CHAPITRE 19 Porque ?
)Ag)üero recale) sa nuque, qui craque. Il me vole les mots de la bouche :
— Il faut que vous fuyiez. Illico. Sur Port-Cros ou sur Giens. Faut pas rester là pendant l’assaut.
— Personnellement, je ne bouge pas. Je ne leur laisserai pas l’île comme ça. L’enjeu politique est devenu critique. Ça dépasse notre petit cas.
— Votre petit cas, Sahar ? Tu plaisantes j’espère ?
— Non.
— Je pense comme Sahar. Nous devons… rester. Ce qu’on a entendu sur Civinal, tout le monde ici va l’apprendre très vite. Personne ne va vouloir qu’on parte, Saskia. On fait bloc avec la lutte.
— Non seulement nous faisons bloc… mais qu’on le veuille ou non, Lorca, Tishka et moi, nous allons désormais l’incarner, cette lutte, pour les médias déjà. Et même pour les camarades. Rien que pour ça, il faut faire face !
Ils avaient raison. On était à peine redescendus du chaos rocheux, à peine revenus sur le chemin qu’on s’est fait escorter jusqu’au village où se tenait une AG grave, ultratendue. Quand Lorca et Šahar sont arrivés, tête basse, il y a eu une ovation debout, silencieuse. Pas de cris, que des applaudissements. Šahar s’est d’abord excusée pour ce que leur présence allait ameuter de forces de police. Tout le monde a rétorqué en gros : « Tu rigoles ou quoi ? On va vous protéger à mort ! On les laissera jamais vous choper ! Comme on leur laissera jamais cette île ! » Une moujik s’est levée, elle avait quoi – seize ans ? – des cheveux courts en vrac et une frimousse à croquer. Elle a dit :
— Je sais pas où est Tishka. Je sais même pas comment on peut la protéger de ces connards. Mais tant que je serai debout, je vous jure-crache qu’on la défendra. Elle amène la vie, la vie en barre ! Il a raison SuperGorner : elle va nous contaminer ! Mais moi je rêve que de ça : qu’elle nous contamine ! Qu’on soit un peu plus bougeants, plus chaa-faa !, un peu plus oufs que ce monde mort qu’ils nous proposent. Tishka, si tu es là, sache que je vais tatouer ton nom sur ma nuque. Parce que ma nuque, c’est un endroit que je vois jamais. C’est mon angle mort. Et toi c’est ton lieu de vie. C’est là où tu pourras te poser et me donner la force. Apprends-nous la furtivité, si tu peux, si tu veux… Apprends-nous à échapper à la traque, parce que la traque, c’est ce que j’ai toujours connu. Dès le berceau. Mes parents m’ont baguée de naissance, au cas où je me mette à courir à six mois, tu vois le genre ? Je sens que quelque chose se passe ici. Que l’avenir, on le tient dans nos bras. Les furtifs sont venus pour nous. Ils sont là. C’est cadeau.
Elle a regardé le sol comme si elle cherchait la suite et…
— Il faut les accueillir, leur dire « arrive ! », « coucou vous ! », « on veut être comme vous, marre d’être des humanos de merde ! ». Je sais pas, je dis portenaouak… Mais là, les moujiks, là… Là, y a une chance historique qui passe, elle vole, flip flap, chopons-la ! Non ?
Toute l’assemblée est restée attendrie trois ou quatre secondes. Avec ses mots, la gamine avait tout dit. La suite, ça a été une formation temps réel à la guérilla. Ingouvernables mais organisés, qu’ils disaient sur leurs bérets. Et c’était ça. Comité Corsaire, atelier de jet-packs, défense des forts, pièges en mer, tranchées, tripodes contre les débarquements. Canons à eau. Comité Fossés. Comité Voiliers. Comités Aqualances. Comité Štratégie. Comité Anti-Progagande. Ça s’est monté tout seul.
˛Là, ˛j’ai ˛basculé >< j’étais plus chasseur, plus citoyen, plus à obéir à qui, à quoi ? J’étais guérillero, le Che, point. Tellement loin dans le mensonge, ces enculés, ils ont été, dans le cynique, c’est pas obscène, c’est du porno. Foutre en gardave l’Amiral, comment ils osent les mecs ? Faire passer Lorca, este gauchito, et Sahar qu’a aidé des palettes de minots, pour des terroristes, putain, ils vont où ? Comment on peut faire ça, balancer ça ? Vlam, bouffez cette daube pourrie, les clebs ! Gorner, avec sa gueule de bogosse et ses trente-cinq berges, il est maintenant dans ma liste de snipe. Si je l’ai en mire, je le bute, bam, une balle de 16, la tête arrachée à trois cents mètres. Faut pas qu’il se pointe. Je sais fuir mec, maintenant ! Fuir comme personne sait fuir, chuis un fif, alors frappez et s’évanouir, je saurai ! ¡Hasta el quilombo siempre!
Je me suis foutu direct dans le comité Aqualance. Un jet-pack j’ai demandé, on m’en a filé un à peaufiner, rapport que j’étais chasseur de furtifs, le pote de l’Ơrque \ l’aura, toussa… J’ai pris, zéro remords. Je veux juste être au front quand ils vont attaquer. Juste avoir mon cutter à eau pour défoncer leur coque. Qu’ils crèvent ces bâtards !
BoursOpinion >> FastScan >> Dans un geste fort qui relance le bras de fer police/ armée, le ministre des Armées a confirmé l’amiral Arshavin à la tête du Récif après sa garde à vue de 72 heures, qu’il a qualifiée d’« inappropriée ». Harcelé par les médias dès sa sortie du commissariat, Feliks Arshavin s’est prêté avec aménité et malgré la fatigue à une conférence de presse de plus de cinq heures au siège du Récif où il a posément justifié l’activité du centre, ses objectifs et ses missions. Son TCM (taux de crédibilité médiatique) qui émergeait à 3 % suite aux accusations sévères de Gorner est ressorti à plus de 60 % à l’issue de sa confrontation. Ce qui donne la mesure de sa performance. Beaucoup d’analystes du panel Plurimed ont salué la grande clarté des réponses (89 %), la pédagogie poussée des explications (82 %) et au-delà, l’attitude globale du directeur du Récif. Ouvert aux critiques (66 %), sincère (86 %) et convaincant (61 %) sur ses choix. Surtout, l’état des recherches sur la communication avec les furtifs, qu’il a retracé, est parvenu à dissiper une partie de la terreur inspirée aux populations (indice Proterror -32 % à 18 heures). L’image d’une espèce animale capable d’échanges et conforme à un apprivoisement possible renverse la tonalité anxiogène des déclarations de Gorner (switch de valence Truby). Elle ouvre à une envie de découverte et rapproche symboliquement le furtif du chat (AAA+) ou d’espèces sauvages mais domesticables comme la fouine (A-), la belette (AA+) ou même le singe (B+). Nous maintenons donc notre recommandation à l’achat pour la valeur #Profurtif avec un objectif de cours à 35 à court terme. Et nous dégradons les valeurs #KillFif et #NoFif à BBB dans l’attente des réactions du ministère de l’Intérieur.
BArshavin, A babille ce que tu veux… Pour oim, c’est le Barodevel ! Il t’a mis le schpuc out of mana juste avec sa face ovale. Il nous a tous healés ! Le lendemain de son show, les bleu marine ont buggé à Giens : ça a afflué de partout, limite manif sauvage ! On aurait dit que tout ce qui milite, mue, squatte, lutte et hacke s’était mis à spawner sur la Côte d’Az, popant de toute la Gaule pour venir défendre Porquerolles ! Et des ritals aussi, des rosbifs, de la teutonne, du blond-blanc skatant du pôle Nord. Quand les mics se tendaient, ils disaient « Tishka must stay free » ou « We are here to save the feurtiffsse » ou encore « Pork’Rolls is the future we need ». Les Gorner-boys ont bien tenté, et réussi, à verrouiller le port d’Hyères. Ils ont barré au fourgon la route des Salins et cadenassé l’embarcadère à la Tour-Fondue. Choucar ! Sauf qu’on a vu un truc de ouf, en réponse. Chabés et chabos se désaper dans la rade de la Badine, foutre leurs fringues dans des sacs-poubelle et se jeter à la baille so fresh pour nager vers Porquos ! Fuck me, I’m famous si je mythonne ! »» mais la seule fois que j’ai téma ça, c’était au départ d’un triathlon ! La marine a commencé à foutre ses navires en travers, ils ont réquise des chalutiers pour tendre du filet mais ça servait plus à grand-chose. Les swims-swims plongeaient dessus, dessous, se faufilaient, ça glossait comme un banc de poiscaille autour d’un rocher. L’image de ces nageurs qui traçaient vers l’île façon migrants vers la Terre promise a flashé si fort que ça a fait tilter le buzzer. Y a eu quelques rafles sur la plage, bessif. Mais sitôt dans l’eau ils pouvaient plus rien faire. Trop de risques de noyade ! Trop coutch, le ticket média, si une poupée de quinze ans se coince la jambe dans un filet ! Ou t’avale son poids en eau en réul au 13 heures !
