CHAPITRE 8 Le sol peut attendre
— Ascenseurs bloqués ! Ils ont repris la main sur la domo !
— Les enculés… Prenez l’escalier !
˛Ces ˛mecs ˛sont tablés. Zéro préparation. Un sac à dos, une bite, un couteau. Basta ! Combien on est ? Quatre-vingts ? Cent ? Ơù est le matos ? Quelle stratégie ? Y a même pas de chef ! Au pied de l’immeuble, les cars bleu nuit sont à touche-touche. C’est la fête à Gyronimo ! Ils vont pas tarder à charger. Et c’est pas les trois palettes et les barres d’échafaudage jetées à l’arrache en travers des portes vitrées qui vont ralentir grand-chose. Qu’est-ce que je fous là ?
« Vous êtes dans une propriété privée de classe privilège. Le complexe BrightLife appartient à la société Civin qui vient d’en achever la construction. Tous les logements ont malheureusement été vendus et ne sont donc plus visitables. L’hôtel et les étages de loisirs ne sont pas encore ouverts à la clientèle. Nous vous demandons de bien vouloir respecter les parties communes et de ne pas pénétrer dans les appartements. Toute intrusion ou dégradation est passible d’une amende personnalisée de trente-six mois de revenus et d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, assortie d’une déchéance de citoyenneté. Merci de bien vouloir quitter les lieux au plus vite. »
Cálida y agradable, la voix de la médiatrice, je la mate du second, elle se tient bien en vue sur le parvis, longs cheveux bruns, uniforme qui va bien. Ils sont malins. Pour peu, j’irais presque boire une mousse avec elle. À part que cette nuit, je suis censé être un Céleste ou un Altiste, au choix, un bouffeur de toit, un type vénèr qui vient squatter une barre design de vingt étages flambant neuf, prévendue à des pendejos qui palpent plus de thunes en un jour qu’un chasseur de ma trempe en un an. Je suis là dans l’espoir que les chiches prennent la gâche des riches, ¿por qué no? J’aime l’idée. J’aime juste pas la manière. Rapport que ça part dans tous les sens, c’est faussement calé, faussement déstress, sacrément el quilombo. Ơn risque gros, tous. Arshavin aurait jamais dû cautionner qu’on en soit.
— Ça charge en bas, ils sont entrés dans le hall !
— Déjà ?
— On a été balancés, c’est certain. Ils étaient là tout de suite !
— Faut monter ! Plus le choix !
— Y a deux hélicos qui tournent, faudrait pas qu’ils atterrissent… Parce que là…
)Je) ne) croyais pas retrouver ça, cette sensation d’être traquée, d’être en faute, ce feeling d’adolescente et cette trouille qui monte. Je me suis répété « vis ça comme un jeu ! » et je n’y arrive pas, tout bonnement. Parce que tout le monde ici a misé sa liberté sur cette action et que la police n’a pas spécialement l’intention de nous laisser prendre cette tour qui a coûté la bagatelle d’un demi-milliard à Civin ! Quatre à quatre, je monte les escaliers avec Lorca tandis qu’Agüero trace devant. Mes cuisses sont bourrées d’acide lactique, pas normal, j’expire mal, je suis pas bien.
— Qu’est-ce ça dit plus haut ? hurle une gamine à peine majeure, voix cassée et rauque, trop mûre pour être vraie.
Elle se la pète. Ou elle mesure pas le danger.
— Ça craint du boudin… Ils descendent !
— Quoi ?
— Des miliciens ! Ils descendent ! Ils ont des guns !
— D’où ils sortent, putain ?
— Tracez vos mères !
Aux ordres brefs) des aboiements (suivis du bourdonnement čaračtéristique des frelons) čette plastique stridenče (je réalise qu’une briğade a envaĥi la čağe d’esčalier. Les droniers remontent, métĥodiquement, par palier. Ça črie, ça résonne, des čorps tombent, le béton nous réperčute tout. Notre petit ğroupe atteint le sixième étağe. Au-dessus, on entend les tirs inčapačitants des miličiens, à quelques paliers de nous ((ils sont procĥes. En dessous, les frelons font le travail)) le vrombissement insupportable, čonçu pour la panique) puis la perčussion des piqûres dans les nuques. Nous allons être pris en sandwicĥ, Lorča me reğarde, Ağüero sort son pied de bičhe pour déğonder la porte palière.
— Ils ont le contrôle de toute la domotique de l’immeuble. Ils pilotent ça de l’extérieur. Dès que vous repérez du câble ou un placard électrique, vous coupez, vous disjonctez, OK ? lâche une fille au maquillage géométrique noir/blanc.
Elle a deux yeux sur le front et quand elle nous regarde, on cherche sa bouche : de l’anti-biométrie pensée, poussée.
— Balcons ! Passez par les balcons !
·· Trois · types sanglés dans leur baudrier, farcis de mousquetons, grillent la priorité à Agüero et foncent dans le couloir. On les suit. Accueil du spa, piscine, bar à eau, soins, jacuzzîles, fitnest, on débouche devant des baies vitrées larges comme des écrans de cinéma. Aux premières loges pour voir les premiers militants traînés au sol sur le parvis, mains dans le dos. Heureusement la foule réagit aussi sec : la manif des standards contre ce complexe privilège a un solide cortège de tête, coiffé de masques-miroirs qui scintillent dans la nuit. Au creux de leur main, ils serrent leur lampe surpuissante et pratiquent la Blitzlicht, la guerre-lumière. Sur un signal discret, ils pointent leur faisceau de trois mille lumens dans les yeux des flics, qui chancellent, aveuglés. Ŀe cortège en profite pour amorcer un encerclement, ils sont assez nombreux pour ça, mille au moins, ça prend…
À mes côtés, sans que je m’en rende compte, un militant regardait la même chose que moi, il tourne la tête :
— Hey Lorca ! Ça fait du bien de te voir ici ! Ça fait un bail !
— Salut Happ ! T’es aussi dans la place ! Où est ton gang ?
— On est tous là. Jump et Droppy sont déjà là-haut, dans le jardin du toit. Ils ont monté des tripodes pour empêcher les hélicos d’atterrir. Squik est en train de spiter la façade. T’as un shunt ?
— Non.
— Prends celui-là. Squik va tendre une ligne du toit jusqu’à cette terrasse. Tu te fixes dessus et tu pompes jusqu’en haut. T’as pris des muscles on dirait ?
— Un peu…
— Ça fait mal aux bras mais c’est mieux qu’un ascenseur. T’as pas le vertige ?
— Non…
— Vaut mieux pas. Y a du gaz. Et les parties vitrées sont sévères. C’est de la réglette. Si tu galères, appelle ! Un ange viendra te chercher. Tiens, les voilà !
Arrivant de l’arrière, trois garçons et deux filles en combinaison ciel débarquent en checkant à la volée et filent vers la terrasse. Gros sac à dos, parapente dedans, c’est la Céleste, ils devraient déjà être sur le toit, ils ont dû être coincés dans l’escalier. Agüero s’approche d’eux alors qu’ils déplient leur toile compacte. Je reconnais Velvi, Fled et Carlif, nous avions occupé l’hôtel Parriott ensemble en 2035, pendant une semaine – Sahar était de la partie. Agüero se défait mal de ses réflexes de chef de meute :
— Vous n’allez pas sauter de là, c’est de la folie ?!
— On va pas sauter, camarade, on va monter. On attend les thermiques, sourit Velvi, toujours aussi calme et habitée.
Agüero hallucine un peu. Elle hume l’air de la nuit de ses narines ailées, elle a quelque chose d’un sylphe. Comme toutes les filles au sein des mouvements radicaux, elle n’attache plus ses cheveux désormais, elle les lâche au vent – ça brouille l’identification.
— Et comment tu vas le reconnaître, ton thermique ?
— Avec ça, répond Velvi en lui posant l’index sur son nez. Quand tu sens l’odeur du sol, c’est que t’as une ascendance. Mais ce soir, ce sera facile. Ça va puer le cramé : on a nos missiles en bas…
À ses côtés et sans attendre, Fled saute du parapet ! Il angle dangereusement vers la foule puis brusquement s’élève en enchaînant des huit très courts au-dessus d’un taxile en flammes – il a mis son masque filtrant, il monte et monte, nous salue d’un geste rapide et atteint bientôt le niveau des toits… Au pied de l’immeuble, la fraction « terrestre » de la Céleste a enfin réussi à mettre le feu aux palettes entassées. Demain, ces « missiles » sol-air feront le lien entre le sol et le ciel – et réciproquement – si l’occupation tient, mais ce soir, ils assurent pour leurs potes les précieuses ascendances sans lesquelles les ailiers iraient vite tutoyer le bitume. Cette symbiose est l’une des beautés du collectif.
Quelques minutes anxieuses coulent – et ça y est, toute la Céleste est maintenant en vol, enspiralée autour des thermiques, tandis qu’au sol les policiers tentent, en retour et en vain pour l’instant, d’éteindre les bûchers pour couper les ascendances.
