CHAPITRE 3 L'irréel du passé

·· Ce · café-ci, Sahar l’avait choisi dans un quartier sans âme, exprès. Un parallélépipède allongé en bord de fleuve qui suintait cette fausse chaleur des designers scandinaves, toute de vitre et de bois clair, où la convivialité se résumait à des ardoises sans craie posées sur des chevalets neufs, des menus gluten-free et cet accueil indécidable, plus souriant que friendly, qui t’intimait de commander en effleurant ta table tactile puis en levant gentiment ton cul pour aller chercher tes consommations au bar, quand ladite table, en mode vibreur, te le secouait par les coudes. Sahar avait pourtant comme moi toujours vomi cette partie rénovée de la ville – qui tolérait du bout du drone les forfaits standard – ces ilôts végétalisés avec mares à grenouilles pour résidents gentrifiés, ces grands quais terraformés à bandes cyclables et à bancs recyclés, sans angle mort et sans bosquet, ce régime de visibilité urbaine qui se payait le luxe de l’espace, et où les couples privilèges se délassaient sur des chemins en S pavés de planches dans le gazon ras. Ici, Tishka n’avait jamais couru, ne s’était jamais cachée dans un fourré. Je n’y avais jamais fait le sanglier le groin dans l’herbe avec elle sous mon ventre, mon marcassin, mimant l’attaque des loups. Ici, Sahar ne m’avait pas embrassé, aucune AG ne s’était un jour tenue, elle n’y avait proféré aucun cours libre. Nous n’y avions ensemble aucune mémoire, aucun passé. Et c’est précisément ce qu’elle voulait en me donnant rendez-vous là : ne réanimer rien. Juste discuter.

J’étais venu en avance si bien que j’avais déjà fait toute la longueur du quai, aller et retour, sur mon vélo sans puce, en essayant de piger ce qui se jouait sur l’espacement des buttes, la position des arbres et les circulations douces, à travers cette clarté tactique dont les architectes avaient voulu impacter le site. Ce qui y relevait du sécuritaire, de la ville servicielle et de l’induction subtile. Ici, la seule authentique élégance était qu’on y échappait au harcèlement commercial. Ŀa vue glissait sans rencontrer d’écrans. Ŀes bancs ne vous parlaient pas – enfin, pas les dix premières minutes, ce qui était déjà sublime.

 

À 17 heures, je suis allé m’asseoir sur la terrasse du café, avec, au ventre, le stress incompressible d’apercevoir Sahar, d’encaisser sa présence soudaine, sans être vraiment prêt… Pour m’apaiser, je me suis concentré sur le fleuve gris-vert, les vélocks lents, le léger ronronnement des dérailleurs en roue libre, qui passaient. Faire le vide. Vider l’attente.

Je n’ai rien vu du ciel qui virait à l’anthracite, rien compris quand l’averse commença à crépiter sur les tables en teck, si ce n’est que je fus vite suffisamment trempé pour être acculé à pénétrer à l’intérieur. J’ai vérifié rapidement si Sahar y était, mais non. Trop tôt encore. J’avais un peu de temps pour apprivoiser le lieu, m’assurer que personne n’avait un profil de militaire ou d’agent, absorber le contexte. À l’intérieur, on retrouvait au fond la même logique que sur les quais : visibilité de part en part, ni niche ni poche où s’isoler, aucune intimité pour quiconque. Rien de plus qu’un open space – facile à construire, à meubler, à nettoyer.

C’était un « café efficace », disons. Un café qui, comme la plupart, depuis que la ville avait été privatisée, n’était plus du tout un lieu de braillades, de petits vieux, d’échanges ou de cuites complices mais un ersatz de bureau pour travailleurs auto-entrepris. Un fiflow comme ils disaient : « Free Office For Liberal Open Workers ». Personne ne prenait plus la peine de s’y regarder, d’y tenter un flirt ou un tchin : on cobossait sans même se voir, le brightphone pluggé dans le hub de la table, le plateau relevé à 60o servant d’écran et dressant, de toute façon, un muret sans appel entre le client et le monde, encore redoublé par le cocon du casque. Ŀa convivialité 2040.

 

Il était 17 h 30 et elle n’était toujours pas là. Ŀe choc de la revoir, après l’incident de la place, l’émeute que j’avais suscitée, l’appréhension qui va avec, se battait, chien/chat, avec l’angoisse qu’elle eut renoncé à venir. Comme les quatre fois d’avant. Ça faisait neuf mois désormais sans pouvoir partager quoi que ce fût avec elle. Après sept ans de vie commune, ça m’avait semblé énorme, comme une autre ère, comme si on m’eût volé ma famille et ma vie, d’un tour de passe-passe. J’avais passé les six premiers mois à insister, réinsister, courriels, appels, courriels et je ne savais plus si j’avais eu raison de continuer, si elle était prête à m’entendre, si c’était encore trop tôt. Machinalement, je palpai le sac de sport posé à mes pieds. Dedans, il y avait la preuve que je n’étais pas fou. Ŀa preuve que j’avais eu raison. Au moins sur ça.

 

saharJ’ai saharcette  saharimpression, fluctuante toutefois, de m’avancer un peu plus solide, d’avoir progressé, oui, depuis neuf mois. Grâce à Miguel, à la faveur aussi du temps qui délave et distancie la douleur. Ce matin, ȷ’ai senti une adhérence différente, plus marquée (ou ȷuste intriguée ?), plus embarquée en tout cas de mes élèves alors qu’il s’agit d’un quartier où ȷe patine depuis de longs mois, où ȷ’enseigne surtout pour honorer mon contrat avec ces parents qui n’ont pas les moyens de se payer l’école privée et qui se rabattent sur la proferrance. Non par choix idéologique : par dépit ou par défaut, plutôt. Chaque semaine, ȷ’essaie de leur prouver que notre pédagogie vaut, et dépasse même de beaucoup, celle du privé.

