CHAPITRE 18 Quelle est la couleur de la Terre que tu veux ?

BIl A y aura toujours des mecs pour vous dire que c’est les keufs qui ont tué Tishka Varèse. J’aimerais bien aussi que ce soit ça. Wala. Ceux qui ont vu la poursuite sur la crête du Galéasson racontent autre chose, hein. Ils disent que c’est plus horrible que ça. Que c’est son père qui l’a tuée. Mais moi, j’étais à dix mètres de Lorca quand le RAID a dégainé. C’est pas son père qui l’a tuée, la petiote. Non. C’est sa reum.

 

˛La ˛fille ˛que j’ai rencontrée à la Badine, elle avait dix-sept ou dix-neuf ans, pas plus. Une bouille à angles, déter comme ils disent, jolie dans son genre sauvage. La gamine arrivait de Nantes en skate solaire. Elle avait mis vingt-deux heures, que par des petites routes, elle était rincée. Je suis tombé dessus à 2 heures du mat, cap de l’Estérel. Je l’ai trouvée pliée dans une faille qui t’abritait des scans. Elle avait eu la même idée que moi. Traverser direct sur les Mèdes, quatre bornes de nage pleine mer, à la louche, avec une houle qui faisait pas trop marrer.

Quand elle a vu ma frontale, elle a chopé un bout de bois flotté, prête à me défoncer la tronche. Normal : elle a cru que j’étais de la patrouille. J’ai tendu la main en disant « Guevara ». Ça l’a fait marrer et elle a tendu sa manche trempée : « Moujik. » Franco, elle a bloqué sur mon propulseur.

— C’est quoi ton truc ?

— Un scoot de plongée.

— Oua. Ça marche comment ?

— C’est juste une hélice. Tu t’accroches au guidon, et tu traces sous l’eau. Deux heures d’autonomie, es macanudo.

Ma combi de nageur de combat, je crois qu’elle était trop paquete pour elle, parce qu’elle a tiqué. Faut dire que la sienne, c’étaient des sortes de sacs isothermes scotchés au rouleau et cousus à la ficelle, avec des trous pour les bras. À 7 oC sous ce mistral, elle se pelait grave. Elle aurait moins froid dans l’eau à 16 oC.

— Ça peut marcher à deux, ton scoot ?

— ¿Por qué no? Si tu t’accroches à mes pieds derrière, ça doit pouvoir le faire. Mais fous quelques cailloux dans ta combi pour le lest. Je vais pas rester qu’en surface… Dès qu’y aura grabuge, on va plonger. T’as une bonne apnée ?

— De quoi ?

— Tu tiens longtemps sans respirer sous l’eau ?

— Chais pas.

— Vas-y, essaie. Faut que je sache.

— Maintenant ?

 

Elle s’est tassée entre deux rochers pour glouglouter comme elle pouvait. Sa crinière brune flottait, on aurait dit des algues. Trente secondes, à vue de pif, et elle a ressorti sa tête. Pas terrible. El cansancio, les chocottes ? Elle va se régler, je me suis dit, elle a la caisse, elle est jeune. À la galope, on a fait nos essais avec le propulseur : ça allait mieux si elle me chopait aux tibias. Même si ça me tirait salement sur les brandillons, d’avoir son poids derrière. Au moment d’y aller, y a eu un petit truc solennel \mignon de sa part : « Merci mec, c’est cool de me prendre en stop ! C’est la guerre là-bas mais on va les foncedé, hein ! Moujik Power ! » Elle a levé le poing et basta, on est partis !

 

Pourquoi j’ai cru que ce serait fastoche ? Va savoir. La mer brassait, OK, mais elle restait bien noire comme il faut. Por lo tanto j’avançais à la surface. Dix minutes plus tard, ça a commencé à se réveiller dans la rade. À croire qu’ils s’étaient refilé le mot.

Les voilà ! Patrouilleurs, hors-bords, hélicopains, drones… ça se met à quadriller long-large et je pige vite qu’on est pas seuls dans la baille. Ça nage d’un peu partout, des jet-skis sortent du néant comme des balles, des mecs tentent la traverse en pointu pourri et je les vois écoper la houle à la diable. Des gros cercles blancs tombent sur les barcasses, on entend des sommations, bouffées par les vagues et le mistral. L’est temps de plonger, che, et je descends à quatre puis à huit mètres, histoire de faire la nique aux traqueurs. Ça le fait d’abord à peu près, à part que la gamine a pas de poumons, ses tympans sifflent et qu’elle lâche trop vite mes tibias ! En deux-deux, je lui montre comment décompresser, le pif, tout doux, en continu. C’est pas fou, la gamine flippe de se noyer, mais ça va un peu mieux. Ơn passe incognito sous un zodiac de Civin, puis sous un yacht qui te zézaye au mégaphone « Ne mettez pas votre vie en jeu… », « Nous n’allons pas vous livrer à la police… » Crois-y ma chérie ! Ơn zigzague entre les ronds des hélicos, zig à droite, zag à gauche avant de plonger encore, respirer, replonger… J’ai pas voulu prendre ma bouteille d’ox < trop lourd, pas discret et je rame niveau souffle, cada vez màs. Au loin, entre deux creux, des points jaunes font coucou sur le ciel noir. Sûrement l’île. C’est encore super loin. Et on dérive vaste.

Dans la baie, ça vire carnage. Des gamins montent au ciel, arrachés à la baille par des ventouses et aspirés d’un coup d’hélitreuil dans les copters. Tout ce qui flotte, tant bien que mal, se fait arraisonner au zodiac.

— C’était quoi ce flash ?

— Un gordrone. Il va aller cafter à sa base, ¡mierda! Faut qu’on plonge Moujik, ¡al mango!

 

J’ai pơussé le moteur du scoot à fond, ramené la ģamine sur le ģuidon, chacun une poiģnée > et j’ai décroché profơnd > sous les dix mètres > cap à l’est > apnée max !

C’est là que les sensatiơns ơnt débuté… Au cœur même du flip et du speed, sur ce début de panique. Rien d’autre d’abord que mettre un ơu deux cơups de reins pour soulaģer la traction des bras, une ơndulation du tơrse, des hanches, un fouetté des ģuibolles. Puis ça s’est assoupli en mơi, se volvió una verdadera ơnda, un ģeste d’anģuille ou d’ơtarie, pas lơin. Quand la fille a lâché pơur remonter, je crơis que je pouvais tenir encơre une poiģnée de minutes sans respirer \ / j’étais déjà passé dans une autre dimensiơn.

— J’peux… plus… J’vais crever… Chais pas… comment tu fais… toi ?

 

La gamine a les poumons comme deux sacs crevés. Elle boit la tasse à chaque vaguelette, elle cramponne à moi pour pas couler. Dans ses yeux, y a la trouille du noyé.

— Moujik, je lui ai dit calmos, tu prends le propulseur. Seule tu peux atteindre l’île en dix minutes, avec un peu de choune. Là, le moteur patine grave. Chuis trop lourd, toi t’es une plume. Tu restes à fleur d’eau et tu plonges un peu quand ça craint, OK ? Respire à fond, ouvre ta cage, là, tu vas y arriver !

— Et toi mec…? Tu fais quoi ?!

— J’y vais à la nage, t’inquiète ! On se retrouve là-bas ! Le premier arrivé dose la caïpi !

 

À sa bouille, je peux vous dire qu’elle azimutait. Elle est restée une gerbe de secondes la main sur le guidon, à me regarder sourire. Puis un zodiac a claqué sévère sur les vagues. Plac/plac ! Ơbviamente il fonçait vers nous ! Là, elle a plus demandé son reste !

 

Tu auras plonģé, ơuvreur, museau en avant, un liơn de mer, pareil. Profơnd jusqu’au sơmbre, là ơù la lumière des keufs passe pas. Percera plus. Tơn cơrps aura trơuvé tơut seul le mơuvement qui fluit, la cơulée bras plaqués, les cuisses à la cơlle, chevilles laxes & pieds de palme. Tu n’auras plus eu nuque ơu d’épaule, bassin ơu jambes, juste la fusée d’un trơnc d’un seul tenant qui sera tơi. Juste un ơscillé saccade sơuple faufilé pleine mer sans résistance ∼ une sirène. Tu auras senti l’eau de sơn cơrps l’eau de mer savơir s’immiscer se fơndre. Tes brơnches des branchies ses ơreilles ouïes l’apnée lơnģue infinie au sein du bleu saturé de bulles belles, baleine \ Balaise ơui \ Tu auras pris l’air, l’eau, l’un l’autre, l’air ơu l’eau selon l’ơrque, à sinuer par le fơnd jusqu’au sable fracassé de vaģues, frissơnnant. Tu auras su l’espace d’un instant ce qu’ơn sait la furtive si l’ơn suit ça au fil du sanģ >∼ le liquide, l’élément ∼

 

— Vous pouvez déposer votre bague dans le lecteur, mademoiselle ? Merci…

— Il y a encore combien de contrôles jusqu’à la Tour-Fondue ? C’est le troisième en deux kilomètres là !

— La zone est placée sous vigilance noire. Vous êtes journaliste, c’est ça ? Vous travaillez pour le journal de l’armée ? Le Milinal ? Vous avez une permission de reportage de huit heures sur place. Voilà votre Anneau. Il sert de pass pour les prochains barrages. Bon courage, mademoiselle Leblanc.

— Madame…

 

)C’)est Arshavin) qui m’a trouvé in extremis cette bague de presse. Il l’a paramétrée lui-même sur mes données biométriques. J’ai honte d’avoir douté de lui. Avec la double vérification, je n’avais aucune chance de passer sinon. Ça n’empêche pas qu’à chaque contrôle, je fasse dans ma culotte. Comment Agüero va pouvoir arriver jusqu’ici ? Jamais vu une telle densité de contrôles. La police aurait-elle fait les mêmes déductions que nous sur Lorca ? Ou mission d’éviter qu’une ZAG se forme à Porquerolles ?

Plate à mourir est la presqu’île de Giens, très étroite, avec seulement deux routes. Šalines à droite, mer à gauche : pas idéal pour s’infiltrer en stealth. Moi, j’ai l’impression d’avoir le pass princesse en comparaison.