— Soldats, la milice de Civin a pris possession de votre étage. Ils avancent vers le spa. Il faut fuir.
— Fuir où ? On n’a pas de parapente, nous !
— Grimpez par l’extérieur.
— Ils vont nous tirer comme des lapins !
— Ils ne touchent pas aux grimpeurs, ne vous inquiétez pas. Ils ont une consigne « zéro mort ». Médias oblige. Trop de risques de chute.
˛Saskia ˛me ˛reluque, elle a capté les ordres d’Arshavin en intra, par conduction osseuse. Comme moi. Ses joues virent lait fraise. Elle patine sur place. Ơn dirait un tank déchenillé. Je sors sur la terrasse. Mate la façade. Étages 7_8_9_10, que des balcons. Trois mètres par étage mais avec la rambarde, tu chopes facilement le balcon supérieur. Une corde rouge traverse la façade. Verticale. La ligne de vie. Trois gadjos se hissent dessus, suivis par des drones d’une race que je connais pas. D’autres grimpent en solo directement par les balcons. Des mabouls. Saskia jette un œil en bas. Trente mètres de vide. Du vide urbain. Avec béton au bout. Si tu glisses, tu crabouilles. Rien que monter sur le parapet vitré, épais comme un doigt, ça te met le cardio en mode rotor \4 000 tours/minutes/ Saskia jette très vite voix filet :
— J’y vais pas Je reste là Je vais me rendre.
Lorca souffle deux secondes. Il la cale par ses deux épaules :
— Si tu te rends, y a plus de recherches furtives, Saskia. Y a plus de meute, y a plus d’armée pour toi. Arshavin te dégage. Il sera obligé. Le ministère lui imposera. Trop de médiatisation. Tu saisis ?
— Je peux pas, Lorca. Je suis désolée. Je veux pas mourir comme ça.
— Agüero va t’assurer du haut. Au pire, il te hisse. Et moi, je grimpe derrière toi. Je te lâche pas. Ça va le faire. Regarde-moi : ça va le faire !
Elle tanģue. Pas attendu sa répơnse. Sur la liģne de vie, j’ai fixé mon bloqueur, j’y ai mousquetonné une lonģe de deux mètres, histoire d’avơir de la marģe pour les jetés. Et de l’amplitude de mơvimiento. Et j’ai verrouillé mes deux poģnes sur les barreaux du balcon supérieur. Pas se crisper. Tractiơn. Rétablissement. Sơuffler. Équilibre parapet. Jeté. Traction. Souffler. Sans ģamberģe. Sans reģarder en bas. Juste pousser. S’élever. Viser le ciel. Viser le toit. Au dixième étaģe, les balcơns s’arrêtent. Ça devient du verre au-dessus. Du lisse. Je sors ma corde du sac. Fais un nœud de huit au bơut. Que Saskia ait juste à mơusquetonner dessus. Bricole un relais sur le balcon. Me campe. Ģueule « Corde ! ». Je vois à peine la silhouette de Lơrca attraper le bout, ça pourrait être n’impơrte qui. Un milicien autant…
— Saskia attachée ! Sec ! Elle doit te sentir ! On attaque !
C’est bien Lorca. Sur la façade, ça bourrasque pas mal. Ơn sent l’odeur de cramé, de feu de bois, ça boucane du sol. Me recuerda asado, c’est presque rassurant. Au-dessus, les hélicos font dans le cercle. Ça filme, ça scanne, ça hésite à atterrir on dirait. Je m’essuie la coulée noire qui me poisse du front. Putain de peinture camouflage. Ça te nique la biométrie mais c’est gras. Sur le parvis, boxon des grands jours ! Ça grouille, foule et flics ! Ça se mailloche et ça recule, les gars essaient d’être très près des golgoths pour les foutre par terre. Parce que ça, ils aiment pas, ils bougent comme de gros scarabées alors, plombés par leurs armures et leurs protège-tout qui pèsent quinze tonnes. Tu commences à être dans le match, hein ? Ça commence à te plaire, pas vrai ? Ơuais, ça me rappelle l’Argentine, l’Argentine qui se battait. Celle de mon père et de ma mère. Avant que ma mère y passe.
— Concentre-toi sur ton corps. Tes mains. Tes bras. L’épaule, voilà. Tu te tractes. Voilà. Pousse sur les cuisses. Ton corps. Ton corps. Souffle. Souffle bien… Vers le haut. Toujours. On enchaîne. Encore deux étages. Agüero te tient. Sens ton sang dans tes pieds, sens l’air dans tes poumons, avale, expire. Voilà.
·· Je · la pousse, je la touche autant que je peux, qu’elle reste fixée sur son corps, sur ses muscles. Qu’elle sente ma présence à chaque mètre. Qu’elle soit pas seule dans sa peur, aucune seconde, aucune brèche pour décrocher, reliée à moi, à ma voix, à mes mains, à ma chaleur, en continu. Sa peur a éliminé la mienne, plus le temps pour la trouille, c’est trop tard, fallait avoir peur avant. Ŀà, faut survivre et tracer, ne pas se faire prendre, assurer avec les Célestes, les Altistes, l’Inter, le gang anarchitecte, la Traverse, les Guette-Heures. Assurer devant Pontife, Fled, Velvi, Happ, Tyrol, Amar, Tête-de-Nœud, Droppy. Ils sont tous là. Ils m’ont tous vu aussi, et leur sourire, leur sourire ancien, leur sourire des actions communes avant Tishka m’a fait un bien inimaginable. Ils n’ont rien oublié de ces luttes. Moi non plus. Et il est hors de question que je les déçoive. Je vais atteindre le toit et je vais y rester autant de temps qu’il le faudra, autant de jours et autant de nuits que la lutte durera !
)Pa)rvenue au) balčon du dixième, j’ai čru atteindre l’Everest. Je sentais plus rien, plus mes bras, plus mes jambes, j’avais ni cĥaud ni froid, je flottais. À la vérité, ça ne faisait que čommenčer. Šur l’arc de cercle que dessinait la façade, entre le dixième et le vingtième étage, tout en verre-miroir, c’était juste… la folie. Il y avait des lignes de corde un peu partout. Des lignes avec des grimpeurs suspendus en grappes qui se hissaient comme on glisse sur un rail. Des types qui montaient en lézard-ventouse, pieds/gants à même la paroi, une techno bricolée. D’autres qui fixaient un cube de trois mètres par trois contre la façade, à la façon d’une maison sac à dos, déjà percée de vitres. Pour chaque voie étaient écrits des noms, au marqueur blanc. « Ils les baptisent parce que ça porte bonheur » m’a dit Lorca : Jusqu’ici, tout va bien, Engagez-vous, qu’ils disaient !, Tomate-Mozart-est-là, Pourtant la suite est jolie, La douce lumière du noir, Qui dort drone ! Šur le balcon d’à-côté, un type en costume de cirque, avec deux singes libres à ses côtés, des écureuils, un lémurien, remontait à la manivelle une cage pleine d’oiseaux !
— C’est Noé, me dit Lorca.
— Qui ?
— Le type avec ses animaux, c’est Noé. C’est une figure de la Traverse. Il transborde l’Anarche.
— Tu m’affranchis ?
— L’Anarche de Noé, tu connais pas ? Il fait proliférer les animaux dans les cités. Le mec le plus détesté par les copropriétés de la ville ! et le plus adoré des mômes ! Regarde comment il va atteindre le toit. Que ce gus ne soit pas encore mort, c’est juste un miracle.
Le Noé en question sortit une bonbonne de son sac et une minute plus tard, un ballon occupait le volume entier du balcon. Avec une longueur de corde, il trama à la hâte une manière de filet, dont il enveloppa le globe. Aux mailles, il attacha la cage, laissa les animaux grimper et s’accrocher puis il actionna une ultime fois sa bonbonne. Le ballon s’éleva très doucement au-dessus du balcon alors qu’un projecteur des médias le prenait dans son rond. Je ne sais pas comment il gérait le gaz pour ne pas partir dans l’espace mais le ballon rebondit plusieurs fois contre la paroi avant de s’envoler jusqu’au toit, hors de notre vue.
— Je t’emmène, poupée ? Il paraît que tu n’aimes pas trop l’escalade ?
— Euh… Ça peut porter deux personnes ton parapente ?
— Ça m’est arrivé de porter une famille si tu veux savoir…
— Vas-y Saskia, tu ne risques rien. Velvi est un ange.