Quand ȷ’ai parlé des degrés de liberté aux adolescents, ces degrés que le numérique leur a fait perdre par rapport à leurs grands-parents – anonymat des échanges, des courriers, des achats par exemple, liberté d’expression sans trace – ils ont commencé à mordre. Ça s’est senti aux regards, aux discussions parasites dans les travées, aux questions. Le suȷet les touche, naturellement, ils le vivent, ils sont nés dans ce monde bagué où le moindre de leur acte s’enregistre et informe un tiers de ce qu’ils sont et font. Mais ȷ’étais aussi plus habitée qu’à l’ordinaire, quand ȷ’ai montré comment une histoire d’amour est auȷourd’hui prise dans un filet de traces, est obligatoirement sue. Ça m’a fait un bien fou de les sentir « tomber » dans le cours. Redescendre enfin là avec moi, sur ces gradins branlants qu’il faudrait vraiment changer – ne plus flotter dans l’ailleurs, à tripoter leur bague, à se vidéoproȷeter des sottises à l’encan. La mode cette année est d’utiliser le front comme écran. Le front des autres évidemment, celui d’un brave gamin qui essaie d’écouter et ne se rend compte de rien (c’est plus drôle).

Chez cette génération, la tranche d’attention continue avoisine les trente secondes. Elle était encore de deux minutes il y a dix ans. Par conséquent, chaque demi-minute exige de couper/relancer, sans cesse, par une question, par un ȷeu, par une photo, par une musique, faire réadhérer leur tête de lecture sur ma surface vocale. Harassant en termes de rythme. D’autant qu’ils viennent contraints par les parents, sans énergie d’apport et qu’ils se posent sur les gradins, côte à côte, alignés et creux comme des vases qui attendent leur eau. Fatigue. Ou leurs fleurs.

 

Hier soir, Miguel a dilaté son œil de psychanalyste, précis et perçant. J’ai passé ma séance à parler de Lorca, de ce rendez-vous qui hautement me perturbe, et il m’a glissé au moment de partir, sourire et sérieux mêlés : « Si vous étiez sage, vous ne devriez pas y aller, Sahar. Pas maintenant. Le travail est loin d’être fini. Votre mari refuse le deuil, c’est évident. Il a développé une schizophrénie de compensation, très dangereuse, et il veut vous associer à sa psychose. Vous êtes combative, mais votre inconscient est encore fragile, songez-y. Si vous y allez quand même, gardez votre ligne, proȷetez-vous vers l’avenir, vers votre reconstruction, ne régressez pas. Et n’entrez pas dans son ȷeu, vous ne l’aiderez pas ainsi. Vous ne ferez que réunir le manque ensemble. »

 

Non loin du café, ȷe gare mon vélock entre deux flaques, il est gris, touȷours aussi lourd et ȷe contresigne avec ma bague. Pieds et cheveux trempés : ma cape de pluie a fait ce qu’elle a pu. C’est maintenant que ȷ’ai peur. Maintenant seulement. Peur de sa voix. Peur de son amour. Peur de ce qu’il y aura dans ses gestes de désarmant, de tellement lui. Peur car ce que ȷe vois à travers lui, depuis qu’elle est partie, c’est Tishka – Tishka touȷours et éternellement – et c’est parce que ȷe ne pouvais rien contre ça : contre la ressemblance génétique : contre sa présence qui brûle, en lui, de notre fille – que ȷe l’ai quitté, Lorca. Pour ça. Et pour rien d’autre.

 

·· Elle · est venue. Elle passe devant les vitres du café, rayée par l’averse, sa jupe orange dépasse de sa cape sombre, elle relève la tête, comme si elle espérait que la pluie la lave, ses cheveux perlent – et elle entre dans le café. Ŀa porte vitrée croasse, elle a vu où je suis assis, elle serpente entre les tables, tout est souple, tout file, son buste coule à travers les carrés de bois, des bruits de tasses qui tintent…

 

saharUne sahargraphiste  saharqui rabat sa table à l’horizontale pour accueillir un chocolat chaud et deux cookies dans une coupelle. Ils lui ont coupé ses cheveux en vrac à l’armée. Juste parler. Juste parler.

·· Sahar · était là maintenant, son sac à dos glisse de son épaule, elle étendit d’un tournemain sa cape sur une chaise vide et lèverait enfin les yeux sur moi. On se regarde. Je baissais les yeux. Alors elle dit :

— Je ne retrouve plus ton visage…

— …

— Tu changes… C’est bien.

— Toi, tu ne changes pas… Mais c’est bien aussi…

Elle a un sourire court, cassé. Elle se plaque contre sa chaise. Si elle pouvait reculer encore, elle le ferait.

 

saharAvec saharinfiniment  saharde douceur, une irrépressible bonté qui lui monte aux ȷoues, Lorca me sourit ; il me regarde comme si l’on n’avait pas été sept ans et demi ensemble, comme si l’on s’était donné rendez-vous auȷourd’hui pour la première fois après m’avoir vue donner ce cours à la Friche-aux-Chats, m’avoir parlé une heure de Varech, et que dans ce rendez-vous, il ȷouait son amour, la chance de me revoir une fois encore. Et c’est peut-être ce qui me touche le plus, de sentir cet amour comme un battement, comme une poussée qu’il n’arrive pas à étouffer, à domestiquer – et sous sa frimousse qui s’arrondit, à travers ses yeux émus de môme qu’il écarquille sans s’en rendre compte, quelque chose de scellé – d’enfoui profond, si profond… dans un sarcophage de béton psychanalytique – quelque chose se libère sauvagement, et me trouetishka Alors ȷe vois Tishka debout, qui se retourne, sa bouille ravietishka ȷe vois Tishka qui court vers moi à l’entrée de la classe de petite section de la maternelle de Granados et elle galope à toute vitesse en oubliant d’un coup la classe et ses copines, la maîtresse et ce rectangle de murs autour d’elle et elle ne voit que moitishka elle court comme si elle pouvait me traverser de part en part ou comme si ȷ’étais un doudou immense de peluche qui l’amortira touȷours, qui touȷours la soulèvera d’un geste rieur vers le ciel du plafond et les larmes sortent de mes yeux toutes seulestishka Je me souviens, ȷe me souviens enfin et c’est net, mon dieu, que c’est furieusement et magnifiquement net.

