
— Comment tu peux… voir des traces… en pleine nuit ?
— Pas voir. Odeurs. Piste d’odeurs. Plus falice !
— Alors on suit un animal, c’est ça ? Un animal qui sait très bien se faufiler, échapper aux humains ? On fait tout comme lui ?
— On valouve en vrai ! Ouif !
Le lendemain, nous sommes restés cachés dans un aven au sud de Canjuers et nous avons passé l’après-midi à nous chanter des chansons, à tour de rôle. Par son ampleur et sa variété mélodique, lexicale et sonore, le répertoire de Tishka dépassait l’entendement. Elle savait siffler une trentaine de chants d’oiseau, imiter le campagnol, la chouette hulotte, la martre qui ronronne, la fouine avec ses petits, tout autant que restituer à la quasi-perfection une gamme loufoque de sonneries de bague, de sonals de marque, d’infomercial de mall, simuler à la voix des freinages de glisseur, des drones de livraison, un flot épars de paroles dans le tram ou le brouhaha bourgeonnant d’un café bondé ! Chaque chanson qu’elle avait pu entendre une fois, au hasard d’une trottine, d’un commerce ou d’un appart dans lequel elle avait dû se cacher, peu importe, elle savait la reproduire sans effort. Complètement épaté, Lorca lui demanda bientôt de faire l’obus, l’orage, le glissement d’une baie vitrée, le Verdon la nuit, maman en colère, un bip-bip de poubelle mal triée, une cafetière à ondes, une bague raclant nerveusement une table, un bruit de chaise sur du percoleum, une porte claquée, tout ce qu’il lui passait par la tête ! Et elle le fit ! De sorte que Lorca, ému et fier d’elle, n’arrêtait pas de la relancer. Cherchait plus dur, plus fou, plus impossible encore : le roulis des pneus sous un taxile, l’appel de la mosquée par jour de mistral, un four solaire en phase de refroidissement, la pluie sur une vitre, un chat qui court sur du gravier ! Tishka riait de bonheur, gloussait, réglait son spectre de cris, de trilles, cherchait un peu, puis sortait un son sidérant de réalisme. Parfois tombait à côté (parce que Lorca compliquait trop le contexte), incroyable cependant de précision – comme si sa bouche abritait un synthétiseur vocal qui pouvait sculpter à coups de glotte, de palais et de dent, de lèvre et de langue ce qu’elle voulait. Nous étions tellement ravis de l’écouter, émerveillés si complètement que ça fit partie de ces moments qu’elle nous a donnés où un obus aurait pu exploser dans l’aven – je crois bien que j’aurais pu mourir sans regret.
Quand bien même, il y eut un couac. Un moment délicat pour moi ; froisse-âme. Ce fut à propos d’une comptine que je lui chantais tous les soirs vers trois ans, lorsqu’elle voulait que je reste à côté d’elle pour s’endormir. Je lui ai chuchoté « Tu te souviens ? Maman’gouste ? » et j’ai commencé à chanter. Elle a marqué un silence étonnant et elle s’est totalement arrêtée de bouger, ce qui n’arrivait presque jamais depuis qu’on l’avait retrouvée. Nous n’entendions plus l’air frémir autour d’elle. J’ai continué à chanter, la croyant émue, et là, elle a fait – d’une voix extrêmement froide et coupante :
— Stop maman !
— Ah…? Pourquoi mon chat ? Tu ne te rappelles pas ? Tu adorais cette berceuse !
— Stoppes tu. Je dis. Tais-moi !
Elle l’a presque hurlé si bien que je me suis mise à pleurer, percée par un sentiment de rejet auquel je n’étais pas du tout préparée. Plus blessant encore, elle n’est même pas venue me consoler. Lorca, lui, m’a pris dans ses bras, je l’ai senti aussi désemparé que moi, nous n’avons rien compris.