 

Pendant le trajet, je me suis projeté sur mon gant toutes les infos que je pouvais, histoire d’être à niveau quand je serais sur place. Presse indé beaucoup, self-médias, fils militants, made-IA de flux aussi, pour suivre les tendances de l’opinion… Un des sommets de putasserie était sans conteste le clip de Šmalt, un des trois proprios de l’île, tourné au drone en hyperralenti, sur fond d’eucalyptus, de bourgeoises à chapeau s’émerveillant sur leur vélove et de plages splendides enfin nettoyées de la pire des pollutions. Celle des pauvres et de leurs mômes :

« L’île de Porquerolles est une île privilège. Elle est accessible sans condition et toute l’année aux citoyens privilège de France et aux statuts saphir et diamond de la Fédération européenne. Porquerolles est la plus grande et la plus occidentale des trois îles d’Or avec ses 12,5 km2 de superficie. Elle se situe au sud-est de la Tour-Fondue, l’extrémité sud de la presqu’île de Giens, et à 10 km à l’ouest de l’île de Port-Cros – qui jouit également du statut privilège. Elle forme un élégant arc orienté est-ouest, avec un ourlet de plages préservées orienté sud et une côte épique et découpée qui donnent sur l’infini du large. Ses dimensions sont de 7,5 km de long sur 3 km de large. Son pourtour fait une trentaine de kilomètres, avec une majorité de sentiers terraformés aux essences variées. L’île culmine au sémaphore à 142 m et s’enorgueillit d’une multitude de points de vue. Longtemps propriété de l’État français qui en avait fait un parc national, elle a été cédée en 2028 à un consortium tripartite opéré par Civin, Smalt et Bordeaux Corp., réunis sous la holding Cismabor. Territoire libéré depuis cette date, Porquerolles a ainsi pu bénéficier d’une valorisation plus intelligente de ses espaces et d’une gestion éclairée et attentive de ses biotopes d’excellence. Elle offre à nos citoyens d’exception, comme il se doit, la jouissance préservée d’un patrimoine naturel et historique exceptionnel. Bienvenue sur la plus précieuse des îles d’Or… »

 

— Tarik, vous êtes en direct de la Tour-Fondue, avec vue imprenable sur la rade de Porquerolles. On annonce ce matin un assaut des milices commerciales sur la Zone Auto-Gouvernée, qui est occupée depuis une semaine maintenant par des mouvances radicales…

— Oui, et quelles mouvances Marjorie ! On trouve là une sorte de concentré des mouvements d’occupation et de récupération de terres qui ont germé ici et là ces dernières années. En réponse bien sûr à la privatisation croissante des territoires. On se souvient tous de l’assaut du BrightLife ! Ici sur place, les pionniers, si l’on peut dire, ont été sans surprise Volterre, rendu célèbre par leur catchline « La propriété, c’est le vol ». Ils se sont installés près de la plage de Notre-Dame. Mais ils ont été suivis et soutenus par un solide contingent, semble-t-il, des activistes d’UniTerre et de Salut-Terre. Eux se sont répartis dans les vignes du domaine. Il y aurait aussi des groupuscules moins connus comme Underland ou Reclaim Islands et même une poignée de terraristes très radicalisés, issus du groupe auto-dissous Reprendre…

— On parle aussi d’une véritable armada corsaire qui tiendrait depuis deux jours le port de Porquerolles…

— Tout à fait ! Et c’est ce qui inquiète le plus la direction de Cismabor ! Car ils se trouvent maintenant face à une sorte de flotte pirate, très bigarrée, très composite, où l’on trouve aussi bien des jet-skis trafiqués que des paddles, des jet-packs, des voiliers, du zodiac et même un ferry déclassé qui barre l’entrée du port depuis ce matin ! Mais surtout, beaucoup de vaps – des véhicules aquatiques personnels – très maniables, qui ont été aguerris dans les occupations de Groix et d’Ouessant. On a là, selon nos informations, des versions améliorées de cette escadre pirate qui a posé tant de soucis sur les îles bretonnes. Beaucoup de ces vaps sortiraient directement de l’usine clandestine de Locmaria !

— Tarik, est-ce qu’on ne s’emballe pas un peu en parlant d’insurrection ? Sur une île somme toute assez paisible ? Où ce qu’on voit, ce sont surtout des feux de camp et des jeunes qui dorment à la belle étoile si vous me permettez de caricaturer un peu ? Cette occupation ne semble pas avoir l’aura d’Ouessant justement. Ou encore de l’île de Ré, dont on sait qu’elles font toujours l’objet d’une guérilla de réappropriation difficile à éteindre ?

— Écoutez Marjorie, sur le terrain… j’ai plutôt le sentiment que se dessine ici une lutte hautement symbolique sur une île qui est, rappelons-le, un ancien parc national ! Avec donc une haute valeur écologique qui attire beaucoup de naturalistes en lutte. Une île qui constitue, reconnaissons-le aussi, un havre de riches voire de très riches, qui a été soustrait à l’usage du plus grand nombre. Récupérer Porquerolles, c’est un enjeu éthique majeur pour la Mue ou le Moujik par exemple…

— Le fameux MOUvement des Jeunes Insurgés Koalas

— Oui, qui est un mouvement extrêmement populaire auprès des adolescents et de la jeunesse standard, car il prône une approche très généreuse qu’on pourrait juger naïve : chaque territoire repris est géré sur le principe extensif de la gratuité…

— … Alors que les activistes de la Mue, si je comprends bien, prônent plutôt une jonction entre territoire vécu et territoire ressenti… C’est le corps qui est perçu comme territoire à reconquérir…

— On peut effectivement dire ça, Marjorie.

— Le consortium a annoncé une offensive « calme et déterminée » pour aujourd’hui même afin, dit le communiqué, de « ne pas laisser le vol et le viol de terres libérées devenir une barbarie ordinaire ». Ils ont aussi renouvelé leur appel de pied à l’État, en demandant que « les missions régaliennes de sécurité soient assurées pour tous les citoyens », quel que soit leur statut, et en condamnant un « laxisme larvé » face aux mouvements de réoccupation des terres. Comment cette communication est-elle accueillie par les insurgés ?

— Avec beaucoup de sourires, vous l’imaginez bien… Il est clair pour eux que l’État redevient le bienvenu quand il s’agit pour les multinationales de se faire protéger alors qu’il a été gentiment chassé au moment des rachats. Cet appel à papa-maman sonne un peu obscène à leurs oreilles.

— Merci Tarik. Vous restez en direct sur MadMediac !

 

Une fille surgit dans le bois en glissant sur des baskairs. Elle patine entre les troncs comme une malade :

— Ils arrivent ! Venez !

Šur le chemin qui file vers la plage, le ronronnement des zodiacs commence à fuser sur la mer. On aperçoit les premiers points noirs monter et descendre sur la houle. Le mistral reste assez fort et certaines crêtes écument. En second rideau, les navettes blanches gérées par Cismabor, par l’une desquelles je suis venue, font office de soutien marin. J’arrive sur la plage avec une dizaine d’activitistes, la plupart équipés de tuyaux, et là… Là, c’est l’hallucination ! Un rugissement féroce de moteurs monte brutalement et déchire l’atmosphère. Šur tout l’arc de la plage de la Courtade, une trentaine de motomarines) des bécanes noires, rouillées, à triple hélice, tombées du hangar, manifestement bricolées et boostées (hurlent comme au départ d’un motocross. Le son est presque insupportable. Juchés dessus se tiennent, devant, un pilote casqué, et derrière, debout, les pieds verrouillés sur des fixations de ski, un camarade, un tuyau sur l’épaule, au diamètre large comme une main qui règle la puissance du débit de ce qui doit être… une lance à eau ? Plus les zodiacs progressent, en face… plus les moteurs ici barrissent en réponse, par défi ! Puissance contre puissance.

— Regarde ! Les jet-boots !

 

Venant de l’Alycastre, trois dieux marins ont surgi. Ils filent à une vitesse à peine croyable sur deux jets pulsés, fixés sous leurs bottes. Montent et plongent sous l’eau d’une cambrure, en dauphins, avant de resurgir à la surface, en simple appui sur leurs jets d’eau haute pression ! Derrière eux les suit comme leur ombre un jet-ski qui les alimente au tuyau d’incendie. Mais ce n’est pas fini car une troisième catégorie de malades giclent du port sur des jet-packs à triple jet, traînant en surface un module autonome qui pompe l’eau de mer dans leurs tuyères ! Les molosses montent à dix mètres, royaux, une main sur chaque levier, basculent vers notre plage en esquissant une vrille, comme s’ils voulaient vérifier l’état des troupes. Et ils déclenchent la contre-attaque !

Alors la mer entre en effervescence, les jet-skis bouillonnent et s’arrachent de la plage en saturant l’air de pétrole et de rage. Devant eux, les trois jet-packs foncent en lévitation vers les zodiacs de Cismabor, suivis des jet-boots plus maniables, plus flexibles, plus fragiles aussi sans doute. Et dans leur sillage, c’est la ruée sauvage des motos de mer. Armées de leur lance à incendie. On dirait l’assaut d’une cavalerie mongole dans une steppe d’écume, une horde sans chef, sans ordre, de pur chaos qui fonce sur un honorable aréopage de voitures décapotables. À la jumelle, je suis la trajectoire d’Okami, une copine de la nuit, qui pilote un jet-ski rouge. Elle vole de vague en vague, encaissant des chocs massifs sans broncher)) puis d’un coup décolle et vient s’écraser sur l’arrière du zodiac qui arrivait en face ! Le bateau s’enfonce sous la poussée, le nez du canot lève en chandelle tandis que les occupants partent en vol plané dans les vagues !

— Yaaahhha ! Dans ta face ! hurle une camarade toute proche.

 

Okami reste d’abord introuvable, éjectée de son jet-ski qu’elle a été. Puis je la vois crawler et remonter sur sa bête, à présent sans casque, le visage dégoulinant d’un filet de sang clair, sans cesse rincé de sel. Aïe, ça doit piquer. Un vieux monsieur aux airs de loup de mer est venu se placer près de moi. Il me demande mes jumelles. Il semble d’un calme impérieux dans le barouf furibard de l’assaut. Il me sourit et sa présence me fait du bien.

— C’est la première fois que vous voyez ça ?

— En vrai, oui.

— Là, c’est plutôt gentil. À Groix, on avait deux sous-marins de poche, un torpilleur plutôt costaud et les seabobs : ça faisait mal !

— C’est quoi la tactique en fait ?

— La tactique ? C’est pas de tactique ! C’est ça notre force, on reste imprévisibles. Leurs IA de position sont dépassées ! On harcèle en individuel, au flair. Parfois on joue le choc frontal, parfois on essaie de retourner le bateau. Parfois on le coule, si on peut. Le but est d’en balancer le maximum à la baille puis de saborder leur bateau. Ou l’inverse…

 

Il a un rire enroué dans sa barbe de mille jours. Il se régale à regarder.

— Vous n’y êtes pas, vous ?

— Où ?

— Sur l’eau.

— Je me suis pété le pied à Groix. J’étais en jet-pack, comme les barjots devant. J’ai fait un salto pour éviter un mât et je me suis écrasé sur le pont du voilier. J’ai le calcanéum en miettes.

 

J’avais pas vu son attelle.

— Comment vous pouvez couler une navette ? Sans arme, sans rien ?

— Vous dites « vous », hein ? Journaliste ?

— Oui. Si l’on veut…

— Espionne alors ?

— Mieux que ça : stagiaire en lutte des classes.

 

Il rigole.

— On a besoin de tout le monde pour gagner ces batailles. Je me fous d’où vous venez. Vous pourriez être banquière.