Lorca tend sa main par-dessus la table, ȷe la lui laisse, elle est chaude tandis que la mienne est une plaie cousue qui se redéchire bord à bord…

— Elle va revenir, tu sais…

— ELLE REVIENDRA PAS !

·· Sahar · l’a hurlé. Ŀes clients se retournent sur nous, j’ai peur qu’elle parte, je lâche sa main, ses coudes glissent sur la table, ma tasse de café tombe et se fracasse sur le carrelage. Ses joues sont pleines de larmes. Je me lève pour aller l’enlacer, je sens monter son parfum dans ses cheveux mouillés, ses tremblements. Ça m’a manqué ton corps, ça me manque tellement.

— Messieurs dames… Vous êtes naturellement les bienvenus dans notre hub… Je vous demanderais juste de vous décaler un peu vers le fond de la salle pour ne pas perturber nos clients qui travaillent. Le bris de la tasse ne sera pas pris en compte dans votre notation clients, rassurez-vous…

 

saharLa saharserveuse.  saharNous nous déplaçons mécaniquement vers une zone orange matelassée d’alvéoles. Un pictogramme blabla y est peint aux pochoirs sur les murs. Là nous avons officiellement le droit d’émettre des mots l’un envers l’autre.

 

·· Sahar · s’est refermée d’un coup. Je m’apprêterais à parler, elle coupera court, d’un geste. Se redresse sur son siège. Sécherait ses yeux qui seraient maintenant vert d’eau, plus lumineux. De la Chartreuse.

— Je sais ce que tu vas me dire, Lorca. Je ne veux pas t’entendre.

— J’ai du nouveau.

— Tu n’as pas de nouveau. Tu n’as rien de nouveau ! Tu refuses de faire le deuil, et tu refuses, et tu refuses, et tu refuses encore ! GRANDIS, nom d’un chien !

 

Pure pulsion de lui balancer la table, de rage. C’est elle qui refusait d’y croire, elle qui a lâché ! Elle ! Moi je me bats chaque jour pour que Tishka revienne ! Où qu’elle soit aujourd’hui ! Dans ce monde-ci ou de l’autre côté, ou au-delà encore ! Et je vais me battre jusqu’à mon dernier sang pour ça ! Elle me toise droit dans les yeux :

— Tishka est partie. Quelqu’un l’a enlevée. Et il l’a emmenée très loin, au Brésil, au Japon, en Inde, sur la Lune – on ne saura jamais, Lorca ! Et peut-être qu’elle est heureuse, elle doit l’être, elle était faite pour ça. Mais elle est heureuse sans nous ! Ou elle est morte et un dingue l’a découpée et enterrée morceau par morceau dans un terrain vague à deux kilomètres de chez nous. Mais elle ne reviendra JAMAIS. Tu comprends ? TU COMPRENDS ?

 

Elle crie encore. Elle ne pleurait plus. Tout était rigide dans son corps, de l’os et des nerfs, du métal et du câble. Méconnaissable. Je respirais, laissais passer sa colère et ça sortit tout seul :

— J’ai réussi l’épreuve, Sahar. Je suis officiellement chasseur de furtifs depuis dix jours…

— Bravo.

 

Plus glacé que ça, il y a plaquer sa main nue sur une rambarde métallique, par - 20 oC.

— L’État ne met plus un mao dans l’éducation publique mais il en a encore assez pour payer des pères de famille de quarante ans à courir derrière des souris mutantes !

— Ce ne sont pas des souris…

— C’est quoi alors ? Des rats ?

— Non. C’est ça… Regarde…

 

saharOscillant saharde  saharla tête, droite et gauche, Lorca observe les tables derrière nous avec un air ridicule de conspiration. Depuis qu’il est à l’armée, ȷ’imagine qu’on lui a enseigné ces réflexes de barbouze, d’espion du dimanche. Il « checke » partout, tout le temps, depuis que ȷe suis arrivée. Ça ne lui va pas du tout, cette paranoïa, ces postures soi-disant « pros ». Il pose un sac de sport sur la table, l’ouvre et m’invite à regarder. C’est censé m’intriguer. Hormis que ȷe ne bouge pas.

— Ne le sors pas du sac… Ce que je fais là est rigoureusement interdit par l’armée.

— Tu t’entends un peu, Lorca ? Tu te rends compte de ce que tu deviens ? Tu as perdu du poids, c’est peut-être la seule chose positive que t’ait apportée ta formation. Tu es physiquement plus affûté, mieux dans ton corps et ça se sent. Mais ta tête se ferme. (Il encaisse, je m’adoucis.) Qu’est-ce que c’est ?

 

Je n’ai pas envie de ȷeter un œil. Je voudrais partir.

— Regarde par toi-même…

Il me pousse le sac sous le nez, ȷe le prends et le pose sur mes genoux. À l’intérieur est empaquetée une sorte de sculpture dans du papier bulle, la taille d’une fouine ou d’une marmotte. Je retire le scotch du papier et me saisis du volume. Au toucher, ça ressemble à de l’ambre sombre ou à de la céramique. Assez surprenante est la forme, très cinétique, le mouvement est superbement rendu, on dirait du futurisme italien, un repentir de Boccioni par exemple. Une impression têtue de vitesse s’en dégage comme si l’artiste avait vitrifié un animal en fuite, d’un ȷet d’air liquide, comme le font beaucoup les post-réalistes.

— Très joli… Je dois comprendre que c’est un cadeau ?

— Pas vraiment. Je… J’adorerais te l’offrir… mais je peux pas. Je suis désolé.

— Dommage. Tu opères dans le trafic d’œuvres d’art maintenant ?

 

·· Elle · regarderait à nouveau dans le sac, caresserait la céramique à deux mains, presque à l’aveugle puis la reposerait avec délicatesse, la réenveloppant sommairement. Elle me rend le sac. Elle a alors un mouvement du buste, très beau, son corps a retrouvé sa souplesse délicieuse, comme si toucher la pièce lui avait fait du bien. Ŀ’envie de la prendre dans mes bras.

— C’est un furtif, Sahar.

