CHAPITRE 13 Tà ?

·· J’ai · pris les trois cent cinquante mots et je les ai reclassés par catégories grammaticales, puis par champs lexicaux : sonore, animal, végétal, géographie… Si le tà ? était tracé avec maladresse sur la frisette de sa chambre, avec une écriture d’enfant qui ne pouvait qu’être, à mon sens, celle de Tishka, ma conviction, par contre, était que derrière ce mot, il y avait une intention adulte, un message dicté par un furtif mature, qui maîtrisait le swykemg et qui avait aidé Tishka à formuler ce qu’elle voulait nous dire, nous laisser. Comme Toni et Sahar, je ne croyais pas que Tishka ait pu graver beaucoup de lettres dans le sillon du t, du a et du ?. Cinq ou six par glyphe ? Disons quinze ou vingt lettres maximum en tout ? Toni pensait beaucoup moins, tandis que je me disais que le furtif ami qui épaulait et protégeait Tishka, ou celui qu’elle contenait peut-être en elle, avait pu en tracer davantage. Après, les combinatoires s’avéraient tellement énormes – tellement plus vastes que ce que nous avions au départ espéré en partant d’un glyphe aussi tassé…

Ŀe premier jour, je l’avais passé à classer, à procrastiner, à ne pas oser poser deux mots à la suite ; le deuxième je m’étais immergé frénétiquement en déployant des centaines de phrases sans direction, sans réflexion, bouffé par l’urgence, par l’envie de trouver, par la pulsion qui me rongeait de décrypter enfin la vérité, enfin le message qui révélerait tout, qui dirait où elle est, qui mettrait un point final à l’attente, à cet espoir dingue de la revoir. Au troisième jour, j’ai replongé aussi sec, mais plus en maîtrise, cette fois en me concentrant sur les verbes, les articulateurs grammaticaux, les pronoms et les articles : la base. Sur le cahier, ça donnait ça :

 

ARTICLES/PRONOMS >

un, sa, ta, son, ton, nos, tu, on, nous, tous, aucun, au(x), ça, tout

ARTICULATEURS >

or, car, ou, où, autour, sus, non, onc (jamais), sous, sur, out, sans, tant, autant

VERBES >

  • VERBES AU PRÉSENT > cours, court, ont, a, as, sont, sort, sors, concourt

  • VERBES AU FUTUR > aurons, auront, saurons/t, saura/s, courra/s, courrons/t

  • VERBES AU PASSÉ > crus/t, accrus/t, sus/t, conçus/t, connus/t, a cousu

  • PARTICIPES PRÉSENTS LONGS > coursant, courant, sourçant

  • BASE DE VERBES POSSIBLES, DÉCLINABLES CHACUN AVEC TERMINAISONS EN -ANT, -ONS, -A, -AT OU -AS > axer, taxer, acter, canoter, courser, corser, corner, conter, curer, coûter, coter, croûter, curer, tonsurer, tracer, router, trôner, trouer, outrer, ruser, scruter, sucer, suçoter, sucrer, contourner, tourer, tarer (gâter), ocrer, orner, oser, ôter, arroser, rouer, ruer, suer, nuer, user, roter, nocer, noter, nouer, touer (tirer), raturer, tousser, tracter, constater, rançonner, tatouer, contacter, contracter, tracasser, castrer, suturer, couturer, causer, tanner, accuser, ânonner, nuancer, assurer, consacrer, concocter, cocotter, accoter, accoster, s’accoutrer, susurrer, sauter, sursauter

 

Pour les verbes du premier groupe, comme sauter par exemple, le tà ? pouvait aussi bien ouvrir sur « tu sautas », « nous sautons » ou « sautant/sursautant ». Ou aboutir par un sujet à la troisième personne à des choses comme « ton cou sauta », « un autocar sauta »… Ŀaquelle était la bonne piste ? Sous quelle forme temporelle ? Au présent et au futur, les options s’annonçaient beaucoup plus restreintes, ce qui pouvait laisser penser que c’était là qu’il fallait chercher et creuser ? Ŀa troisième nuit, où je n’arrivais plus du tout à dormir, je me suis dit, dans ma fièvre roulante, que le furtif, sur le mur, avait laissé une injonction à l’impératif, forcément. En sursaut je me suis levé puisqu’il n’y avait que deux possibilités : « cours » ou « sors ». Et derrière, une direction, forcément : « à », « au », « où », « sur » ou « sous ». Ça se résumait à ça. Cinq possibilités. Et ensuite ? Ensuite, elle avait donné le lieu, là où elle était prisonnière, là où elle se cachait… Ŀ’endroit où la retrouver ? Un rendez-vous ?

« Sors où nos canots à troncs sont » => une île sur le fleuve, un radeau ? Ŀ’île des totos, Black Flag ?

« Cours au trou où sort un cascara » (arbre tropical) => peut-être au Javeau-Doux, il faut que j’appelle Kendang. « Cours au trou à caca », « Cours aux canaux à castors », « Cours sous un autocar où nous castrons nos rats », « Cours à un sas où nous contournons nos tracas », « Sors ton auto, cours Corot », « Cours à ta tour », « Cours autour, coco », « Cours, cours… »

 

BLes A keums, je leur ai jeté : « Les glyphes, c’est ma came. Je suis Toni-la-jongle, le message est sous mon ongle, je trouve le bon angle et basta ! » D’ac, je me suis emballé, je voulais kicker des bouches. Alors, j’ai posé ma frime dans un squat et j’ai bossé ma mère.

Pour ce genre de dope, faut pas s’embrumer. Tu vas au simple/basique. J’ai tagué les huit lettres sur les carreaux foncedé d’un comptoir et j’ai taquiné la mosaïque. Trois anagrammes ont flashé cash >

Sourçant X // Coursant X // Courants X

 

Le bootroot du code, non ? Tu sources, tu courses, tu cherches les courants, la vibe. Ça donne le ton, l’attitude, le swag. Trouver la source, OK, c’est la Tish ou son fif. Courser quoi, qui ? À gratter. Les courants ? Ouais… Le jus ? Electricity ? Datacenter ? Courants d’air/éoliennes ? La flotte plutôt, le fleuve ?

Ça commençait à me griller le biordi alors je me suis tassé un bon spliff ganga-neuroïne, j’ai grimpé sur le toit du squat et j’ai taffé pour décoller un peu au-dessus du bitume. En deux-deux, le rasta-speed m’a saccadé une salve intergalexique qui filait face fluide fissa facile >>

… narco contra costar castar nac (nul à chier) truc troc trac rut anus tas trust anar accro toto toutou coco caca cocu coca cacou nana nounou tata trax cox…

 

Le slam est parti tout seul >>>

ta nana anar accro à son narco à costar, cocu à tatoos, cacou suant, toussant, rotant, toussa… à crocs ou à cran, tournant autour, trustant son caraco, suçant son anus, sous rut nu, sans trac, osant tout, a sax on trax, no scat no couac ?

 

Ça collait intégral, zero fail, the vision ! J’ai fait tourner et volter tact, contact, as sur os, sac à cas, star-strass, storax… Je voyais la gamine décoller du balcon, voler roof over roof, kick to the moon, le smile de la lune, une traînée de sax, son squat en haut d’une tour de bonbecs, son museau de mangouste qui croquait du p-t-k kompakt…

Puis j’ai pris ma descente. Plutôt à pic.

Et j’ai relu ma bafouille : naouak.

Alors, je me suis reprojeté la picture de la chambre. Le glyphe, les trois ronds en ondes, avec le tà ? au centre.

Reboot > Preums, c’est une gamine qu’a écrit ça. Deuze elle a cinq berges, six max. Troize, elle maîtrise donc pas le dico, juste des petits mots minus, genre ta/ton, sa/son, sous/sur, or/os, un, sac, cacao, toutou, nounours, ronron… Au max. Cherche avec ça. Pense en shaman. Pense dans sa tête à elle. Vois par ses yeux, ses mains. Trois cercles et ça au milieu. Nounours. Toutou court. Tu : nounou. Sa tata. Trois cercles : Sahar, Lorca, Tishka. Le trio. La mifa. Où elle irait sans eux ? Où ? Tu fugues à quatre ans, tu vas où ? Tu fourres quoi dans l’easter egg pour qu’on te recaptcha ?