— On avait dit pas d’insulte, non ? (Il rigole encore.)

— Je partage pas la parano des jeunes. Mieux on explique ce qu’on fait, même à l’ennemi, plus on fera basculer de gens.

— C’est impressionnant cette armada…

— Ça tombe pas du ciel. Ça vient de nos ateliers clandos, c’est des milliers d’heures en hackerspace, ce que tu vois là. De la bricole en open source : chaque design, chaque hélice, chaque pompe est en libre, tu peux te faire un jet-pack en deux semaines si t’es un peu motivée.

— Mais pour couler un bateau, faut des torpilles non ? Des armes classées ?

— Faut surtout être malin. La jet-set devant, nos héros, ceux avec le pack ou les boots, ils ont un petit tube en titane en bout de bras. Une buse ultrafine où l’eau sort à 4 000 bars.

— Je me rends pas compte ? C’est beaucoup ?

— À trois quatre mètres, le jet te déchire un bras, ça fait une blessure très sale. À moins d’un mètre ça peut te couper une jambe. Et si tu arrives à approcher le jet d’une coque jusqu’à la toucher, ton cutter à eau va la percer et la découper de part en part. Acier ou fibre de verre. C’est comme ça qu’on les coule.

— Juste avec de l’eau haute pression… qui sort par un trou minuscule ?

— Ouais. Avec un peu de sable dedans, pour l’abrasion. La réserve de sable, dans le sac à dos, c’est ce qui pèse le plus. C’est la mort à porter. Mais ça fait tout…

 

Des zodiacs ont résisté aux attaques, malgré tout. Une poignée ont atteint la plage et commencent à allumer les militants à la seringue. Des corps s’effondrent à la lisière des vagues. Beaucoup courent, obliquent…

— Vous avez des nerfs, c’est bien. Pour une stagiaire, vous fuyez pas en zigzaguant…

— Ils sont loin encore…

— Oh… Même à trois cents mètres, ils peuvent vous aligner sans problème…

— On fuit alors ?

— Non. Vasco arrive… Vous allez voir…

De l’horizon, une fusée à eau revient effectivement à toute berzingue, survolant les navettes, esquivant les tirs, rasant parfois les flots, elle serpente dans le grabuge de la rade aussi facilement qu’un missile à tête chercheuse. En une demi-minute, elle est au-dessus de nous, son triple jet couvrant toute parole possible dans un bouillonnement effroyable. Le dénommé Vasco survole un tireur du zodiac puis un autre puis le troisième et les trois s’affalent sur le sable, plaqués au sol par la puissance de la cataracte qui s’abat sur eux. Ils se protègent la tête, lâchent leur fusil, se roulent en boule, crient peut-être : on le saura jamais tellement le jet parle tout seul. Puis Vasco descend sur le zodiac et d’un cassé de bras découpe toute la largeur d’un boudin ainsi qu’on scierait un grume avec une excellente tronçonneuse. Il découpe aussi au jet l’attache du moteur et le hale sur la plage.

— Allez planquer ça !

Je cours aider deux costauds à traîner la chose dans les bois. Prise de guerre !

Ça m’éclate.

 

//FastFlow > Carnage sur la rade ! Quasi-totalité flotte Cismabor coulée par 40m de fond ! Grandes rédactions titrent sur victoire surprise des rebelles !

//ALEX. IA > Cismabor a sous-estimé les forces en présence. La plupart des vaps sont venus de Marseille en plusieurs vagues discrètes. Bien avant début des occupations #in’direct. Ils ont été cachés dans la calanque de l’Indienne au sud de Porquerolles, ou encore camouflés dans les bois #MadManiac.

//Miss-ès-Terre > Des morts ?

//Shyn > 0 mort à déplorer. Normal ! Question des morts clé dans bataille de l’opinion // Multinationales vs terraristes. Ne pas tuer reste prérequis pour conserver l’empathie des clients/l’adhésion des militants #CoachCom. Sans parler du grand public qui supporte de moins en moins la violence

#ViolenceValue. Sommes sur des bases classiques de combat non létal

//Miss-ès-Terre > Non létal ? Mais fait beaucoup de blessés et d’handicapés !

//Shyn > Bataille psy se déporte du coup sur qui a le plus de mutilés, d’œil crevé, hémiplégie, pied coupé ? Communiqués assez alarmants des 2 côtés et sans doute très exagérés #ComSmalt #ComBordeaux #MétaCom.

//Spinella > La Cismabor annonce que 4 salariés auraient perdu un œil.

//VICTOR. IA > Cécités temporaires causées par les tuyères des jet-packs #FactChecked.

 

BLa A rouste qu’on leur a mis, en God mode ! La caroublée ! Les spawnkills quand ils ont voulu toucher la rive ! On leur a pissé dessus à l’aqualance, les mecs mendiaient qu’on arrête. Sur la plage, on leur a tout piqué et on les a jetés à oualpé dans la grande bleue, qu’ils rentrent chez mamie à la nage ! Yahhoou ! L’immense kiff ! On a fait la bamboula sur la place d’Armes, cœur de Porque, histoire d’acter qu’ici, c’est chez nous from now ! Es ist unser Platz, our hostels, i nostri osteria, les nostres botigues ! Free partout, fric nulle part ! On a tout repris en mode open bar : chambres ouvertes à qui veut, buffets gratos, épicerie vas-y-prends, alcool à flots ! Un hôtelier chialait qu’on saccageait sa vie, qu’on est des porcs, il s’était attaché à son escalier avec un U de vélove ! Alors je l’ai peint au pistolet en rose et je lui ai mis une queue en tire-bouchon. Grogne, mignon, grogne ! Il pigera vite que là où créchaient quinze raillales, on va loger soixante chums !

Comme d’hab, tout le monde a joué le jeu pour couper les légumes, préparer la bouffe, caler les barbeuques, tenir les stands, monter la scène, les tables, l’éclairage, préparer les concerts et les games. Y a du minot, ça fait plaise ! Ça virevolte de partout, ça sent la kermesse, la bar-mitsvah, l’aïd, Halloween, la farandole ! Ça zouke et ça se saoule, ça pogote et ça tangote, ça se drague QUILTBAGH+ et ça se touche, j’adore ! C’est le monde qui vient, toucouleur, vivre et lutter, gadjos sans gadget, le monde où tu fais tout toi-même, où t’as toujours une potesse à aider, où tchi te tombe tout cru mais où ce que tu donnes te reviendra au milluple ! La Céleste est arrivée hier soir, larguée d’un coucou à hélice, elles se la pètent paras les copines ! La Traverse a commencé à cabaner dans le maquis et à upgrader les anciennes batteries : Lequin, Alycastre. On a récupéré les huit forts : Sainte-Agathe, Langoustier, Repentance… et des AG ventilent pour savoir ce qu’on va en faire : hangar, ateliers, boulangerie, parc à moutons, mur d’escalade ? Au pistole, j’ai commencé à repeindre le Langoustier, c’est un début. Bleu furtif, fondu avec la mer ! Et en bleu ciel, à même la texture, j’ai écrit en filigrane : « Quelle est la couleur de la Terre que tu veux ? »

Les rares routes en asphalte qui restaient, on les a défoncées pour retrouver le sable. Ça prend forme ici, vraiment, at lightspeed. Certaines nanas ont quinze ans d’occupe derrière elles, c’est nos sagesses, elles savent, elles connaissent la zik, les bad trips, ce qui marche ou pas. Les moujiks sont à fond mais là, ils se mettent sur mute et ça écoute. L’autonomie, elles posent, c’est d’abord l’eau, number one, puis ton ventre numero due, puis le podro : pouvoir dormir. Le reste, on voit après. Et sur Porquerolles, l’eau vive, c’est oualou, elle vient du continent chaque jour, en citerne. Va falloir vite avoir nos tankers. Et pouvoir zapper les barrages dans la rade. Pas gagné. La graille, on a fait un comité dessus : dans l’immédiat, ce sera canne à pêche, vigne, vergers, olives : le local. À terme : pisciculture sauvage, ostréiculture, algues, blé, seigle. L’autonomie en fruits et légumes est possible ici, climat idéal. Faut juste de l’eau. Again. Ça, c’est la focale Ressource. Mais imho, faudra surtout du soin et de l’attention tous à toutes, et reverse ! Car tu spawnes pas une Commune qui tourne, si patchwork dans son rapport au corps, sexe, monde, tout, sans apprendre à vivre avec ce qui nous dépasse et nous unit, despite us, isn’t it ?

 

)Ja)mais je) n’avais vu une fiesta pareille, aussi vite montée et organisée ! Aussi jouissivement bordélique sans rien céder sur l’efficacité ! Ça calmait. À vue de nez, nous étions trois mille activistes s’étirant du port à la place d’Armes et partout se clouaient des bancs, se vissaient des tables, s’empilaient des palettes là, puis ici, puis là-bas… Autant d’estrades au pied levé, sorties du sol, qu’occupaient très vite, comme par magie, un groupe de rock pour un bœuf, deux slameuses plus loin, un mime qui refaisait la bataille du matin avec des bateaux en papier. Partout poussaient des braseros, roulaient des tonneaux de vin et des fûts de bière, s’ouvraient un cercle de parole ou de parade, une AG de poche où des gamins de seize ans décidaient d’un campement. Deux batucadas se répondaient l’une d’un yacht arraisonné, l’autre de la jetée. Et surtout, ça riait, ça se charriait, ça tapait des hugs et des checks, des bisous et des accolades, comme si l’on venait de libérer la France en 1944 ! Je m’accrochais aux rares têtes reconnues du BrightLife. J’étais perdue dans les sigles, les mouvances, les tendances. C’était pas difficile de s’intégrer pourtant. Šuffisait d’aider à tendre les sangles à cliquet d’un chapiteau, porter à deux une marmite de cinquante kilos de soupe, prendre un bock en bambou et trinquer à la volée.

Par paliers, j’ai relâché la tension et je me suis laissée embarquer par ces fous furieux qui veulent changer le monde en tongs. Et qui le changent déjà, devant moi, juste à la façon dont ils se parlent, m’accueillent. Dont ils montent ensemble le banquet géant qui court autour de la place de terre battue : sans chef, sans manager. T’entends aucun ordre qui claque, rien que des « tu m’aides ? », « il manque deux tréteaux, là, non ? ». Šouvent même pas : un regard attentif suffit à deviner le coup de main à donner.