˛Saskia ˛s’arrime ˛à rebrousse-poil, puis hop, la Velvi fait deux S au-dessus de la foule (du biscuit !) et file la poser sur le toit. Vrai, ils manient leur voile en as, à l’aise comme des poissons dans l’air. Pour nous autres, la manade plantée sur le balcon, ça s’annonce moins rigolard. Car en bas, ils ont décidé d’envoyer du drone, du qui pique et te laisse sur le carreau. T’as une minute pour les sommations \ sont obligés, c’est la loi / puis ou tu te rends, ou ils te tasent ! Un guetteur en a planté deux avec un tir au gluon, un truc de génie, une sorte de fusil hydraulique qu’ils chargent d’une pâte noire, mélangée de limaille. Ils attendent que le drone se freeze à hauteur, pour faire sa sommace. Puis, glouf, ils t’y balancent leur boule de boue ! qui vient gluer le bulbe du drone et barbrouiller les capteurs. La machine part à l’errance quand c’est pas les rotors qui bloquent direct. Là, ce qui remonte vers nous, par contre… ¡Mierda! C’est du drone noir, du drone militaire…
— Un Ska-104 sonique ! Vamos !
·· À · la première salve d’ultrabasse, j’ai cru que mes tympans allaient sortir de mes pavillons, tellement la décompression est violente. Derrière nous, la baie vitrée de l’appartement vole en éclats, elle vomit sur le parquet une rivière de verre. Agüero a bondi en premier, moi j’ai titubé à sa suite, les deux guetteurs nous ont dépassés pour enfiler le couloir et tenter d’ouvrir, trop nerveux, la porte du loft. Évidemment, on fait face à de la biométrique dernier cri : un couplage iris-palmaire avec confirmation vocale et nous ne sommes pas les nouveaux proprios ; ni le concierge. Quoique le concierge soit là… de l’autre côté de la porte ! avec la brigade d’intervention anti-occupation : la bianoc. J’entends leurs consignes étouffées et la voix du gardien, qui demande de bien faire attention aux sculptures du loft. Sur le balcon, les drones restent figés en suspension devant la baie vitrée : trop de dégâts déjà, l’armée ne pourra ou ne voudra pas payer davantage. Donc ouf, ils figent.
— Les keufs vont rentrer ! Faut bloquer la porte !
— Planquez-vous !
— OK Civine, ferme le volet roulant ! je lance à l’encan, sans trop y croire, en grimpant fissa le colimaçon du duplex.
— Pouvez-vous vous identifier s’il vous plaît ? répond une voix très claire, qui semble tomber du plafond. Je suis Civine, pour vous servir.
— Bonjour Civine… Je suis… Paul Traqué.
— Bonjour Paul, enchantée de faire votre connaissance. Que puis-je pour vous ?
— Je souhaiterais que vous fermiez le volet roulant de la terrasse…
— Vos désirs sont des ordres… cajole l’intelligence artificielle.
Programmation dite de complicité. Sensualité discrète. Certainement en standard pour les lofts de célibataire.
Agüero me regarde avec un immense sourire, la mine épatée. Avoir apprivoisé l’IA domestique relève un peu de la magie tant ces lofts sont d’ordinaire sur-sérénisés, même de l’intérieur. Pas encore paramétrée, la Civine ? Sans doute. En bas, j’entends les deux guetteurs qui déplacent des meubles, cherchant de quoi bloquer le couloir. Ŀe marbre stridule.
— Où vous êtes ? Venez nous aider, ça pèse une tonne ! Ils vont entrer !
— Planquez-vous, ça sert à rien ! Ils vont vous défoncer ! rétorque Agüero.
— Tu veux te planquer où ? C’est tout lisse ici !
Ŀe clic parfaitement net de la porte d’entrée retentit, puis plus rien. Pas de cavalcade, de rodomontade de film d’action, à peine un appui couinant sur le marbre du couloir, une épaule qui cogne une cloison et puis fffllli — fffflli, deux fois.
— Ramassez-les… (…) Ils n’étaient que deux ?
— Je ne sais pas, les drones disent quatre.
— On vérifie. Fouillez les pièces !
Alọrs ils auraient ċọmmenċé par la ċuisine, le ċellier, le salọn, la salle de réalité, les deux ċhambres du bas. Ŀ’appartement aurait fait dans lės deux ċent ċinquante mètres ċarrés sur deux niveaux. Peut-être auraient-ils ċherċhé sọus les sièġes du ċinéma de pọċhe, dans le ċọnġélateur de trọis mètres ċubes, à plat vėntre sọus les lits et dans le haut des plaċards taċtiles. Ils seraient ensuite mọntés à l’étaġe ọù nọus seriọns ; l’une après l’autre ils auraient fọuillé les deux ċhambres mọquettées en faisant vọler les ċọuettes, la salle de bains japọnaise aveċ sa baiġnọire en bọis, le sauna, l’atelier de sċulpturė, la bọthèque. En redesċendant, ils auraient simplement haussé les épaules et demandé à Ċivine d’ọuvrir le vọlet rọulant pọur éċhanġer aveċ les drọnes. Họrmis que les drọnes seraient déjà repartis en missiọn et qu’à leur plaċe, ils seraient tọmbés sur un ġrimpeur ébahi, piéġé sur le balċọn ċọmme un lapin dans les pharės. Si bien qu’il y aurait eu un trọisième fffllli.
Pendant tọute la visite, je n’aurais pas su ọù était Aġüerọ, pas plus que lui n’aurait dėviné ọù j’étais, pas saisi quel miraċle de ċaċhette il eût été ċapable de se déniċher pọur éċhapper aux reċherċhes. Tọut ċọmme j’aurais été tọut à fait inapte à vọus expliquer ċọmment, physiquement et mentalement, j’avais pu tenir en ọppọsitiọn pieds-mains – à la façọn de l’Họmme de Vitruve de Ŀéọnard de Vinċi – le ċọrps plaqué sọus le plateau de la table de l’atelier de sċulpture. Ni pọurquọi j’eus à ċe mọment-ċi l’absọlue ċertitude que persọnne n’aurait l’idée de reġarder là, ni même de se penċhėr au ċas ọù – et mieux : l’intime et fulġurante évidenċe des endrọits ọù ils allaient en revanċhe vérifier aveċ attentiọn et fọuiller – et ċeux, ċeux pọur lesquels leur ċọnfọrmatiọn visuelle ne pọurrait imaġiner que s’y lọġe un ċọrps, ċette taċhe aveuġle du traqueur, ċe trọu en eux. Ċe que j’ai envie d’appeler, dė la raisọn humaine, l’anġle mọrt.
)Le) toit) du complexe BrightLife était une merveille de parc paysagé. Il s’étirait en arc sur la longueur d’un terrain de foot. De nuit, des globes d’or à allure de lanterne éclairaient de place en place des potagers en permaculture et des îlots de graminées, un verger d’arbres matures et des pelouses ovales ouvrant des plages moelleuses où s’allonger. Le jardin d’enfants était l’œuvre d’un artiste, avec des balançoires ailées et des toboggans-toucans. Les bancs de bois flotté avaient été sculptés à la main et positionnés sur des buttes pour un panorama optimal. En avançant vers l’ouest du toit, on découvrait au fil de l’eau : un parcours ludique de santé, un théâtre de verdure, un jardin éolien où des harpes vibraient sous les rafales, des barbecues en pierres et l’inévitable piscine abritée dont un mur vitré donnait sur le vide. C’était juste insolemment beau, intelligemment conçu et scandaleusement destiné, en toute privauté, à une centaine de clients über-riches. Des traders en cryptomonnaie à même d’acheter ici quand les squares pour standards de la ville avaient leurs toboggans en plastoc brisés, trois buissons de base, puaient la pisse et saturaient de mômes.
— Je peux tenir un mois ici, ça m’a l’air cosy… avait plaisanté Velvi en atterrissant.
À quoi tient une prise de conscience ? À quoi se joue un engagement politique ? J’étais venue ici par devoir, juste en mission. Au départ. Formatée en mode ruse, sous les ordres d’Arshavin et l’insistance de Lorca. J’étais venue pour qu’on rencontre Toni Tout-fou, un activiste de la Traverse, tagueur et squatteur, un spécialiste des blitz-occupations pour qui la peinture était un art de combat. Toni Tout-fou dont nos services de renseignement supputaient qu’il travaillait sur les céliglyphes : des tracés furtifs expressifs. Lorca avait deviné qu’il serait de l’assaut du BrightLife. Il pensait qu’il n’y avait pas de meilleure immersion que la lutte partagée. Rien de plus efficace que de participer à l’action pour lever toute réticence, afin de n’avoir rien à prouver quand nous toucherions enfin Toni. Tricky certes. Bien que je soupçonnasse maintenant (pas si connasse) qu’il avait aussi voulu simplement en être. Et que j’en sois. Voulu que je voie de mes yeux ce qu’on faisait de cette ville, ce qu’était l’habitat princier d’un citoyen privilège. Afin qu’au-delà et sans blabla, je saisisse, qui sait ? que cette brutalité économique n’avait rien d’une fatalité ? Qu’il « suffisait » au fond de se dresser contre ? Prendre sa part de l’orage, prendre place dans cette pluie.