BYolo : A you only live once ! Plutôt que fracasse des bouteilles, je les ai pillave. Ça m’a ramené oklm, smooth mode, dans l’axe. Eux, ils jactent Gouvernance et ministère amer, sans calculer ce qui pope dans les ZAG. Ça mythonne dur partout sur les fifs, OK, mais pas que : ça s’incarne. Ça devient un lifestyle. Aux Métaboles, ça y est, y a des formeurs qui t’apprennent des techniques de fuite. Le recto – course, zigzag, parkour, skating at lightspeed. Et le verso cover, hors-champ, blind spot, cache-cache, ghost mode. Plus tous les ateliers leurre qui blossoment : ventriloquie, insechtes, fausse-trace, bagues-au-rat pour balader les capteurs, textiles mimétiques, faire le flou. Ça fait plus semblant ! Exit la posture romantique du comrade qui balance son cocktail et finit seul dans le fourgon avec les bracelets et son adn en banque. Sortir des radars, devenir invisible, c’est le credo. Be water, my friend !
En vrai, peu de mecs croient déjà aux fifs. Vraiment y croivent ! C’est juste une métaforce pour eux, rien que du poème. « Si ça existe IRL, ça roxxe ! », genre. Mais quand ils vont comprendre que c’est là, parmi eux, avec eux, ça va défenestrer de la jouasse ! Ils vont décoller ! Ça va être l’alliance, la fusion. Et ça, ça peut nous sauver la mise. Why ? Parce que si tu peux t’augmenter grâce aux fifs, juste en speed déjà, juste hip-hop je lifte, loup-bougie, je te largue > ça change tout sur les occupes, la lutte de terrain, le face-aux-keufs ! C’est comme si on te filait de la mana. Alors donc dis d’où tu quoi ? Ben le cœur du game, ouais, c’est l’hybridation. Possible ou pas possible ? Comment ça se chope, la fiffitude ? Un shoot de tishkame ? Saskia t’a cuisiné Agüero là-dessus, pain de viande sur la broche, du coup :
— Tu ressens quoi exactement ? Pendant le keçak ? Quand t’as escaladé le canyon ?
— Je me sens… boosté. Frais. Mes muscles sont frais, je pèse rien, le corps pivote tout seul. Comme si je redevenais un gosse, mais avec ma puissance d’adulte. Surtout, ça lève, le sang me lève, je sais pas dire autrement. Ça pulse du bas vers le haut. Grimper Riou, c’était l’évidence. J’étais appelé par la falaise.
— Tu n’as jamais eu peur de tomber ? Je te regardais du pont : c’était très haut, presque pas de lumière, ça glissait…
— Tu vois quand tu sors d’un long bain ? Les doigts gondolés ?
— Les crevasses sur la peau, oui…
— Ben j’avais l’impression que j’avais des doigts comme ça qui ventousaient la roche. Je pouvais pas lâcher. Une sorte de certitude.
— Et sur le combat avec le RAID ? Tu as tout esquivé !
Agüero fait une petite apnée en lui, il ressort sa tête :
— Là, c’était différent… J’avais l’impression de danser, comme au keçak. Que les coups du RAID découpaient des volumes et qu’il y avait toujours un espace pour moi, pour que je m’y cale, un espace vacío, libre, où il fallait juste que je sois et qui se déformait sans arrêt. Mon corps était appelé par ce vide, venait s’y loger tout souple, je savais où il était, todo el tiempo…
— Tout le temps ?
— Tout le temps. J’esquivais rien en fait, j’étais là où il fallait être, avec un peu d’avance, un peu de retard, toujours hors de portée.
— Et tes coups à toi ?
— Mes coups, je les faisais dans les trous. Un trou s’ouvre, je frappe.
— Tu étais conscient de ce que tu faisais ?
— Pas vraiment, c’était une transe. Je sentais les choses, j’ai laissé faire mes bras, mes pieds, mon buste… Mon corps savait. Et puis ce truc de malade…
— Quoi ? — Dans Riou, je savais exactement si j’étais vu, quand j’étais vu. Aussi nettement que si tu pointais un projecteur sur moi. Et sans qu’ils éclairent rien. Je savais aussi quand j’étais caché ou pas. Je veux dire : introuvable ou pas.