 

)Le)s trois) ondes sont la clé, ça j’en suis certaine. Les deux lettres ne sont là que pour éclairer le glyphe, lui donner son sens et les deux se lisent ensemble, en écho. Les trois ondes disposées en triangle renvoient à une musique ternaire, elles sont dispersives, c’est l’emblème d’un frisson, sans doute du frisson de Tishka, de celui qu’elle a contracté en s’hybridant. C’est son nouvel ADN. Ši on savait le lire, passer l’ongle à la bonne vitesse dans le sillon… Ši l’on fabriquait un diamant capable de jouer le glyphe, d’être la tête de lecture de ce vinyle-ci gravé sur ce disque de bois qu’est en fait le mur, alors on comprendrait… On pourrait la tracer, la suivre, à l’oreille. Mon bonnet d’écoute peut ça. Le tà ? est le code qui permet la lecture. J’ai séquencé tous les mots qui peuvent avoir rapport à l’audio, au frisson, car c’est là que ça se passe >

Son, sono, sonar, sonnant, assonant, consonant, tonna, cantor, canto, cut, santour, canon, canonnant, octuor, raout, saron, târ, tuna, oraux, tonaux, sax/saxo, trax, toux, ut, tac, castrat, crac, couac, scat, taratata

 

Je me suis arrêtée sur târ parce que c’est le plus proche du glyphe. Un seul dépli à faire. Pour une gamine qui commence à peine à écrire, manipuler le swykemg doit être coton. Šûrement qu’elle ne peut le faire que sur des choses modestes. Le a qui cache le r, ça va, c’est jouable.

Târ signifie « corde » en persan. Šantour ou santur est une cithare à cent cordes (sau-târ en sanskrit). Ši tu couples avec saron qui est un métallophone en Indonésie, et avec saxo, tu obtiens quoi ? Un trio ? Un trio corde-vent-percu ? Lorca la percu, Šahar la corde, Tishka le vent ?

Mon autre piste est de partir sur « cantor ». Le maître de chant. Maître de chœur. Ce serait lui qui attire les enfants, comme dans la fable du joueur de flûte. Bach fut cantor à la Thomaskirche de Leipzig par exemple. Chercher un maître de chœur (de cœur). Un furtif qui serait capable de chanter les frissons ? De mettre en résonance la chair d’un enfant ? de l’amener à basculer vers l’autre monde où le son crée et recrée la matière ? Ši le glyphe a été écrit ou dicté par un furtif, on peut postuler, en poussant, que tous les mots comptent et se répondent, à l’instar d’une polyphonie. Alors on aurait un octuor, huit instruments : un saxo, un saron, un santour, avec un maître de chœur, un castrat ou plusieurs, qui chantent en canon (oraux, assonant, consonant), un tambour (tonnant, tac, ra), le tout en clé d’ut, sous une forme mixée (sono, cut, tu tunas, trax) ? Tar signifie « glace » en amdo m’a dit Louise, et aussi « bitume » en anglais et « navigateur » en vieil anglais. À l’envers, ça fait « rat ». Rat de l’opéra.

 

saharSur saharle  saharmur de sa chambre, le glyphe était frais, il venait tout ȷuste d’être gravé, Toni l’a affirmé sans la moindre espèce d’hésitation. Tishka se dissimulait dans la pièce, Saskia l’a visionnée sur sa caméra infrarouge, elle et rien ni personne d’autre. Par conséquent, il n’y a qu’elle qui ait pu écrire ces trois signes. Je suis d’accord avec Toni et Saskia, que ȷ’ai eus en ligne hier : le surmarquage des lettres ne peut pas être très profond puisque, même en l’imaginant hybridée et comme augmentée par un apport de furtivité en elle, Tishka ne pourrait pas échafauder puis compacter par abstraction une phrase trop alambiquée. Ma question, mon unique question est : qu’est-ce qu’elle a voulu nous dire ? À nous, à Lorca et à moi, à papa et maman ? Et pourquoi sous forme d’une interrogation ? Car le ? libère certes un s précieux bien qu’il vaille, ȷ’en suis absolument certaine, d’abord pour une question qu’elle se pose, qu’elle nous pose, qu’elle a voulu partager.

La première chose que Tishka a su écrire a été son prénom comme presque tous les enfants. Tà ? ne permet pas d’écrire son prénom. Il permet d’écrire’O’ca et Sà qui était la façon craquante dont elle nous prononçait quand nous lui avons appris nos prénoms. Pour elle-même, elle a dit Tissca assez vite. Elle n’arrivait pas à prononcer le « sh ». Auȷourd’hui, sans doute, elle sait, elle pourrait… Je me souviens à quel point ȷ’ai adoré quand elle est entrée dans la parole – ȷ’ai adoré ce miracle immanent de la langue qui montait en elle comme une eau secrète, les syllabes floues, flottantes, un miel, puis la glotte qui les serre, les attrape à mesure, les malaxe et les fixe en petits blocs de plus en plus précis.

Dès le début du décryptage, ȷ’ai eu le sentiment que travailler chacun de son côté pouvait certes démultiplier les pistes pertinentes, toutefois aussi nous piéger dans nos propres impasses mentales, de sorte que ȷ’ai demandé à Louise que nous restions en contact toutes les deux afin qu’elle m’expédie ses avancées, ainsi que celles de la cellule. Selon toute vraisemblance, ȷe n’aurais pas dû, tant ce que ȷ’ai reçu m’a déçue, sinon exaspérée.

Bȷörn au premier chef. Par sa formation de théologien scandinave, Bȷörn a prospecté un chemin philosophique, essentiellement cérébral, en articulant ses transcriptions autour d’un noyau « spirituel » qui s’alimente au champ idoine : conatus, sutra/soutra, Coran, trans, un orant, nouc (nœud), art, tau, tractus, status, aura…

 

Le résultat ressemble à des mantras au mieux solennels, plus souvent spécieux :

Tao ou Coran : tous sont sacraux ou astraủx..

Sans un accroc, tu nous as conçus.

Nous coŭrons. sous ton tonnant canon.

Tout concourt à nos auras, aucun sutra ânonņant à nos aŕts.

Non, aucun n’aura onc nos constats, nos conatus.

Scrutons-nous à nu ! . Sus aux arts suturaux ! ˘ Trouons-nous !

Raturons nos ostračons sur nos coraux.

Or tous, nous aurons nos orãnts sur un roc trônant.

Tu nouas ? . Nous nouons.

Tu as sủ ? Nous saurons.

Tous sur un. Un sur touś.

 

Comment avoir pu penser qu’une enfant de six ans soit apte à écrire ces versets, ou qu’elle sache à son âge qu’un ostracon est un morceau de terre cuite où l’on gravait des messages et qu’un orant est une statue funéraire qui représente un personnage en prière, même si le mot pourrait, c’est vrai, évoquer un furtif tué ou figé en plein mouvement ? Dans quel monde vivent donc ces gens ? Ont-ils seulement écouté ce qu’on leur a expliqué de l’origine et du cadre d’expression de ce glyphe ?

J’ai ensuite reçu par drone-livreur les laisses d’Hakima, dont les présupposés méthodologiques m’avaient d’abord séduite dans la mesure où elle nous a demandés, à Lorca et moi, de choisir sans réfléchir, à l’instinct, au sein de la liste torrentielle de mots, lesquels nous rappelaient le plus spontanément Tishka, en évoquaient la présence ou le souvenir. Gageons qu’elle se fondait ici sur la suggestion de Jung quant à l’interprétation des rêves, qui recommande de suivre les associations d’idées les plus immédiates entre un symbole et sa signification intime puisque tel fonctionne notre cerveau analogique. De ces associations, elle a tissé, en écriture automatique et inspirée, un court récit à tiroirs, fidèle plus que tout à son intuition à elle, discutable mais possible, que les furtifs posséderaient effectivement une intelligence de la langue supérieure à la nôtre, en tout cas plus agile dans ses flexions, plus mobile et ȷoueuse, moins crispée par la quête d’un sens à transmettre. Voici ce que cette divination a produit, en provoquant chez Lorca, à qui ȷe l’ai transmise, un savoureux éclat de rire, que ȷe lui envie. Pour ma part, le texte m’a au final ulcérée, eu égard à notre quête, que ȷe trouve polluée et bafouée par une sorte de complaisance littéraire d’initiés. Il est clair qu’aucun membre de cette cellule si hautement lettrée ne se figure, ni tente de se figurer, ce que chercher désespérément sa propre fille fait éprouver. Elles croient nous aider quand elles ne font que nous égarer un peu plus dans la prolifération ludique de la langue :

˘Un casoar accosta un castor, outrant śa toux. .Autour, sur un cascara : touracos, coucoŭs, . toucans, torcas sont au concours.˘Accourt un ourson sur son ours, un raton sur son rat nous contant ça : « Nous constatons un urus ruant sur u¤ racoon à cran, ˘sursautant sous son assaut ; nous notons. un unau raś, . un ânon rouan, tractant un tronc, tout suant, sŭc ou tan. N’a-t-on aucun ru où tu t’assourças, ânon ?˘Où sont nos. cornacs ?