 

saharIl sahara  saharbaissé la voix, l’a descendue dans les graves et il me parle maintenant le torse penché en avant, au plus près de mon oreille, sans que ȷe ne fasse rien pour m’approcher. Avec ses cheveux très courts, son visage rond ressort d’autant plus, sauf qu’il a perdu des ȷoues, que ses traits sont devenus un peu plus tendus, un peu plus durs. Il a gagné en virilité ce qu’il a perdu en tendresse. Je vois plus l’homme que le père et ȷe ne sais pas si ça me plaît.

 

·· C’est · maintenant que ça se joue. Ma crédibilité. Sa capacité à entendre. Ŀe fait qu’on puisse se revoir ou pas. Maintenant.

— C’est le furtif que j’ai chassé lors de mon épreuve d’initiation.

— C’est un moulage. Superbe. Mais un moulage.

— Les furtifs se portent eux-mêmes à très haute température quand ils meurent. On dit qu’ils se céramifient. C’est un processus de sauvegarde de l’espèce. Ça empêche qu’on les capture vivants et qu’on puisse les étudier.

— Ça empêche surtout de contredire vos délires ! C’est tellement pratique, tu ne crois pas ? Tout ça est juste un conte, Lorca, du storytelling de militaire auquel tu as besoin de croire, auquel tu t’accroches ! C’est tout. Vous alimentez à votre façon, très sérieuse, très carrée, cette légende urbaine d’êtres qui seraient totalement libres, qui seraient capables d’échapper à notre monde hypertracé. Toute légende, tu le sais, tu as fait de l’anthropo, naît d’un désir subconscient, partagé de communautés entières. Le nôtre est de pouvoir disparaître, de devenir invisibles, de pouvoir fuir quand toute notre société crève d’être sous contrôle ! L’armée récupère cette pulsion. Elle a juste l’ignominie de l’exploiter. De faire croire à une menace parfaitement imaginaire afin d’affiner encore ses techniques de détection et de traçage. Comment tu peux tomber dans ce piège grossier ? Tu connais leurs méthodes, non ? Tu sais qu’ils ont besoin de nous fabriquer sans cesse des ennemis. D’autant plus besoin que notre société éclate, qu’elle se segmente en une myriade de communautés depuis la faillite des villes. Ressouder est un impératif pour ce qui reste de notre État à l’agonie. Et rien ne ressoude mieux un peuple qu’une menace commune.

 

Elle était remontée à l’étage intellectuel, là où elle était à l’aise, toujours, là où l’émotion n’entrait plus, ne pouvait plus la bouleverser. Difficile de lutter. Je la regardais parler et j’étais ému de l’entendre, ému par sa voix dont je retrouvais les nuances, le mouvement, par sa diction si claire, touché aussi par l’élégance de ses traits et de ses gestes, par cette finesse, vive et précise, que restituaient sa langue et son corps, en résonance. Ŀa voir bouger, c’était la voir penser. Sa colère même était déliée, fouillée. Elle me rappelait cette intuition de Deleuze, que je lui avais répétée cinquante fois : que le charme était la vie du visage, était l’effet d’un visage qui vit.

 

saharJ’aimerais sahartellement  saharte croire, si tu savais, tellement, ȷe ne demande que ça, Lorca. Je voudrais débrancher ma conscience, ou la tordre comme tu la tords, dingo que tu es, me dire que cette céramique si ȷolie a été un animal, oui, que tes furtifs existent bel et bien, qu’ils ont emmené Tishka avec eux et que tu vas la retrouver en apprenant à les chasser. Ça ferait un si beau conte de fées, papa, ce serait tellement miraculeux si le réel n’était qu’une pâte mentale, à pétrir et à façonner selon nos désirs, si les morts qu’on aime n’étaient ȷamais tout à fait morts, si les disparus revenaient touȷours, pour peu qu’on le veuille vraiment… Toute la littérature fantastique est issue de cette inclination, tu sais, elle est native en nous. Tishka l’avait, cette pensée magique, comme tous les enfants l’ont, vivace, et comme tu l’as aussi Lorca, intacte en toi et psychotique, parce que tu refuses le vide. La mort est un face-à-face. Un face-à-face avec un trou.

— Il y a une part de légende urbaine dans les furtifs, je suis d’accord avec toi. Tu as raison là-dessus. Mais l’animal qu’il y a dans ce sac, je l’ai vu courir, sauter, je l’ai…

— L’as-tu vraiment vu ? Je croyais qu’on ne pouvait pas les voir sans les tuer ?

— Je… Je ne l’ai pas vu, mais je l’ai entendu en tout cas. Ils produisent des leurres sonores.

— Tu l’as vu mourir ?

— Pas exactement… J’ai croisé son regard et j’ai… j’ai perdu connaissance…

— Épilepsie ?

— Oui.

— Tu n’avais plus eu de crise depuis combien d’années ?

— Quatre. Mais je sais pas si c’était de l’épilepsie. C’était plus étrange que ça encore…

 

·· Ses · narines se fronçaient. Je la perdais.

— Comment veux-tu que je te croie, Lorca ? Franchement ?

— Tu as une preuve, là, dans ce sac ! Tu as touché le furtif, tu as bien vu que c’était du vivant figé, céramifié ! Personne ne pourrait sculpter ça ! C’est pas de l’art, c’est de la vie tuée ! Tu peux sentir la différence, non ?

 

saharIl sahartremble.  saharIl a commandé un autre café, directement par la table, ce qu’il ne fait ȷamais d’habitude : nous privilégions tous les deux les « interfaces humaines », comme ils disent, même quand elles singent, comme ici, une mauvaise IA.

— Tu as perdu connaissance et tu t’es retrouvé avec une œuvre d’art dans les mains. Tu n’as pas vu l’animal, tu l’as entendu, enfin juste des leurres. Et tu m’apportes une sculpture pour que je te croie… Mets-toi à ma place Lorca, juste une minute…

— Je m’y mets ! Je ne fais que m’y mettre, à ta place, depuis que Tishka est partie ! Tu refuses l’espoir, Sahar. Tu refuses d’y croire parce que c’est trop cruel pour toi d’espérer. Je suis sans doute plus faible que toi, oui, j’ai besoin d’y croire, j’ai besoin de cet espoir, oui, viscéralement. Mais explique-moi comment une gamine de quatre ans pouvait connaître l’existence des furtifs quand 99,9 % des adultes ignorent absolument qu’ils existent !? Elle m’en a parlé, à moi, le dernier soir, et le lendemain elle n’était plus là !