Depuis l’apéro opéra, je bois comme une dingue tous les verres qu’on me tend, prends tous les baisers chaleureux ou coquins qui passent. Je rêve que d’un truc ce soir : fusionner, disparaître. Devenir eux, leur énergie, leur fougue, leurs horizons. Mon existence de semi-fonctionnaire avec son statut rassurant, ma carrière bien abritée à l’armée, elle a explosé hier en vol au fond d’une cave. Ši je regarde devant moi, je vois rien)) un bord de falaise et le vide. Alors avant de chialer devant la bourse aux flash jobs, je m’ambiance ce soir avec la « jet-set » ! Je réfléchirai demain, kampaï ! C’est sûr que j’aurais donné cher pour voir la bouille d’Agüero lever une cachaça sur ce zodiac retourné qui sert de comptoir… OK. J’avoue. Et tout autant pour apercevoir Lorca, tiens, assis là au milieu de l’Assemblée des Usages qui se réunit à côté de moi, en prenant un bon quart de la place. Ma tribu – ça m’a pris par-derrière en voyant tous ces collectifs… Ma tribu, c’est qui au fond ? Ben c’est eux. Enfin j’espère.

Pour fuir le brouhaha, j’ai fini par m’isoler en enfilant une ruelle sombre et bien raide qui grimpe vers le fort Šainte-Agathe. Mais même là, tu croisais des mines réjouies, des sourires que la victoire sur les milices rendait encore plus éclatants. Des prunelles qui brillaient dans le noir, comme si elles voyaient déjà l’après, leur fameuse ZOÙAVE – Zone OÙ Apprivoiser le Vivant Ensemble (ou Apprendre à Vivre Ensemble, je savais plus trop…). Je pouvais pas m’empêcher de rapprocher ça des furtifs. Apprendre à vivre avec eux, oui, comme Varech avec Crisse-Burle. Habiter une petite maison blottie dans la campagne, avec un garçon qui me trouverait jolie, enfin pas trop moche quoi. Et qui aimerait les chats, les loirs qui grignotent les cloisons et les écureuils dans les châtaigniers. C’était ça mon petit rêve à moi. Pas aussi classe que le leur, je reconnais. Pas aussi vaste. J’avais pas la force de plus ce soir. Juste la force de boire encore. Et de lire les graffitis :

 

MERCI DE NE PAS NOURRIR LES HABITANTS. SIGNÉ : CISMABOR.

 

« IL EST DIFFICILE D’ÉCHAPPER AU DÉSORDRE, CAR CONTRAIREMENT À L’ORDRE, LE DÉSORDRE POUSSE. SURTOUT S’IL A PLU CETTE NUIT. »

 

Et celui-ci, raclé au bâton sur le chemin, que j’ai pris en pleine poire :

 

S’ATTACHER OU S’ARRACHER ?

 

En vérité, ce qui me frappe le plus chez ces insurgés, c’est pas leurs idées (tout le monde peut croire à une idée) : c’est leur corps. Ša densité, la pression palpable sous la peau. Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup, ces corps sont foutrement vivants, habités. Ils dégagent une puissance, une puissance d’autant plus désarçonnante qu’elle ne vient pas d’une carrure spéciale ou d’une musculature travaillée. Et que rien dans leurs vêtements à la coule, déchirés, délavés et flottants, ne souligne. Ces corps ont quelque chose de très attirant, d’aimantant. On peut discuter à l’infini de leurs convictions. Šûr. Mais ça, ces corps vivants, ça ne triche pas. Et ça en dit beaucoup plus long que toutes les AG du monde.

 

˛Trois ˛heures ˛j’ai dormi. Mal. Dans le moisi d’un sac à viande. Puis j’ai claqué un café qui traînait sur des braises et j’étais en route. J’ai tombé toute l’île. Ơrdre de mission : trouver Lorca. Au pire, repérer les lieux, les planques possibles, les zones de repli en cas d’assaut. Prendre des repères topo. S’informer tant qu’à faire. J’ai d’abord tiré un bord par les plages, la costa del sol, jusqu’au Langoustier, en écumant le village. Puis j’ai viré derrière et fait toute la côte au large par les sentiers > Brégançonnet, gorge du Loup, cap d’Arme, le phare, la calanque de l’Ơustaou de Diou, mont des Salins, sémaphore > jusqu’à la crique de la Galère. Ơù je me suis écroulé pour una siesta masiva. Pas de Lorca dans une casbah. Pas de Sahar sur les radars. J’ai demandé gentiment de côté et d’autre, en les décrivant. Nada. Y a des campements çà et là dans les vignes et les bois, mais il reste de la marge, francamente. Pourrait y avoir dix fois plus de pueblos. À la brune, en recoupant vers le village, je suis tombé sur un rond de bougies en plein bush. Des compañeros rassemblés autour, avec quelques huttes et cabanes, à ce que je pouvais voir. Ça discutait bas, calmos, très reposant et ça m’a donné le goût de m’asseoir. Personne m’a calculé, de l’herbe circulait, j’ai tiré ma taffe. Une nana que je voyais pas faisait une sorte de petite conf :

— … a existé cette figure du rebelle, au Moyen Âge, du proscrit qui va vivre dans les bois. Les Scandinaves l’appelaient le Waldgänger. Ce qui veut dire simplement : « celui qui s’en va dans la forêt ». Il pouvait être abattu par quiconque le croisait, ce qui laisse imaginer la furtivité qu’il fallait atteindre pour survivre dans ces conditions ! Qu’il fuie ou qu’il soit en exil, le Waldgänger entre en rupture. Comme nous serons en rupture, même avec les camarades ici, si nous choisissons de vivre dans ces bois. En franchissant le seuil de la forêt, vous le devinez, on perd sa société mais on s’ouvre un dehors. Un dehors qu’il va falloir habiter, tenir. Dont on va se nourrir, auquel on va intimement se lier. Un dehors à partir duquel de nouvelles forces en nous vont naître et croître. Pour l’avoir vécu six ans dans les Cévennes, je peux juste vous dire ceci : la forêt n’est pas simplement un refuge, une cachette pratique pour les sans-bagues et les fliqués. C’est un monde d’intensité. Extrêmement tissé et prenant. Les premières semaines, tu ressens une solitude assez écrasante, tu souffres du manque de soleil puis ça devient vite l’inverse : un trop-plein de signes, de traces, de présences, de relations avec la lumière, l’humus, les plantes, la pluie… Et bien sûr les animaux. Tu deviens une mousse qui se gorge de ce monde. Tu en fais partie…

— Tu veux bien nous reparler des Noirs marrons ? De leur relation à la forêt ? Ils étaient déjà des furtifs, eux. Tu crois vraiment ça possible ici ? L’île est petite…

— Pas si petite que ça. Et le couvert forestier est dense. Les trois quarts de l’île sont boisés. La plupart des arbres sont à feuilles persistantes. Il y a aussi un relief intéressant. Des espaces de fuite possible vers la mer, au cas où. Des falaises, des sentes, des chaos rocheux, des restes de bâti. C’est très propice je trouve…

 

Je retire une lơnģue taffe. La hierba es muy pura. Ça me tơurne la trơnche. J’ai l’impressiơn de sentir les fifs autơur, qui m’épient, que vienen a bailar…

— Pour revenir aux marrons, que ce soit le quilombo, le mocambo – qui d’ailleurs veut dire « cachette » – le palenque ou le kampu, de tous, on peut dire je crois qu’ils n’ont jamais vraiment fui, en vérité. Ils s’éclipsent plutôt. Ils se soustraient subtilement à la traque. Ils disparaissent. Vidalou disait que la machine marronne n’est une machine de guerre que dans la mesure où elle est une machine de disparition. La forêt constitue l’espace privilégié de cette disparition, à l’évidence. L’objectif est de dissimuler la communauté sous le couvert végétal. Ce qui impliquait pour eux une topographie neuve, faite de collines, de ravins, de végétation touffue, de marais, de mangroves… L’exact inverse de l’espace panoptique et quadrillé de la plantation. Comme elle est pour nous l’exact inverse de la visibilité féroce de la ville. L’horizon pour une communauté fugitive est d’échapper à tous les dispositifs de capture, qu’ils soient visuels ou physiques. Marronner, c’est entrer dans un devenir-furtif…

— Et y entrer… avec les furtifs ?

— Si possible. Si un lien se construit… S’ils existent surtout…

— Ils existent ! j’ai gueulé. Y en a une palanquée dans ce bois, te lo prometo !

 

Les ombres se sont retournées vers moi, sans trop savoir, sympas/gênées, cahin-caha. Je me suis senti un peu boulis. J’étais qui pour dire ça ? Un chasseur de furtif, che ? Va leur lâcher ça ! Un chasseur viré la veille avec sa bite et son couteau ? Un gars plus paumé que tous les paumés qu’avaient débarqué ici, et qu’étaient pas si paumés que ça, à bien y regarder. J’avais même plutôt l’impression qu’ils en savaient un bras plus long que l’Argentin sur quoi faire de sa vida quand tu pointes plus au mess chaque matin et qu’au lieu d’obéir aux ordres de ton jefecito, tu dois te bricoler tes ordres à toi, te mitonner tes missions, monter ta meute tout seul comme un grand ! Ça me faisait tout bizarre d’être ici. À la fois ça me coulait chaud, je trouvais ça monstre couillu et assez beau, ce qu’ils tentaient, les guignols. En même temps, je me sentais largué grande largeur, sans matos, sans Nèr au scan, sans l’Amiral dans l’intracom. Ơù est ma cible ? Qu’est-ce que je dois foutre si Lorca n’est pas là ? Et s’il est là, comment je vais le retrouver, eh ? Si même la canusa caffie de capteurs fait chou blanc sur lui ?

 

— … Tsiganes, bédouins, juifs errants, chasseurs-cueilleurs, agriculteurs sur brûlis, hommes sans maîtres, cosaques, cathares, corsaires, brigands ! Puis les ermites et les saints, les moines, les pèlerins, les hommes de Dieu… Et encore les étudiants itinérants, les troubadours et poètes, courtisans, devins, chiromanciens, hérétiques, déserteurs, maquisards, et les esclaves marrons donc, aujourd’hui les zoùaves et les zagués… La liste est belle et longue de ceux pour qui fuir la société, c’était se retrouver dans la forêt !

 

·· Ils · sont tous là. Happ et son gang de grimpeurs – Jump, Droppy, Squik, Adda. Je les ai vus sur les mâts fixer des lampions tout à l’heure. Ŀa Céleste est sur site, enfin ce qu’il en reste et ce qui en ressuscite, sans Fled ni Carlif qui sont derrière les barreaux, mais avec… Velvi ! Velvi est venue ! Elle a dû rompre son contrat de vendiante sur un coup de sang – s’ils l’attrapent ici c’est deux ans ferme, elle le sait, elle semble profiter, elle rayonne, j’aimerais tant lui faire coucou et la serrer dans mes bras…

Pas une bonne idée, d’accord. Aussi longtemps que possible, je dois garder mon masque « caméléon » sur le visage, celui qui prend la couleur verte de la forêt, le bleu de la mer ou le jaune de la façade, selon où tu te trouves. Sahar porte le même depuis notre arrivée, nous sommes une petite centaine comme ça, à faire partie sans le vouloir du folklore inquiétant de la lutte : on nous appelle les camés, avec la réputation sulfureuse de mystère et de paranoïa qui va avec. Parfois le respect aussi tant certains camés sont activement recherchés et risqueraient gros à être filmés tête nue. Par exemple… nous. Velvi aussi, à l’évidence, devrait en porter un – elle déconne.