Et de fait, j’y étais. J’étais sur ce toit balayé par les projecteurs des hélicos et la bruine impromptue. J’étais cette fille qui portait une énième barre de fer pour ériger un tipi d’acier sur une pelouse encore libre à seule fin qu’aucun appareil ne puisse y atterrir. J’étais cette activiste qui aidait à hisser les derniers grimpeurs épuisés par cent mètres d’à-pic achevés sur des réglettes. J’étais cette militante vierge à qui un garçon de dix-neuf ans apprenait à touiller du gluon pour alimenter les fusils anti-drone. Et j’étais à fond.
— Ils attaquent, viens aider !
Lorsque Lorca et Agüero sont réapparus, j’avais presque oublié que nous étions arrivés ensemble. J’étais totalement happée par l’événement, la tension, les risques. J’ai sprinté avec les autres, une cinquantaine, jusqu’à l’héliport de poche et j’ai levé la tête comme eux. Un homme (Jojo) était suspendu dans le vide, au bout d’un câble, sous l’hélico de la Civin. Il avait dû tirer au harpon magnétique sous la carlingue et il oscillait maintenant dans le ciel, soumis au ballant périlleux des mouvements de l’appareil…
— Complètement barjo le mec !
— Il sait ce qu’il fait… Technique du fil à plomb. L’hélico est obligé de rester en vol stationnaire sinon il risque de le crasher contre la façade. Ça bloque les déplacements latéraux pour eux…
— Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?
— Ils vont chercher à le poser, avec délicatesse. Mais s’ils font ça, ce sera tout bon pour nous…
˛Le ˛Jojo, ˛il a une poigne de la mort ! À chaque à-coup qu’il file au câble, l’hélico, dans le ciel, rote un hoquet ! Et à chaque hoquet, c’est l’amok dans la meute ! Une ola monte ! À un moment, le pilote se décide à redescendre le gringo sur la pelouse. Il se cale pile à vingt mètres au-dessus mais Jojo plie les jambes pour pas toucher. À peine Jojo frôle l’herbe qu’un milicien essaie de décrocher le câble de la carlingue. Reste que ces verrous magnétiques, c’est du vingt tonnes en traction pour les arracher ! Quand la meute a vu que ça tenait, ça a été très vite…
·· J’ai · couru sans réfléchir, sans comprendre que j’allais participer à l’action la plus dingue de ma vie d’activiste. De toutes les zones du toit, des bancs et des planques embusquées, une pure ruée a déferlé vers la petite pelouse où Jojo avait touché le sol. Aussitôt des mains ont sorti dégaines et mousquetons, sangles, cordes, bouts de draps et les ont fixés au crochet du câble. Ça faisait une flopée d’attaches et de prises, disposées en étoiles, nous étions une quarantaine, parfois plusieurs par corde ou par sangle et bien vite nous avons commencé à tirer…
Ŀà-haut, les deux miliciens qui se tenaient sur les patins de l’appareil ont relevé la visière de leur casque tant ils hallucinaient.
— Monte ! on a entendu le premier hurler au pilote.
— Up ! Up !
Mais c’était déjà trop tard. Quarante corps et quatre-vingts bras étaient maintenant arc-boutés sur le soleil de corde et tiraient. Elles tiraient, ils tiraient – nous tirions de toute la puissance d’une lutte qui n’aurait attendu que ce moment, nous tirions à nous luxer l’épaule, à s’en déboîter le coude, à nous casser le poignet, nous tirions avec les obliques, avec les dorsaux, à la soudure des vertèbres qui grinçaient, avec toute la voracité musculaire contractant nos cuisses. D’abord rien ne bougea – une sorte d’équilibre homme/machine se fit – ça se jouait à rien… Puis l’hélico se mit à accélérer. Des bourrasques de vortex nous rinçaient la gueule, un furvent venu du ciel, vertical et mouillé, qui nous plaquait la pluie sur l’équerre des épaules. Ŀes plus petits d’entre nous n’avaient déjà plus les pieds au sol, je me sentis décoller une première fois, plonger et retoucher le sol, redécoller, quelques mains lâchaient, de surprise ou de peur, ou parce qu’ils n’en pouvaient plus ?
— Lâchez pas !!
Ŀe rotor de l’hélico était maintenant monté à son maximum de régime. Ça sirénait dans l’aigu à te massicoter le crâne. Et d’un coup, la grappe entière des combattants fut arrachée du toit et soulevée dans les airs ! Il y eut plusieurs secondes où je ne sus plus s’il fallait que je lâche ou que je tienne, la frousse me trouait de finir enlevé dans le ciel et de tomber comme une pierre de tout là-haut, ça gueulait de partout dans la grappe, ça disait de tenir, tenir et… je sentis juste ça : une corde – une corde passer dans mon baudrier – dans d’autres – faufilée comme un serpent fin. Agüero sauta sans hésiter de la hauteur d’un étage avec cette longe dans la main. Sous mes pieds, toujours suspendu dans le vide, je le vis rouler-bouler en félin puis filer arrimer la corde à un banc tout proche…
Subitement, l’hélico s’arrêta de monter. Il y eut un à-coup ultra-brutal – élastique. Dans ma colonne, l’impression qu’un type avait écarté mes vertèbres d’un coup de treuil comme s’il voulait me faire grandir de cinq centimètres en deux secondes. Déjà Agüero mettait plusieurs va-et-vient de sangle à cliquets et à la façon carrée dont il aurait calé une caisse de matos sur le toit de son camion, il nous ramena sans forcer sur la pelouse ! Alors, comme un seul homme, comme une seule femme, tout ce que le toit comportait de gens encore debout s’accrocha à nouveau au câble – plus déter que jamais !
Agüero n’était plus un chasseur, plus un militaire en mission. Il était redevenu l’ouvreur. Celui qui anticipe et qui trouve, la tête chercheuse et le poisson-pilote. Il se campa devant la meute et pointa ses doigts vers ses yeux pour fixer l’attention de tous. Puis sans beugler, il colla le dos de ses deux poings l’un contre l’autre et il dit juste : « Ensemble ! »
En ajoutant, la main levée : « À mon signal ! »
Ŀa meute s’enroula sans attendre les poignets dans les sangles, quitte à s’en broyer les carpes. Ŀes regards se rencontrèrent enfin, solennels, rieurs, beaux. Je vis un groupe en train de naître – un groupe, plus qu’une grappe. Au milieu des rugissements de l’hélico qui tentait de s’arracher du toit jaillit la voix d’Agüero. Son premier « Ensemble ! »
Alors la meute tira… D’un même mouvement d’épaule synchrone. D’un même plié rageur des bras. On avala aussitôt un mètre de câble. Jojo se précipita pour remonter le shunt. « Ensemble ! » répéta Agüero. « Ensemble ! », « Ensemble ! », « Ensemble ! » il répéta, en rythme, en scansion, en cadence, pareil à une respiration – « Ensemble ! » – encore et encore.
Ŀorsqu’on releva enfin la tête, l’hélico avait perdu une dizaine de mètres d’altitude et son moteur grognait dans le vide comme un gros rottweiler volant étranglé par sa laisse. Et sèchement rapatrié, sèchement, à la niche ! Bourrés d’adrénaline, on avala un autre mètre de corde. Puis un autre. Un autre. Un autre… Six tonnes de métal tractées par des moteurs d’avion étaient ramenées à la seule force de bras humains vers le sol…
— On va le crasher ! On va le CRASHER !
Quand l’hélico ne fut plus qu’à quatre mètres de nous – c’est-à-dire trop haut pour sauter et trop bas pour éviter une attaque – Tête-de-Nœud et Cab arrimèrent le câble sur des spits au sol. Alors ce fut une véritable lapidation ! Tout ce que le toit recelait de pierres vola vers l’hélico, défonçant l’habitacle. Ŀes huit miliciens tentèrent de riposter avec lacrymos et fusils à lanceurs de balles mais ils furent vite déséquilibrés par le souffle des pales et les barres d’échafaudage qu’on leur jetait dans les tibias. Beaucoup se résolurent à sauter comme ils purent, se blessant dans l’impact, si bien qu’on les désarma facilement avant de les locker sur les bancs du jardin, à la façon d’otages.
Il était 3 heures du matin quand Amar mit le feu au réservoir de l’hélico que nous avions mis en bascule sur le rebord du toit. Ŀ’explosion le précipita dans le vide du haut des vingt étages et sa carcasse alla s’écraser sur les cars blindés des flics ! Ŀ’image, autant le dire, fit immédiatement le tour du monde – enfin de ce monde mort qui est le nôtre, où le moindre événement « violent », c’est-à-dire vivant, vient affoler la litanie sécurituelle de la confor(t) matrice ! Sans le vouloir, sans y penser, nous avions franchi ce gradient médiatique où faire en sorte que tout bouge sans que rien n’arrive ne suffit plus. Ce gradient où s’éveille dans nos petites casemates, au début dans un simple frisson, au cœur protégé de nos jolies conforteresses ou de nos vilains confortins, la sensation que quelque chose peut changer.