— Pour les moussaillons qui nous ont rejoints, je refais le topo. Ici, vous êtes chez les Corsaires. OK ? Nous, notre taf, c’est de tenir la mer. On a monté trois comités. Choisissez-en un et lâchez rien car ce qui nous attend va être costaud ! Ils vont pas nous rater. Y a le comité Armada où on prépare les navires pour l’assaut. On les arme, on les calfate, on les renforce. Je vais vous décevoir mais on n’a pas de lance-roquettes ni de boulets de canon. On a des aqualances, des catapultes, des trucs incendiaires, pas de quoi frimer. Si vous avez des idées, c’est bienvenu. Y a le comité Frapper/Fuir avec les vaps, aka les jet-skis, jet-packs, hors-bords – tout ce qui va vite et fuit vite. Là aussi, on a besoin de gens, surtout pour les tuyaux et les hélices : mouler, forger, faire tourner les imprimantes 3D, réparer aussi. Plus on aura de jets opérationnels, plus forts on sera. Enfin, y a le comité Île. Là, notre idée, c’est d’utiliser au maximum les petits îlots autour de Porquerolles et de Giens. Vous les voyez sur la carte : Petit et Grand-Sarranier, rocher des Mèdes, les deux îles du Ribaud… Et d’y ajouter le maximum d’îles artificielles qui serviront de plates-formes logistique, stockage, ravitaillement, postes avancés. Mais surtout qui vont les gêner pour progresser et atteindre Porquerolles. Ce sera comme des récifs flottants.
— Des genres de barricades sur l’eau, quoi ? Comment on va monter ça ?
— Avec du bois de récup, palettes, grumes, des fûts, des bidons, des épaves qui flottent encore. Certaines îles pourront se déplacer, d’autres seront fixes.
— Dans notre jargon, intervient un jeune corsaire (pantacourt, vareuse noire, chapeau à cornette, barbe d’une semaine), on a trois types d’îles : les mob’îles, qui peuvent bouger, les stab’îles qui sont fixes et les frag’îles qui sont foireuses et peuvent couler à tout moment. On dit mob, stab et frag pour aller plus vite.
)J’)ai choisi) les Corsaires car ce qu’ils font me paraît avoir l’utilité la plus directe pour l’assaut. Un peu aussi, je reconnais, à cause du charisme, cette culture pirate qui les nourrit, la sensation de liberté et de flibuste qu’ils/elles dégagent. Nous sommes une centaine sur le pont du cargo noir, à l’abri dans la calanque des Šalins. Avec vue sur Port-Cros, toute verte derrière nous. Le temps est toujours magnifique pour novembre, le soleil chauffe dans l’air frisquet. Un boucanier qui fait ses soixante ans a pris la parole. Voix plus éraillée qu’une coque raclée sur l’asphalte :
— Depuis hier, avec l’arrivée des camarades, on a bien avancé et on a déjà une vingtaine d’îles artificielles, mais faut continuer. C’est pas encore la Polynésie. (Le gars attend un peu, mais personne pige sa blague.) On a récupéré deux péniches, plus cuche de meubles qui flottent. Des coques de catamarans, des monceaux de palettes, chambres à air de camion, boudins. Faut attacher ça ensemble, le mettre à l’eau. Et l’ancrer. On a besoin de mains !
— Je vous montre la carte marine de ce qui est déjà en place, coupe une nana, la quarantaine, visage buriné au sel, chèche bleu. On a mis des noms pour chaque archipel. C’est pas juste pour le fun et parce qu’on adore les jeux de mots à la con. Enfin si ! (smile) Ça permettra de savoir de quoi on parle lors de l’assaut. (Les gens commencent à lire et à sourire, moi aussi.) Devant la Courtade, l’archipel allongé en barrage, c’est Crocod’île et Rept’île. À la pointe du Lequin, l’archipel souple, qui peut également bouger : Ag’île, Hab’île et Duct’île. En avant-poste ici entre le port et la Tour-Fondue, un amas qui va prendre cher, c’est certain, qu’on a appelé l’Amas Conda avec les îles Versat’, Vibrat’, Volat’, Tact’ et Rétract’. Devant le cap Rousset, c’est la réserve de projectiles avec évidemment l’île Project qui est un amas de douze barques avec munitions. Et mes deux préférées sont là : Miss’ et Lance-Miss’, qui contiennent des blobs incendiaires…
— Je connais bien Miss Île, c’est une bombe, trop belle ! charrie un minot.
— Derrière l’île, nous avons trois cargos, le nôtre compris. Un ferry hors d’âge que vous voyez derrière le Sarranier ; le porte-conteneurs au large, qu’on considère aussi comme des mobs ; plus quelques navires lents ou sans hélice. Ex’, Host’ et As’ accueillent des nageurs venant de Port-Cros ou du Levant et des flibustiers du large. Infant’, Juven’ et Nub’ sont réservées aux ados et aux enfants ; Mut’île est dédiée aux blessés en mer. À terme, si on survit à l’attaque, on a prévu de développer des îles potagères – Fert’ – ou de transformation agricole – Hu’.
— Vous êtes de grands malades avec vos noms !
— J’avoue. Ah j’allais oublier nos îles de fûts, qu’on remplit d’explosifs et qu’on va disséminer un peu partout, façon mines, en amont du port. Elles, on les a baptisées les… les…?
— … FÛT’ÎLES !
— Wesh ! Je crois que vous êtes prêtes !
— Moi j’espérais qu’il y ait un « Bar’île »… me glisse un activiste de Volterre tout bas.
Un blagueur qui avait l’oreille qui traîne lui répond du tac au tac :
— De poudre ? Ou juste de rhum ?
˛Ces ˛gars ˛sont sympas, sin duda, gouache énorme, bon esprit. Mais rayon militaire, ils sont dans la semoule. Ils se croient stratèges \ à part que leur manquent sale les bases. Leurres, points de fixation, contournement. La coordo terre-mer-air qui peut nous retourner la couenne sur un asador. Je les ai laissés bavasser. J’étais en mode batterie, à charger. Y en aurait peut-être un qui se souviendrait que je sors de la grande muette ? No ?
— Toi Agüero… tu vois ça comment ? Ça te parle ?
— Tchi… Vous êtes à l’ouest.
— Carrément ?
— Plus que ça, même. À ce train, vaut mieux leur filer les clés du port et vite calter vous planquer dans le maquis corse. Avec votre tactique, je leur donne trois heures pour tout boucler.
— Tu nous fais chier grande gueule !… Explique-toi !
— OK, essayez deux secondes de penser comme eux. Je suis le commandant de l’opération, je fais quoi ? Les deux points de débarquement évidents, c’est Courtade/Notre-Dame. Grandes plages, larges. Peu de fond par contre. Donc zodiacs et barges. Les navires de guerre, trop de tirant d’eau donc je cherche la profondeur. Trois sites possibles : calanque du Bon-Dieu, Grande-Cale et…
— L’Indienne…
— Sí. Je dégage les positions en surplomb avant d’accoster, histoire que mes gars se fassent pas caillasser. Donc soutien aérien. Paras sur le phare, pointe de l’Oustaou. Sur le front ouvert, là où on les attend, je mets les moyens, mais pas trop. J’avance pépouf, je laisse venir, j’aspire les insurgés loin des côtes. Triple rideau : du vap pour faire joujou, des avisos derrière et les croiseurs en appui, solides, prêts. Je focale les médias dessus. Je siphonne l’attention. C’est mon leurre.
— Admettons. Ensuite ?
— La prise de l’île, elle se joue en vrai sur la côte escarpée et à l’intérieur, sur les quatre plaines : Brégançonnet, lagunes, vignes de la Courtade et Notre-Dame. Hélicos gros porteurs, deux rotations suffiront. Quatre cents hommes posés qui ratissent vers les plages. En mer, tu nettoies pour amener les barges jusqu’au sable. Tu débarques.
— Combien ?
— Mille hommes. Pas plus.
— Prise en tenaille…
— Sí. Et tu harcèles à l’hélico.
— Malgré les brouilleurs ?
— Pas de drone, pas la peine. Juste les hélicos en autonomie. Gaz incapacitant. Grenades dispersantes. Narcotiques. La clé pour eux, c’est la bonne coordination terre-mer-air. Et les sites d’approche. Les hélicos décolleront du Levant. Les navires de guerre seront tankés la veille derrière Port-Cros. L’armada de la rade fera sa papusa Tour-Fondue, mais elle servira sans doute peu. On sera sous le feu de partout. Si on veut répliquer, faudra être raccord. Sortir de la hourrah-guérilla, compadres !
Les mecs se tassent un peu, vexés. Ça s’agace. Ơrgueil à la con. Tout le monde a le groin sur la carte gravée au bâton dans la terre, avec des cailloux pour les sites et des bouts de carton pour les noms. C’est bricolé mais ça couvre cent mètres carrés, tout le monde peut suivre. Et ça donne bien la mesure du défi, des distances.
— Bon. Imaginons que t’aies pas tort… Ce qui reste à prouver. Nous, on se défend comment ?
— DCA…
— Quoi ?
— Défense anti-aérienne. C’est la priorité.
— Avec quoi ? On a rien pour ça !
— Faut les empêcher d’atterrir, c’est tout. Et sniper les paras en vol. Vous avez de bons tireurs ?
— Pas trop…
— Je vais prendre les plus doués et je vais les former. Ensuite, faut mettre les meilleurs jet-packs derrière, sur les calanques. Casser le débarquement : ils seront fragiles sur les pentes, c’est raide.
— OK. Et sur les plages, on les regarde débarquer, ou bien ?
— Là, votre tactique colle. Faut les couler avant la cote des dix mètres.
— De fond ? Donc à 500 m du rivage pour la Courtade…
— Quasi, ouais. Donc watercutter à donf. Idem premier assaut, mais avec plus de monde.
Ça turbine dur dans les crânes. Certains encaissent. D’autres réalisent pas encore. Ça va être féroce, ils vont être débordés, ils soupçonnent pas encore à quel point. Gorner joue son élection sur cet assaut. Il va mettre du lourd. Une Allemande, genre Grüne, avec une fleur dans les cheveux, lève sa mimine :
— Vous pensez… on a vraiment une chance ? D’après vous dites… est-ce pas mieux faire un lie-in ? Accueillir bras ouverts… bewusst, mit blumenketten ? Inverser la chose. Poser non-violence à violence ennemie ? Gagner la… krieg de l’opinion ?