 

Ils sont tous là, donc, tous les mouvements radicaux que compte l’Hexagone, avec pas mal de militants étrangers aussi, venant parfois de très loin. C’est toujours un signe quand ils viennent, le signe que ça va compter, que quelque chose de fort est en train de grandir, que nous ne sommes déjà plus dans la lutte locale, déjà au-delà, dans le rayonnant, le modèle ou l’inspiration possible. Ouessant, Notre-Dame-des-Ŀandes, le Vercors font partie de ces luttes références. C’est parti pour l’être ici, ça s’intuite à plein de choses. Combien de temps ça fait que je n’ai pas vécu ces sensations ? Trois ans à peine et ça me paraît une éternité, une vie antédiluvienne qui resurgit, me happe.

Cet après-midi, j’ai participé à l’assemblée fondatrice du Ŀangoustier, qui a été arraché à Bordeaux Inc., puis définitivement conquis ce matin. Un hôtel quatre étoiles, cent vingt chambres de luxe, deux restaurants, pas mal de bâtiments de service, une position sacrément stratégique à l’est de l’île avec la double plage nord-sud qui se touche et offre un double mouillage. Une mine de potentialités qu’il va falloir révolutionner selon une exigence de partage, métaboliser en auberge de jeunesse et en cantines, autogérer hors de la logique clients-service sur laquelle le bâti a été conçu. En faire si possible un hameau, voire un village autogouverné ?

Savoir Tishka avec Sahar, toutes les deux en train de faire le tour de l’île pour créer du land art m’a totalement libéré. Je savais que cette journée (et sans doute une ou deux derrière), nous serions protégés par notre victoire et par la contrainte consécutive, pour le consortium battu, de réfléchir afin de fomenter le prochain assaut. Qui lui sera féroce, je ne me fais pas d’illusion. Je savais surtout Tishka vivante et heureuse, en sûreté ici parmi les camarades, de sorte que pour la première fois depuis sa disparition, je pouvais penser à autre chose qu’à elle. Me consacrer à une passion mienne, ne serait-ce que quelques heures ! Ça a été pour moi une joie presque neuve de simplement contribuer à cette assemblée, d’y retrouver mes capacités sociales et mon sens oublié du collectif, de m’y sentir utile au-delà du périmètre de ma famille. M’y sentir à ma place.

Comme dans la plupart des assemblées « de fondation » que j’avais vécues dans les Communes autogérées – des AG toujours surinvesties affectivement, surexcitées même – j’ai retrouvé l’éclatement multipolaire habituel. Cette façon assez unique, plomb et or à la fois, qu’ont les radicaux de se diviser et de se subdiviser, à mesure de l’intensité des convictions qui nous fondent. Aux premiers conflits, tout est revenu en moi à la surface, disponible, tout mon métier de sociologue communard : la lecture des stratégies de groupe, la perception des charismes, les attitudes clivées de rupture, de consentement et de conflit, le tempo primordial des prises de parole, la question de la méthode, les votes pour savoir si l’on vote… Celles qui croient à l’intensité, à l’énergie, que voter est une défaite ; ceux qui croient à la méthode, à un minimum de règles, comme moi, parce que l’énergie s’y équilibre, y prend une direction, évite la dispersion entropique ; celleux qui ne jurent que par l’action, le faire, l’immanence des constructions collectives, le on-fonce\ on-verra-bien ! sans voir que ce faire est déjà un choix imposé aux autres. Qu’il faut justement questionner.

Assis en cercle dans le parc de l’hôtel ferraillait le panel ample de la lutte, dans ses composantes plurales. Ŀes 1/g portés sur le combat et la guérilla, les armes à fabriquer, le système de défense des forts, la nécessité de propager le feu de la révolte sur toutes les îles à la fois. Ŀes Citoyennistes, étoilés de principes, de respects croisés, de consensus-à-trouver, d’ouverture maximale à la société civile – en bref, faire de Porquerolles un modèle d’accueil et de démocratie. Ŀes Corsaires avec leur anarchisme ancré, leur passion pour les îles et le moindre caillou émergé, les villages flottants en pleine mer, les cargos pirates et les cités-ferries, qu’ils rêvent comme des immeubles vagabonds, indépendants de tout territoire puisque la mer sera leur terre si bien qu’ils échapperont au droit. Ŀes Survivalistes en mode Apocalypse Now ! – tunnels, terriers, bunkers, qui feraient bien de Porquerolles une taupinière comme de la batterie des Mèdes l’université mondiale des cours de survie. Ŀes Primitifs qui visent une écologie radicale, une île intégralement notech, sans moteur, sans bague, sans bruit. Ŀes Terrestres qui se veulent plus pragmatiques, parlent de restanques à restaurer, de coupes raisonnées pour une filière bois locale qu’irait de l’arbre à la table, pensent permaculture et agrumes bio et n’excluent pas l’élevage dans les plaines, voire la chasse en cas de surpopulation de sangliers. Et bien sûr la Mue, qui imbibe tant d’autres luttes, ce mouvement transverse qui libère les corps et les genres, cherche ce point de fluidité de l’humain nuancé qui ne refuse pas l’ancrage, pour peu qu’il soit volontaire et pas assigné par la société.

Et tellement d’autres encore, aussi exaspérants que touchants : les pacifistes, les drogués, les épicuriens, les terraristes, les collapsologues, les narcissiques, les misanthropes, les no-future et les no-ways, les yes-we-can et les à-quoi-bon. Toute cette faune et cette flore de ceux qui n’ont parfois qu’un seul point commun : penser que ce système est le mal. Sans avoir la moindre idée, le plus souvent, de ce qui pourrait être « le bien » – ou tout au moins « le mieux ».

 

Ŀas, la discussion est très vite partie en vrille, comme je l’ai vu cent fois dans les Communes où je suis intervenu. Alors je n’ai pas tenu bien longtemps : j’ai attendu le trou et j’ai pris la parole. Certains, j’en suis sûr, ont vite reconnu mon style plutôt posé et assez chaleureux je crois, ou ma voix. Tant mieux ou tant pis. J’ai brossé le tableau des forces et des convictions en présence, avec le triple « hum, hum, hum ! » en fil rouge : humanité du regard, humour et humilité des pistes. Ŀ’enjeu du jour, j’ai suggéré, me semblait de poser les bases d’une gouvernance partagée, qui n’écrase aucune vision, n’exclue personne, rende le maximum de formes de vie compossibles sur le hameau, quitte à utiliser l’espace pour que chaque pôle dispose de son champ d’expression. Et j’ai proposé des cadres minimaux pour sortir de la cohue. Choisir d’abord les processus de prise de décision : loi non dite du meilleur parleur ? Vote brut majoritaire ? Conduite par boucles suggestions-objections-consentement ? Des élections sans candidat déclaré, sur proposition de chacun ? Du mandat tournant, révocable, tiré au hasard ? Déjà, ça a commencé à turbiner. Puis définir qui décide quoi : raison d’être des rôles dans le hameau, périmètre d’action des logeurs, des anarchitectes, des guérilleros, etc. Tâches redevables, attribution de ces rôles, forcément interchangeables, pour éviter que se reconduisent les traditions d’une certaine oppression.

Enfin j’ai essayé de rappeler l’essentiel, dans l’esprit : la nécessité de créer du « nous ». Un faire-ensemble et un vivre-ensemble. Une intelligence collective qui se reconnaisse dans le dissensus, par le dissensus et en tire sa vitalité et pas son épuisement. Ŀ’acceptation d’être pour, contre, parmi, avec ou sans, parfois tout à la fois. Plus quelques graines semées sur l’êthos, les comportements nuisibles, l’attitude propice à une construction commune. Ŀes évidences de la bienveillance, souvent oubliées, les apports du lâcher-prise, les mérites de l’écoute, l’importance de savoir reconnaître son ego et ses colères intimes, de savoir s’observer parfois pour se déminer. Penser la colère comme un don qu’il faut faire fructifier. Pour construire, pas pour détruire. Ŀa centaine de personnes assises au milieu des eucalyptus et des pistachiers m’a écouté, sans me couper, ce qui était déjà pas mal. Puis on m’a traité de citoyenniste, de manager communal, de boîte à outils rouillée – et surtout, on m’a demandé de retirer mon masque, pour couper court à toute suspicion de manipulation. Plus le choix : j’ai été obligé d’y passer. À vrai dire, je crevais de chaud sous le processeur mimétique, sans évoquer que je me sentais mal à l’aise de m’exprimer à visage caché. Une vingtaine de personnes m’ont reconnu tout de suite. Certaines devaient être au courant pour ma fille. D’autres avaient fait un bout de route avec moi sur des communes du Vercors sud et des Cévennes.

— Tu te caches parce que tu es recherché ?

— À ton avis ?

— Recherché… pour quoi ? Si tu peux en parler ?

— Je peux pas en parler.

— C’est pour ça que ça fait quelques années qu’on te voit plus ?

— T’étais au BrightLife non ?

— Oui, c’est pour ça. Mais c’est en train de se débloquer. C’est pour ça que je peux être là. Évidemment, je compte sur vous pour l’anonymat.

— No souçaille, tu le sais bien !

 

Il y a eu un silence assez long derrière. Des chuchotements. J’ai entendu le mot furtif, j’ai senti surtout une forme d’estime, d’empathie, qui est fondamentale dans ces milieux. J’en ai profité pour proposer au vote brut le principe d’une élection sans candidat, donc sur proposition des autres, pour un premier comité Habitat à huit membres. Ŀa propale est passée à main levée. Un copain de la Traverse a pris le relais pour proposer la même chose pour les comités Cantines, Ravitaillement, Protection du site, Relations avec le village, Ateliers de fabrication. Accepté. Pour les candidats proposés, ça s’est plutôt bien réparti entre les différentes mouvances, la multiplicité des comités sollicitant au final presque tout le monde, ce qui était précieux pour que monte un sentiment collectif. On m’a proposé pour le comité Relations avec le village et j’ai même été élu. Ça m’a fait tout drôle : je ne me projetais pas ici, mais pourquoi pas ? Qui pourrait dire ?

Au moment où les bières ont commencé à mousser pour l’apéro, les sourires étaient revenus, le rythme des mandats tournants actés, la plupart des champs opérationnels couverts : la ZAG prenait doucement et sûrement forme dans une euphorie palpable.

Ŀa nuit tombée, nous sommes rentrés par grappes par le chemin des plages, à discuter tambour battant sous un ciel étoilé, de prix libre versus gratuité, de monnaie alternative contre pas de monnaie du tout – avant d’aller rejoindre la fête au village, dont on entendait les basses gronder à trois kilomètres !