)Ar)shavin a) laissé un long silence descendre dans la cave humide. Il a humé le bouquet de son margaux 2025 et son visage a pris ce calme lunaire qui le caractérise, avec ses deux yeux bleu délavé, des fenêtres. Des fenêtres donnant sur une intelligence peu commune qui lui permet de ne jamais lever la voix pour qu’on l’écoute :
— Si je croise ce qu’a dit Nèr sur son invocation, Saskia sur Varech, ce qu’on sait des chasseurs qui ont sombré, de Lorca lorsqu’il est traqué, et ce que nous explique à présent notre ouvreur, il me semble qu’une image s’esquisse… Nous n’avons toujours aucune idée de la source ou de la cause d’une invocation. Toutefois nous pouvons inférer qu’elle « met à l’abri », disons-le comme ça, le frisson d’un furtif. À l’abri en nous. Pour être plus clair : elle le loge dans une personnalité-cible. Ce frisson potentialise des facultés animales ou végétales dans l’être humain qui l’héberge. Ces facultés sont latentes. Elles ne s’expriment que dans des circonstances spécifiques : forte émotion, chasse, situation de survie…
— Et fuite ! Fuite par-dessus tout ! C’est là que l’invocation révèle toute sa puissance.
— Oui. Et c’est assez logique, si l’on y réfléchit.
— Mais pourquoi…? Pourquoi certains deviennent tablés… et… et d’autres assimilent le frisson, comme Lorca ou Agüero ?
— Peut-être une question de compatibilité organique. D’affinité ?
— Ou un êthos réceptif…
— Tu veux dire quoi par là, Saskia ?
— Sans vouloir froisser Nèr, il a un êthos assez fermé ; rejet, parano, protection. Il va refuser toute invasion, toute perturbation étrangère à son monde, d’instinct. Tandis que Lorca est quelqu’un d’ouvert, à l’écoute du monde, comme Agüero. Ils accueillent l’inconnu, le pas-familier. Peut-être que ça joue ?
— Carrément que ça joue ! C’est claro ! Si t’as de la vie en toi, tu vas accepter la vibe, surfer avec.
Nèr a plusieurs saccades nerveuses. Il se tait. Fusille Toni du regard. Arshavin me suggère d’un geste de prendre le lead. Toujours cette finesse relationnelle. On dirait qu’il sait quand quelqu’un doit parler, veut parler et qu’il faut le laisser prendre sa place. Alors je me lance :
— Selon moi, il faut partir du principe que Lorca, et même Sahar, par contamination de sa fille, bénéficient dans leur fuite de capacités furtives fortes. Je pense comme Agüero qu’ils ont filé sud et tenté le bluff de Canjuers, en sachant très bien que la police ne pouvait pas les chercher là-bas : domaine de l’Armée. C’est plutôt malin. Après quatre jours, il est probable qu’ils sont dans le Var. Ils n’activeront rien d’électronique, c’est certain. On n’a aucun moyen de les pister en physique, c’est trop tard. Trop vaste. Il faut donc spéculer sur leur direction. Leur point de chute. Je propose que chacun ici donne sa vision. (Ils se remobilisent.) Nèr, tu irais où si t’étais eux ?
Il est resté sur sa rancœur. Il me toise, laisse exprès trois kilos de silence peser. Toni souffle en mettant ses mains derrière la tête. Il a vraiment une gueule attachante ce gamin. Il est trop beau.
— Je serais resté à Canjuers. Sous protection de l’Armée. Et je me serais rendu au poste de commandement. En demandant à appeler ma hiérarchie. Tout en laissant ma femme et ma fille cachées. Loin.
— Tu te rends, quoi ! Et tu pries que Papa Arshavin puisse t’exfiltrer ! rigole Agüero.
— Je suis réaliste. Point. Personne ne peut fuir indéfiniment. La probabilité de faire une erreur tend vers 1 en fonction du temps. Les objets intelligents offrent un maillage tellement fin et décentralisé aujourd’hui que tu peux pas exister sans être capté. Tôt ou tard. Drone, satellite, intechte, on sait, on peut essayer de parer. Mais Lorca et Tishka sont tagués or sur les boucles de tracking. Un poteau, une poubelle, un banc peuvent les signaler !
— OK. Monsieur Agüero ? Votre avis ?