Ça pouffe et ça ricane, ça approuve du chef sans moufter, ça braille. Je réponds calma :
— Si c’était de la vraie guerre, je serais déjà plus là et je vous aurais dit « Taïaut ! Desapareced ! Raus, schnell ! ». Car ils feraient du tir au pigeon de la côte, directamente. Mais là, en face, ils ont deux contraintes énormes : uno) pas de morts et dos) pas de dégâts sur l’île. Et ça, c’est très chiant pour eux. Ça les oblige à aller despacio. Si on résiste bien, si on tient sous les gaz, si on est intelligents dans les replis et les contre-attaques, tierra y mar, on a notre chance. Ils peuvent pas se lâcher, eux. Mais nous, on peut !
Si la nouvelle m’était d’abord parvenue par un self-média, elle avait rapidement pris de l’ampleur dans les médias indépendants… Peu importe, voilà : un groupe d’élèves des cités d’Orange, que j’avais suivis plusieurs années, des adolescents déscolarisés, avaient découvert, sous le choc, les accusations injustes portées sur moi et la propagande consécutive contre l’enseignement populaire, auquel eux pourtant, à titre personnel, suite à la faillite de l’Éducation nationale, devaient tout. Sur un coup de sang, ils avaient décidé de mobiliser les disons trois ou quatre mille élèves et étudiants à qui j’avais pu enseigner depuis quinze ans – et de lancer ensemble un cortège d’appui « Pour la proferrance, pour Sahar » en cobus jusqu’à Hyères. Là, bloqués comme les autres par la police, ils avaient comme les autres décidé de contourner les barrages et de partir en nageant nous rejoindre ! J’ai eu l’info au dernier moment et lorsque je suis descendue vers la plage avec mon masque, je me suis perchée sur un rocher, pendant que Lorca me montrait sur une tablette un point bleu qui clignotait : c’était l’émetteur de Farid, un de mes chouchoux, qui entrait dans la baie de Notre-Dame. Autour de lui nageaient dans un bouillonnement d’écume une centaine d’élèves, des gamins que j’avais vus cirer les cubes bancals de la cité des Métaboles, la place Hakim-Bey, l’Ajola, les Ulis, et ils nageaient, ils venaient là pour moi, pour ce que j’avais fait ou essayé de faire, pour ce que je leur avais donné et dont, finalement, je n’avais jamais eu tellement de retours, ou si fugaces, éphémères… Pour la seule fois de mon existence de proferrante, j’ai compris ce qu’ils avaient reçu. Ce que ça leur avait fait. Ce qu’ils en avaient gardé par-devers eux, dans leur cœur, dans leurs souvenirs, dans ce qui les aidait, clopin-clopant, à grandir. Et ils étaient venus me le ramener avec leur corps, aujourd’hui, à la nage, au péril de l’incarcération, de l’assaut tout proche, de la noyade. Je peux pas expliquer l’émotion que ça m’a fait. Je sais pas.
)La) veille) de l’assaut, j’ai été regarder Agüero s’entraîner au jet-pack, calanque de l’Indienne. Lorsqu’il est revenu, le cador de la jet-set, un type haut et large comme un cube, capable de porter en suspension quarante kilos de sable sur son dos, m’a dit :
— Lui là-bas, l’Argentin, on m’a dit qu’il était chasseur. Mais c’est pas ça : c’est un pilote de chasse ! Faut pas confondre ! Jamais vu un gars aussi doué ! Foutu acrobate !
Šahar et Lorca veulent passer leur dernier soir avec leur fille évidemment. Ensemble, la veille, avec les meilleurs connaisseurs de l’île et quelques amis très proches, les plus sûrs, on a cherché le meilleur abri pour eux. D’où ils pourraient surveiller les mouvements aussi. Voir qui s’approche. Še terrer au besoin ou fuir s’il le faut, dans une zone opaque aux hélicos, la plus dense possible. On a fini par choisir l’ancienne batterie haute des Mèdes, sur la crête du Galéasson. Réseau souterrain de bunkers, postes camouflés, fuite possible dans un maquis à couper au couteau, avec un second abri possible sous le chaos de roches des Mèdes. Tishka a semblée ravie du choix, Lorca aussi.
Bon… Topo du soir : Toni sera avec ses potes à régler leurs motomarines, à transvaser le carburant et à tracter les dernières fût’îles au large. Mes copains corsaires vont préparer l’assaut au ratafia, ce qui me semble pas très malin et j’ai pas le goût.
Alors on a décidé avec Agüero de se faire une soirée « en amoureux ». On se l’est dit comme ça, en déconnant. On a pris des chandelles, on s’est monté une table au coucher du soleil, il m’a fait griller une côte de bœuf en me servant du bourgogne qu’il avait chapardé au Langoustier. Je lui ai cuit une tarte aux arbouses du maquis, sur la braise. On a bu, on s’est émus d’être là, on a joué à se prendre la main, puis à se faire des bisous dans le cou… J’ai sorti mon olifant pour lui souffler un tango. Et puis voilà… À force de jouer, on s’est pris au jeu et on a fini par faire l’amour sous la Grande Ourse. Et ça m’a toute chambouleversée.
Il m’a avoué que ça faisait longtemps qu’il en avait envie. Que le taf, qu’on soit de la même meute, l’avait arrêté. Mais que maintenant, il était libre, on était libres, non ? Ça m’a fait tellement de bien de le sentir caresser mon dos, apprivoiser mes formes. De sentir qu’il avait encore envie de me toucher après avoir déchargé. Les autres mecs, d’habitude, c’est noli me tangere une fois qu’ils ont joui. Pas lui. Je me suis blottie contre son torse, ses épaules sentaient le sel, le ciste et le soleil. On entendait la mer à vingt mètres sous nos pieds, aller et venir. Il a ri et :
— Tu devineras jamais qui j’ai vu au village ?
— Ta mère.
— Déconne pas avec ça !
— Je sais : les Balinais…
— Quoi ? Les Balinais sont là ? Le gang Kebyar ?
— Seulement Kendang, l’ami de Lorca. Et le balian.
— Qu’est-ce qui foutent là ?
— À ton avis, banane ?
— Ils viennent voir Tishka ?
— Ils écoutent les infos, comme tout le monde. Lorca est leur pote, alors ils sont là. Ils viennent faire bloc.
Il m’a effleuré les lombaires, avec délice. J’avais encore envie de lui. Il a relancé :
— Bon, mais tu n’as pas deviné qui j’ai vu, moi ?
— J’en sais rien… Des gars du Récif ?
— Ils doivent être tous en gardave, à c’te heure, mi corazón ! Non, à la bibliothèque du village, il y avait… Louise Christofol ! qui amenait des bouquins. Et le Björn aussi et votre Hakima !
— Tu me charries là ? Arrête ! Qu’est-ce qu’ils viendraient foutre là ? Et surtout, comment ils ont pu passer les barrages !
— Tiens, t’imagines pas Christofol faire trois kilomètres de brasse en pleine mer ?
— Je sais (j’ai intégré), Christofol a travaillé au Quai d’Orsay. Elle a un réseau diplomatique costaud. Elle a dû faire jouer ça.
— Lorca l’a vue tu crois ?
— J’imagine. J’espère.
— Elle est venue parler à Tishka, j’en mets ma mano ! Pur intérêt d’intello !
— Pas forcément Agü. Peut-être qu’elle est venue aider et protéger Tishka. On les a fait marner des semaines sur un tà ?, ils ont peut-être le droit de venir voir l’origine ? Et avec eux au moins, pas de risque de la figer, c’est plus rassurant.
— Je vois pas Sahar les laisser s’approcher de Tishka. Tu te souviens comme elle les a boulés ?
— Elle est pas rancunière la princesse, je crois pas.
— En tout cas, elle t’a bien piqué ton Lorca !
— Trop facile… Toi, t’en ferais bien ton quatre heures aussi, non, de la petite Sahar ? Et qui te dit que c’est pas toi que je visais depuis le début ? T’es beaucoup plus beau que Lorca, tu le sais. Plus racé, plus athlétique, plus souple…
— Tocado… Ça y est, Cupidon m’a transpercé, aaargh…
On a rigolé, on s’est embrassés et on a refait l’amour. C’était plus doux, meilleur encore. J’avais peur de tomber amoureuse) je me suis dit, oublie, tu seras en taule demain et lui aussi. Profite ! Puis je me suis écroulée dans ses bras, dans un mélange de décompression, de fatigue et de bonheur.
Au milieu de la nuit, j’ai eu ce rêve d’une araignée qui montait et venait se nicher dans mon oreille. Je me suis réveillée en sursaut, mal à l’aise, et j’ai tendu la main vers mon pavillon droit. Un gros insecte s’y était posé. Coléoptère ? Jamais je ne tue un animal, même quand il me fait peur, alors je l’ai effleuré pour deviner… Ça a vibré électrique. J’ai réalisé que c’était un intechte ! Aussitôt, je l’ai connecté à mon oreilline…
— Merde ! MERRDE !
— ¿Que pàsa?
— Message d’Arshavin… Un intext… Quelle heure il est bordel ?
— 3h 28.
— PUTAIN !
— ¿Qué?
— L’assaut va être donné à 04 h 00. Il a eu accès aux briefs. Des missiles à tête chercheuse. Tirés des croiseurs. Ils vont cibler les forts, le village. Là où ça dort.
— Avec quoi ? Quoi dedans ?
— Gaz Somnoz.
— Sors l’olifant ! Transmets à Zilch en crypté ! Faut réveiller l’île ! Vamos !