Déjà les slogans graffés sur les parois du complexe, souvent en lettres énormes, circulaient viralement sous le tag & BrightFight. N’ayant pas de bague, je les regardais défiler sur l’écran des bancs :
BRIGHTLIFE : VOTRE VIE BRILLE MAIS VOTRE VILLE BRÛLE…
BRILLEZ… OU GRILLEZ !
C’EST UN PRIVILÈGE D’AVOIR UNE CHAMBRE À SOI
CE MATIN, LE SOLEIL VRILLE POUR TOUT LE MONDE
DON’T BE RIGHT AND BRIGHT. BE LIGHT. OR BE FIGHT.
BRIGHTLIFE > TOUT CE QUI BRILLE N’EST PAS ORDRE…
En bas, la panique policière eut un effet précieux : elle permit à plus de deux cents personnes d’infiltrer le bâtiment et de nous rejoindre. À trois cents insurgés là-haut, nous avions franchi la masse critique, chose inespérée il y avait seulement deux heures. Le toit était à nous ! La prise d’assaut épique du complexe BrightLife sonnait déjà comme une victoire historique sur les réseaux. Un espoir immense autant qu’inattendu frémissait dans la population standard : celui de pouvoir, sur un immeuble, par une place, site après site, reconquérir cette ville qu’on nous avait volée. Au directoire de Civin, ça grimaçait salement. À l’ouverture de la Bourse, le lendemain matin, l’action dégringolait de 30 %. Et rien que ça, c’était du bonheur en barre – « en barre chocolatée caramel pistache triple nougatine » pour reprendre les mots savoureux de Velvi.
— Vous dégagez maintenant, a tranché Arshavin à 8 heures du matin. Ça a été trop loin. J’ai retiré votre profil et la totalité de vos sets de data de toutes les bases militaires. Officiellement et numériquement vous n’existez plus. C’est le minimum pour vous protéger. Mais beaucoup de gradés vous connaissent et peuvent vous identifier. Donc vous ne quittez pas vos cagoules et dès que je peux, je vous exfiltre incognito.
— On est là pour Toni, tu le sais. Il nous faut un peu de temps avec lui.
— La mission est annulée. Vous rentrez ! C’est un ordre.
— Je prends les ordres les uns après les autres, par ordre chronologique, Amiral Arshavin. J’ai risqué ma vie pour cette mission. J’entends la terminer. Ensuite vous nous exfiltrerez. Over… a répondu Agüero avec une dureté que je ne lui connaissais pas !
Ŀ’intracom a d’abord crépité dans le glitch. Puis Arshavin a juste dit, de sa voix la plus sereine et d’un ton presque amusé :
— Lorca, je vous laisse une journée. Jeudi, si vous êtes encore sur place, je viens vous chercher moi-même. J’ai gardé une vraie agilité en parapente ; et je vise toujours très bien. Over.
)To)ni est) un gamin basané aux boucles noires et aux yeux marron clair. Une gueule de gosse poussé trop vite, un visage ouvert. Gitan ? Taille moyenne et corps énergique, il dégage une présence exubérante, une vie fraîche et libre, qui jaillit en gerbes de ses gestes. Un côté chien fou et boutefeu, très attachant. Il bouge et s’enthousiasme vite, rit beaucoup et fait beaucoup rire, pas toujours exprès. Impossible de le rater avec sa chemise peinte, groseille et tango, au dos de laquelle il a écrit au marqueur : « Ne peins pas des formes : peins des forces. »
De lui, avant même de lui avoir parlé, on sait tout, ou presque. On en sait trop pour l’aborder avec spontanéité. Je me repasse pourtant sa fiche en intracom.
Ša compétence majeure est le taguage et la signalétique d’occupation. À partir de drones détournés en machines à peindre et de botags qu’il bricole et programme lui-même. Il peut ainsi bomber de grandes surfaces en très peu de temps, avec une vraie cohérence typo. C’est ce qu’il vient de faire pour le vingtième étage de la tour, que les architectes ont dédié à la restauration. Autant dire qu’on est sorti du gris perle et des teintes pastel… Ça lorgne vers le bar révolutionnaire des boliches de Buenos Aires, Agüero a adoré. Comme l’exprime doctement son profilage : « M. Antoine Pissarro-Toufoula actualise visuellement le sentiment de réappropriation des occupants illégaux et signale au public et aux autorités que le site a été réinvesti par des forces radicales. » Toni maîtrise la peinture radioactive (pour rendre des zones impraticables, brouiller les capteurs, préserver un espace) et la peinture bactériologique (virale et infectieuse, parfois hygiénique et assainissante). Ça donne une efficacité concrète à l’acte de peindre et dépasse le simple effet artistique ou symbolique. La peinture a pour lui une dimension offensive. Avec d’autres graffeurs, il a mis au point des peintures migrantes, capables de se déployer seules à partir d’un point d’impact (tir à grande distance possible). C’est pas du flan : à l’aube, je l’ai vu repeindre le parvis en mode tapis rouge à partir de deux tirs du toit !
Allongée sur un transat, en mode punk, je laisse fluer la fiche de l’armée dans mes oreilles. Elle se termine ainsi :
« La cible peut peindre par machine interposée mais aussi directement avec des pistolets polyvalents de grande puissance. Disciple revendiqué du graffeur Banksy (début XXIe). Recourt fréquemment au couplage mot/dessin et exploite les singularités de l’espace urbain pour mettre en scène sa production.
Refuse de vendre ses œuvres. Refuse de participer de quelque façon que ce soit à un marché de l’art. Vit essentiellement de rapine et de troc. Pas de compte bancaire. A découvert les céliglyphes furtifs il y a seize mois. L’événement semble avoir eu un gros impact psychologique et spirituel sur son évolution. Pas de traces numériques toutefois. Pas de vidéos ni de dialogues enregistrés. »
Lorca est en train de discuter avec lui dans le jardin éolien. Chilling time. En dépit des drones (médias/police indissociés) qui bourdonnent sans cesse au-dessus du toit et bien qu’un nouvel assaut soit inévitable, l’ambiance est au ressourcement après cette nuit à haute intensité. Il faut dire que le parc s’y prête, avec sa marqueterie de jardins et ses jetées qui prolongent le toit, pareilles à des pontons posés sur l’air, au bout desquelles tu peux admirer la ville en suspension. Finalement, j’ai enlevé ma cagoule pour mettre un chèche. Et des lunettes de glacier. Pour le soleil ? Šurtout parce que je crains, plus que tout le reste, la reconnaissance iridienne.
— Mais c’est quoi la différence entre la Céleste et la Traverse ?
— Ahah, la question qui tue… Tu viens d’où, toi, pour me demander ça ?
— J’viens de l’armée, pourquoi ?
— Quel service ?
— On dit pas « service », mina, on dit « unité » chez nous. Je suis de l’unité Chasseurs de furtifs.
˛La ˛fille ˛éclate de rire. « Parfois dire la vérité passe pour le plus crédible des mensonges. » Ce foutu Arshavin \premier cours sur le camouflage social. Elle me regarde, je la sens séduite, prête à parler. L’une des rares à garder son visage à découvert ici. « Me revoiler ? Je leur ferais jamais ce plaisir. J’ai pas fait tout ce chemin pour finir avec une cagoule. Ma peau est libre. » Elle doit avoir trente-cinq ans. Berbère ou Targuie, un léger accent.
— Waouh ! Quelle classe ! « Chasseurs de furtifs » ! Si ça existait, ce serait tellement magique comme job ! Trop poétique ! \Elle siffle une gorgée de bière et me rend la bouteille/ Comment commencer ? Fled t’expliquerait ça mieux que moi… C’est lui le vrai pionnier. Moi je suis venue bien après…
— On s’en fout, raconte… \Elle se recale en tailleur, s’enlève un tesson dans la paume sans moufter/
— L’idée, ça a toujours été que les villes sont trop conçues… trop vécues du sol. C’est la voiture qui a créé nos villes. Le trottoir même est une invention de la voiture, les feux, les ronds-points, les avenues ! On voulait trouver d’autres chemins, des trajets à nous qui ne décalquent pas les rues… des obliques, des traçantes… Et on s’est dit que l’espace existait, il existait là-haut… il existait sur les toits, que notre bitume, il serait bleu. Ce serait l’air. Au début, c’était juste des défis et des kiffs. Relier la cité Calico à la mosquée Orange, deux kilomètres à vol d’oiseau, sans toucher terre. Juste avec des ponts de singe, des tyroliennes, des pendules de malades ! Avancer avec du tir de harpon, des sauts portés, du base jump sur certains passages. Le but était de trouver la voie, d’ouvrir un parcours. Un pànthàh comme disent les hindous. On leur a donné des noms, comme pour des voies d’escalade : « Attention les cieux ! » ce genre de truc. Puis on a commencé par occuper des toits : dans les cités, sur des barres longues. Les gens ont trouvé ça culotté, les copros ont fait la gueule d’abord, ont appelé les milicos, puis certaines ont fini par accepter, puis elles ont kiffé ! Parce qu’on montait des yourtes pour faire des ateliers, des cabanes avec des palettes de récup, des tentes pour les mômes. On amenait de la terre pour faire pousser des tomates. Velvi a mis au point ses x d’eau avec des pyramides de fûts qu’on voit partout maintenant. On a calé des carrés solaires en open source et des éoliennes pour l’autonomie en énergie, qu’on soit plus taxés de taxeurs. Avec nos braseros, on se faisait des pigeonnades. Bientôt, c’est devenu un mouvement. Y avait peu de cités, peu d’immeubles où tu finissais pas par trouver un jeune pour devenir Alto. Chacun voulait pouvoir frimer sur son toit, être le seigneur de sa tour, signer un parcours qui déchire. Assez vite derrière, on a développé l’aspect parapente, l’aéroportage, les autogyres pour limiter les accidents de corde et faciliter les circuits entre toits éloignés. En ce moment, je passe le plus clair de mon temps à fabriquer des parap’. J’apprends aussi à piloter aux ados…
— Les cubes sur les façades, c’est vous aussi ?