— Je me planque. Forêt, avec une rivière pour l’eau vive. Pleine nature. Je chasse et je cueille, je pique éventuellement de la bouffe si je peux, dans des potagers ou des vergers, la nuit. Je pile du blé. Et j’attends deux semaines que ça se tasse. J’en profite pour développer avec ma fille mes capacités furtives. Je prends du bon temps avec elle, je la retrouve, je la réapprivoise. Je kiffe du buen vivir avec ma famille. Il l’a tellement cherchée, tellement attendue ! Il va plus prendre le risque de la perdre.
— Boss ?
— J’attends effectivement. Une semaine, pour ma part. Maximum. Proche d’un réseau piratable, pour rester informé de l’évolution de la traque. Et je cherche dans un rayon de cent kilomètres qui pourra me cacher et me permettre de préparer la suite : un ami, un collectif… pourquoi pas des camarades de lutte.
— La famille ?
— Non, le frère de Lorca, le réulisateur, dont il est très proche, est bien sûr sous surveillance renforcée. Sa sœur proferrante aussi, comme les deux sœurs de Sahar. Père, mère, tantes, oncles, toute leur famille est sous crible. Lorca le sait.
— Et stratégiquement, tu projettes quoi ? Une fois à l’abri ?
— Un coming-out médiatique. C’est la seule chose qui peut me protéger à terme. Et protéger ma fille de l’assassinat ou d’un statut de cobaye de laboratoire. Gorner par exemple ne pourra pas se mettre l’opinion à dos, deux mois avant l’élection, en volant un enfant à ses parents. Enfin : pas si Lorca gère bien son discours, suscite l’empathie nécessaire.
— Hum, risqué quand même, non ?
— Très risqué. Mais fuir et se faire prendre bêtement, avec l’usure, sur une erreur, est tout aussi risqué. Et plus probable encore.
— Bien… Il ne reste que toi, Toni ? Tu ferais quoi ?
BWesh, A j’ai signé la terre battue avec mon pied et je les ai tous téma. Chaud le roleplay ! Je ferais quoi ? Je me planquerais dans une ZAG, tiens. Avec des gadjos capables de prendre les bastos pour moi, juste pour la hype. Sérieusement ? Ben j’irais là où ça zappe le syste, en terre floue, max de clandés, là où les klistés viennent pas rodave. À la nonchale, j’ai jeté une prunelle sur la map en accordéon posée sur le tonneau et j’ai skaté de l’œil plein sud, jusqu’au bleu. Port-Cros, les îles d’Or… Le tilt !
— Porquerolles !
— Quoi Porquerolles ?
— Vous êtes au jus quand même de ce qui se passe là-bas ?
— Un peu. Les médias parlent d’une occupation sauvage… Ça brasse pas mal sur l’île apparemment…
— Ça brasse ? Ça brasse ? Mais arrêtez d’écouter Civinal ! Sortez des fuck news !! Porquerolles, c’est bouillant depuis dix jours, ça rameute de partout en Europe ! Les copains sont en train de reprendre l’île et de dégager les raillales ! C’est là que ça se passe maintenant ! Nulle part ailleurs ! Si vous m’aviez pas bipé ce matin, à c’te heure, je serais déjà là-bas sur mon jetsky à couler du yacht ! Porquerolles, les frères ! C’est le BrightLife puissance douze !
— Tu exagères pas un petit peu, Toni ?
— C’est là qu’ils vont ! Blam !
— Quoi ?
— Lorca, Sahar et la petiote. Ma main à couper ! S’ils touchent l’île, ils sont sauvés. Hors d’air hors d’eau ! Sahar est une figure de la proferrance, l’oubliez jamais ! Elle est connue partout comme le loup blanc ! Lorca un peu moins, il a disparu deux ans, mais il a sa réputation. On sait qu’il est des nôtres. Il a mis d’équerre un tas de Communs en France. Quand les potes vont savoir qu’ils sont recherchés, avec un Wanted niveau noir, ils vont tout faire pour les défendre. Ça va devenir un enjeu, un défi au pouvoir, un symbole ! Et maintenant, quand ils sauront que la petiote est avec eux, le premier hybride, l’avant-garde de la furtivité, eh ben…
— Eh ben ?
— Ils vont trop kiffer !!! Yaaahhha !