 

.Scout, tu courus, tu sautas nu sur nos canaux, à cru sur nos transcourants. Tu connus nos cantors auroraux, tu scannaś nos auras, nos tracas, nos us.˘Sonnons ! Tonnons ! . Oust ! ˘Tu sus tout autant où sont nos trous, nos tours, nos casas, nos courś ; tŭ traças nos contours, un à u¤, os à os, . tous ! Scout, tu sauras où sort son nanours. . Cours à Oran aux Corans oraŭx, sous nos ors coruscants – śûrat an-nūr..

 

La sourate de la lumière… Le scout éclaireur… Érudition.

 

— On fait le point ?

— Selon vos consignes, Amiral, nous sommes partis sur l’hypothèse princeps d’un SOS gravé sur le mur, en langage cryphe. Avec deux options majeures : 1 - le message indique un lieu, un site, où la cible serait cachée ou retenue prisonnière, sans présager du fait générateur : kidnapping, fugue ou manipulation psychologique de l’enfant ; 2 – le message indique une personne. Les options 1 et 2 n’étant pas mutuellement exclusives.

— Bien. Commençons par les sites. Berthold ?

— Nous avons d’abord sérié l’ensemble des termes pouvant qualifier un lieu physique, même restreint : trou, tour, canaux, tronçon, sas, autocar, auto, canot… en élargissant au milieu végétal car les possibilités nous ont paru d’abord faibles. Ensuite nous avons travaillé sur les adresses potentielles. Deux termes pouvaient les nommer : cours, au sens « allée » ou « avenue »… et cour sans s, au sens « petite place ». Nous avons croisé avec les noms de cours recensés dans la ville qui peuvent s’écrire avec les huit lettres du cryphe. Nous avons obtenu 9 voies et 2 places : cours Carnot, cours Corot, cours Oscar-Rosso, cours…

— Je sais lire, merci. Continuez…

— Puisque nous n’avons pas les effectifs pour explorer chaque numéro des cours, nous avons rétréci le spectre en nous appuyant sur le masquage des chiffres : a et t peuvent cacher un 1, le point d’interrogation cache un 2 et un 5 par pivot, et le o peut valoir pour un zéro. Ça donne donc 0, 1, 2 et 5. D’où les numéros de rue 10, 11, 12, 15, 20, 21, 22, 25, 51… Puis 101, 102… Jusqu’au cours du 11-Août-2021, qui fonctionne avec ces contraintes.

— Merci Berthold. Combien de possibilités en tout ?

— Heureusement, certains cours sont… courts, mais en tout 142 adresses. Agüero les a visionnées en street view puis il a passé la semaine sur le terrain pour explorer les sites qui abritent des garages, des parkings, des caves…

— Je pense qu’il me faudra deux semaines pour une première vérif vraiment costaud. Cinq ou six adresses sont des squats attirants pour des furtifs et mériteraient qu’on aille farfouiller plus. Mon souci, ce sont plutôt les tours… Pas vrai, William ?

— On a recensé 11 tours qui ont un nom cryphe-compatible avec le tà ?. Certaines font 70 étages. S’il faut checker chaque appart…

— Il y a un moment où le big data et son exhaustivité sont des freins à la recherche, soldats. Il faudra faire confiance à l’intuition d’Agüero. Et plus encore à celle des parents. Vous en êtes où sur la recherche centrée-individu ?

— Nous sommes d’abord partis sur une investigation systématique à partir des prénoms et des noms, sans être certains qu’une enfant puisse citer le nom complet et qu’elle n’en reste pas au simple prénom, voire au surnom… Par exemple Toto, Nono, Caro, Cat, Nat… Sur les prénoms, nous avons lancé une requête sur le fichier exhaustif des habitants constitué par Civin : c’est le plus fiable. Les possibilités s’avèrent très nombreuses, genre Anna, Anton, Aron, Arno, Noa, Otto, Stan… Et sur les noms de famille, c’est encore plus vaste.

— En tout ?

— 6 314 cibles potentielles.

— Vous les avez croisées avec les adresses et les tours ?

— Naturellement. La bécane nous a sorti 61 matchs.

— C’est correct. Exploitable.

— Oui, même si ça reste un croisement très théorique. Imaginer qu’une gamine puisse encoder de tête à la fois un nom et une adresse à partir de trois signes seulement…

— C’est sûr… Mais n’excluons pas, toutefois, qu’elle ait pu écrire sous la dictée d’un furtif, comme Agüero l’a suggéré.

 

˛J’ai ˛suggéré ˛nib ! Juste que ce type de glyphe, je veux dire les cercles, pas les deux lettres, c’est du céliglyphe. Et que ça, c’est forcément un furtif qui se savait vu qui l’a tracé, quelques secondes avant de se figer ad vitam. J’ai bu quelques binouses avec Toni hier, au Ya Basta !, au milieu d’un chaos d’anarchicanos qui tiennent un square premium tout près, depuis deux semaines maintenant. Ça bouge sur le front des occupes. Depuis le BrightLife en fait, qu’est devenu une lutte de référence. Classe !

Toni pense qu’on devrait focus sur les cercles ; que les lettres, c’est secondaire, ça nous paume. Rapport que le message est d’abord visuel. Un truc de grotte préhistorique, quoi, du langage pour les mirettes, pas pour la gamberge. Ơn a brainstormé à l’arrache, entre deux caïpis qu’on a rappelées à la pompe un peu trop vite et trop souvent. Du coup, j’ai une putain de barre au front ce matin. Concentration cagole. Toni voit le signe radioactif là-dedans ou un logo de drogue. Moi une vue aérienne avec trois tours collées ou trois champs en cercle. Si ça se trouve, c’est un tatouage. Faire les tatoueurs. Añadirlo en el orden del día, déjà épais comme ma cuite.

 

William attaque maintenant la pente la plus casse-gueule de notre enquête plutôt solide sinon. Le « qualitatif », aka le signalement poético-foireux. Qui essaie de décrire, en mode portrait-robot, le kidnappeur « putatif ». © William : « Turc à costar, cou court, toux, croûtant couscous… » ou « scout roux, os courts (= petit), ton cru, cassant, s’assurant sa rançon… »

© Berthold : « Cacou toscan connu, star anar, statut, aura, s’accoutrant tata, tractant sur les tours… », « nana cacao, caraco or, suçotant coca, t’accostant… » Ces blaireaux ont siphonné à eux deux les délires de la cellule Cryphe, inspi Hakima. (Sont tous sur écoute, là-bas, de toute façon. L’Amiral chapeaute toutes les recherches en même temps.) Pour moi, c’est caca-bouse ces portraits, trop fou-flou pour adresser une cible. Arshavin a dégainé son sourire de sphinx. Il veut pas mettre à l’amende William, tant le boutonneux a fini par croire à son truc :

— « Scout », William, vous l’entendez au sens « passeur de drogue », « mule » ?

— La fourmi d’un dealer, oui. Ou éclaireur, si l’on part sur la piste parkour…

— « Nana cacao » ? Vous entendez une Africaine ?

— Tout à fait. Et « caraco or » indiquerait une prostituée ou une call-girl.

— Si je résume, vous avez des Italiens, des Turcs, des Africaines, des Irlandais…

— Berthold a une piste arabe aussi… que je n’ai pas eu le temps de vous citer. « Scout couscous-Coran, tatoo racoon, narco toxo… »

— « Couscous-Coran » ? Vous êtes sérieux là, Berthold ?

— Beaucoup de dealers sont des Arabes, Amiral…

— Des putes africaines en nuisette et des Arabes kidnappeurs d’enfants et vendeurs de drogue… C’est ce qu’on appelle un biais cognitif, vous ne croyez pas ? Et les rouquins, c’est le diable pour vous ? Direct au bûcher, si je vous suis, n’est-ce pas ?

 

William et Berthold ont fermé leur boîte à merde et plongé le pif dans leurs godasses. Manquait plus qu’un Argentin dansant le tango et chevauchant dans la pampa – mais par bonheur, le g ne se planquait derrière aucune lettre dans le swykemg, surtout pas derrière un tà ?. Le g de l’Argentine et du tango, c’est plutôt lui qui cachait la terre entière de l’alphabet Christofofol… Ben quoi ? Je peux être raciste et con aussi, quand j’ai la gueule de bois. Y sexista, mientras yo esté allí ! La concha que tu madre !