·· Ŀe · premier tir a touché le fort de la Repentance à 3 h 58. Puis ça a été le feu d’artifice, les chandelles rouges, l’éclatement en soleil des capsules de gaz, la pluie sifflante des particules de sommeil sur des insurgés qui s’arrachaient de leur duvet, mal réveillés et qui s’effondraient en titubant dans l’humus, en contrebas de notre cache. Zilch, qu’il soit loué, a envoyé un drone gueulard sillonner l’île, c’est comme ça qu’on a su. Ŀes corsaires des falaises ont fait hululer les sirènes d’alarme des cargos, on a entendu des cornemuses, des trompettes, des sonos en boucle sanglées sur des vélos hurler des consignes.
)En) revenant) du sémaphore, Agüero a débaroulé comme une balle l’à-pic de notre calanque pour enfiler son jet-pack. En une minute, il s’est élevé au-dessus de la mer sur ses trois jets surpuissants, a entamé une volte et a crié ça, bouffé par le rugissement :
— ‘’ se r’trouve au par’dis ! Te qui’’ro !
En souriant j’ai enfilé mon bonnet d’éčoute et je čours maintenant čomme une dératée vers la črête du Ğaléasson pour aller čouvrir Lorča et Tisĥka. Č’est pas če qui était prévu, Šaskia. T’aurais dû être sur Vibrat’ aveč les aqualančiers. Mais č’est če que mon čœur me dit de faire. Pour aller plus vite, je fonče à la lisière des viğnes. Šans lever la tête, pas besoin. Je me fie au binaural pour spatialiser la menače. De toute façon j’y vois rien et quand j’y vois, je me prends des flasĥs parče qu’ils éčlairent un bois au ĥiğhlite pour empêcĥer les tirs du sol. Je me čolle sous un pin parasol pour souffler, desčendre mes battements, éčouter.
La grande force d’un bonnet d’écoute, quand il touche à l’excellence, comme le mien, et qu’il est calibré sur tes capacités auditives, c’est qu’il couvre les trois dimensions, à 360o grâce à la perception binaurale, très subtile, des profondeurs et des distances. Aucune caméra actuelle, même sphérique, n’a ce pouvoir de discrimination. Ni ne permet cette lecture simultanée et multisources de l’espace.
Ău nord, deux ăns păssés en sous-mărin me disent, ău bruit čarăctéristique de lă čavitătion, que les čroiseurs sont en réğime. Ăvisos à quinze nœuds, zodiačs pleine vitesse en ăvănt-plăn. Exačtement če qu’ăvăit dit Ăğüero. Des ĥéličes çà et là sortent de l’eău et ĥurlent à seč dăns l’ăir. Ričocĥets, člăques à fleur de vağues, čris d’ăppel. Nos motomărines părtent en ordre dispersé, un jet-boot flue quelque părt, deux jet-pačks, păs plus. Où sont les ăutres ? Ğrouillez-vous les mečs ! Ils ărrivent ! Ău čiel les ĥéličos sonnent măousses, čavitătion ğrăve, d’énormes bourdons qui ğéostătionnent, survolent métĥodiquement, sûrs de leur forče. Tirs sifflés à 8 ĥeures, črépitements ĥačhés dăns les feuilles à 11, un lănče-blob enroué dăns lă forêt păs loin de moi. Un boomerănğ părt, ăimănto-ğuidé. Et toucĥe. Une ğrenăde explose en riposte. Ăčoupĥène, sălăud. Tout părăît lent, intermittent, dépăreillé păr čhez nous. Tout ronronne et vrombit net cĥez eux, à părt les premiers zodiăčs, semble-t-il, qui se prennent de plein fouet nos îles, nos pălettes, explosent sur des fûts. Çă – çă mărcĥe, ouf ! J’ai atteint le chemin derrière la ferme du vigneron. Tombe sur une première barricade, un hors-bord posé sur pneus, bahuts, lave-vaisselle. Je lève les bras :
— Saskia Larsen, je suis l’amie de Lorca !
Une fille de la Mue me fait passer. Je monte la piste forestière, deuxième, troisième barricade. Ça me rassure, ils sont en place.
˛Je ˛me ˛décale. Khader repasse en tête et vire au-dessus de la première barģe. Ils visent la crique de la Ģalère, d’ac, j’aurais pas cru. Se fơnt pas chier. Khader survơle la barģe, amơrce un tơurbillon, puis les dơuche méchamment avec ses tuyères. Les ģars dérơuillent. Alơrs il exhibe sơn majeur. Ģrơsse prơvoc ! Il repart au larģe, les tireurs l’allument > il esquive > c’est le leurre \ c’est à mơi.
Je sais pas ce que j’ai dessơus, je vơis pas, j’y vais au cran. Quitte ơu dơuble. Je plonģe tête la première à pơussée maxi, ça passe ơu ça passe > pas de rơcher, pffff > putain, t’as la Pachamam’ avec tơi… Vite prendre de l’anģle : je descends à cinq mètres de fơnd puis stabilise l’assiette et remơnte à plein jet vers la barģe qui avance. Cơmment je sais ơù elle est, dans ce schwarz, hein ? Ferme ta peur et ơuvre-tơi à l’eau, fơnds petit ģlaçơn… Un cachalơt de métal rơnque au bơut, une masse frơide mơrte m’attire \ j’ơblique d’une ơndulatiơn du tơrse \ cơupe d’un cơup mes jets et file en tơrpille vers la cơque… fusant sur ma seule lancée…
Deux plonģeurs m’aurơnt attendu dessơus, mơde défense sơus-marine ? Je ne vais pas les vơir, mais je sentirai leur tensiơn en ơnde, tellement vite sur eux j’arriverai qu’ils aurơnt pas bouģé, je sơrtirai le cơude, bam, l’autre se prendra mơn casque, et je passerai sơus la cơque d’une cơulée en me retơurnant sur le ventre façon lơutre.
Ça y est, j’y suis… Ventơusé à la cơque. Je racle la buse direct sur le métal. Pơurvu que ça cơupe ! Je vais ressơrtir à la surface, manque d’air, mais j’enrơule finalement un sơleil arrière et repars sơus la cơque pơur vérifier en allumant ma frơntale. C’est fendu \ mais pas assez ! Je me cale dessơus et j’insiste au jet haute pressiơn en manquant de me cơuper le bras. Ģaffe Aģü, ģaffe \ viģilant, centré. À l’insiste, je vơis la cơque se percer et s’écarter en deux… ģenre oranģe tranchée d’en dessơus ! L’eau s’enģouffre \ la barģe plie. Ơn m’a repéré alơrs j’enclenche les jets et me prơpulse en sơus-marin directiơn le larģe, puis, d’un cassé du bassin m’expulse hơrs de l’eau en trơmbe. Les ģars ont allumé leur lơupiote pour cơnstater les déģâts mais c’est trơp tard. La barģe prend salement la mer et pique du cul pơur s’enfơncer dans l’écume.
— Yahhah ! Taulier mec, taulier ! hurle Khader qui revient et me checke en plein vol.
De là où nous nous tenons, nous pouvons balayer la rade au téléscope d’un côté, de l’autre suivre la progression des navires de guerre : c’était l’intention, embrasser la situation, ne pas prendre le risque d’être surpris. Encore pâle, le jour s’esquisse, l’aube blanchit la mer avec une lenteur exaspérante, ils ont du matériel de vision nocturne, pas nous et nous serons désavantagés tant que le soleil renâclera à sortir sa boule de feu. Quelque part autour de moi, Tishka virevolte, infernale, elle est surexcitée, elle multiplie cris et trilles, elle n’a pas voulu partir, aller se cacher sur le continent ou juste là, dans un coin sûr, loin de nous. Elle n’a pas peur pour elle, mais elle a peur pour nous – mais moi j’ai peur pour elle, trop de monde, trop de matériel de pointe, on sait pas ce qui peut se passer, si elle saura éviter tous les regards s’ils donnent l’assaut sur notre crête.
— Pourquoi tes amis ils nous aident pas, chaton ? On aurait bien besoin d’eux là… On est en train de reculer…
— Ils zaident maman. Sont dans l’eau.
— Comment tu le sais d’ici ? T’es trop loin !
— Ils m’édisent. Les basses babondent, sassonar siffle.
— Tu veux dire que tu les entends d’ici ? De cette crête ?
— Sic.
— Tu leur parles, toi ? Tu leur réponds alors ? C’est pour ça tes cris ?
— Parfoin ! Parfoire comprends pas quoi font. Ça pend et dépend maman, de leur sangue ! Mais c’est trop rigolo, ça barabaille de partout !
·· À · 7 heures, on a commencé à vraiment y voir. Toutes les forces, chez eux comme chez nous, étaient en place. Quand le premier rayon a teinté la surface de la mer, ils ont donné l’assaut, le vrai, celui qu’on redoutait tous. Du port d’Hyères, du Niel, de la Tour-Fondue convergent les lignes écumantes des jet-skis cuirassés et des jet-packs du RAID. En face, surgissant de l’Alycastre, l’escadre avancée des corsaires gicle ventre à mer – propulsés sur leur triple jet – et file en flèche en droite ligne sur l’ennemi. Sans flancher. Pour arme, ils n’ont qu’une perche pourtant, de bois ou de fer, leur jet à 200 bars au bras, parfois rien.
Une minute plus tard, l’impact est fulgurant.