— Elle a juste dit « les fifs ». Pas « les furtifs ».

— C’est pareil. C’est leur diminutif.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— On le dit dans l’armée. On dit « fif » parfois.

— Dis-moi juste si tu en as déjà vu un…

— Tu sais bien que c’est impossible. Précisément, c’est leur force, c’est comme ça qu’ils survivent parmi nous. Ils protègent l’espèce.

— Quand tu as fait son bisou à Tishka et qu’elle t’a demandé de rester allongé à côté d’elle, qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ?

— Je te l’ai déjà raconté mille fois…

— Redis-le encore une fois. S’il te plaît.

— Elle m’a dit qu’il y avait un fif qui vivait dans sa chambre et qui mélangeait tous ses jouets, qu’il adorait se cacher, qu’il était très fort à ça, qu’on ne pouvait pas le voir mais qu’on pouvait lui parler ; qu’elle lui parlait quand c’était tout noir dans la chambre. Elle m’a dit que c’était fabuleux de jouer avec lui et…

 

Il pleure en parlant, les mots ne sortent plus, ȷe ne dois pas le lâcher :

— Et…?

— Et… qu’elle… allait partir quelques jours avec lui, qu’il allait lui apprendre à voler comme un oiseau, à se cacher, à se transformer…

 

C’est là que ȷe dois le ramener, là. À l’exactitude :

— Tishka n’a pas dit les choses comme ça, Lorca. Avec le temps, ta mémoire a complètement réinventé ce qu’elle a vraiment dit ce soir-là. Tu as reconstruit la scène, à force de ressolliciter ta mémoire. Tu souffres d’un fake memory syndrom, c’est assez classique dans les événements violents. Ce que tu me racontes là n’est pas du tout ce que tu m’avais raconté le lendemain de sa disparition. Je l’avais retranscrit mot à mot sur un cahier pour garder la trace. Ce cahier, je te l’ai apporté : le voici. Si tu veux relire, fais-le. C’est important que tu le fasses, je pense.

 

Je lui tends le cahier et ȷe l’ouvre à la page. Il ne le prend pas. C’est moi qui suis restée allongée près de Tishka pour l’endormir, après que Lorca lui a raconté l’histoire du fantôme de la tour onze puis lui a fait un câlin. Tishka m’a dit qu’un animal vivait sous son lit, qu’il était génial parce qu’il lui parlait la nuit et qu’il rendait ses doudous vivants. Elle ne m’a pas parlé, à moi, de « fif » ni dit qu’elle voulait partir avec eux. Et dans la première version de Lorca, la version d’origine, la plus fiable, celle du lendemain matin, lorsque nous n’avons pas retrouvé Tishka dans son lit, il avait relaté que Tishka avait murmuré ça, au moment où il la laissait et ȷuste avant que ȷ’arrive pour le relayer : « Le fif, il dit que ȷe suis aussi rapide que lui, que ȷe pourrais le battre à cache-cache. Je vais réussir à le battre, papa, tu crois ? » Et Lorca avait répondu : « Pour le battre, il faut que tu apprennes à être comme lui. Il faut que tu l’écoutes et que tu le recopies. Alors, un ȷour, tu seras aussi forte que lui, oui ! » Ça, il l’a complètement oublié. Refoulé. Parce que sa terreur profonde, dans son délire schizo, c’est ça : qu’il ait pu pousser Tishka à partir. À partir avec le furtif.

Il prend finalement le cahier et lit ma retranscription. Très vite, ses larmes aquarellent l’encre du papier, il fait buvard avec sa serviette et s’excuse comme un enfant. Puis il me rend le cahier.

— J’étais sous le choc… Tu imagines bien, j’ai oublié plein de choses… Ce que tu as retranscrit est juste, sauf que Tishka m’avait dit beaucoup plus que ça. Elle a parlé assez longtemps. Elle était fascinée par ce furtif, j’avais senti que quelque chose était sérieux en elle, qu’il y avait plus qu’un enfantillage, plus qu’une invention de gosse.

— Ça, c’est ce que tu te dis aujourd’hui.

— Non. Je me souviens parfaitement de ma sensation ! Ça m’avait perturbé.

— Ta sensation a changé, Lorca. Tu l’as reconstruite au fil du temps. Chaque fois que tu convoques une réminiscence, ton cerveau reconstruit le réseau neuronal du souvenir, et il le déforme de proche en proche, en l’adaptant au présent. Sur des événements traumatiques, sollicités des centaines de fois, ça finit par altérer totalement le souvenir originel.

— Les chasseurs de furtifs existent, Sahar. C’est un fait. J’en fais partie. Je te présente quand tu veux Arshavin, mon instructeur, il est passionnant, il te plairait. Je te présente Agüero l’ouvreur, Nèr le traqueur optique, Saskia la traqueuse phonique. Quand tu veux !

— D’accord. La vérité est que tu es plus fort que moi, Lorca. Parce que toi, tu arrives à supporter la souffrance de l’espoir. C’est même ton carburant. Moi j’y ai cru jusqu’au chaman, j’ai cru au chaman, j’ai cru qu’il avait retrouvé Tishka dans la forêt des Dombes, qu’elle y était séquestrée par un gourou. Et quand j’ai vu son maillot sur une branche, son doudou dans la cabane, j’étais sûre qu’elle était là, que nous allions la ramener, que le cauchemar était terminé. Comment j’aurais pu croire qu’un charlatan soit assez vénal et ignoble pour nous voler un doudou lors de sa visite, et plusieurs vêtements, puis aller les disposer théâtralement là-bas pour rendre crédibles ses oracles ? Comment un être humain peut faire ça à des parents qui ont perdu leur gosse ? Comment ? Après son arrestation, j’ai su que je ne pourrais plus jamais revivre une descente aussi violente. Je n’ai jamais pu y croire à nouveau. La machine à rêves est cassée. (Lorca part, il est ailleurs.) Est-ce que… Est-ce ça t’aide, toi… d’espérer encore ?