)On) aurait) dit que ses yeux noisette venaient de prendre feu sur un brasero. Šon regard était grillé d’enthousiasme, de fougue, d’envie. Il a éclaté d’un rire toni-truand en martelant la carte avec son doigt pointé sur Porquerolles, pareil à un môme auquel on viendrait d’annoncer la plus belle des chasses au trésor du monde habité. Il s’est levé, nous a tiré une révérence farfelue et il est moins parti qu’il ne s’est enfui, ventre à terre, direction Porquerolles !
J’ai épié Nèr qui regardait Agüero qui interrogeait Arshavin, hypnotisé par la carte. Avec son pouce et son index, l’Amiral a formé une sorte de compas sur la carte entre Canjuers, la plaine des Maures, la presqu’île de Giens. Il a mesuré la distance entre la Tour-Fondue et l’île.
— Trois kilomètres. Ils peuvent le faire à la nage.
— Autant, ils sont déjà là-bas…
Arshavin nous a fait monter dans le salon, il a allumé sa bague et a projeté les fils d’infos sur le mur.
— L’accès à l’embarcadère est verrouillé par la police d’État. Les milices bloquent les deux routes d’accès sur le cordon dunaire. Et la Marine est dans la baie. Pas la nôtre, mais celle de Civin et Smalt.
— Pour ce qu’elle vaut ! Ils sont sous-équipés !
— Si ça ne vous dérange point, nous redescendons au frais mes amis…
L’Amiral a soigneusement refermé la porte de la cave. L’urgence, à l’évidence, venait de le percuter. Mais je ne m’attendais pas à la claque que j’allais prendre :
— Saskia Larsen, je vous annonce officiellement que vous êtes démise de vos fonctions et de votre grade de traqueuse phonique dans l’Armée de terre. Vous remettrez uniforme et matériel aux services compétents. Vous pouvez garder votre bonnet d’écoute, l’olifant et tous les capteurs sonores que j’ai effacés cette nuit des registres matériels. Je vais vous en communiquer la liste. Vous êtes désormais une insurgée. Votre place est donc à Porquerolles.
— Vous êtes sérieux ?
— Agüero, tu rejoins également Hyères aussi vite que tu peux. Puis tu traverses.
— Nage ?
— C’est préférable. Si tu as un scooter de plongée, c’est mieux. J’ai dans le cabanon un petit propulseur à main qui descend à quarante mètres. La priorité absolue est que personne ne vous repère. Vous vous séparez en espérant vous retrouver sur l’île. Saskia, tu devras trouver un moyen de passer. En autonomie totale.
— Super. Merci du soutien !
— Quand tu vas sortir de cette bastide, tu n’as plus aucun lien avec l’Armée, c’est l’unique façon de pouvoir aider Lorca sur l’île.
— Et si on se trompe ? On s’enflamme beaucoup là ! S’ils ne sont pas là-bas ? J’aurai tout perdu ! Vous êtes en train de tout détruire, de tout lâcher, Amiral. C’est notre meute, merde !
Je ne peux pas le jurer, mais à če moment-là, il me semble qu’Arsĥavin s’est tourné brièvement vers un jeu de pĥotos qui ornaient étranğement le mur de sa čave, entre deux račks. Il y avait dessus des ğosses qui jouaient dans un olivier, trois filles et un ğarçon. Arsĥavin a eu les yeux brouillés et il m’a dit :
— Je conçois que ce soit difficile à avaler. Mais le Récif est presque mort. Ils vont le démanteler. Je vais essayer de sauver ce que j’en peux, par la seule arme dont je dispose encore : la diplomatie. La vérité est que le Récif, désormais, c’est vous. C’est votre savoir vivant des furtifs. Ce savoir que vous portez en vous et que personne ne pourra jamais vous enlever. L’Armée aura été un temps la maison des furtifs. Ce temps, malheureusement, est révolu. Toni a sans doute raison : ceux qui sauront les défendre et les apprivoiser sont du côté de la vie. Pas du côté de l’ordre. C’est pour cette raison que je vous libère.
J’ai grimacé malgré moi et j’ai pensé à Šahar, à ses doutes.
Lorsque je suis sortie de la bastide, je me suis sentie complètement à poil.