Ŀes perches pointent et fracassent, le combat en suspension s’engage dix mètres au-dessus de la mer. Je vois Vasco virer, voltiger, frapper, barre contre barre, type bō-jutsu, encaisser à la cuisse, Mad Marx plonge, surprend du dessous son adversaire et l’empoigne pour le retourner crasher à plat dos et à pleine puissance contre la plaque d’acier, à cette vitesse, qu’est la surface de la mer. Cèce-la-Rousse louvoie au couteau et vise les tuyères qu’elle tranche à la volée, comme elle peut, au milieu du torrent croisé des aqualances qui la ciblent. C’est furibard, heurté, sans pitié, ça se coule et ça s’étrangle, ça ricoche à cinquante kilomètres heure sur les vagues dans des chutes apocalyptiques qui font froid dans le dos. Derrière, les zodiacs des flics attendent qu’un axe de pénétration se dégage. Puis ils lancent l’offensive. Ŀes moteurs virent à l’aigu, les canots tabassent les vagues et arrachent au passage des tuyères de chez nous – un jet-packer tombe droit et se fait traîner des centaines de mètres – sous, et sur, et sous les vagues comme un chien au bout d’une laisse sur une autoroute bombardée. Saskia est révoltée :
— Ils vont le tuer, ces ordures !
À un bon kilomètre de nos rives, debout à tanguer sur le chapelet d’îles qu’ils ont placé en bouclier, nos aqualanciers attendent les pilotes des zodiacs, pour les désarçonner. Un premier canot vire pour les éviter, percute un tas de palettes et se retourne. Un autre fonce, sans la voir, sur une fût’île et saute comme sur une mine. D’autres encore s’engluent dans nos îles de vieux matelas, patinent dans une bouillasse d’algues ou pètent leurs hélices sur des frigos flottants. Ŀes plus malins passent – petits hors-bords, escorteurs, jet-skis surtout – et affrontent maintenant nos motocross des mers, placées en double lame.
Ŀà, j’ai la gorge qui se noue. Ŀà, c’est pure cavalerie, c’est du rodéo, de la joute postmoderne, ça part dans la chevalerie punk. Avec des pur-sang hélicés, des lances à eau et des fixations de ski pour étriers ! C’est du duel carrosserie contre carrosserie, casque contre coque, saltos et volte-face. Ça craque et ça rugit dans un bouillon invraisemblable de jet-surfs coupés en deux, de motos retournées ventre à l’air, de pilotes projetés à l’eau et lestés d’armures trop lourdes qui tentent désespérément d’agripper un bout de flotteur pour ne pas se noyer. Au milieu, partis d’une île de radeaux, on voit des moujiks skater sur leurs baskairs, repêcher les nôtres comme ils peuvent, taper avec des bouts de bois des flics qui flottent, certains courent sur l’eau, mettent des coups soufflés de la semelle, esquivent un tir d’aiguille, aéroglissent. C’est beau au télescope, on dirait un bowl dans la houle, rides et ridules, cercles d’ondes, gerbes légères, run et saut, mais ça sert pas à grand-chose, ça désoriente les flics, c’est tout. Mais c’est déjà pas mal.
)Le) meilleur) vient derrière. Et il surprend vraiment tout le monde, moi comprise. J’avais vaguement entendu le nom dans un hangar : hazer, scalder, sans capter. Ça a l’air de rien : un hors-bord pas très rapide avec un cône bizarre devant. Et deux énormes ventilos. C’est au son que je reconnais l’arme à énergie pulsée. Micro-ondes ? Plasma ? Šans se démonter, le bateau se place face à une ligne de barges qui arrive à vitesse modérée. Plutôt prudemment. Les barges tentent de profiter d’une trouée ouverte par les jet-skis. On entend un bruit sourd grésiller du cône. Puis plus rien. Ça semble cassé. Un Volterrien rage :
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? Ça marche pas leur truc !
Et soudain, l’eau devant le bateau est comme vaporisée. Une brume intense s’élève. À travers, j’arrive à distinguer la coque d’aluminium de la barge qui commence à s’oranger !
— Putain, c’est quoi ce truc ? Où ils ont été chercher ça ?
— C’est un scalder mec ! Matos militaire ! On a récupéré les plans par snarfing ! Ça te fout l’eau au court-bouillon en trois secs ! C’est monstrueux !
Dans la barge, ils saisissent pas tout de suite. Puis la troupe entière commence à cuire dans sa casserole d’aluminium. De panique, les miliciens se jettent à l’eau ! La surface est brûlante çà et là, certains s’ébouillantent le bras mais l’énergie se dissipe vite. En plongeant sous la surface, ils retrouvent de l’eau froide. L’essentiel, c’est que ça marche !
— Ils reculent, ils reculent ! Yyyy-yaaa !
— Fuck the cops ! ACAB !!
En face, malheureusement, ils mettent pas longtemps à répliquer. Un aviso un peu spécial vient se mettre devant l’armada et il amorce plusieurs zigzags malsains.
— Putain, l’icer, les salauds. Ça c’est pas légal, les enfoirés !
— Je comprends pas.
— Ils glacent la mer sur la ligne de front. Pour compenser. C’est pas fou mais ça te gèle l’eau sur quelques centimètres. Ça va équilibre l’ébouillanteur ! Grrr…
˛À ˛notre ˛troisième barge coulée, l’état-major en face a réagi. Ils ont sorti les bots de mer. Mécaïmans, mécalamars, les rémoras pour protéger les coques. Toute la petite clique des hydroïdes qu’ils avaient en stock. Ơn a flippé dix minutes puis on les a découpés au cutter. Comme le reste ! Le plus dangereux, au final, parce que tu les calcules qu’au dernier moment et que ça bouge pas, c’est les gordrones. Bleu mimétique. Tu touches un tentacule, t’es cuit. Micro-fléchettes paralysantes. C’est comme ça qu’ils ont séché Ơummar. Ơn l’a récupéré, heureusement. Il cuve à l’abri.
Jusqu’ici, on tient la crique ! Tant bien que mal ! No pasarán à la Galère ! Ça les oblige à tenter de débarquer sous les falaises. Gros Mur du Sud, Pointe des Gabians. Et là, les camarades les maravent grave. Ils leur balancent tout ce qu’ils peuvent du sentier : des caillasses, des pavasses, des troncs, des arbres morts, des poutres, j’en ai même vu couper des arbres pour les balancer entiers sur leur gueule, vingt mètres plus bas ! Pas sûr que les primitifs soient jouasses mais on s’en carre ! Les paras ont bien essayé d’atterrir mais on en a snipé pas mal. Les compas récupèrent les toiles, on fera des tentes avec.
Notre souci, c’est les batteries. J’en ai cramé deux, déjà, en quatre heures, il m’en reste qu’une et je serai sec. Khader et Morbus aussi. Paola est out, ils l’ont seringuée. Ơn a bien essayé de placer des tourbilles en amont de la crique, ça te fait un siphon aspirant, bien puissant, genre Charybde et Scylla. Mais ils les ont évités. Pas si cons. Je commence à sentir la fatigue. J’ai la nuque qui grince.
)Av)eč Tisĥka,) j’ai parlé un peu. Šurtout aveč des sons, à l’olifant, du tač au tač. Elle est trop adorable. Šur une mélodie jazz que j’ai soufflée, elle me l’a refaite au piano, au violon et à la ğuitare, rien qu’aveč sa boucĥe, č’est juste totalement ĥors norme ! Lorča m’avait račonté qu’elle pouvait produire n’importe quel son (ou presque) mais j’y čroyais pas vraiment. Je sais pas où elle est) là (quand je lui parle. Ša voix m’arrive de fače mais je sais qu’elle utilise les réfračtions, ils font tous ça. Ça te donne l’impression de parler au môme invisible. Que si tu tends la main, tu peux la toucĥer. Et puis elle t’effleure l’épaule et tu tombes des nues. Aveč Šaĥar, on a čhercĥé quels sons Tisĥka pourrait faire s’ils attaquent la batterie où l’on est. Un leurre qui soit vraiment flippant pour eux.
J’ai peur pour Agüero. La trouille qu’ils le capturent. Et j’ai un peu honte d’être là plutôt qu’au front avec mes amis corsaires.
\ Iłs \\ ont \ płutôt bien tenu, łes babos. Enfin, łe matin. La tactique des îłes, łes barricades fłottantes, c’était disruptif. Assez neuf. J’ai vu qu’Arshavin y a cru. Pas łongtemps, jusqu’à 11 heures disons. Qu’iłs tiendraient ł’îłe. Son côté romantique. Agü a été coriace. Je ł’ai suivi à ł’intechte. Circada K9 à contre-brouiłłeur, un summum. Stabiłité de ł’image, insight, même en vision nocturne. Là on a vu qui sort de chez nous \ &\ qui sort de ła forêt. Boxent pas dans ła même catégorie. Lecture tactique, bałistique, błitz, contre-offensive, Agüero a tout juste. À cinq gus, iłs ont tenu une crique cłé. Mais tout ça pour ça. Pour que partout aiłłeurs, łes hippies gałopent en sandałes en łevant łe poing comme des mongołs ? Pour finir à ł’horizontałe à faire dodo. Font pitié.
… Nous avons là les premiers débarquements massifs plage de la Courtade sous une couverture aérienne impressionnante ! La plage est noyée de gaz ! Les milices de Smalt, qui ont tenu à débarquer en tête, avancent sous une lapidation intense, rincées par les canons à sable, mais le masque à gaz vissé au crâne, comme vous l’imaginez…
… Notre-Dame est en train de céder, on voit des moujiks tomber comme des mouches, Michel ! Nos marines remontent vers le chemin sur un tapis de corps. Si on ne les savait pas endormis, on croirait à des cadavres, c’est assez troublant…
… La Résistance recule vers les hauteurs de l’île, elle se rassemble, semble-t-il en forêt pour une contre-offensive qui pourrait être…
… général a raison : on ne peut pas parler de « coordination » du côté des insurgés, soyons clairs : ils sont dans l’improvisation la plus totale. Les différents sites de l’île sont livrés à eux-mêmes, c’est tout le problème. Enfin : tout leur problème (rires)…
… Leur vraie force, répétons-le, c’était l’armada corsaire. Mais sur terre – et pire encore, dans les airs, qu’est-ce qu’ils ont à proposer ?