 

Lorca se mouche et me dévisage, désarçonné, comme s’il ne comprenait pas ma question. La serveuse pose le café sur la table avec une petite plaquette de plastique sur laquelle brille une seule étoile. Une étoile sur cinq. Elle nous a dégradé notre note client. Comme ça, tranquille.

— Ça m’aide… Et ça m’aide pas… Je vis pas les choses comme toi. Toi, tu analyses et tu psychologises tout… Moi, j’ai juste une intuition, une intuition sauvage qui ne m’a jamais quittée depuis la disparition de Tishka : c’est qu’elle n’est pas morte. Si elle était morte, je l’aurais ressenti. C’est parfaitement irrationnel. Ce n’est fondé sur rien… je n’ai aucune preuve de ça… Je le sens, c’est tout. Maintenant pense ce que tu veux. Que j’ai besoin de croire ça pour m’en sortir, pour ne pas sombrer, parce que je refuse la vérité, parce que je ne fais pas le deuil, tout ce que tu voudras. Tishka est vivante, c’est une certitude absolue pour moi. Et il y a de grandes chances qu’elle soit partie d’elle-même puisque notre porte était verrouillée par une serrure trois points, que nos fenêtres étaient au cinquième étage, qu’il n’y avait strictement aucune trace de doigts, de rayures ou d’effraction, ou d’ADN étranger sur sa fenêtre, la police scientifique l’a certifié. Il n’y a jamais eu de demande de rançon et les pédophiles ne volent pas dans le ciel en ballon ! Alors quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’on a de crédible ? Qu’est-ce qui est logique ou rationnel là-dedans ?

— Nous avons eu vingt mille fois cette discussion, Lorca, s’il te plaît… Tu connais mon hypothèse…

— Si c’était un monte-en-l’air, il serait passé par le toit et il serait descendu en rappel : la serrure du toit aurait été forcée. C’était impossible de monter directement du sol dans cet immeuble, avec le champ vigilant. Mon hypothèse vaut ce qu’elle vaut, elle est ténue, d’accord, mais elle s’appuie sur ce que Tishka a dit. Sa disparition défie toute logique, OK. Alors il faut oser frôler la folie pour imaginer une explication. Même les flics, qui en ont vu d’autres, n’avaient pas de réponse, ils étaient secs, tu t’en souviens ?

— Ce sont eux qui nous ont conseillé de recourir aux chamans…

— Les furtifs restent à ce jour la meilleure explication « imaginable », la moins absurde en tout cas. Je ne dis pas que c’est une piste « probable », même pas ! Je dis juste que leurs facultés pourraient expliquer que Tishka soit partie sans effraction et sans laisser la moindre trace. Eux peuvent le faire : ma formation m’a au moins confirmé ça. Et s’il existe un pourcent de chance que j’aie raison, j’explorerai ce pourcent jusqu’au bout. C’est pour ça que je suis devenu chasseur.

 

Il avait l’air tellement sûr de lui. Je repensais à Miguel : ne pas entrer dans son délire, se proȷeter vers ma reconstruction et non vers ce passé qui me fouaillait. Nous avions été un beau couple, ȷe crois, tellement proches sur notre vision du monde, dans nos combats politiques, dans cette évidence d’être généreux. Et Tishka avait ouvert ce gouffre entre nous. En disparaissant, elle nous avait montré à quel point nous étions différents. Lorca me regardait encore, ȷe savais qu’il m’aimait, qu’il n’avait ȷamais cessé de m’aimer, lui, qu’il n’avait ȷamais vraiment intégré pourquoi ȷ’étais partie, pourquoi ȷe n’avais pu que le quitter : pour survivre. Il aurait voulu prendre ma main, il aurait voulu être contre moi, ȷe ressentais ses ondes, son envie. Il n’osait pas toutefois. Je me sentais si froide, si grippée.

 

J’essaie de revenir, d’être là. Il tente de casser ma glace.

— Comment ça va, sinon ? Tes cours ? Il y avait du monde sur la place…

— Ça va mieux. Parfois, j’arrive à passer une heure sans penser à elle…

 

Lorca baisse la tête et avale son café, par lampées. Cette salle est si triste. Nous sommes les seuls à parler ensemble, en chair et en os. J’ai horreur de ces endroits, ȷ’avais ȷuste souhaité un terrain neutre, pas anticipé cette ambiance. Lorca hésite à reprendre la parole puis il repart dans une bouffée schizo qui me crispe :

— C’est marrant que tu dises ça… Moi, quand je ne pense pas à elle, j’ai l’impression de la trahir. De l’abandonner. Je me dis que plus je pense à elle, plus j’émets d’ondes mentales vers elle, plus elle a des chances de me retrouver. Je suis comme un phare à ondes dans sa nuit, dans son errance, là où elle est. À force, peut-être qu’elle finira par me voir.

— …

— Si tu crois à quelque chose, Sahar, cette chose se met à exister ; si tu crois en Dieu, tu fais exister Dieu – Dieu n’existe pas mais pourtant il se tient là, debout, tout fragile, tenu par des fils de pensée, par chaque minuscule acte de foi que des millions de gens font pour lui. Je retiens Tishka, je la maintiens du côté de la vie, juste en y pensant, en y pensant très fort, tout le temps. Tishka a besoin que j’y croie, pour exister.

 

·· Sahar · resserre ses épaules, elle a froid :

— C’est toi qui en as besoin. Parce que sinon tu t’écroulerais comme je me suis écroulée. Écoute-toi, Lorca… tu débloques gentiment. Tu en as conscience ou pas ? Tu es un enfant avec une belle pensée magique. Parfois, je t’envierais presque pour ça, j’aimerais avoir ta démence naïve, j’aimerais avoir cette folie d’y croire encore, d’y croire toute la vie. Moi j’y ai cru pendant un an, jour après jour, vingt heures éveillées sur vingt-quatre, trois mille six cents secondes par heure. J’y ai cru comme personne ne pourra jamais y croire, même pas toi. Et elle n’est pas revenue, Lorca. J’ai prié toutes les forces de la nature et de la religion, je l’ai appelée avec toute la fureur de mon cerveau, de ma mystique intime, et elle n’est pas revenue ! Après le choc du chaman, sa manipulation atroce… J’ai plus pu. La seule chose qui m’a tenue, c’était de penser au suicide, à la façon dont j’allais me suicider le soir même. Et quand c’était la nuit, je pensais au suicide du matin, et quand c’était le matin, je me disais : « À midi, tout sera fini, je vais m’ouvrir avec le couteau à pain dans la cuisine, ça sera douloureux deux ou trois minutes puis je souffrirai plus jamais. » J’ai sauté de toutes les hauteurs imaginables dans cette ville, je me suis noyée cinquante fois dans ce fleuve, en me lestant, en me droguant, en m’assommant et ça me reposait tant de penser à ça… Ça m’a sauvée.