 

J’avais pas mis les pieds sur la place que Velvi m’a sauté dessus, complètement torchée déjà, hilare, si ravie de me voir ! Puis j’ai aperçu Jojo qui devait raconter pour la énième fois le crash de l’hélico sur le BrightLife et j’ai salué Noé avec ses lémuriens. Au gré de la foule qui fluait et refluait entre port et place, j’ai embrassé des camarades des Métaboles, enlacé des potes de Volterre, deux copines anarchitectes, des tagueurs d’Oufs & Flous qui m’ont dit que Toni était là, et une pléthore de communards et de zagués des quatre coins du pays que j’avais aidés à construire un collectif qui tienne. De proche en proche venaient se poser des bras sur mes épaules, des « salut Ŀorca » sifflaient à la volée, la musique bombardait dans tous les sens quand je suis tombé sur Zilch qui démontait un drone sur un bout de muret, entouré de ses potes hackers de Nuage de Poings.

— Hey Lorca, on s’encanaille ?

— Salut toi ! Tu nous bousilles la couverture aérienne ?

— C’est sévère là-haut ! On a triangulé le brouillage sur phare-sémaphore-la vigie. Émetteurs militaires. Rien ne passe. No way !

— Même les satellites ?

— Surtout les satellites ! Les drones, on les défonce au canon ! Puis récup !

— Comme là ?

— Çui-là, ça va faire un dad chanmé. Un faucon. Sinon comment va ? Et Sahar ?

 

Il n’avait pas levé les yeux de son drone anti-drone, sa tignasse claire tombant sur sa gueule d’ange, comme s’il opérait à cœur ouvert un bébé, avec la même sensation d’urgence. Son débit était toujours aussi sec et haché. Par comparaison, Nèr était un grand mou.

— Sahar est là aussi.

— Et ta fille ? T’as fait le deuil ?

— On peut dire ça. Yes.

— Tant mieux, faut roxxer mec. L’avenir est là, autour de toi ! Un gosse, t’en refais un quand tu veux ! Fuck & Hack !

 

C’est ça, mec… Je commençais à m’éloigner quand la sono a grincé un larsen :

Bonsoir les Communards ! Je vous coupe la fête deux secondes parce qu’on a là une communication assez lunaire de notre très cher Ministre de l’Intérieur, Monsieur Gorner. Il vient en gros de reconnaître sur Civinal que ses services travaillent activement sur la traque des… devinez quoi ? Ah non pas des migrants, pas des insurgés, pas des terraristes, vous y êtes pas ! Pas la traque des sans-bagues, non plus, non ! Trop banal ! La traque des… furtifs ! Oui, vous avez bien entendu ! Monsieur Gorner, tenez-vous bien et préparez les bouteilles, vient donc de reconnaître officiellement l’existence d’une nouvelle espèce animale qui vit dans notre environnement immédiat, les furtifs ! Et ça, c’est une sacrée nouvelle, non ? Bonne fête les Porquos !

 

Ŀa fille qui avait saisi le micro était à moitié ivre et parlait en bouffant les syllabes. Mais ce qu’elle venait d’annoncer déclencha un hourrah général et une explosion de bouchons, de cris et de danses endiablées sur la place en ébullition. Pour ma part, j’étais viscéralement douché de l’intérieur. Et je ne comprenais pas vraiment la réaction des camarades, ce qu’elle signifiait, s’il fallait que je m’en réjouisse ou m’en horrifie ? Déstabilisé, je me suis glissé près des groupes proches qui discutaient, plutôt que de brailler, dans l’espoir que mes oreilles orpaillent le maximum de réactions à la volée :

— T’imagines ? Une nouvelle espèce vivante ! Une espèce qui échappe aux capteurs !

— Ils doivent flipper leur race les keufs !

— Ça sent l’extermination féroce. Là, Gorner, il nous prépare. Les selfs-meds disent que ça commence à paniquer grave chez les vieux. Les mamies soulèvent leurs meubles…

— Les supermarkets sont dévalisés en produits anti-cafards !! La joke, tu crois à ça ?

— Y a des mecs qu’ont peur des mouches, alors un furtif, j’te dis pas !

— ... un signe, mec. Un signe de la nature. L’évolution nous envoie un miracle.

— comme le loup, le lynx, sauf que c’est une espèce supérieure. Plus intelligente encore. Le kiff !

— C’est le plus beau jour de ma vie. J’te jure ! On a marave les milices, on a repris Porquerolles et les furtifs existent ! Dis-moi que je rêve pas ! Pince-moi ! Encore ! Fort ! Aïe ! Putain, j’y crois !

— … comme si une armée de tigres venait se battre à nos côtés. Tu réalises moujik ? ÇA EXISTE ! C’est pas du mytho !

— Je réalise pas là. Je suis kéblo là. Je reboote grave.

— Ils sont là. Là, partout ! Ils sont avec nous ! Autour. Ils vont nous aider ! On va apprendre d’eux. On sera leurs singes savants ! Tout va s’inverser !

— Mais on sait même pas de quoi ils ont l’air ? C’est quoi un furtif ? Un chat, une souris ?

— C’est tout à la fois, tout le vivant, tout ce que tu veux ! Ils se transforment tout le temps, mec ! Tu piges ou pas ?

— Comme des koalas mutants ? Des spikemons ?

— Si Gorner s’empare du sujet, c’est qu’il a une stratégie derrière. Faut pas être naïf. Là, il a reconnu qu’ils existent, en mode acculé par le journaliste. Histoire de faire penser qu’il voulait pas en parler… mais… mais… qu’il peut pas mentir plus longtemps non plus. Très malin à mon avis. Il joue la peur latente. Il attend de voir comment les réseaux vont relayer.

Si ça va être viral ou pas. Et derrière, il va frapper fort.

Faut se préparer au pire et commencer à…

— … c’est quand même un événement de ouf ! Limite l’annonce d’une vie extraterrestre, genre ! On vient de découvrir un nouvel animal, les terras ! Un stealth comme dans Ghostwar ! Le vivant revient !

— T’emballe pas, camarade ! Life is back… but… elle va peut-être repartir aussi vite ! L’écocide, tu connais ?

 

saharEn saharce  saharbeau matin d’automne, l’eau suspendue dans l’air bruissait au soleil. Fraîcheur et chaleur s’entrelaçaient avec tact. La maison où nous avions dormi offrait deux vastes pièces sans rupture, équilibrées de tables, les corps y circulaient facilement, tout était accessible et évident, bols, thé en vrac, pain chaud et miel, d’une ergonomie que seules les longues pratiques collectives apportent. Tishka s’était jetée sur mes épaules et m’enlaçait de sa tendresse immense, j’avais l’appréhension qu’un camarade s’éveille, si ce n’est que la fête avait couru jusqu’à l’aube et que sur la foi des ronflements de Lorca, l’alcool mêlé à l’herbe les amènerait sûrement au-delà de midi, voire bien plus tard !

Je n’avais pas été à la ſête, je l’avais regardée du ſort Sainte-Agathe avec Tishka, aſin de ne pas la laisser seule, encore moins de lui imposer une acrobatique gymnastique ſurtive, vu la multiplicité des regards tramés dans ce type de ſoule – et bien qu’elle m’ait assuré, avec ses mots, qu’elle s’était déjà baladée dans des maniſestations et que la ſoule avait des routines de vision ſaciles à esquiver. Nous avions joué à repérer les concerts épars et l’origine des sons, compté les ſarandoles et les carcasses de bateau halées sur la place, nous avions ri de voir certaines hélices de bateau servir à mélanger la soupe ! Tishka s’était régalée à écouter ce tohu-bohu distordu par les raſales, elle s’était gorgée de cette joie qu’elle sentait partout pétiller, elle me disait qu’elle voulait vivre ici avec ces gens qui barouſent, qu’ils avaient l’air ſeureux, plus ſaſous que dans les villes. Qu’elle aimait pas quand c’était toujours pareil et que son copain ſiſ, il avait des jeux jamais pareils…

— C’est pour ça que tu l’as suivi ? Que tu es partie ?

— Mon corps est partisse tout seul. Après, je vasais plus revenir. Mes jambes est à la bouge, maman ! Ça frémousse même je dors !

— Je sais, chaton. La nuit, je sens que tu changes. Ta fourrure change. Parfois c’est plus doux, plus chaud, parfois je me cogne et ça fait mal. Cette nuit, tu râpais comme du sable à ton coude… Ça ne te… fatigue pas de changer tout le temps ? Tu voudrais pas parfois… être juste une petite fille… comme ta copine Maïwenn, tu te souviens ?

— Je sais pluie la peau.

— Tu sais plus faire ? Retrouver ta peau ? Tu ne contrôles plus ton corps ?

— Pas bien plus. La câlin m’aide si je fonds dans vous. Je vous imime. Vous m’êmez.

 

Elle disparaissait parfois plusieurs secondes, à cause d’un humain qui se

retournait. On allait se cacher régulièrement derrière le fort.

— Tu crois que papa aussi, il est un peu fif ?

— Il fuite papa, il fifoute. Toi bientôt maman !

— Je vais devenir un peu furtive, alors ? À force de te faire des bisous ?

— À force la fibrisse, la vibraille dans ton os. La sangue acoule tes neives.

— La sangue ? Tu veux dire… le sang ? Ou la langue ?

— Même. C’est titou.

 

Tishka évoquait rarement les autres furtifs : je devinais bon gré mal gré qu’elle échangeait avec eux, par des trilles subites, lesquelles me faisaient sursauter – parfois par des séquences rythmiques qui semblaient anodines, par exemple un bâton tapoté sur des arbres, ou des cailloux jetés pas n’importe comment dans l’eau, qui amorçaient une série de notes. J’avais l’impression qu’elle traversait un moment de tension, de déchirement entre sa vie furtive qui l’attirait toujours et son quotidien renoué avec nous, l’amour total qu’elle y trouvait. S’y suscitait cette envie-miroir qui la travaillait d’être la petite fille que nous rêvions malgré nous qu’elle soit, quoi que je fasse, en toute rationalité, pour dépasser ça, pour me persuader que je l’acceptais telle qu’elle était. C’était faux. Enfin : ça n’était pas encore vrai, j’y travaillais de toute mon âme, sans savoir si j’y parviendrais un jour. Avoir le droit de la regarder, juste ça : la contempler vivre.