 

·· Au · bout d’une semaine, j’étais, je crois, le moins avancé de tous, le plus désespérément noyé au moment d’attaquer la réunion clandestine qui se tenait dans la yourte de Nyrin, dans une prairie sauvage, près de la grotte aux furtifs. Tous les membres de la cellule Cryphe étaient là, assis en tailleur autour d’un immense plateau de bois posé à fleur de sol et couvert de signes en braille que les huit aveugles faisaient tourner, de temps à autre, afin d’en caresser la surface. Tout essayé, tout retourné, sans cesse, en tous sens, tenté les méthodes intuitives, les jetés aléatoires de lettres, la nomomancie, les tirages, cherché la poésie, le flow sans conscience, étais revenu au simple, au sobre, design soustractif, littérature enfantine, soleil de la lettre. Mon cahier saignait de palimpsestes, il suppurait de ratures. Des larmes d’illuminations subites, d’effondrements, des larmes de rage une fois, tachaient d’encre diluée presque toutes mes pages. Et au moment de choisir, au moment d’une sorte d’élection ou de synthèse des phrases les plus crédibles dans ce maquis, les plus profondément possibles issues de l’esprit de Tishka, disant sa joie native, sa légèreté de chat neuf, je ne trouvais plus rien qui tienne debout dans mes listes, qui soit à la hauteur d’un plausible, fût-il fragile. Sahar a tout de suite senti dans quel état j’arrivais à la yourte et elle m’a pris dans ses bras. J’avais l’impression, un instant, d’être Tishka et de pouvoir me blottir absolument contre elle. Plus penser. Ŀâcher prise.

— Ne t’inquiète pas. Personne n’a la solution, Lorca. C’est le collectif qui la fera émerger. Il faut se faire confiance.

 

Saskia ouvrit les restitutions à sa façon pragmatique et positive. Elle exposa sa conviction d’un dépli court et s’attacha au lien, crucial pour elle et Toni, entre le glyphe des trois ondes placées en triangle et les lettres inscrites. Hochant la tête, notre cénacle d’aveugles effleura tour à tour le glyphe regravé par Toni sur la table en rotation continue. Saskia postula que tà ? se développait en târs, c’est-à-dire « cordes » en persan et que les ondes étaient un sonogramme représentant le frisson de Tishka. Pour elle, il n’y avait pas de message, pas de lieu de rendez-vous. Seulement la signature d’un frisson sur le mur, qui disait la nouvelle identité hybride de Tishka, sa mutation furtive – fière et furtive. Son intuition était qu’en transposant le frisson en musique, a priori sur un santour (une cithare), et en le jouant dans un site émotionnellement chargé pour Sahar, Tishka et moi – nous trois à la fois – Tishka serait irrésistiblement attirée et viendrait d’elle-même à nous. Tellement habitée elle était, Saskia, par ce qu’elle disait, que j’eus le sentiment que la vérité venait de crever les nuages. Toute l’assemblée, c’était sensible, était sous le charme de l’hypothèse.

Björn le Finlandais, avec ses cheveux blond filasse et son air de sylphe diaphane, prit ensuite la parole. Je le sentis ébranlé par l’hypothèse Saskia tant ce târ vibrait proche du tà ? écrit, pouvait raisonnablement être issu d’une enfant de six ans s’initiant au swykemg. Ŀui assuma ses mantras, les égrenant sans pathos, les justifiant chacun. Il s’attarda sur « Un sur tous. Tous sur un » puis sur « Tu nouas, nous nouons » en montrant que le passage du tu au nous signait la métamorphose de Tishka d’une sensation individuelle de soi, reliée à ses parents, à une perception collective de son corps, qui était la sienne désormais. Pas de message pour lui non plus ; seulement une prise de conscience, un éveil exprimé sur le mur.

Nyrin, jeune aveugle de dix-neuf ans, toute menue, un écureuil roux à la voix hésitante, s’excusa devant nous de ne pouvoir être très concrète. Deux pistes l’avaient guidée : celles des Norn, divinités nordiques équivalentes à nos trois Parques, dont l’une créait le fil de nos vies, l’autre le filait, la troisième le coupait – les trois cercles étant des bobines pour elle. Et celle d’Ouranos, nom évident sous le tà ?, affirma-t-elle sans plus d’explication. Ce qu’elle en tira fut une litanie dérangeante de mythes connus, où les pères emprisonnaient leurs enfants et finissaient émasculés. À moins que le dieu du Ciel suggérât que la cache de Tishka était sur les toits ? Elle ne trancha rien.

 

BYala A les zouaves ! Ouvre tes chakras, Tonio. Ça vole haut ici, Velvi est un moineau face aux miss & mister mirauds ! L’œil crevé, ça doit les aider à voyager, bessif ! Ça mythonne du vrai mythe qui tache, du grec-frites sauce samouraï, on passe des petites mains bossant dans l’atelier clando du parking au troubadur-dur du Moyen Âge qui pète des rondelles. Le rapport avec la petiote de Sah & Lor ? Pas overclear pour Toto-le-héros, j’avoue. Quand Louise a fait son quart d’heure sur l’ostracon ou l’ostraca, je me suis senti trop con ou très caca et j’ai été me rouler un spliff dans le bush dehors, à triper sur ces fleurs blanches trop belles que Sah dit que c’est des asphodèles. Je suis revenu quand princesse Hakima, avec sa couronne de flowers calée sur ses tresses et sa robe de bure couleur neuroïne, a commencé à slamer son poème ouffi. T’avais juste l’impression qu’elle avait tripé de placer tous les combos de Coursant X. Trop stylé, j’avoue, fat de chez fat ! Mais zarb, quand même, son final sur le Coran, avec la sourate de lumière. Capté oualou !

À ce moment-là du live, ça chauffait déjà playa del sol quand Sahara s’est levée. Je la kiffe trop cette meuf, depuis que j’ai suivi ses leçons à la téci. C’est elle qui m’a appris les peintreux, Van Gagh, l’art, elle venait en plein hiver, tous les jeudis, pleut ou pas, les racailles te la draguaient, elle esquivait tic-tac et une heure après, tu voyais les zyvas assis sur les gradins, scotchés. Kowtow ! Si tu mates en coin comment Lorca la couve, ça sniffe l’amour, mais y a de quoi. J’aurais été son père, je la taguais Grace. Et je la lockais trente ans dans une tour en titane pour qu’aucun keum puisse même y grimper en se ken les ongles. Tu la scannes et tu fais : « C’est bon, lâche l’affaire, trop higher level pour toi… »

Hakima a achevé son show : les crypheux ont applaudi comme des malades, Lorca mode mute, Saskia clin d’œil, je lui ai fait un signe de rappeur. Sahar, elle a dit super-bien, je résume : « C’est beau ton truc, t’oulipotes bien ma potesse sauf que là, c’est naouak chérie. T’es à côté de la plaque, mais grave. Et limite, tu me manques de respect, grosse. » Autour la table, sur le tapis mongol, les bigleuses faisaient des tronches sales. Choucar comment elles font pas gaffe à leur poker face. Vu qu’elles se voient pas l’une l’autre, jamais… alors elles peuvent se lâcher dans la grimace ! Personne calcule ! Hey, mais nous on est là, z’avez oublié ? Et c’est pas joli joli vos fioles. Saskia a levé une feuille taguée au marqueur pour que Lorca la catche sans qu’elle ait à tchatcher. Ça zappe les cryphoux. Pas con ! Marre de leurs feuilles de chou à radar !

L’Hakima est montée sur ses chevaux, très prof, en disant qu’elle avait utilisé Nanours qui est le nom d’un doudou de Tishka, que la fin, elle l’avait écrite en transe, sous la dictée du Prophète et que le sens est qu’il fallait aller à la mosquée d’Oran pour la retrouver. Carrément ? Gros silence. Sahar a pas cafté. Elle a juste enchaîné en disant : « Moi aussi, yo, j’ai pondu mon p’tit poème… » Enfin en VO, c’était ça :

— J’ose espérer que l’élite lettrée que vous êtes me pardonnera la simplicité de ma syntaxe… Le but n’est pas de vous éblouir, vous en conviendrez. Il est seulement de nous amener, tous et toutes, à réfléchir sur ce que nous faisons, ou croyons faire, en jouant avec le langage cryphe. Et peut-être à questionner, en creux, la pertinence de nos virtuosités.