— J’étais là aussi, non ?

— Oui, tu as été là. Je ne sais pas comment tu as tenu, je ne te donnais plus rien, je donnais plus rien à personne, j’étais du néant. J’étais un siphon à néant, tu étais là et ça ne servait à rien, à rien du tout, mais tu étais là et d’une façon ou d’une autre, ça m’a aidée.

— Tu ne m’avais jamais dit que ça t’avait aidée…

— …

 

Sahar fige. Elle regarde soudain un étudiant tapoter tel un débile sur sa table tactile.

— Tu ne voudrais pas qu’on aille se promener ? Je supporte pas ce lieu, en fait.

 

Ŀorsque nous sortîmes, le ciel empilait ses ballots de coton gris dans le crépuscule. Ŀe soleil avait trouvé moyen de se glisser sous la ligne des nuages et tentait un dernier salut jauni avant de plonger à son tour. De l’autre côté du fleuve, on voyait le damier des buildings s’allumer avec parcimonie, et sur le quai où nous marchions, les panneaux solaires restituaient enfin tout ce qu’ils avaient pris sous la forme de diodes multicolores, enchâssées dans le caillebotis de la digue, censées nous guider sans nous contraindre, pourtant aussi peu inspirées que le reste. Sans ordre ni prévenance, la pluie tombait par à-coups, battante ou bruinée. Je ne cherchais plus à m’abriter, l’eau me faisait du bien.

 

saharPar sahardeux  saharfois, ma bague a clignoté en rouge, sans que ȷ’y prête attention, ȷ’ai fini par vérifier sur mon brightphone : nous sommes partis sans payer l’addition. Elle vient de m’être automatiquement imputée puisque Lorca n’a pas de bague, avec l’amende de dix pour cent pour conduite négligente. Suit dessous ma cotation client où la serveuse vient de me punir trois fois en m’affectant la note d’une étoile (pour avoir zéro étoile, il fallait tuer la serveuse) aussi bien en respect du service, qualité comportementale et convivialité. Pas la peine d’en parler à Lorca : il serait capable d’y retourner et de tout casser, vu l’état dans lequel ça le met, la cotation réciproque. Je lui ai pris la main et il s’est laissé faire.

Ça m’émeut beaucoup plus que ȷe ne le pensais de me promener avec lui. Revenir ensemble, ce serait si évident, si simple… Je repense à Miguel, hier, et ȷe lance à Lorca :

— Tu as quelqu’un dans ta vie en ce moment ?

— Non.

— Tu devrais, ça te ferait du bien…

— Tu as quelqu’un, toi ?

— J’ai eu quelques aventures ces derniers mois…

— Des choses sérieuses ?

— Il y en a une qui dure un peu, les autres étaient des passades… Ça m’a surtout aidée à reprendre pied dans la vie. À me réouvrir.

— ...

— Ça va ?

— Je pensais pas que tu te réinvestirais si vite… Mais c’est bien. Moi, je pourrais pas. Pas encore. Je ne suis pas du tout prêt.

— Il faut que tu coupes avec notre passé, Lorca. Que tu passes à autre chose. Si les chasseurs t’aident à faire le deuil, tant mieux. C’est bien fini, tu le sais.

 

·· Elle · m’aurait pris la main et pendant un moment suspendu, j’aurais cru que ça signifiait quelque chose… autre chose qu’une compassion moisie. Elle venait de lancer quatre petites phrases anodines, de sa voix la plus charmante et la plus calme, et ça m’avait cloué au mur comme un jet de couteaux. Flirter ?? Je n’avais jamais été d’un naturel jaloux, pourtant je la voyais partir, je la voyais ensevelir notre vie, à légers coups de pelle, tandis que de mon côté… Flirter ? Je n’aurais pas pu. Parce que j’aurais eu l’impression de trahir Tishka en aimant quelqu’un d’autre que sa mère. Parce qu’un an et demi après notre séparation, j’étais encore avec Sahar, dans ma tête, dans mon cœur, et il avait juste fallu qu’elle traverse la terrasse sous l’averse, qu’elle entre dans le café, pour que sa grâce me prenne à nouveau à revers, pour que sa présence me dise que c’était elle dont j’avais envie, dont j’avais besoin, pour entrer à nouveau dans la couleur.

 

saharEst-ce saharqu’il  saharme croit ? Il ne me regarde plus, il se noie dans le sol. Si ȷe m’écoutais, à cet instant, ȷe le prendrais dans mes bras et ȷe l’embrasserais – et il serait heureux. Juste pour le sentir heureux. Il faut absolument qu’il croie que ȷ’ai tourné la page, qu’il l’encaisse comme une vérité sèche car c’est la seule façon de nous sauver, chacun, et tous les deux. Miguel est lucide. Je n’ai eu aucun flirt évidemment, ȷ’ai été courtisée bien sûr (pas tant que ça, mon indisponibilité se sent) mais à chaque fois, même en me forçant, ȷe n’arrivais pas à oublier le regard de Tishka, ce qu’elle en aurait pensé du haut de ses quatre ans, elle qui n’imaginait pas que notre amour ne soit pas du touȷours-touȷours… elle que nos baisers faisaient rougir comme une petite pomme.

 

·· Après · un quart d’heure de marche lente, nous avions atteint le bout de la presqu’île, là où la proue du quai coupait le fleuve en deux. Ŀa journée s’achèverait dans la pluie et le plomb. Ŀ’eau aurait des allures d’asphalte qui coule, le silence nous aurait rejoints pour nous accompagner et je ne saurais plus comment lui casser la gueule, au silence. Alors, voilà :

— Je voulais te demander encore quelque chose, Sahar.