… on est quand même face à un viol de territoires…
… qui pour la plupart n’ont jamais tenu une arme de leur vie…
… #Courtade cleaned #Plage d’Argent cleaned #Repentance repris #Sainte-Agathe repris #Lequin+Alycastre repris #Langoustier indécis #Crique Galère indécis…
… Invasion n’est pas le mot, nos forces de police sont simplement en train de restituer à ses propriétaires légitimes une île magnifique qui a été honteusement squattée !…
… Imaginez que quelqu’un s’installe dans votre salon ?…
… Vous me demandez si les moyens sont disproportionnés ? Je ne crois pas…
//Cyrilliryc > Six activistes de la Mue dans la fondation Carmignac. Elles menacent de brûler un Warhol si les milices pénètrent dans le parc ! Quart d’heure de gloire ! Lol !
//Miss’île > Approx. encore 800 1/g au village. No pasaran !
//Mantrax68 > Ils galèrent à la Galère ! #Coulez-les tous !
— … Laissez parler Mme Van Exhum, s’il vous plaît…
— Merci. Ce que je veux dire, c’est que le droit de propriété n’est pas nécessairement individuel. Il peut être collectif. Dans le Code civil, on a pléthore d’exemples de propriétés collectives : la mitoyenneté des murs, l’indivision, la copropriété… Si l’on en reste à la définition classique de la propriété, la propriété est un faisceau de prérogatives autour des droits d’user, de jouir et de disposer. Mais si l’on considère la propriété comme relative à la terre, comme une « habitation » des choses, on peut accepter alors que les choses ne soient jamais, à strictement parler, appropriables. On ne peut qu’avoir des droits relativement à la terre, mais la terre elle-même échappe à la propriété. Dans cette optique, une ZAG n’est plus nécessairement illégale.
//Trans@ > Pas de news sur Tishka ?
//LogLag > Tishka bien planquée imho. Mais Gorner se pavane.
#Big Gorner Bigorneau.
— Commandant Valdeck, est-ce qu’on peut dire, à 14 heures, que la rébellion est en passe d’être matée ?
— Écoutez… d’abord nous n’employons jamais ces termes. Les occupants illégaux sont en passe d’être neutralisés sur une bonne moitié de l’île, oui. C’est tout ce que je peux affirmer pour l’instant. Et ils seront reconduits dès que possible sur le continent…
— Monsieur Valdeck, où en êtes-vous de la traque de l’enfant mutant ?
— Nos scans aériens sont à nouveau opérationnels depuis deux heures, ce qui est précieux pour nous. Nous avons des informateurs sur le terrain qui nous permettent de situer assez précisément la zone où se terrent en ce moment l’hybride et ses parents. Nous sommes assez optimistes…
— Des informateurs ? Vous voulez dire des espions ? Des espions infiltrés parmi les insurgés ?
— Ce type d’opération exige une information précise de terrain. Et certains insurgés, qui sont vénaux, n’ont pas été difficiles à convaincre de nous aider un peu…
·· Sahar · s’est rapproċhée de moi. Ŀes héliċos volent de plus en plus bas, nous sommės rentrés dans l’anċienne ġalerie du bunker par prudenċe élémentaire. Ċe qu’on voit dė l’île passe par une meurtrière et le ċonfinement auġmente notre anġoisse.
— Quels fils de rats ! Comment on peut balancer des camarades ?
— Personne a balancé personne Saskia. Mais sur trois mille activistes qui viennent de partout, c’est facile d’infiltrer quelques mouchards. Ensuite, en insinuant publiquement qu’il y a des traîtres, tu crées la suspicion dans tous les groupes. Ça tend et ça rend tout le monde parano. C’est le jeu.
— Au cap des Mèdes, t’es au courant, Sahar ? Des moujiks ont défendu votre mantract jusqu’au bout ! Cinq jeunes sont restés couchés sur « appel d’air » à la fin du texte, pour le protéger. Les flics ont dû les taser pour les sortir.
— Tu crois qu’ils savent vraiment où on est ?
Malgré les risques, Saskia n’a pu s’empêcher de rallumer sa bague ; elle nous projette sur le mur du bunker les dernières infos. On y voit un trentenaire de belle allure, cintré dans un impeccable uniforme du RAID, béret élégant sur la tête, monter prestement dans un hélicoptère…
— L’événement, c’est l’arrivée de Paul Gorner sur l’héliport du phare à Porquerolles. Il l’avait promis en off à 18 heures – il est 18 heures et il est bien là, Marie-Ange ?
— Oui, c’est évidemment un coup médiatique très habile mais aussi, il faut le reconnaître, une vraie preuve de courage pour le ministre de l’Intérieur alors que les combats continuent à faire rage sur la place du village, au Langoustier et sur la crique de la Galère qui est presque devenue un symbole ici, et que les insurgés défendent avec acharnement ! L’armada corsaire s’est repliée pour sa part sur le versant escarpé de l’île et a abandonné les plages à la police qui multiplie les rafles. La stratégie semble désormais de vouloir tenir la forêt et les reliefs de l’île où semble-t-il, les militants seront plus difficiles à déloger…
— Je vous coupe, car le ministre de l’Intérieur vient d’atterrir. Il s’apprête à parler. Les reporters sur place sont en ébullition…
Comment il osait venir ici ? Qu’est-ce qui le rendait aussi sûr de ne pas prendre une balle perdue ou un caillou dans la tête ? Au-dessus de lui géostationnait un drone à champ de force, oui. Et autour de lui une belle pléiade de musclés à gilet pare-balles. Mais s’il était là, c’est qu’il savait qu’on pouvait nettoyer autour de lui sa visite… J’aurais tant aimé être snipeuse, attendu qu’il était à peine à trois kilomètres de nous à vol d’oiseau… Regarder sa tête trouée de part en part par une balle à haute vélocité qui lui entrerait par l’oreille droite pour ressortir par la gauche, le voir tomber, l’effacer du monde… Il se tient droit, admirablement cadré dans cette lueur de crépuscule, avec la mer au loin où se silhouette un navire de guerre, les fumigènes rouges montant de la plage, les feux épars dans les bois et, meublant le ciel qui rosit, les hélicos qui tournent… Ô la parfaite mise en scène du « chef de guerre » qui a « les couilles » d’aller au front… quand deux mille hommes et cent cinquante machines le protègent à chaque instant ! Le parfait escroc.
— Monsieur Gorner, vous avez annoncé ce matin que votre objectif prioritaire était la capture de Tishka Varèse, après les dernières révélations sur la menace furtive qui vous sont parvenues… Est-ce que ça signifie que la reprise de Porquerolles attendra ?
— Qui a parlé d’attendre ? Porquerolles doit être libérée. Nous le devons à nos entreprises phares, qui produisent chaque jour de la valeur, comme nous le devons à tous nos concitoyens. Vous comprenez bien que les deux enjeux sont étroitement liés. La collusion révolutionnaire-furtive prend jour après jour des proportions inquiétantes. Nous en avons encore eu ce matin un indice préoccupant…
— Vous voulez parler du manifeste publié par la Mue ? Qui fait le lien entre libération des corps et transformations furtives ?
— Notamment, oui. Notre devoir est donc d’éviter à tout prix la contamination…
— La contamination biologique ou la contamination idéologique ?
— Les deux. Toutes deux dégradent le corps, qui doit être protégé à tout prix.
— Monsieur Gorner, vous faites preuve d’un certain courage en venant sur place en plein cœur des opérations…
— Mon premier devoir est d’être aux côtés des forces de police, partout où elles viennent rétablir l’ordre et protéger nos citoyens les plus méritants. Appelez ça du courage si vous voulez. J’appelle ça simplement : tenir ses promesses et assumer ses responsabilités.
— On impute à vos services des départs d’incendie, à cause des gaz inflammables…
— Les insurgés mettent le feu aux forêts et leur propagande tente ensuite de nous faire porter le chapeau. C’est indigne.
— Radio Parleur chiffre le bilan provisoire de l’assaut à cinq noyés du côté des insurgés…
— Je voudrais vous rappeler que nous n’utilisons que des armes non létales. Et que la priorité absolue de nos effectifs est de veiller à ne mettre la vie d’aucun individu en danger. Ces noyés n’ont par ailleurs pas été confirmés par nos services de santé. Il faut savoir challenger ses sources, mademoiselle…
— Pensez-vous raisonnablement pouvoir capturer la famille Varèse, avec les complicités, qu’on imagine très fortes, dont elle bénéficie sur l’île ?
— Écoutez, il est 18 heures et votre édition nationale est à 20 heures, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Restez en direct et suivez-moi si vous n’avez pas peur du folklore insurrectionnel ! Je vous promets une belle surprise… d’ici la fin de votre journal…
Quand Saskia a demandé à l’IA une synthèse des titrages de la presse, juste après le discours, ça donnait ça :
Gorner à Porquerolles ! Gorner au front. Le ministre de l’Intérieur bombe le torse. Gorner, capitaine courage. Paul Gorner, un ministre sans parapluie. L’impact Gorner. Gorner fait face aux furtifs. Jusqu’où ira Gorner ? 1/G… orner ? Une leçon de bravoure. Gorner s’expose et impressionne. Le Gorner de la guerre ? Les actes plutôt que les mots. Un gant de fer sous une com de velours. Gornerfs.
— On fait quoi ?
— Tu éteins d’abord ta bague, Saskia. Et tu la rallumes plus.
— C’est important qu’on reste informés en temps réel, non ?