 

Ce matin-là d’après la fête, j’ai retiré mon masque caméléon : je n’en pouvais plus de le porter comme la muselière du pouvoir et de la trouille. Aussi parce qu’à la grâce des rencontres avec quelques camarades lève-tôt que j’ai croisés au fil des chemins, des visages familiers dont je partageais si profondément la vision du monde, je me sentais plus puissante et plus libre que je l’aurais été nulle part ailleurs, bien plus que sur le BrightLife qui n’était qu’un îlot de béton exondé du béton, et cerné de policiers. Ici à Porquerolles, la distance avec le continent, confortée par l’écrin d’une mer tout autour pour salutaire douve, embellie et apaisée par l’odeur des eucalyptus et la résine du myrte, adoucie encore par le friselis audible des vagues en contrebas et la brise sur ma peau, ici tout concourait à une joie pure et dételée, qui m’a donné envie d’aller faire du land art avec Tishka. Je n’étais pas libre parce que j’étais seule, c’était même l’inverse : j’étais libre parce que je me sentais liée & reliée – agrandie par Tishka et par mes complicités ici, par l’amitié tangible, forgée par nos luttes communes, que chaque rencontre de hasard réactivait. C’est là que j’ai croisé Héloïse vers la plage de la Treille, une slameuse avec qui j’avais bien dû faire trente occupes. On s’est remémoré en riant le « mantract » qu’on avait écrit en atelier à Bordeaux, avec des moujiks, il y a deux ans, en se disant à l’époque qu’il faudrait le taguer sur l’asphalte des avenues privilège – et puis nous n’y avions plus pensé, nous étions passées à autre chose. « On pourrait l’écrire ici, tiens. Avec la couverture média sur l’insurrection, on est sûres qu’il sera lu ! Ça peut être chouette, non ? » Et c’est parti comme ça – nous avons pris les vélos, Tishka m’a suivie en lisière de forêt et nous avons écrit nos mantras politiques sur ce que l’île offrait de plus visible du ciel, avec les matériaux qui se trouvaient sur place. Sans imaginer l’impact que ça aurait.

Le texte lui-même était une sorte de manifeste, de « kit mental de survie en territoire traqué ». Au fond ce projet vieux comme la militance de pouvoir catalyser en quelques phrases serties, dans un tract rêvé ultime, le cœur de ce qu’on dénonçait et de ce qu’on prônait. À la fois. Ce minifeste, comme disait Léo, faisait neuf points, articulés sur neuf enjeux clés :

  1. - Se lover ou s’envoler ? [Individualisme]

  2. - Du possible, sinon j’étouffe ! [Expérimenter]

  3. - Ressusciter l’angle mort… [Out of control]

  4. - Rien ne les détruit plus que le gratuit [Économie]

  5. - Pour que taffer fasse triper [Travail]

  6. - Ressusciter l’angle mort… [Out of control]

  7. - La bague ou la zag ? [Autonomie technique]

  8. - Tisser nos corps [Corps]

  9. - Nous serons la nature qui se défend [Écologie]

À les relire, surtout à les écrire, au feeling des lieux, je trouvais ce manifeste finalement assez solide, plutôt large de portée, en tout cas très adapté à ce que l’insurrection voulait déployer ici. Très vite, en nous voyant former nos grandes lettres, des moujiks amusés nous ont rejoints, des primitives, des terrestres, des anars, un peu de tout. Au cap des Mèdes, sur l’esplanade, nous avons galéré avec des cailloux blancs pour écrire l’exorde, dont j’aimais beaucoup la poésie :

 

S’EST ÉTENDU L’HIVER OÙ LES HOMMES À SEMELLES DE VENTETE MARCHENT SUR LA GUEULE POUR Y IMPRIMER LEURS MARQUES.

TOI, TU AS LEVISAGE DU PRINTEMPS QUI S’IGNORE ET QUI VIENT, QUI LÈVE DANS TES YEUX. TOI, TU ÉTAIS DÉJÀ DEBOUT.

CE MANTRACT EST POUR TOI, POUR NOUS. QUI SOMMES LÉGION.

ET QUI AVANÇONS AVEC CETTE PORTE OUVERTE ENTRE NOS DEUX ÉPAULES, QUI BAT, ET NOS ALLURES D’APPEL D’AIR.

 

À la plage de Notre-Dame, avec du bois flotté et des cordes, nous avons marqué :

 

TÂTONNER. RATER. ESSAYER ENCORE. RATER MIEUX.

FAIRE QUE NOS EXPÉRIENCES PRENNENT CORPS, S’OFFRENT LE TEMPS, OUVRENT L’ESPACE. FAIRE QUE QUELQUE CHOSE ENFIN SE PASSE.

FAIRE QU’IL EXISTE UN DEHORS, UNE JUNGLE, DES ZAG ET DES ZOÙAVES, AU ZOO LIBÉRAL QUI NOUS ENCAGE. DU POSSIBLE, SINON J’ÉTOUFFE !

 

Nous sommes ensuite montés au sémaphore où, avec du gravier, nous avons composé par petits tas le paragraphe « Tishka dédicace », qu’elle a gloussé de découvrir :

 

COMPRENDRE QU’ILS TE VEULENT LIBRE POUR MIEUX TE CONTRÔLER.

QUE CHAQUE BAGUE QUI LUIT LAISSE UNETRACE SUR LES CARTES QU’ILS COMPILENT.

« COURS CAMARADE, LES YEUX-MONDES SONT DERRIÈRETOI. »

COMPRENDRE TON STATUT D’ÉPLUCHURE POUR LES PORCS DU PIG DATA.

COMPRENDRE CE QUI NOUS SÉDUIT, OÙ L’ON NOUS CONDUIT

– ET QUE TU ES LEUR PRODUIT. ALORS SUR LES RÉSEAUX EN TORERO S’EFFACER –

RESSUSCITER L’ANGLE QU’ON CROYAIT MORT.

JUSTE PASSER. SE DÉCOUVRIR FURTIF… HOP !

À la Courtade, avec des bambous cassés, nous nous sommes lâchés sur une laisse de deux cents mètres de long, avec moult punchlines qu’on devait surtout à Naïme et Héloïse :

 

LONGTEMPS TU FUS L’INDIVIDÛ QUI CRUT QUE TOUT LUI EST… DÛ.

L’INDIVIDU-À-LISTE, SÉQUENCÉ ; L’INDIVI/DUEL : SEUL CONTRE TOUS !

TAVIE D’HYPERLIENS, D’ALIEN, D’I-RIEN RETRANCHÉ COMME UN PÉPIN DANSTON GRAIN DE RAISON, DANS TA BULLE DE FILTRE, AU MILIEU DE TA COMMUNE-ÔTÉE.

PUISQU’ON A TOUT FAIT POUR NOUS RENDRE ÉTRANGERS AU MONDE,

QUOI D’ÉTRANGE À CE QUE NOUS VOYIONS TOUT LE MONDE COMME UN ÉTRANGER ?

TOI QUE BIGTATA COUVE DANS TON TECHNOCOCON : PLUTÔT CHENILLE OU PAPILLON ? SE LOVER OU S’ENVOLER, ENFIN ?

 

Sur la place du village, devant l’église, à côté d’une petite horde de ronfleurs dans des sacs de couchage, nous avons marqué à la craie ça, un peu le noyau du combat :

ILS ONT LE RÉSEAU, TU N’AS RIEN. TU ES LE 0, ILS SONT LE 1.

ALORS NOUE ! CONSTRUIS AVEC D’AUTRES LES COMMUNS.

ET AU CŒUR DE CE NOUS, EXPLORE À QUEL POINT TU ES LIENS.

POLITIQUE DE L’AMITIÉ : S’ÉLEVER DU SOLITAIRE AU SOLIDAIRE, DE LA GRAPPE AU GROUPE, DU CONNECTIF AU COLLECTIF.

LA LIBERTÉ DES AUTRES DÉPLIE LA NÔTRE – ORIGAMI.

 

On a crocheté par le moulin du Bonheur où Sabrina K., une fondatrice de la Mue, a eu l’idée d’utiliser les quatre pales pour y scotcher au gaffeur blanc :

 

LONGTEMPS VOUS NOUS AVEZ TRAVAILLÉS AU CORPS, CHERS POUVOIRS.

À L’EXPLOITER, À L’ASSIGNER, À LE GÉRER. À LE GENRER.

APPRENEZ DÉSORMAIS QU’IL EST À NOUS. TOUT SIMPLEMENT.

ET QUE NOUS L’AVONS LIBÉRÉ POUR NOUSTISSER TOUS À NOUVEAU, AUTREMENT, CORPS ET ÂMES, EN FIL DE SOI, DE TRAME, D’ARIANE, EN FIL DE FAIRE SURTOUT : FAIRE AVEC, FAIRE ENSEMBLE, FAIRE CORPS.

 

En redescendant à la plage d’Argent, une petite euphorie commençait à monter car les premières images de nos premiers mantras nous arrivaient par nos drones. Un hacker basque en avait déjà fait une sorte de diaporama avec une musique « qui-va-bien ». Les partages en ligne explosaient. Ça nous a redonné de l’énergie pour cette plage si bien nommée… qui ne pouvait qu’accueillir notre mantra sur l’économie :

 

S’ILS POUVAIENT, ILS NUMÉROTERAIENT TES CRIS.

SOUS LEURS CHIFFRES, TA CHAIR BRUISSE. MOI J’TE CALCULE PAS !

HORS DE PRIX ESTTOUTE VIE VÉRITABLE. AU BOUT DU COMPTE,

SUR CE SYSTÈME, ÇA : RIEN NE LES DÉTRUIT PLUS QUE LE GRATUIT.

 

Steph-le-pizzly, un ami de Zilch, a proposé la grande dalle du phare pour y taguer à la peinture :

 

PUISQUE LEUR MONDE EST UNE PUB QUI NOUS VEND DE LA RÉALITÉ

PUISQU’ILS ONT ALGORITHMÉ JUSQU’À L’AMOUR, LE JEU, LE JOUIR ET L’AMITIÉ

PUISQU’EN NOUS PROCURANT PAR LA TECHNOLOGIE LE POUVOIR,

ILS NOUS ONT EN DOUCE RETIRÉ LA PUISSANCE

LA BAGUE : UN SEUL ANNEAU POUR NOUS GOUVERNERTOUS ?

SANS DOUTE EST-IL TEMPS DE REPRENDRE EN MAIN

NOS OUTILS ET AU SÉRIEUX NOTRE AUTONOMIE TECHNIQUE ?

HACKER VAILLANT, RIEN D’IMPOSSIBLE !

 

Afin de parachever notre tour et puisque nous étions maintenant une cinquantaine de scribes chauffés à blanc, suffisamment nombreux pour une dernière tocade de graffland art, nous avons été chercher du sable blanc sur la plage du Grand-Langoustier, dans nos mains, des sacs, dans nos poches… Et là, laborieusement, tout en cursives et sur toute la longueur du chemin de terre entre le fort et le trou du Pirate – nous avons fait onduler des lettres de sable qui calligraphiaient ce qui aurait pu être le mantra des Terrestres :

 

NOUS SOMMES LA NATURE QU’ON DÉFONCE.

NOUS SOMMES LATERRE QUI COULE, JUSTE AVANT QU’ELLE S’ENFONCE.

NOUS SOMMES LE CANCER DE L’AIR ET DES EAUX, DES SOLS, DES SÈVES ET DES SANGS.

NOUS SOMMES LA PIRE CHOSE QUI SOIT ARRIVÉE AU VIVANT. OK. ET MAINTENANT ?

MAINTENANT, LA SEULE CROISSANCE QUE NOUS SUPPORTERONS SERA CELLE DES ARBRES ET DES ENFANTS.