— Oui, mais c’est plutôt l’Inter. Les maisons sac à dos… les cocons suspendus par câble, les abris calés entre deux immeubles, c’est plutôt eux ça. L’intersticiel. Nous, c’est juste… le ciel ! Mais c’est déjà beaucoup !
La mina me pointe un ulm qui pêche du drone dans son filet. Avec une vista assez bluffante, il les chope dans sa tirasse et les barbouille de gluon.
— Et la Traverse, par rapport à ça ?
— Ah, la Traverse… La Traverse, c’est la vraie noblesse ! Nous, on plane, on rêvasse, on se coltine pas la merde du réel ! L’altitude, ça protège. Les toits, c’est une forme de petit paradis, c’est aussi ce qui attire les gens…
— Eux ils vont partout…
— Eux ils partent du principe que la ville doit être redonnée, réofferte. D’abord aux sans-abris, aux migrants, à tous ceux qui ne peuvent même pas se payer le forfait standard. Ils viennent de la mouvance anarchitecte. Avec un super mélange d’artistes et d’intellos, d’ingénieures genre terrain et d’activistes qui viennent de la rue, physiques et rapides, qui peuvent te monter une cahute en deux-deux. Le principe est que chaque personne qui récupère un logement doit donner un jour par semaine au mouvement. Ça assure le brassage et la solidarité, c’est plutôt bien calé.
— Ils font quoi exactement ?
— Eh ben ils construisent des habitats rapides… surtout en zone premium et privilège. Partout où ça s’insère naturellement, où ça peut permettre que des gens se mélangent. Ça peut être en bordure de square, sur une friche, sur les terrains pas encore vendus d’une zone pavillonnaire… Ça peut être accroché sous un pont, sur les berges… derrière un entrepôt ou même en pleine rue, sans que ça gêne. C’est jamais de la provoc. Ou plutôt c’est de la provoc ! Mais qui fait sens, qui brasse des niveaux d’habitation et des populations qui ne se croiseraient normalement jamais.
— Balaise…
— Oui… Souvent ce sont des cabanes, avec du matériau local, pris autour. Bois de palettes, briques, bouts de béton, terre, déchets… Ils savent tout travailler. Ils sont très forts en adobe. Ils remplissent des boudins, les empilent puis c’est fini à la chaux. L’objectif est que ça se monte en une seule nuit et que ce soit habitable au matin. L’autre principe est que celui qui va habiter participe toujours à la construction. Il fait sa maison avec l’aide des « œuvriers ». On ne lui offre pas toute faite. Pas de charité. Le mantra, c’est : « On défend bien que ce qu’on a construit ensemble. »
— Mais comment ils font pour que la police les déloge pas ? dès le lendemain ?
— Deux fois sur trois, ils sont délogés, faut pas rêver ! Mais c’est déjà un bon ratio. La Traverse a des négociatrices hors pair, le tact incarné. Et toute construction est défendue pendant dix jours, le temps que le voisinage s’habitue. Car ça reste une forme de violence, c’est clair.
— Dix jours, c’est peu… — Ça suffit souvent ! Orange n’a pas les effectifs pour une guérilla longue. S’ils réussissent pas à nous dégager en deux jours et que le taux de plaintes reste assez bas, ils abandonnent : ça leur coûte trop de fric. C’est ça aussi le libéralisme : ça ouvre des brèches !
)À) midi,) Velvi est venue me voir pour me demander mon avis. Elle n’était pas obligée, j’ai trouvé ça touchant. Elle était avec Fled, le grand escogriffe dont les bras ressemblaient à des ailes et Carlif, une jeune fille assez boulotte qui portait la joie du monde sur sa bouille ronde. Ça faisait tellement de bien de voir ces énergies affleurantes, cette densité de corps qu’on ressentait si rarement dans la ville. Pour eux, l’enjeu, les jours qui venaient, était de tenir. Et tenir impliquait trois choses : empêcher les hélicos d’atterrir, pouvoir sortir/rentrer et pouvoir être ravitaillé (en matériel & nourriture). Un assaut par l’intérieur leur semblait peu crédible puisqu’on bloquait le hall du rez-de-chaussée et tous les accès aux toits ; et que nos hackers avaient repris la domotique. À eux trois, Velvi, Fled et Carlif avaient une dizaine de sièges à leur actif. La grande leçon qu’ils en avaient tirée, c’était que tenir un siège impliquait une rotation des défenseurs, de la fraîcheur physique et la possibilité de bouger, de partir pour mieux revenir. Pour ça, il n’y avait qu’une solution : ouvrir le maximum de voies aériennes, en soleil autour du complexe. Loin de faire du BrightLife un donjon inexpugnable, que les pouvoirs allaient tôt ou tard affamer, en faire un porte-avions pour la Céleste et les Altos. Plutôt que le claquemurer et le défendre, comme une île de plein ciel, avec des armes forcément assez pauvres, l’inclure dans un anarchipel avec d’autres toits, d’autres tours, des grues-relais, des minarets, des flèches d’église. Tracer en ligne brisée, par hauteurs décroissantes, des tyroliennes. Placer des planches de saut et des matelas de réception pour les profanes du parkour. Activer des points chauds, ça et là, sous le plan de vol des paraps pour assurer suffisamment d’ascendances) et éviter les atterrissages forcés. Velvi me déplia une première carte qu’elle plaqua avec quatre galets. C’était une vue aérienne montrant les toits des bâtiments, zébrée de traits multicolores. Concentration :
— En rouge, ce sont les drailles pour le parkour. Les carrés, c’est les lâchés, les pointillés les sauts de détente ou les sauts de fond ; quand une façade se désescalade, on la met en épais. En bleu, tu as les courbes de vol pour les parapentes. Les ronds et les zigouigouis orange, ce sont les thermiques, les rectangles les zones possibles d’atterrissage. Tyroliennes en gris simple, ponts de singe en gris doublé. Position actuelle des flics en violet. Snipers croix violette.
— Le problème, c’est pas plutôt les drones ?
— Si. Mais les snipers touchent à un kilomètre parfois. Et quand t’es touchée, tu as une minute pour te poser et pour t’allonger. Après tu t’évanouis : somnifère.
— C’est très beau votre carte. Mais je vois pas trop à quoi je pourrais vous servir…
— En vrai, Saskia, on a la tête total dans le guidon. Tous ces chemins que tu vois, on les bosse en boucle depuis un mois. On arrive plus à dégager ce qui est le plus prévisible. Le plus évident pour les keufs. On voudrait focusser sur les voies les plus malines pour ravitailler. Mais en AG tout à l’heure, ça a été une boucherie : personne anticipe la même chose.
— Bref, on a besoin d’un regard vierge ! ajoute un type masqué, à la voix mature. C’est Lorca qui nous a conseillé d’aller te demander. Il paraît que tu pistes les chevreuils et que tu modélises leurs trajectoires de fuite. Ça peut te parler !
Honnêtement, c’était comme aller voir un myope pour lui demander d’ajuster la mire d’un lance-roquettes. Pourtant, aussi incompétente que je fus, je me devais de répondre quelque chose, ne serait-ce que pour ne pas foutre Lorca dans la panade :
— Laissez-moi la carte, que je m’imprègne des trajets. Je vous dis ça dans une demi-heure. Pour ce que mon avis vaut…
— Imagine que t’es une chasseuse et que tu suis des chevreuils qui fuient. Où tu te placerais pour les intercepter ? Quelle piste tu surveillerais en priorité ?