 

Et elle a balancé ça, couleur ironique-j’te-nique :

— Un concours ? Osons-nous ou ôtons-nous ? Tussor ou coton ? Tu tatouas ou tu raturas ? Tsar, non ? Ou star ? Un carton ou un couac ? Un truc turc ou un troc tors ? Sutra ou soutra, santur ou santour ? Sur/ sous, sans/tant, autour ou autant ? Tour à tour ou tout à trac ? Toc toc ou tac au tac ? Crocus, coccus ou cactus ? Couscous ou acras ? À cru, à croc, à cran ? Tao ou Coran ? -ant, -ons, -a ? Tous ou aucun ? Assonant, consonant ? Sot ou con ? Contrat ou constat ? Tata ou tonton ? Sax/ saxo ? Tour/trou ? Connu ou su ? Connu ou su ?

 

)Aï)e, aïe,) aïe, la salve acide… Ça touche au cœur du problème, sacrée Šahar… Je prends ma feuille et j’écris game over dessus. Toni éclate de rire, toujours aussi spontané et joyeux dans son T-shirt orange peint du matin. Ša présence fait tellement de bien dans ce sérieux compassé. Personne pour oser réagir à chaud, les feuilles froufroutent sur la table, nerveuses. Finalement, c’est sans surprise Louise qui prend la parole, au nom de son assemblée qu’on sent froissée par l’ironie subtile de Šahar. Froissée comme le tapis sous nos fesses, à force d’avoir tortillé du popotin.

— Personne ici, je pense, n’a eu la prétention de vous donner la clé de ce glyphe, certes extrêmement simple d’amorce, tout en étant extrêmement difficile en pratique à décrypter, comme chacun de nous a pu le constater en s’y attelant. J’entends bien que chaque terme possède en regard son doublon, son ombre à peine décalée ou son antonyme. Tel est le langage, telle est la beauté aussi du cryphe dans son nuancier de couleurs, dans son moiré lexical. Rien n’est vain pourtant, je crois. Le brio n’exclut pas la rigueur du signifié. Hakima a fait un travail remarquable qui est loin d’être purement ludique ou gratuit. Je suis sincèrement désolée si cela a pu vous apparaître ainsi. Nos compétences et nos savoirs sont modestes. Nous découvrons comme vous – sans doute un peu plus en amont que vous – combien ces êtres, les furtives, sont et restent hors norme. Nous voudrions pouvoir vous dire : voilà où se trouve votre fille, voilà avec qui elle est partie. Voilà ce qu’elle a voulu vous dire ou vous écrire. Mais sans accès au mur de sa chambre, dans cet appartement où la justice vous empêche désormais d’aller sous peine de prison, je ne vois guère ce qu’on peut vous proposer… Sinon des intuitions, des aphorismes ou des récits. Forcément discutables et frustrants.

— Pourquoi ne pas demander à vos furtifs, dans la grotte ? Au collectif Cr ?

— Nous l’avons fait évidemment. C’est la première chose que j’ai faite quand nous nous sommes quittées la semaine dernière.

— Et… alors ?

— Alors rien. Je n’ai pas eu de réponse. Kaiser Tapioca a répété « ta » plusieurs fois, en écho, un peu partout sous la voûte…

— Ils auraient pu écrire la réponse quelque part…

— Elles ont pu, oui. Mais la grotte est un tel livre pétrique aujourd’hui, un volume tellement complexe à arpenter signe à signe, bosse par bosse… Il nous faudrait des mois pour tout relire à la main et espérer y repérer les glyphes nouveaux.

 

BLe A show a continué derrière. Tsin liu la poupée de porcelaine, Théophane, Marie, Kun… Mais la boule à facettes roulait sur la piste, défoncée. Les bass vénèr de Sahar plombaient leur groove de linguistes. Comme s’ils s’entendaient parler et que ça sonnait tarpin faux, même pour eux. J’y suis allé, ensuite, comme on se jette dans la neige à oilpé en Finlande, après un bête de sauna. Mon idée latchait un peu après les envolées de Kun sur les particules tau. May I introduce you… Toni Ras-la-Touffe ! Avec moi, Sah a été plutôt sympa pourtant. Pour elle, le glyphe était un glyphe de gosse, et j’avais chié un truc de gosse parce que j’étais un gosse, quoi, fallait pas se le cacher. Le cirque achevé, Louise a eu le schpuc de demander, à elle et Lorca, quelle interprétation leur semblait la mieux gaulée, la plus dans leur mood. Lorca a commencé à saluer le taf de tous, trop merci, blabla… Sahar, elle, a sorti le sabre/script clipé/montage cut :

— Aucune.

— Beaucoup de pistes ont été explorées pourtant… Certaines très originales. Beaucoup nous ont semblé prometteuses à l’écoute… Pas de votre point de vue ?

— Vous êtes à côté de la plaque, je suis désolée de vous le dire. Vous avez raisonné en linguistes, en traductrices, en exégètes. Devant deux lettres gravées par une enfant ! Vous lui avez postulé une intelligence qu’elle n’a pas. Pas encore.

— Rien n’indiquait, mademoiselle, que l’autrice du glyphe fût forcément votre fille. C’est votre interprétation. Laquelle est bien sûr légitime, tout autant que les nôtres.

— Le glyphe est tremblé. Lent. Pas cinétique. Pas furtif. Il a été fait par une main d’enfant ! Nous avons pris la peine de vous le reproduire sur métal, vous ne l’avez pas senti, ce tremblé ? Vous avez projeté vos gloses dessus sans tenir compte de la situation d’écriture !

— Chacun a fait de son mieux, Sahar. Calme-toi… Tu ne peux pas leur reprocher de…

— Lorca, s’il te plaît…

— Elles ont produit un travail énorme. Elles cherchent aussi, comme nous… Tout le monde cherche !

 

)Ša)ns prévenir,) Šahar s’est mise à vociférer. Dans la yourte, autour de la table ronde, le cénacle sursaute d’un même ensemble. Ša voix incisive visse ses stridences :

— S’agit pas de chercher ! Il s’agit de trouver ! C’est une question de vie ou de mort ici, vous l’avez intégré ou vous vous en foutez, tous et toutes ? Peut-être qu’en ce moment même, quelque part à six kilomètres d’ici, même pas, quelqu’un est en train de torturer Tishka ! Et nous, qu’est-ce qu’on fabrique là ? Dites-moi ? On disserte dans une yourte sur Ouranos et le Coran ! C’est la huitième nuit d’affilée que je fais le même cauchemar. Vous m’entendez ? Toujours le même. Tishka vient vers moi, elle rayonne dans sa robe jaune. Elle me sourit, elle essaie de parler mais quand elle ouvre la bouche, rien ne sort parce qu’elle a… elle a des mygales… plein sa gorge… et les araignées grouillent sur sa langue qui pourrit, comme de la viande morte… Elles font un tas bougeant, dans sa bouche… — Arrêtez, c’est ignoble… — Je croyais que vous étiez là pour nous aider. Je l’ai cru, vraiment ! Mais je viens de comprendre que ce qui vous intéresse, c’est d’écrire de jolis poèmes et de savoir qui va proposer l’interprétation la plus brillante, la plus snob ! — Vous devenez insultante, mademoiselle… a réagi Louise, pointe aiguë. — Pour ma part, je préfère me retirer… a enchaîné sa compagne, pincée.

 

Hakima commençait à quitter la tente quand Šahar l’a fait pivoter par sa robe et lui a soufflé au visage :

— Et là, c’est quoi votre réaction d’orgueil minable ?