— Moins que de ne pas être localisables. Ils ont rétabli le scanning, je te rappelle. Et Nuage de Poings tient encore le sémaphore. Ils captent tout. Zilch nous envoie un intechte si urgence. Là, leur com cherche à nous démoraliser. À faire croire qu’ils ont déjà gagné. Mais le combat continue, merde !
BQuand A on nous a balancé « Gorner est dans la place », ça a été la ruée : on voulait tous aller lui niquer sa race. On a perdu deux cents bonhommes ça comme. Douchés au somnoz comme jamais j’avais vu ça. J’avais un masque à gaz chouravé à un marine, sinon ciao. Les potes en chèche ont été liquéfiés. Gorner a enquillé la route des lagunes sur un aéroglisseur stylé, genre général de Gaulle ! Devant lui, ils arrosaient chanmé les fleurs et surtout ils cleanaient au canon à son, c’était intenable. Mais il a pas pu passer par le village. No way, gadjo ! Trop de people, la guérilla reste sauvage là-bas, on blinde le site alors il a crocheté plein ouest, finger in the nose, puis plein nord over the blue sea où son aéroglisseur fusait, easy. Sur le port, il est passé sous les acclamations des flics et des milices et il a rebraqué plage de la Courtade, puis chemin de terre, toujours en lévitation, mahatma Gorner ! Personne a pu le suivre, oublie ! Nos aéroglisseurs à nous sont rekt. La rage !
Au moment de revenir sur la place, j’ai eu un flash. Fissa j’ai pris mon VTT et j’ai tracé, direction crête du Galéasson.
˛Les ˛compañeros ˛reculent…
— Reculez pas ! Bloquez le sentier !
Plus personne m’écơute. Les ģars sont à l’aģonie. Ça fait douze heures qu’ơn lutte. Contre les barģes, les hélicos, les paras, les prises en tenaille. Nos pơumons puent le ģaz, t’as beau avoir un masque, un fơulard filtrant, ça suppure dans ta peau, tu sens la narcơse qui s’insinue à travers les pores. Et ça te vide de ton jus. Je suis cuit recto verso, j’en peux plus, franchement. Faudrait tenir le sentier, c’est leur seule vơie d’accès au plateau. Mais les drơnes sont revenus et ils droppent de la ģrenade à qui mieux mieux. J’ai plus de tympans, personne s’entend plus. Et avec la nuit, ça devient la mơrt. Khader arrive plus à arquer, Maryane sur la barricade tient à peine debout. Je croise le reģard de Vasco. Ơn est un peu les référents sur le terrain, tơus les quatre. Khader sơuffle :
— On se replie, non ?
— OK.
En vrai, j’attendais que ça. Ça va être une boucherie sinon. Et j’ai pas envie de finir dans leur taule électronique. J’attrape mon sifflet et je siffle cinq coups d’affilée.
— REPLIEZ-VOUS !
— ALLEZ VOUS PLANQUER ! TOUS AUX ABRIS !
— QUILOMBO !
Ça part dans tous les sens. Ça s’enfonce dans les buissons, ça se fond derrière les troncs. Qui vers la plaine, qui vers les Gabians, qui vers le nord, dans le fouillis de la forêt de crête, comme moi. La planque des Mèdes est à un gros jet de pierre. Même si de nuit, ça va être coton de se repérer sans allumer la frontale. Saskia doit déjà y être, j’espère. Avec l’Ơrque et Sahar, la mioche, la petite bande. S’il faut tomber au champ d’honneur, autant que ce soit avec eux, tant qu’à faire ?
·· Ŀa · première barricade a été enfoncée à l’aéroglisseur et Tishka s’est mise à hurler, à cause du canon à sons. Je sais pas qui a réussi à le caillasser – mais ça a cessé d’un coup et Tishka s’est arrêtée de pleurer :
— C’est fini mon chat…
— Malamal papa… Méchances !
— Oui, c’est les méchants qui arrivent. Tu sais… par où on va fuir ? Tu as repéré un passage où papa peut passer ? Tu nous guideras, mon chat ?
— Ouik. Tu as la peur papa, hein ?
J’ai tėndu mes épaules dans le noir pour ċaresser ses ċheveux de… bruyère léġère… Est-ċe qu’elle antiċipait déjà le maquis ?
— Oui j’ai la peur. Mais je suis avec toi. Toi t’es trop forte à la fuite. Alors j’ai moins peur, tête de bruyère…
— J’adore bruyère. Ça frissonne le vent.
Ŀa batterie haute des Mèdes court sous la ligne de crête, il n’en reste que la voie d’accès qui longe les casemates, des langues de ciment, incrustées d’un rail, mangées par la forêt sur un demi-kilomètre, qui mènent au bout jusqu’à l’ancien poste de tir où l’on se cache. C’est cette pénétrante qu’il faut tenir absolument. Captain Capiz, vraie gueule cassée, deux fusils en X sur le dos, est une figure de la flibuste qu’on a tenu à avoir ici parce qu’il tire comme personne et qu’il est pas du genre à se cacher derrière son petit doigt. Il a le charisme, il prend les choses en main. On a très peu de temps. On doit être une cinquantaine, pas plus, ça fait beaucoup et ça fait peu.
— Trois groupes. Les snipers sur les arbres, à gauche. Les autres en face, dans les casemates. On a raclé certaines fissures pour pouvoir y caler le fusil et allumer sur tout le chemin du rail. Le troisième groupe sur la crête avec les grenades qu’on a récupérées. Vous dégoupillez pas à tout va ! Vous gérez. Lorca… vous, vous restez ici dans la tourelle, comme ça vous gardez une vue pano. Si vous entendez siffler deux coups secs, vous vous éjectez par la chatière, vous plongez dans la pente nord, le petit pierrier, puis direct sous le maquis, dès que vous pouvez…
— À quatre pattes ?
— Oui, comme les sangliers. Vous suivez leur sente en fait. Tishka saura, non ? Votre cap, c’est la barre rocheuse. C’est plein de trous, de cavernes. On a des camarades là-bas, en appui.
— Saskia et Agüero, vous faites quoi ?
— On reste avec vous, Lorca. On fera aussi les sangliers. S’ils vous pistent le train, on fera barrage. C’est nous qui prendrons les seringues dans le cul, c’est mieux.
— Merci.
˛Ơn ˛était ˛cinq dans la tourelle quand Toni a débarqué en nage. Ơn a fait un rond en se tenant par les épaules, sans rien dire, la trouille montait. J’ai fait :
— Allez !
)À) tous, ) j’ai demandé de faire un minimum de bruit. Là où on était, au bout de l’ančien rail, on verrait pas la proğression : on ne pourrait que l’entendre. J’ai fixé un čropĥone sur le toit de la tourelle et j’ai brancĥé mon bonnet d’éčoute en čaptation ğiratoire. Assez vite, j’ai disčriminé et j’ai suivi le RAID qui montait jusqu’au čol du Ğaléasson. Ils étaient une vinğtaine, aveč Ğorner, dont la voix de manağer de start-up, exčité par l’ačtion, me donnait envie de ğerber par l’oreille. Ils ont d’abord stationné au čol, à quoi ? six čents mètres de l’entrée du site. La pression devenait sévère. J’ai basčulé en mode diffusion, mezzo voče, pour que tout le monde entende :
— Ils sont là-haut. Sans doute dans les anciens bunkers… L’hélico arrive en soutien.
— Vous êtes certain de vos sources ?
— Affirmatif, monsieur le Ministre.
— J’imagine qu’il faut fixer une limite aux médias ?
— Nous les cantonnons au col. Natacha est en train de les briefer. À huit cents mètres, au-delà du portail rouillé, nous entrerons dans l’opérationnel. Risque vital.
— C’est là que je vais m’arrêter par conséquent ?
— C’est préférable. On ignore presque tout des pouvoirs de l’hybride. Et de son agressivité potentielle. Nous ne pourrons pas garantir la protection d’un civil, monsieur le Ministre…
— Je vous laisse faire votre métier. Je vous demande juste de me les ramener. Coûte que coûte. Si possible avant 20 h 30, ce serait parfait…
Ils avančent. Vite. Šix čents, quatre čents, deux čents mètres. Ils passent le portail, les pas deviennent fuğačes, pointe du pied, dalle en čiment, je me čončentre sur des appuis mats, sans traînée. Č’est leur vêtement qui les traĥit, et leur poids. Dès qu’ils sortent de la voie čimentée, je les repère tout de suite. Un ğroupe monte la pente, va čhercĥer une position ĥaute sur la črête. Ça tire. Ça réplique. Ça retire. Lorča s’aččroupit, pivote ses épaules, fait čraquer ses červičales. Il s’étire nerveusement les isčhios pour éviter le člaquağe. Š’il doit sprinter. Un ĥéličo s’approcĥe et vient se plačer à l’aplomb de notre tourelle. Pas bon. Un câble siffle et vient račler notre čouverčle de béton…
·· Agüero · n’attend pas. Il attrape un fusil harpon, saisit une flèche où s’enroule un collier de capsules scotchées à la hâte et tend les élastiques au dernier cran. Aussitôt il sort avec précaution du blockhaus, dégoupille les capsules, épaule son fusil et tire dans la foulée à la verticale. Rien ne se passe. Agüero revient s’abriter.
— T’as touché ?
— La carlingue.
Ŀ’hélico fait une embardée. Un cercle aveuglant de lumière s’écrase en riposte sur la zone et douche notre tourelle. Ŀes buissons alentour s’illuminent – blanc cru.
)De)s tirs) partent de cĥez nous, fusils et lanče-pierres. Des čailloux ričocĥent sur du čarbène. Arbalète, nette, et arč de čompétition. On a de bons arcĥers aveč nous. Ils ne tirent plus pour riğoler mais pour blesser. L’ĥéličo remonte, s’éloiğne un peu, ouf.