— OK… Ça, je peux certainement vous le dire…
Un furtif… Qu’est-ce qu’aurait fait un furtif en pareil cas ? Je me suis isolée sur la table à coussin d’air, dans le carré des jeux vintage et j’y ai étalé la carte au soleil. La première chose qui m’a sauté aux yeux, c’était que toutes les voies avaient un nom de baptême, qu’elles fussent rouges, grises ou bleues. Un nom griffonné avec une fine écriture de plume qui suivait le fil de chaque ligne ou courbe. Ši tu faisais abstraction de l’enjeu, la carte ressemblait à un phare à éclats, tout en traits et phrases, elle sonnait (sur le papier) comme le récitatif d’un oratorio qui se serait chanté (dans les faits) avec des courses, des bonds et des vols de proche en proche à travers la ville. Plutôt que de chercher tout de suite les meilleures voies, je me suis laissée porter par ces noms. Le long des courbes bleues, on trouvait…
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Šur les lignes rouges, celle des parkours, plus difficiles à suivre tant elles s’entrecoupaient de pointillés, ça partait aussi dans tous les sens, avec un foisonnement de titres :
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· L’ÎLE-ROUE-BAIE-TOUR-COIN
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· DÉVERS À MOITIÉ VIDE
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Enfin, je me mis à suivre les lignes grises, celles des slacklines, des ponts et des cordes, qui soutenaient souvent le parkour. Et qui permettaient aussi les transferts de matériel lourd.
· EST QUI LIBRE ?
· SLACKLINE #666
· PONTS DE SINGE DE CE CON DE SERGE
· SAGE EST LE SINGE QUI S’ENGAGE
· TUTOYER LE VIDE & VOUVOYER LA CHUTE
· À TUE ET À TOIT
· SLACK ISTHE NEW BLACK
· UNE SEULE CORDE VOUS MANQUE…
· TA VILLE NETIENT QU’À UN FIL
· POUR EN FINIR AVEC LE GAZ À EFFET DE « SERRE ! »
· LA BANDE DE GAZA
· LAVOIE TRACTÉE
· NOUS AVONS TOUS NOS PASSAGES À VIDE…
·· J’ai · le cœur qui bat la chamade et la bouche qui mâche mes syllabes, comme si j’avais peur de dire la phrase de trop, de faire le pas de côté, de briser d’un coup, comme un blaireau, la confiance incroyable que j’ai su tisser avec Toni en si peu de temps. Ce gars est d’une générosité brute, liquide, il donne sans attendre, alors j’y suis allé aussi, j’ai tout lâché comme on dégonde une bonde dans un étang en crue, en trichant à peine. Je lui ai raconté Tishka, le furtif du Cosmondo, le balian et Kala, les entres, ce que je sais, et j’en sais finalement beaucoup. Ça l’a fasciné. Il en faisait tourner ses pistolets à peinture entre ses mains à la manière d’un cow-boy euphorique. Alors il m’a parlé des céliglyphes et il m’a sorti son précieux carnet de dessin où il les retrace au fusain. Il ne veut pas les prendre en photo, il dit que la photo est un assassinat, que le numérique vole et ne restitue rien, qu’il n’est qu’une photocopie morte du monde, que comprendre, c’est toujours refaire le chemin, retrouver l’énergie qui est à l’origine de l’acte, réamorcer le parcours avec sa main, puisque le furtif l’a fait, lui, avec ses pattes ou ses ailes, avec son corps entier. Il en a seize, des céliglyphes, « seize sûr » plus une vingtaine pour lesquels il hésite, ne peut ou ne veut pas être catégorique.
— Comment tu décides que c’en est un ?
— Pff… C’est la grosse prise de chou… Disons que… T’as déjà vu un traceur, un mec qu’a vraiment le flow ? qui gicle grave sur un parkour ?
— À peu près…
— Quand ils font un tic-tac ? ou un wall spin de freerunner ? Y a toujours un ou deux appuis qui se font en opposé. Pas sur la même surface que la course d’élan. Le furtif fait pareil. Du coup, son trajet fait plafond-mur. Ou flippe-flappe de part et d’autre d’un angle. Ou alors il vire dos au mur et finit par terre. Un humano tague jamais comme ça. Il prend un mur à niveau et basta, il barbouille !
— Un gamin peut racler un caillou d’un mur à l’autre…
— Si tu veux, mais ensuite, c’est la vitesse qui décide. Chez le fif, le glyphe part en fusée, du fusain-fusée, c’est ! L’empreinte, elle est survolée ! Un coup de cutter, slllaa ! Ou alors, s’il prend appui en virage, elle troue le mur. Y a pas d’entre-deux ! Quand t’essaies de refaire le jet, t’y arrives pas sauf en mode folaille, bras qui part, overspeed !
— Y a beaucoup de boucles…
— Yo ! Comme s’il revenait pour signer. Comme s’il voulait entourer un truc, ou te montrer un endroit. On dirait qu’il creuse un sillon. Maintenant si tu regardes bien, y a pas de ronds. Pas de cercles, jamais ! C’est que des ovales…
— Pourquoi ?
— Mon pote Balthaze pense que c’est la vitesse. Il va trop vite. Donc quand il vire, ça arque direct en parabole, ça étire la courbe.
— On dirait des calligraphies, tu trouves pas ?
— Carrément !
Nous sommes arrivés à la serre, dix-neuvième étage. Toni fait rouler deux colliers de métal autour de son cou, par petits gestes nerveux, un peu comme il ajusterait les crans virtuels d’un mécanisme de coffre-fort. Sa bague projette des lignes de programmation sur le sas vitré. Il déblatère en mocodes, face au cerbère domotique qui aboie en retour du langage-machine. Trente secondes passent et le sas s’ouvre ! Une bouffée tropicale nous emplit les poumons, ça sent l’humidité gérée au brumisateur et la chaleur douce d’un équateur reconstitué – au cri perçant des paypayos près.
— C’est là-bas, au fond, derrière les grands arbres…
Il est 3 heures de l’après-midi et la serre est exposée sud, comme il se doit. Ŀe soleil entre à l’oblique dans une petite merveille de canopée bonsaï, où les kapokiers culminent à cinq mètres au lieu des quarante ordinaires de la Guyane, tout en conservant la même densité de sève et la même rayonnante plénitude…
— Amar a mesuré : ils ont mis cinq mètres de terre dessous, dans l’entresol, tu imagines ? Le volume ? Les containers importés ? Le bilan CO2 ?
— Ça sert à quoi de faire ça ici ?
— Méditation. Oxygénation. Frime. Dépaysement. J’en sais trop rien !
Dans l’angle sud-est, Toni se faufile derrière un fromager dont les racines font des draperies. Il me fait adosser au tronc, devant le coin de vitre qui donne sur la ville. À cette heure, le soleil nous arrive droit dessus en traversant la baie – impossible de rater que la vitre est striée. Et même qu’elle est rayée sur ses deux pans d’une sorte de huit allongé, disons de signe infini, qui remonte soudain vers le plafond dans une moucheture d’impacts droite-gauche, presque symétriques. Quelqu’un qui se serait amusé à planter des clous dans la vitre, juste pour la poinçonner sans la briser. Ça pourrait être des griffes et ça donne furieusement cette impression sur le tracé du huit, qui est comme triplé. En haut, à cinq mètres, ça se termine par trois petits points discrets sur la vitre droite… Rien au plafond.
— Il a fini où ?
Toni se penche et prend en terre une pierre planquée sous des feuilles de frangipanier. Elle est d’un noir lumineux, quasi métallique. Sur une face, elle semble aussi oblongue qu’une carapace, par contre quand tu la poses dans ta paume, tu sens trois pointes de chaque côté. Je retourne la gemme. On dirait un fossile de crabe, pas plus gros qu’une main, mais si minutieux – on devine même une aile !
— Je l’ai trouvée pile à l’aplomb de la vitre droite. Je l’ai planquée en attendant…
— Il y en a d’autres dans la serre ?
— De quoi ?
— Des minéraux de ce type…
— Je crois pas. De ce que j’ai vu, non. Pas vitrifiés comme ça. J’ai checké la pierre : obsidienne. C’est une roche volcanique, ça sort directement du magma. Les cailloux de la serre sont banals. Température bien moins haute.
— Il s’est vitrifié au moment de mourir…
— Elle. C’est un crabe femelle.
— Tu ne veux pas garder la pierre ?
— Je sais pas si j’ai le droit de faire ça. J’crois qu’elle est tombée là où elle voulait tomber. Peut-être que l’endroit a un sens. Il faut respecter.
— Qui l’a tué ? Toi ?
— C’est quoi ton délire ? J’ai juste entendu que ça crissait derrière l’arbre, j’ai été voir et j’ai trouvé ça ! Tu cherches la merde, là ?
Je le sens touché au ventre. Il me toise, vaguement furieux :
— Tu sais que les furtifs se suicident, Toni ?
— Quoi ? Qu’est-ce tu baves ?
— Pour sauver l’espèce. Ils se figent à très haute température, souvent sous forme céramique, pour que leur corps reste inexploitable par la science. Parfois, ils copient juste la forme moléculaire la plus proche : une branche morte, une canette, un sac plastique… Là, tu as un cas exceptionnel : le furtif a gardé sa constitution.