 

Lorca n’a pas supporté la violence de Šahar sur une femme aveugle, qu’elle a déséquilibrée et qui en a cogné un montant de la tente. Šur le tapis, les autres membres de la cellule restent cois, totalement déboussolés. Ils sont bouleversés par l’agressivité subite de Šahar. Certains se bouchent les oreilles, d’autres se lèvent et voudraient sortir mais n’osent pas. Ils ont peur qu’on les bouscule ou les frappe peut-être ? Le choc d’Hakima sur la poutre, plus sonore que dangereux, leur a envoyé une information menaçante. Ši bien contrôlé d’ordinaire, leur handicap remonte et les rend terriblement fragiles. Des tiges. Avec sa voix ronde, Lorca essaie de ramener le calme, de persuader chacun de se rasseoir. Avec le maximum de chaleur, il en profite pour féliciter tout le monde pour le travail accompli. Toni y va de son couplet aussi, tandis que je remercie encore et encore Louise, Björn, Marie… en y mettant toute ma sincérité. Šans grand effet. Nyrin, si chétive, pleure contre la toile de la yourte. Hakima tremble comme un saule. Une tristesse énorme s’abat sur notre groupe, qui nous prend tous à revers. Šoudain, Tsin liu se lève à nouveau. Šes yeux vides brillent, elle éclate en sanglots :

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, je vous le promets madame. Moi aussi j’ai une fille de cinq ans… Elle s’appelle Mei lan. J’aurais tellement voulu être capable de vous aider… Je vous demande pardon…

 

Je me mets aussi à chialer. Tout le monde chiale maintenant, même Šahar qui voudrait consoler Tsin mais n’arrive pas à y aller. On a tout cassé. On a ruiné en quelques minutes trois mois à s’apprivoiser. À apprendre à se connaître et à s’apprécier. Le bel esprit collectif qui était né : auf Wiedersehen ! Tous on croyait y arriver, à nous douze, par l’échange, à la manière d’un orchestre. Avec autant d’intelligence et de culture autour de la table, il y avait de l’espoir… C’est l’échec. Je comprends Šahar, je peux accepter sa rage, même si je la trouve injuste. Oui les cryphiers n’ont pas été à la hauteur, clairement. Ils se sont complu, quelque part, dans leurs jeux de lettrés. Ils ont été globalement à la ramasse, oui, d’accord. Mais moi aussi j’ai les boules. Les glandes parce qu’on vient de suicider notre seule piste solide, notre seule source de progression vers les furtifs. Et à cause de Šahar.

 

·· Elle · a une piste. Elle a une vraie piste et elle espérait qu’au moins une personne ici la confirme, l’étoffe à sa façon. Et cette piste, elle est trop personnelle, trop intime pour qu’elle la révèle publiquement, je connais Sahar, elle est trop pudique pour parler de Tishka devant tant de gens, elle a enfoui avec une si continue brutalité cette partie-là, cette plaie béante de notre vie que la rouvrir, elle ne le pourrait pas, pas ici. Pourtant elle a une piste et elle en veut, suprêmement, aux autres de n’avoir pas trouvé quoi que ce soit qui l’aide à la développer, qui la confirme, a minima. Et moi ? Moi je n’ai rien trouvé, à part SOS. Il y a SOS dans le message, c’est ma seule certitude. Je suis arrivé noyé à la réunion et chaque décryptage, aussi saugrenu, m’a paru une bouée, une promesse de ne plus couler. Rien que pour ça, je ne peux en vouloir à personne, bien au contraire.

Ŀouise met fin à la réunion, elle paraît quatre-vingts ans maintenant tant ses pas s’étrécissent pour sortir de la yourte, comme si elle avait peur de buter sur le plus petit caillou affleurant. À Sahar, elle tend une main glaciale qui signifie adieu, bien qu’elle soit encore d’une politesse impeccable dans sa prise de congé, en minimisant l’incident – la culture diplomatique, toujours. Je la regarde saluer Toni et Saskia, auxquels il est évident qu’elle s’était attachée et qu’elle va souffrir de ne plus retrouver. Puis, situant ma présence, avec discrétion me demande de l’emmener près du grand tilleul en fleurs dont elle sent l’odeur flotter jusqu’à elle. Et là, au pied du tronc, où les salutations nous arrivent maintenant en ruisseau inoffensif, elle déplie cette confession :

— Votre compagne a été d’une rare ingratitude… Vous le mesurez je crois. Mais elle a raison sur un point : nous n’avons pas assez tenu compte de la situation d’énonciation. Je ne peux pas vous laisser repartir en échec, sans perspective, après avoir fait lever tant d’espoirs. Il me semble qu’il existe un homme qui pourrait vous aider. Il est philosophe et il a une relation exceptionnelle avec un furtif qu’il a, disons, apprivoisé. À moins que ce ne soit l’inverse… (Elle en sourit, ses rides s’étoilent.) C’est un très grand, sachez-le. On le surnomme Varech. Il a une ampleur de réflexion et une ductilité aussi dans sa manière d’aborder les problèmes qui pourra, je pense, vous ouvrir des possibles que nous ne sommes pas parvenus, malheureusement, à frayer pour vous. Allez le rencontrer de ma part. Il vous demandera : « Quelle est la réponse des milieux au chaos ? » Et vous devrez répondre : « C’est le rythme. » Vous vous en souviendrez ?

 

Je lui prends les mains et les caresse doucement. Varech, je connais un peu, ses textes, oui. Elle est émue par mon geste.

— Merci infiniment, Louise. J’aimerais un jour être à la hauteur de votre générosité d’âme.

— Vous l’êtes déjà Lorca. Mais il est bon que vous n’en soyez pas trop conscient. Continuez à suivre votre intuition. L’amour que vous avez pour votre fille finira par être récompensé, j’en suis certaine.

 

˛Furax ˛le ˛boss quand Lorca nous a raconté leur réunion cata. Furax à sa façon quoi : il a juste projeté en réponse, plein mur, le budget de la mission Cryphe. Aka > le matos d’écoute ; les planques à deux agents sur onze mois en trois-huit ; le prototype topomorphe pour la grotte, conçu et fabriqué ad hoc ; le salaire salé des décrypteurs. À Sahar, il a dit : « Par bonheur, vous ne faites pas partie de mon unité, je n’ai pas besoin de vous licencier. » Ambiance… Bien sûr, on pourra poursuivre les écoutes là-bas. Mais pour la collab, c’est mort et ça fait chier. Ơn aurait pu gagner un temps fou. Apprendre encore cuche de trucs, creuser le filon, accumuler des sets dans la caverne, dialoguer. « Espionner, c’est bien, mais dialoguer c’est mieux », a clashé Arshave.

Ce qui nous a sauvé la mise, sur ce coup, c’est Lorca. Avec sa piste du philosophe. Varech. « Varech/Varèse, c’est pareil, c’est toi qui iras, l’Ơrque, c’est de ta famille », a taquiné Saskia. Les services l’avaient bien en fichier, à part que le cador est réputé intouchable. Avec la recomendación de Louise, ça devient bonnard. Parce que le reste… Le reste ? Ben on va prospecter, recta, toutes les adresses sorties de la bécane. Les tours, on va se les faire aussi, des parkings au toit. Ơn ira voir les cinquante gugusses et michetonneuses qui peuvent matcher avec nos portraits-robales issus de nos poèmes moisis. Et ? ¿Qué? Ça fait trente ans que je chasse, de tout. Quand une trace sent bon, je la flaire, j’ai le groin pour ça. Là, j’ai torché un premier tour de terrain. Et ça sent rien. Ça sent la cagada. Le tà ? qui devait nous amener direct à la cible, il est resté devant notre porte comme un gros tas de neige tombé du toit au dégel : personne a su lui filer le bon coup de pelle pour nous dégager la route.

 

saharLorsque saharLorca  saharm’a proposé de venir chez lui, à son appartement, ȷ’ai longuement balancé. Pour une raison qu’il devinait parfaitement, à savoir que lui n’avait rien effacé ni ȷeté des souvenirs de Tishka, qu’il avait même tout récupéré chez moi lors de ma phase d’oubli acharné – toutes les photos imprimées, les cadres à découpe avec nous en Bretagne, dans les calanques, à Bali, nous au parc Borély devant les ragondins, à Arvieux sur la luge rouge, campant sur la terrasse, avec la dînette ; chez nous à ȷouer à la bagarre, à cache-cache, au sanglier sous une tente de drap, à Monstre Câlin. Tous ses dessins aussi, il avait conservé, ses gribouillis sur des feuilles gondolées, les cadeaux de fête des Mères, les cartes avec les poèmes qu’elle ânonnait fièrement, le T-shirt blanc avec ses mains pleines de peinture apposées dessus, dont tous les parents héritaient en ȷuin. Tout ça m’a bondi au visage en pénétrant dans son salon, où trônait notre canapé de récup en cuir, touȷours là, à l’assise déchirée par les cabrioles de Tishka, tout a ȷailli, tout ce que ȷ’avais anticipé, tout ce dont ȷe me souvenais malgré le deuil, à cause du deuil, et tout ce que ȷ’avais refoulé si longtemps, tout, qui revenait. Une fontaine. Ce n’était pas un appartement de célibataire divorcé : c’était un mausolée à vif, qu’on sentait rayonnant, actif, un temple en hommage à Tishka et moi, un temple pour nous trois où ȷe ne m’attendais pas à me voir aussi présente partout, aussi vivante dans les obȷets, le choix des tissus, dans mes ronds de serviette mal pyrogravés, qu’il avait gardés, sur mon portemanteau fait main, fendu maintenant, qu’il s’entêtait à utiliser encore, dans les tasses qu’on avait choisies à deux chez un ami potier du Vercors. Dans sa chambre d’ami, les doudous de Tishka débordaient du lit et dégringolaient sur la moquette. Peut-être qu’il y ȷouait encore, il en était capable ? Ou qu’il prenait l’ourson Pirouette dans ses bras, parfois, puisque c’était la peluche où Tishka avait enregistré sa voix ; comme ça se faisait avec tous les doudous maintenant…

— Si tu veux le prendre, tu peux… Il parle toujours, comme le doux-d’art…

— … Parfois je la reconnais sur les photos… parfois je me rends compte que j’avais oublié à quel point elle souriait tout le temps. Tu as tout gardé, vraiment ?