Dans mes bras Tishka était coincée et s’agitait au rythme du combat. Soudain, elle n’en put plus et lança une bordée de trilles complexes suivie d’une série de bruits d’explosion en ultrabasses qui ſit vibrer toutes les galeries du bunker. La seconde d’après, elle n’était plus dans mes bras, elle était dehors et les coups de semonce ultrasourds traversaient l’allée des casemates et ſaisaient trembler les arbres.
— Qu’est-ce que c’est ? jette une voix esseulée.
— À couvert !
— Écartez l’hélico, ils ont une DCA !
Mais l’hélico ne s’éloignait guère et balayait encore plus intensément la zone. Le contraste entre les ténèbres qui nous ſaisaient dilater les pupilles et l’éclairage au highlite était violent – impossible de s’acclimater.
Ça y est, Tishka est revenue dans le bunker – c’est bête mais ça me rassure. Je sens qu’elle écoute tout avec une puissance d’assimilation ſaramineuse, absorbe les tirs, l’écho des cris, bouge et vibre en cadence, qu’elle avale le vent qui se lève et en boit les raſales, éponge l’humidité avec sa peau, ſait buvard du monde. Et c’est comme si en étant avec elle, tout contre son corps, je devenais à mon tour plus vaste, à sentir les choses exister hors de moi, dans un cosmos plus ample dont je ſaisais aussi partie (moi Sahar, petit œuſ, petite chose ramassée dans un cube de béton avec ses ondes et sa peur). D’une trouée ſugace, je me vis comme de l’autre côté, comme me contemplant quelques longues secondes de la bordure extérieure de mon égocentre, je me vis m’étendre et me tisser brièvement au maquis, ſasciculer hors de mon corps clos – et ça m’ouvrit à une sérénité intempestive et inattendue – avant que l’eſſroi ne me coupe net ces ſils de soie, et ne me rétrécisse à nouveau.
˛Les ˛mecs ˛sont tout près. Pas assez de munitions. Ơn défouraille, on défouraille dur. Ça suffit pas. Trop bien molletonnés. Trop calés en face. Ils ont répété ce genre de commando cent fois à l’entraînement. Ils déroulent. ¿Qué hacemos? Peux plus sortir. Sinon, ils nous situent direct. L’hélico lâche rien et cette fois, ffiiizzz, le rappel, les musclés descendent. Un… deux… trois… quatre… huit… Putain ça craint… L’un gueule :
— On nasse !
Dans le raccơrd, deux cơups de sifflet. Le siģnal. Adrénaline. Lơrca s’éjecte d’un plơnģeon à travers la chatière. Impressiơnnant. Sahar suit en sơuplesse. Tơni enquille, Saskia rampe, maģnez ! Je piétine, je me retơurne pour cơuvrir, un fusil pơinte dans l’embrasure, le mec se décale, scchlllac, mơn harpơn le déģlinģue. Deux autres arrivent en sơutien \\ je m’enfile la chatière.
)Je) suis) sortie sous la doucĥe de lumière de l’ĥéličo et j’ai roulé-boulé en para sur tout le pierrier en me demandant čomment ils pouvaient me rater. Lorča a déjà atteint le maquis. Faut čouper le spot bordel ! Éteindre če projo sinon on est čuits !
On n’entend pas les ultrasons, ĥein ? On est juste des ĥumains. Mais là, č’est čomme si je l’avais entendu. Un son fin čomme un rayon de rien et le spot a éčlaté dans le čiel. Un tir sorti du néant. Tisĥka ? Ağüero m’a doublée en m’arracĥant du sol et en me projetant quasiment dans les buissons en čontrebas.
— Trace ! Trace !
Derrière, il y a du monde. Des faisceaux de lampe zigonnent, l’hélico nous dépasse, les rafales grossissent, les buissons se froissent sous la puissance des pales. Et je sens subitement des gouttes de pluie crépiter sur les feuilles, tombant d’un ciel pourtant sec… Je pige rien… Puis l’odeur de kérosène monte, écœurante…
— La puta que te parió !
·· Ŀe · maquis prend feu d’un ċọup, juste devant mọi.
T’arrête pas, ċọlle à la terre, rampė, lézard, lézard… ọù est Sahar, ọù ils sọnt ? Ŀes flammes ravaġent la brọussaille au-dessus de ma têtė, des brandọns plėuvent, mes ċheveux ċrament et ça blaste enċọre derrière mọi, un fọuff énọrme ċọmmė quand ọn jettė un verre d’essenċe dans un barbeċue qui ne prėnd pas.
— SAHAR ?! TISHKA ?
)Ag)üero est) devant, trempé de kérosène, il se jette sous les buissons et se roule au sol, se relève plus loin, mais une rafale lui rabat le mur de flammes dessus et il prend feu sur-le-champ. Je le vois arracher son sweat, il hurle pas, il se retourne pas, il continue à courir, tellement vite, tellement fluide à travers les bosquets enflammés qu’on dirait une mangouste. Šahar, elle) elle est juste devant moi)) elle s’est arrêtée))) le mur de flammes monte à quatre mètres, le vent le ramène vers nous, l’hélico arrose à nouveau le maquis de kérosène et la nasse de feu se referme sur nous… D’un haut-parleur, une voix excitée clame :
Confirmation thermire ! Cible dans la nasse !
De toute la descente je n’ai pas lâché la main de Tıshka et je ne la lâcherai pas, elle est juste devant moı, accroupie parmi les buıssons, bruyère parmi les autres, indécelable du maquis tandıs qu’après nous dévalent du pierrıer des golems en uniſorme noır avec des ſusils d’assaut, j’hésite, cherche du regard à travers l’incendie monstrueux quı s’élève, cherche le chaos rocheux là-bas – notre but, hors de portée – la ſumée racle mes poumons, mes joues grillent, la chaleur des ſlammes devıent insupportable…
— Je peux pas passer Tishka ! Ça brûle ! Je vais brûler, je peux pas !
— Vance maman ! Viens !
Elle me tire de toutes ses ſorces et je résiste, c’est de la ſolıe, je vais brûler vive !
— Va-t’en Tishka, va-t’en toi ! Fuis !
— Non maman.
— Laisse-moi ! Sauve-toi ! Rejoins papa !
Elle tire encore, de toute sa détermination de petite ſille, je sens sa main qui me griſſe le poignet… je me retourne vers le bunker, un gars épaule son ſusil…
— Fafuir noudeux ! Mamanémoi ! Papeur maman, on va se feufile !
Alors j’ai entendu mitrailler… plusıeurs ſois… par raſales de trois balles… ça m’a ſrôlée de quelques millimètres. Derrıère moi a gémi un petıt cri, un impact mat dans la chair. La maın de Tıshka est toujours dans la mıenne, la pressıon de ses doıgts ſaıblıt, je me retourne vers elle dans un réſlexe purement ıncompressıble, je vous le jure, je vous le jure !
Tishka s’est relevée du buisson, je la vois brusquement, d’un seul coup, surgir sous la clarté des ſlammes et me regarder avec ses yeux de chat écarquillés dans les miens par la surprise, l’émerveillement, le désespoir, ȷe saurai jamais. Ça dure un éclair, pas plus et ȷe sens sa main monter avec une soudaineté hallucinante vers le chaud, la brûlure ronde d’un ſour, ȷe la lâche, une lueur orange lui gangue le bras et la traverse plein corps de ses pattes ȷusqu’à l’aile de son bras gauche, qui s’écarte, et dessine dans l’air un mouvement ſoudroyant de cercle, de battement, non, un glyphe, un signe, un ultime spasme ? cependant que valse son buste sous la vélocıté du geste, Tıshka pıvote encore et encore sur elle-même avec la grâce ſıgée d’un crıstal de verre et s’en va rouler sous les buıssons en ſeu dans un tıntement atroce de céramıque.
)J’)ai vu) Toni qui n’avait pas fui, qui s’était caché, revenir en courant vers Šahar et se prendre une balle. Tomber. Moi j’ai levé les mains sans cesser d’avancer et sans même leur donner le plaisir de me retourner. J’étais à côté de Šahar quand elle a soulevé sa fille pétrifiée du sol pour la prendre dans ses bras, comme on serre un tronc d’arbre, comme on enlace une statue d’une beauté à jamais inaccessible.
La cohorte d’abrutis en rangers a même pas osé s’approcher. Déjà un canadair nous survolait et il a déversé ses tonnes d’eau de mer sur le maquis en flammes et sur nos gueules ébahies. Trempée jusqu’aux os, j’ai enfin eu le courage de m’approcher alors que Lorca et Agüero restaient introuvables, ne revenaient pas, ne savaient sans doute même pas ce qui se passait. J’ai serré Šahar et la statue dans mes bras en même temps, en ayant peur de les casser toutes les deux. Et quand j’ai rouvert les yeux, la céramique brune fumait dans un nuage de vapeur d’eau.
Au milieu d’un visage doux et lumineux d’enfant, qui ressemblait si violemment à Šahar, j’ai reconnu les deux yeux d’un lynxeau, et, à hauteur de bras, l’aile, déformée par la vitesse, d’une buse variable.
Tishka est morte, je me suis dit. Elle est morte. Et c’est sa mère qui l’a tuée.
Quand j’ai senti la seringue me percer l’épaule, j’ai chancelé sans vouloir tomber, allez vous faire foutre, j’ai pensé, je tomberai pas ! Alors est montée dans ma tête la longue galerie des trophées du Récif, alignés dans les niches, va savoir pourquoi. Une seule phrase a eu le temps de tenir encore debout dans ma conscience, avant que je m’écroule, et cette phrase disait :
« Nous autres… Nous autres, au fond, on n’aura jamais su que les tuer. »