— D’où ?! D’où tu sais ça ?
— Dans notre groupe, on pense que le furtif fait ça quand il est mature, qu’il a acquis une mémoire, une sorte d’identité. Et qu’il veut transmettre quelque chose. Peut-être que le glyphe et la forme, ensemble, disent quelque chose de lui. Un testament. Un message laissé pour les autres furtifs…?
— Ou pour nous ?
Toni a subitement les larmes aux yeux. Il me prend dans ses bras. Moi aussi, j’ai envie de chialer, je ne sais pas pourquoi. Je me détaċhe douċement, j’avanċe et j’ose enfin passer mes doiġts sur la vitre, en frémissant, taċtile… Je suis le traċé rayé aveċ ma pulpe… Un sillon, pourquoi pas ? Ŀe trajet fulġurant du fif, juste avant son suiċide ċonsenti, je le refais, saute de vitrė en vitre, droite-ġauċhe, tiċ-taċ, trou par trou inċisé, aveċ mes onġles au bout de mes phalanġes qui sont des ġriffes et j’entends presquė siffler une poiġnée de fibrės qu’on frotte, j’entends vibrer par mes doiġts une musique insċrite et stridente, qui sortirait par pėtites salves de pizziċati d’un stradivarius d’aċier, ċomme aġressé, sċié par un arċhet à vif, vrillé.
En remontant sur le toit, Toni me remontre un à un ses croquis, un à un les seize glyphes : il ne peut s’empêcher d’y voir une calligraphie globale, de l’envisager comme une fresque destinée à un public. Et si c’était notre erreur ? Si au lieu d’y lire un tout, il fallait coller en aveugle à la trace, si a contrario ne comptaient que le trajet, le parcours dans son déroulé, dans son improvisation, et pas son rendu final sous un œil holistique ? Ramener au simultané ce qui a été cinétique et s’est diffracté dans la durée, fût-ce celle d’un éclair ? Vouloir peindre avec une seule image, ramasser d’une seule page, une mélodie qui aurait pris son espace et son temps pour exister ?
Et pourtant… Pourtant j’ai la même intuition que Toni. Il existe une volonté de dessin, comme un désir d’œuvre qui se dégage de cette indiscutable élégance, une envie de signer sa vie en partant… Une allure de paraphe tracé à la hâte à la pointe de l’épée par un chevalier qui se saurait déjà mourir et qui ferait siffler une ultime botte dans l’air, à vide, avant que la flèche du temps ne le transperce… Un paraphe pour exprimer… quoi ?
— Qu’est-ce qu’y a, Lorc’ ? T’es tout blanc !
— Toni…
— Qu’est-ce t’as ? T’as eu un flash ? T’as la figue d’un mec qui vient d’avoir un flash…
— Ton céliglyphe… Le onze…
— Ouais ? Le onze quoi ?
— Je l’ai déjà vu…
— Bienvenue au club ! OK. Où ça ?
Ŀe ċhọċ de la réminisċenċe m’a fait ċhanċeler et je me suis assis dans la tėrre ċhaude. Il est inċrọyable que ça ne me sọit pas revenu avant. Pas jailli tọut de suite. Ŀa puissanċe du refọulement, abyssale, de tọute ċette matinée, atrọċe, qui a ċọupé ma vie en deux. Il y avait un dessin sur le mur viọlet de la ċhambre de Tishka le matin ọù elle a disparu. Traċé à la ċraie. Par elle ? Nọus n’y avọns jamais vraiment fait attentiọn, ni Sahar ni mọi. Ċ’est demeuré un mystère seċọndaire parmi tellement d’autres mystères plus massifs, plus déċisifs – par exemple ċe vọlet ọuvert et refermé sans empreinte, ċette vitre intaċte, ċette seule ratiọnalité pọssible qui disait que Tishka était partiė d’elle-même en ọuvrant elle-même la fenêtre. Je viens de revọir ċette triple bọuċle, pareille à un trèfle vibratọire, à une ọnde qui se dilate ? Pọurquọi laisser ça ? Qui ?
˛Saskia ˛m’a ˛demandé pour la carte. Je lui ai dévidé franco ce qui pue l’évidence : le plus dur à anticiper, pour les poulagas, ce sont les changements d’axe dans la fuite. Si tu fais A>B>C>D en sautant de toit en toit, en ligne, même brisée, tu vas surprendre personne. Mais si tu droppes en façade de deux trois étages, que tu t’abrites dans le creux des balcons, quitte à traverser des apparts en faisant coucou au passage pour ressortir ailleurs. Si tu pendules d’ouest à nord, en contournant un angle pour repartir en V rapport d’où tu viens. Si tu joues sur les hauteurs avec des rappels pin pan pun et des tractions qui dépotent pour remonter fissa, là tu deviens plus difficile à traquer. Les drones aiment pas naviguer trop près des arêtes. Et les balcons, ça se scanne tarpin moins bien qu’un toit plat. Tu niques n’importe qui, machine ou mec, si t’exploites l’épaisseur des bâtiments. Après, en vitesse pure, le parkour, relayé par les bonnes tyroliennes et quelques pendules con huevos sous parap, de-ci de-là, ça envoie et ça se suit pas du sol. La clé, ça reste quand même de jouer sur les altitudes en façade. Toujours repartir plus bas ou plus haut que t’arrives. Et par un angle pas naturel. Pareil tu dribbles. Bon, la surprise, en soirée, ça a été de voir débarquer l’ex de Lorca ! Je l’avais vue qu’une fois, la miss. Je savais qu’elle faisait dans la proferrance et qu’elle hésitait pas à se taper les barrios cracra. Elle est arrivée sous aile avec Velvi, qui s’est pris, la pauvre, un snipe de seringue trente secondes avant d’atterrir ! Ơn l’a vue verdir, bleuir, blanchir… Puis mode planche pour douze heures. La gouvernance a resserré la cage autour du BrightLife. C’est pas gagné de sortir debout par les toits alentour.
Sahar était en saroual et chèche, elle a une foutue classe la mina, ça se commande pas ces trucs-là, ça tient au port, à la voix, c’est de l’intelligence nichée dans le corps, c’est une façon d’apprivoiser les macaques dans les groupes et de sniffer le vent, de pas la ramener et d’attendre le moment où tu peux prendre ta place. Elle a installé des guitounes carrées dans le théâtre de verdure et des caisses à parole où tu peux te percher quand tu veux l’ouvrir. J’ai assisté à son cours, trop curieux de voir ça. C’était une sorte de théâtre-forum. Chaque tente te mimait un appart, dans une barre. Le but était de traverser la barre nord-sud, point. En utilisant couloirs, escaliers, apparts, balcons. Avec des vigiles qui contrôlaient certains couloirs, pas tous. Des drones, simulés par des jouets, qui te suçaient la roue. Et surtout des habitants, pas vraiment acquis à ta cause, qui pouvaient te laisser entrer, t’abriter, te virer, céder aux ordres des flics, te laisser calter par leur balcon… Selon la situation, ce que tu disais, faisais. Bien chaudard. À chaque scène où tu assistais, tu pouvais remplacer le gus ou la mina si tu considérais qu’elle merdait, monter sur la caisse et tenter de faire mieux. La Sahar, elle jouait tantôt une habitante, tantôt un milico, tantôt te remplaçait pour montrer ce que t’aurais pu ou dû faire, toujours sobre, ultra-concentrée, attentive à tout, sur près de trente belus et cinq six scènes à la fois. Vivace, la copine du Lorca. J’ai adoré sa démo. Surtout qu’elle a fini par une sorte de débrief, avec des leçons à garder en tronche : jamais agresser personne car ta présence, dans un foyer, est déjà une grosse agression de base, même si tu te crois piola. Toujours écouter, même dans le jus ! Faire miroir aux gens dans leur tchatche, leur façon, s’ils disent « policier », tu dis aussi « policier », tu dis pas « poulaga ». Et déminer sans cesse la colère, la « désescalade » elle appelle ça. Chercher l’empathie, donner quelque chose, même si c’est juste un sourire, juste un merci, juste un compliment à la volée. Savoir prendre le temps de rester et de se tanker parfois… Car c’est comme ça que tu crées du lien, de la solidité. Donc des bases de repli pour d’autres.
Quand elle a eu fini, j’étais prêt à traverser la ville de part en part en enquillant cinquante apparts en série, tellement ça m’a filé la patate. Quand bien même, elle est venue me voir à la fin et m’a serré dans une tente. Elle avait bien sûr pigé qu’on n’avait rien à foutre là, normalement. Elle voulait savoir où était Lorca. Et vous savez quoi ? Il a débarqué à ce moment-là. C’était beau de les poser face/face. Cara a cara. Ça sentait le malaise et l’amour à la fois, la joie et le compliqué.
J’ai pas traîné, j’ai zippé le velcro du tipi et je suis allé taquiner Saskia. Z’avaient sans doute une ou deux bricoles à se dire…