— Oui. Mais il y a des choses que je n’ouvre jamais. C’est trop dur.

— Quoi ?

— Le cahier à spirale du voyage à Bali… Les sarongs… Et la caisse avec tous ses habits. Je n’y arrive pas.

— C’est loin… et c’est tellement… près pour moi. Si près. C’est là… Dans mon ventre…

 

·· Et · d’un coup, elle a chancelé et elle est tombée. Un androïde dont on aurait coupé le câble d’alimentation. Sur le parquet, elle s’est étalée, lavée de toute force. Elle y est restée prostrée, les yeux au plafond et à un moment, elle a aperçu l’abat-jour que Tishka avait fait à l’école, avec les poissons à l’aquarelle, oranges et bleus. Et elle a souri.

— Je t’en ai tellement voulu d’avoir voulu tout garder. De pas tout jeter. Je t’ai trouvé tellement faible toutes ces années. Je t’ai méprisé, tu sais…

— Je sais.

— Et aujourd’hui, je me dis que c’est toi qui as été fort. Tellement fort de maintenir tout ça vivant, sans elle…

— Sans toi.

 

saharC’était saharcomme  sahars’il avait porté tout seul, dans sa seule mémoire, dans son seul présent, blotti, une vie qui s’était vécue avec un tel bonheur liquide, une telle intensité, à trois. À trois, et lui tout seul, là, dans son appartement de location, avec nous trois, à nous porter, à y croire encore quand moi ȷe n’avais pas pu, ȷ’avais décidé de ne plus vouloir y croire. Pour survivre, absolument survivre, pour me sauver. Pour que le suicide n’ait pas le dernier mot en moi. Lorca nous avait attendues, là, il nous attendait. Là.

Pour lui, c’était vivant, c’était debout, ça ne demandait qu’à marcher, à nouveau, pas à pas. Terrifiante pour moi restait cette attente tellement tangible, tellement intacte. L’envie de fuir, encore, de ne pas savoir, d’encore esquiver, de ne pas faire face à son appel. Et pourtant, au fond de moi, ȷe trouvais ça tellement beau. Il n’avait ȷamais insisté pour que ȷe vienne, à aucun moment, durant ces deux années, il n’avait ȷamais rien voulu forcer, il avait respecté mon deuil féroce, même si ȷe savais qu’il ne le partageait pas, qu’il le trouvait cruel, et mortel.

Et cette semaine, ȷ’ai su que ȷ’étais prête à venir, prête parce que ce que ȷ’avais trouvé, ȷe ne pouvais le montrer qu’à lui, lui seul pouvait le comprendre, sentir si ça avait un sens venant de Tishka, lui seul à l’évidence. Peut-être qu’aussi ȷ’avais deviné que ȷe trouverais chez lui, dans cet appartement, l’écrin pour que ça monte, pour que la bonne phrase, l’interprétation ȷuste d’elle-même lève, s’impose parmi le fouillis trop dense du possible épuisant. J’ai sorti mon cahier et ȷe n’ai pas pu dire les phrases. Je lui ai demandé de les lire, lui.

 

·· Il · n’y avait que quatre phrases. Simples, étonnamment simples. Trop. Une déception d’abord, j’étais même totalement décontenancé, je n’osais rien répondre, ça me semblait dérisoire. Nous étions épaule contre épaule et elle venait d’étaler son cahier de recherche, à la page où elle avait recopié le suc, le sel de ce qu’elle pensait pertinent.

Et lentement, j’ai compris.

Ŀentement m’est apparu que c’était exactement le genre de phrases que je lançais à Tishka quand nous avions fait la chasse au trésor pour ses quatre ans, dans le parc Ci’vintage, avec son manège en bois, ses balançoires à l’ancienne, son crabe géant et son bateau à toboggans, où Tishka adorait grimper. C’étaient des mots simples pour guider une enfant à un cadeau caché, et qu’une enfant, donc, pouvait nous dire, à nous, en retour, pour nous guider à son tour :

 

Où tu cours.

Où sont nos oursons.

À ta tour. Tu sauras où.

À ta cour à nous.

Où tu nous as conçus.

 

Sahar s’était comme transposée dans son corps, dans sa tête d’enfant, avec son intuition viscérale de maman, et elle avait trouvé. Elle avait trouvé, elle. Ŀa vérité, elle la touchait du bout des doigts, du bout de son âme. Il fallait juste insister.

— Ça te semble… proche ? Possible qu’elle ait écrit ça ?… Ou je débloque ?

— « Où tu cours », c’est forcément le parc où tu faisais tes footings. Ça l’épatait de te voir courir si longtemps, elle te copiait. « Où sont nos oursons », c’est la chambre ici, maintenant.

— Ou c’est le zoo de Barben où elle disait qu’on était papa et maman ours et que les oursons dans le bassin, c’était les nôtres. Tu te rappelles ?

— « À ta tour. Tu sauras où. » Je sais pas. La mienne ? La tienne ? Et « À ta cour à nous », tu comprends quoi, toi ?

— La cour de l’école. La cour de récré. Pour elle, je suis une professeure d’école aussi. Sa cour, c’est la mienne donc c’est la nôtre. « Ta cour à nous. »

 

Nous sommes restés toute l’après-midi sur les phrases avant de se dire qu’il fallait arrêter de tourner ça, et agir. Nous avons été arpenter le parc comme jamais, bancs, buissons, plaques d’égout, kiosque, j’ai grimpé sur les arbres aux troncs gravés, un à un, les gens me regardaient, Sahar a fait pareil, on a été exhaustifs. À minuit, nous avons escaladé le portail de l’école Granados et nous avons exploré à la frontale toute la cour de récré en marchant en parallèle pour être sûrs de tout quadriller. À 2 heures, nous sommes rentrés à mon appart, épuisés par la tension, par l’émotion, violemment découragés aussi. Pas une trace, pas un glyphe, rien qui confirmait quoi que ce soit ni n’offrait de piste exploitable.

 

Instinct ou fatigue, Sahar est allée dans la chambre d’ami et elle s’est écroulée sur le lit. Je ne l’ai pas rejointe, je l’ai laissée faire, s’imprégner. Par le reflet du miroir, dans le couloir, je l’ai vue prendre les peluches une à une, en les reniflant comme une maman tigre et en les caressant, comme une maman seule.

Devant l’ourson Pirouette, elle a longtemps hésité puis elle l’a pris dans ses bras, aussi vivement, pleinement, qu’elle aurait serré Tishka. Alors le senseur de l’ourson a activé l’enregistrement, qui datait de plus de deux ans et dont j’avais chaque fois l’impression, par son incroyable fraîcheur, qu’il venait d’être capté. En fait, il y en avait neuf, des pistes audio, qui se déclenchaient selon la façon ou le bout de corps où l’on prenait la peluche. Moi, j’écoutais toujours les quatre mêmes, celles où Tishka parlait toute seule avec son doudou, en faisant les deux voix. Mais Sahar venait de serrer l’ourson à sa manière vive et fine, et l’enregistrement qui en jaillit me prit à revers tant il me sembla ancien : je n’avais dû l’entendre qu’une ou deux fois, l’éviter même parce que c’était un dialogue entre Tishka et elle qui me massacrait d’émotions. Tishka prononçait encore assez mal les mots, elle avait peut-être deux ans, deux ans et demi au moment de l’échange. Et sa voix déposait les mots, tout mouillés, en cuiller de compote dans un bol :

— Ma’man !!

— Bonjour Ourson ! Moi je m’appelle Sahar ! Comment tu t’appelles, toi ?

— Ma’man…

— Il s’appelle maman ? C’est bizarre pour un ours !