MAINTENANT NOUS SERONS LA NATURE QUI SE DÉFEND.

Nous nous sommes rendu compte que nous avions oublié le mantra sur le travail et on l’a gardé pour les vignes du Brégançonnet. Mais déjà, sur toutes les chaînes d’information continue, le mantract des insurgés passait en bandeau sous les têtes doctes des experts en sociologie de la radicalité. Les photos aériennes de nos mots coupaient les mimiques calibrées des éditocrates et barraient le sourire condescendant des politologues de pacotille. Le fil de faire tournait avec les pales du moulin du Bonheur où déjà les premières brassées de blé ramenées de la côte se faisaient moudre en farine qui ferait le pain de nos boulangeries autogérées. Sème ta zoùave !

 

)J’)ai d’abord) capté MadMediac :

… Est-ce qu’on peut parler d’une victoire à la fois militaire, logistique et symbolique des terraristes ? Le fameux mantract vient d’être repris à Paris aux Tuileries, on le signale à Lyon place Bellecour, à Marseille sur l’ombelle du Vieux-Port… Le signe 1/g est d’après les collexiqueurs le glyphe le plus présent sur les murs de Nantes et Rennes… Emmanuel Fargue, vous êtes expert en…

… Que veut dire ce g de « 1/g » en dehors du mauvais jeu de mots, pardonnez-moi, sinon « guerre » ? Ou « gang » !

… les insurgés disent plutôt que ce G signifierait « générosité », « gentillesse », « gaieté », des qualités qui seraient au fondement de leur démarche, donc placées au dénominateur. Et que le 1 du numérateur évoquerait l’unité…

… Ne soyons pas naïfs, s’il vous plaît ! Ces gens veulent la guerre ! La guerre à tout ce qui constitue le socle de nos démocraties : le respect de la propriété privée, l’économie du travail…

 

Puis j’ai zappé sur Bordeaux Blanc, la chaîne faussement neutre et transparente de Bordeaux Inc. où la parole se voulait plus « libre » :

— Anne-Laure Picq, vous êtes séréniste pour la ville de Paris-LVMH. Est-ce qu’on peut parler de sidération à la suite de l’annonce de Paul Gorner sur les furtifs ? Les premières images qui ont circulé et qui sont issues d’un centre de recherches de l’armée…

— … Disons une officine tenue secrète pendant près de dix ans…

— … Et financée par nos impôts… Oui, le surprenant Récif – Recherches, Études, Chasse et Investigations Furtives – qui dépend du Renseignement stratégique et rend compte directement au ministre des Armées, rappelons-le. Ce Récif a eu bien entendu un rôle décisif dans les révélations. Et surtout dans la crédibilité indiscutable désormais de ces révélations en faisant sortir les furtifs du statut d’aimable légende urbaine, sans grand fondement, à celui de réalité avérée. Et bien sûr de menace potentielle… .

— Paul Gorner a confié aux médias respectables, et cette transparence est tout à son honneur, une centaine d’heures d’enregistrements vidéo. Vous avez pu en visionner une dizaine d’heures, Anne-Laure Picq… Quelle est votre première réaction ?

— J’ai été à la fois… fascinée et glacée, je vous l’avoue. Ces bêtes extrêmement rapides, qui mutent sans cesse, piochent dans l’environnement comme dans une… déchetterie… C’est assez terrifiant d’imaginer qu’elles sont là, un peu partout… Peut-être sur ce plateau même… dans vos coulisses, sous la table où nous parlons…

— Est-ce qu’il n’y a pas un aspect merveilleux aussi ? Les réseaux sont très clivés là-dessus mais une minorité, souvent jeune d’ailleurs, y voit l’émergence d’une beauté cachée, à protéger absolument ?

— Ce sont les mêmes qui voudraient qu’on ne tue aucune mouche, aucun rat, et que nos villes deviennent des bouges infestés de cafards parce qu’on ne doit pas toucher au vivant ! Ces furtifs sont dangereux, spécialement parce qu’ils sont invisibles à l’œil nu. Et qu’ils sont actifs. Très actifs. Il va bien falloir les gérer…

— En même temps, certains pourraient vous répondre qu’ils sont là depuis très longtemps et que nous avons jusqu’ici très bien vécu avec eux ?

— Nous avons très bien vécu pendant longtemps avec la tuberculose, la peste et le choléra, la rage transmise par les chiens errants. Cet argument est un non-sens. Nous avons le droit à un monde sérénisé, débarrassé des maladies, des pollutions et des nuisibles. Allez expliquer à la vieille dame que nous avons vue sur votre reportage d’ouverture qu’elle ne doit pas avoir peur qu’un furtif se glisse sous son lit ? En ne gérant pas le problème, vous allez susciter une explosion d’anxiété et de peurs irrationnelles qui est en soi une atteinte grave à notre sécurité psychologique !

— Vous vous rangez donc aux propositions de Gorner sur une prise en charge rapide et sans concession de la question furtive ?

— Bien entendu ! Gorner a déjà eu le mérite de forcer la vérité à sortir, dans un bras de fer qu’on imagine difficile entre la police et l’armée. Sans partager toutes ses idées, loin de là, il agit ici en responsable. Ni plus ni moins.

 

Puis ce fut l’avalanche. Inimaginable pour moi par sa rapidité et par sa violence. Nous étions sur les roches du Puncho di Buon Diou, perchés au-dessus de la baie de Notre-Dame, à prendre le soleil avec du rosé frais dans nos verres. À goûter ce plaisir inespéré, deux jours auparavant, d’être à nouveau ensemble, tous les quatre. (Tous les cinq…) Tranquillement abrités sous nos chapeaux de paille, masqués juste ce qu’il fallait par la cime des chênes parce qu’on craignait les scans, les dalles de grès nous chauffaient agréablement les reins. Au loin, au-delà du bleu, la Côte d’Azur nous apparaissait entre les branches. Nerveux, Lorca a demandé qu’on mette les infos pour voir comment évoluait la folie autour des furtifs. Ši ça virait à la panique ou à l’attirance ? J’ai activé ma bague Leblanc et je lui ai demandé le flux Civinal afin d’être vite fixé. Et là…

— De multiples fuites, attribuées à des hackers bienveillants, viennent de sortir dans la nuit. Elles semblent toutes provenir des fichiers du Récif dont on mesure mieux ce matin l’opacité irresponsable. Non seulement l’existence menaçante des furtifs nous a été cachée pendant plus de dix ans, mais nous apprenons que des hybridations humain-furtif, des hybridations forcées, ont été imposées à des enfants…

— Disons Julie qu’elles touchent ou ont touché des enfants… sans qu’on sache encore si la contamination a été délibérée ; restons prudents !

— Toujours est-il qu’une hybride de six ans, répondant au nom de Tishka Varèse, serait en liberté à l’instant où je vous parle. Elle est activement recherchée par la police en raison de son pouvoir de mutation, apparemment très contaminant.

— Oui, l’enfant a été classée cible noire, ainsi que ses parents, Lorca et Sahar Varèse, qui sont bien connus des services de police. Le père est en effet un chasseur de furtifs qui appartenait jusqu’à peu au Récif. Il y aurait été longtemps protégé par son mentor, l’amiral Feliks Arshavin, directeur du centre, qui a cette nuit été placé en garde à vue. La mère est une militante radicale de l’éducation populaire qui n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on lui attribue une cinquantaine d’occupations illicites de bâtiments privés…

— … Plus de huit cents infractions pour exercice illégal de l’enseignement, excusez du peu…

— … Ainsi que de nombreuses participations à des destructions collectives de sas et de drones de zonage.

— Nous sommes là, Nicolas, en face d’un duo radicalisé qui utilise leur fille… comme arme d’infiltration et sans doute aussi comme arme virale de contamination des populations.

— C’est ce qui ressort des premières déclarations en off que nous avons pu recueillir auprès des inspecteurs…

— Avec les précautions d’usage sur ce type d’informations, naturellement.

J’ai voulu couper mais Lorca m’en a empêché.

— Est-ce que la police a pu situer où seraient les fugitifs, Nicolas ?

— C’est là que ça devient un peu terrifiant, Julie. En effet, les fugitifs auraient été flashés par un piège photographique anodin, posé par des voisins vigilants dans le village de Giens. Un piège destiné à l’origine à recenser les chiens vagabonds.

— Et donc ?

— Donc, ils seraient, selon toutes probabilités, sur l’île de Porquerolles.

— Au cœur de l’insurrection, donc ?

— Tout à fait Julie !

 

Šans trahir la moindre émotion, Lorca m’a dit :

— Mets-nous en lecture Self-Med Ted. Il sait être factuel. C’est un flux fiable.

 

Après les multiples tensions entre les directions de Bordeaux Inc., Smalt et Civin qui ne sont pas parvenues à établir une stratégie commune, la Gouvernance a rappelé vers 16 heures qu’elle ne saurait se substituer aux propriétaires pour faire respecter l’intégrité de l’île. Toutefois, dans un souci d’apaisement public, le ministre de l’Intérieur, Paul Gorner, a annoncé qu’il mettrait les moyens nécessaires à la reconquête de Porquerolles. Il a proposé aux milices du consortium un assaut coordonné avec les forces de police. L’opération devrait avoir lieu dans les jours prochains, sans doute jeudi. M. Gorner a reconnu que la présence plus que probable sur l’île des trois fugitifs à haute dangerosité, à savoir la famille Varèse, avait évidemment joué un rôle dans sa décision d’intervention. Il a rappelé que toutes les images, même aériennes, qui nous parviennent de l’île sont issues de la propagande insurgée et donc sujettes à caution. Il a aussi reconnu que les brouilleurs illégaux utilisés par les terraristes empêchent d’obtenir une situation fiable. Mais que les scans automatiques au télescope ont déjà repéré quatre départs de feu et la destruction partielle du centre d’art contemporain Carmignac. Dans ces conditions, « plus que le respect nécessaire de nos lois, c’est le respect impérieux de notre patrimoine naturel qui doit prévaloir sur toute autre considération. Nous ne pouvons pas laisser une île d’Or être souillée sans réagir. Comme nous ne pouvons pas laisser en liberté une bombe biologique de six ans manipulée par ses parents, dont le potentiel d’hybridation peut déclencher en cascade, si l’on n’intervient pas rapidement, des mutations irréversibles sur la population proche. Sans parler de l’impact sur les animaux, en particulier domestiques », a conclu le ministre.

 

— On fait quoi ? On se suicide tout de suite ou on attend demain ? a fait Agüero.

 

Lorca et Šahar se sont pris dans les bras. Puis ils nous ont attirés à eux et on s’est serrés tous ensemble comme des oursons.

 

J’ai senti sur ma ĥančhe la petite main d’une bombe bioloğique alors j’ai fermé les yeux et j’ai pris la petite menotte dans la mienne. Alors č’était ça. Č’était elle. Tisĥka. L’ennemie publique no 1. Če bout de cĥou qui ronronnait.