— Vas-y.

— Est-ce que tu me crois fou ?

 

Elle enraye un début de sanglot, se reprendrait et s’est jetée dans mes bras. Elle me serre de toutes ses forces, muette. Puis elle me fit asseoir à même la pelouse trempée, sortit le furtif du sac et le prit contre elle comme elle aurait serré Tishka contre sa poitrine. Alors elle commença à chantonner, tout doucement, elle se mit à chantonner, à mi-voix, la comptine des pouces en caressant le museau de la céramique et la naissance de ses ailes, chantonner elle continua, in petto, inspirée…

Ŀ’averse rinċerait à présent la pelouse, la nuit monterait, la lumièrė serait devenue inċertaine et la sċulpture ċommença, ċ’était brouillé et presque imperċeptible, à vibrer et à émėttre une note tenue, mélodique, tournantė (()) exaċtement ċomme si l’on avait passé un doiġt mouillé sur le pourtour d’un verre de ċristal (()) Stupéfiée, Sahar reġarderait attentivement la pièċe tout en ċontinuant à la ċaresser et à ċhanter, un peu plus fort, un pėu moins vitė, sinuant entre l’aiġu et le ġrave de sa voix de mezzo-soprano jusqu’à ċe que la ċéramique finisse elle-même par ċontre-ċhanter en éċho, en miroir voċal, ċomme un louveteau de ġranit hurlant à la vie.

Sahar ferma les yėux et laissa la plainte s’éteindre lentemėnt dans le parċĿorsque l’averse se calma enfin, elle murmura :

— Ce n’est pas de la céramique, la céramique ne sonne pas comme ça. C’est une forme de vitrification ou de cristallisation particulière. Tes militaires n’ont pas d’oreille. C’est très beau en tout cas.

— Est-ce que je suis fou ?

 

Sahar me prendrait les deux mains comme si je pouvais m’échapper. Je serais complètement trempé et je commencerais à avoir froid. Son visage a viré au didactique. Elle me regarde intensément tout en me parlant et elle enfonce bien ses phrases dans la planche de ma nuque, clou après clou :

— Tu es fou, Lorca. Cliniquement parlant. Tu es atteint d’une schizophrénie de compensation, qui s’est déclenchée à la disparition de notre fille. Elle n’a fait que s’auto-renforcer ensuite. Ton intégration à l’armée fonctionne comme une confirmation malencontreuse de tes intuitions délirantes. L’unité des chasseurs où tu viens d’être reçu t’a permis d’étayer ce qui ne relevait jusqu’ici que d’une reconstruction hallucinée du réel. Une construction destinée à te permettre de croire encore à l’existence de Tishka. L’armée ne fait qu’accroître ta psychose, que la solidifier et c’est dramatique pour toi, pour nous. Tu as inventé un lien absolument non avéré entre les furtifs et ta fille, qui te donne la sensation que l’existence des furtifs, si elle est confirmée, confirmera aussi celle de Tishka. Mais ça n’a strictement rien à voir. Tu en es conscient ? Ce sont deux événements, deux phénomènes, deux mondes que toi seul as reliés. Pour te sauver de la dépression, de l’effondrement. Tu saisis ce que je dis ? Dis-moi que tu me comprends, Lorca, dis-le-moi, je t’en supplie.

 

saharIl saharme  saharregarde avec une dureté très rare chez lui. Ses yeux sont deux pierres. Il grelotte, se tient les épaules pour se réchauffer, semble réfléchir violemment, secoué peut-être par des pensées antinomiques. Puis il range la céramique dans le sac et me fixe avec un aplomb impressionnant. Sa voix elle-même a changé, elle a un timbre sec, sablé :

— Alors tu me crois fou. Merci d’avoir été honnête. Je n’ai pas les moyens, aujourd’hui, de te prouver que je suis sain d’esprit. Qui peut prouver qu’il est sain, de toute façon ?

— Lorca…

— Tishka est vivante. Ça me perturbe beaucoup que tu ne le sentes pas toi-même, sa propre mère. Ça m’attriste aussi. Tellement. Mais sans doute que j’ai infiniment plus de sensibilité à ces choses-là que toi. Tu as toujours eu un fond scientifique, finalement, malgré tes études de lettres.… Je croyais te convaincre en t’amenant le trophée. Le lien que je fais, je comprends qu’il soit pour toi hallucinant parce que tu n’étais pas dans la chambre à ce moment-là, quand Tishka m’en a parlé. J’avais une complicité différente avec elle, de jeu, d’histoires à nous, elle me disait parfois des choses qu’elle ne t’aurait pas dites… Et ça, tu as du mal à l’entendre…

— Peut-être…

— Un jour, je pourrai t’apporter la preuve que tu attends, parce que tu l’attends. Tu la rêves cette preuve, quoi que tu dises. Et alors tu comprendras la différence entre une intuition absolue et la folie.

 

·· Il · y a un maître-chien qui s’approche, le chien nous sent déjà, il faut partir.

— Je ne voulais pas te blesser. Mais je te dois la vérité, au moins ça. Tu es malade, Lorca. Tu dois l’accepter !

 

En épaulant mon sac, je me serais levé et je lui aurais lancé : « Ça me manque de ne pas te voir, Sahar. Ça me manque de ne plus partager ma vie avec toi. Alors même si tu me crois fou, pourrais-tu accepter qu’on se voie ? De temps en temps au moins, un peu plus souvent ? » Elle aurait remis sa cape sur ses cheveux qui faisaient une tache d’or clair dans la nuit, avec un air mutin, presque léger pour la circonstance. En quelques pas de marelle, fluides et vifs, elle sortit de la pelouse interdite en sautillant – Tishka.

— Nous allons nous revoir, oui, je te le promets. Prends soin de toi, Lorca et repense à ce que je t’ai dit. Tu es suffisamment fort et intelligent pour te guérir toi-même. Il suffit que tu le veuilles.

 

Je n’ai pas répondu, j’aurais juste souri.