— Ma’man Ou’ss ?

— D’accord. Ça c’est maman Ours et toi tu es mon chat !

— Maman Ou’ss, tins ! Pi’ouet !

— Oui, je lui fais un câlin aussi. Viens là mon petit ours. Ourrrs ! Et toi, chat !

— Tà ?

— Oui, chat ! Tu es mon petit chaton châtain !

— Tàton !

— Oui, chaton ! Tu es mon petit chat ! Chat ! Tà !

— Tà ! Tà !

 

saharJe saharme  saharserais giflée ȷusqu’à la fin des temps… Lorca est entré dans la chambre ; à son air bouleversé, ȷe sus aussitôt qu’il avait tout entendu. Il regardait le doudou les yeux écarquillés, à la frange de l’agressivité, pareil à un enfant qui eût caché si longtemps quelque chose qu’on aurait envie de le gronder. Je tenais encore la peluche et ȷ’ai dit…

— C’est pas possible…

— Quoi ?

— C’est pas possible qu’on ait raté ça. Comment on a pu oublier ça, Lorca ? Comment on a pu ? Tu te souvenais qu’on l’appelait chat ?

— Sahar !

— Et elle, elle savait pas prononcer le ch. Quand on l’appelait Tishka, elle disait i’ta toute petite. Quand on l’appelait chat, elle disait ta et chien tin ! Et lorsqu’elle voyait un chat, elle disait ta aussi. Il n’y a pas de swykemg en vérité. Elle n’a pas écrit en cryphe, elle a écrit avec son alphabet de môme à elle, comme une petite fille écrit. Il fallait lire le glyphe littéralement… Quelle conne !

 

Lorca m’a dévisagée avec son effarement à elle, son égarement adorable, sans vraiment saisir, sans vraiment y croire. Puis il a eu cette attitude qu’il prend quand il veut me faire plaisir, abonder dans mon sens, sauf qu’il n’y croyait pas vraiment.

— Tu es… sûre de toi ? Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça voudrait dire alors, ce  ? Chat ? Ça veut dire chat ? Pourquoi elle aurait écrit chat ? Les proprios ont un chat dans l’appart ?

— Non, je ne pense pas. Saskia nous l’aurait dit, l’aurait vu…

— Elle devient un chat ?

— Je sais pas Lorca, non… C’est pas ça. C’est une question qu’elle nous adresse, qu’elle s’adresse à elle-même, une question pour nous !

 

Je n’arrivais pas à le sortir, ça m’avait cisaillée du dedans…

— Je crois qu’elle veut dire… « Est-ce que je suis encore votre chat ? Est-ce que je suis encore Tishka, votre chat ? » Tà ? Tà ? Tu comprends ? Comme elle dit « ou’ss » ? Les trois ronds, c’est notre famille, c’est nous. Le rond du bas, c’est elle, c’est là qu’elle a écrit. Elle demande, elle nous demande si c’est encore elle qu’elle est. Elle se le demande.

— Sahar, elle a atteint un âge maintenant où elle pourrait dire et écrire chat, non ? Non ?

— Oui, mais elle nous parle comme on parlait avant, ensemble. Elle nous parle en recopiant ce qu’elle disait, parce qu’elle croit que nous, on est figés dans le passé, rien n’a changé pour nous. Les enfants n’ont aucune notion du temps, tu le sais bien !

— Elle se demande si elle est encore elle-même, alors ? C’est ça que tu comprends ? Ou si elle est un animal, un chat ?

— Est-ce qu’elle est devenue autre chose… ou est-ce qu’elle est encore humaine, encore notre fille, notre chat ? Ce qu’elle était avant de partir. Comme si elle se pointait du doigt et nous disait : « Moi, Tishka ? » Tu vois ce que je veux dire ?

 

Lorca m’a pris l’ourson des mains et il l’a serré contre lui comme s’il pouvait le rassurer, le consoler de ses doutes. Il avait enfin assimilé. Il chuchota :

— Ça veut dire qu’elle s’est métamorphosée… C’est certain maintenant. Elle a muté mais c’est encore, aussi, une petite fille. C’est encore notre fille.

— Ça lui fait peur d’être ce qu’elle est. C’est inévitable.

 

Machinalement, nous avons ramassé tous les doudous et nous les avons rassemblés sur le lit, en tas, en cercle, semblables alors à une assemblée qui nous aurait aidés à réfléchir, à aller plus loin encore. Neige, Ponyo, Pistache, Shaille, Lili-ȷaune, Rose bonbon, Loulou, Tigresse… Je me souvenais de tous les noms. Et Pirouette.

— Elle était là, dans la chambre, dans sa chambre. Elle y était parce que nous, ses parents, on y était cette nuit-là, ça l’a attirée…

— Ou peut-être qu’on lui manque, tu sais, et qu’elle revient, de temps à autre, régulièrement, à tous les endroits où on allait ensemble. Je suis sûr de l’avoir entendue au Cosmondo, j’en suis sûr maintenant.

— Elle n’a pas eu le courage de se montrer, Lorca, elle a hésité dans le couloir, elle était toute proche, toute prête, je l’ai presque vue. Mais elle a peur qu’on la rejette, qu’on ne l’accepte pas comme elle est. Comme elle est devenue. Son tà ? veut dire : « Est-ce que vous voulez encore de moi, est-ce que je suis encore moi, est-ce que je suis un chat, votre chat préféré et doux, est-ce qu’on peut encore être ensemble, comme trois ondes, comme une famille fondue, une fusion ? » Ça veut dire tout ça à la fois, ce n’est pas rationnel, ça a dû jaillir d’une poussée, d’un souvenir, peut-être du premier souvenir d’être quelqu’un d’individué, d’avoir un corps, d’être séparé et pourtant pur objet d’amour pour toi, pour moi, pour papa et maman. Elle a dit « papa, maman » dans le couloir. Elle nous a appelés… Et en même temps, elle n’a pas osé se montrer. Saskia a parlé d’une aile, d’un bras épais, elle a changé Lorca… Elle est devenue…

— Une hybride… Un animal… Oui, elle est différente maintenant. Elle ne sait plus si elle peut être aimée. Si on l’aimera encore. Tà ?, ça veut dire… ça veut dire : « Est-ce que vous pouvez m’aimer encore alors que je suis devenue un monstre, une sorte de monstre ? »

 

·· J’ai · pris l’éléphant rose et il s’est tu, il n’a rien voulu dire. Sahar a relevé la tête vers moi puis a cherché mes mains. J’étais soulevé, voltigeant, perdu.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? j’ai murmuré.

— Il faut lui répondre. Il faut qu’on lui réponde.

— Sur le mur ? Dans la chambre de notre ancien appart ? Tu sais bien qu’on ne peut plus y aller… Je veux pas que tu ailles en prison.

— Toni ira.

— Pour graver quoi ?

— Tà ! Papa-maman t’aiment encore. Viens ! Quelque chose comme ça…

— Rien ne dit qu’elle va y retourner si on n’y est pas…

— Alors nous irons au parc. Tous les jours. Tous les deux. Et on l’écrira sous le toboggan, à l’envers. Sous les bancs. Sur les branches hautes du platane. Partout où ils peuvent se cacher. Elle finira bien par le voir. Et on l’écrira aussi dans la cour de récré, derrière les poubelles. En fait, on va refaire tous les endroits où on allait avec elle, tous, et nous allons lui laisser des messages là où personne d’humain ne penserait jamais à regarder, à les lire. Nous allons agir et penser comme elle.

 

J’aurais explosé en sanglots, sinon qu’il n’y aurait eu plus une goutte de tristesse dans mes larmes, seulement ce spasme, cette secousse que procurerait la virulence d’un bonheur quand il retourne le désespoir d’un tournemain, comme une crêpe brûlée.

J’aurais soulevé Sahar contre moi, dans les airs, j’aurais eu cette impression qu’elle ne pesait plus rien et qu’elle et moi, on serait enfin redevenus une seule et même sève dans un seul et même arbre qui aurait eu des bras pour enlacer. Son corps eût traversé le mien l’espace d’une seconde et j’aurais su à la souplesse de son abandon qu’elle m’acceptait à nouveau, à nouveau comme un amour futur, possible.

 

Ŀorsque je la rėposai au sol, l’imaġe du ċouloir de notre anċien appart, plonġé dans le noir, vint me ċueillir à revers.

Sa netteté était sidérantė.

Oui, ċette nuit-là, Tishka avait été dans la plaċe, ellė nous avait attendus, elle avait su qu’on viėndrait. Peut-être même que le volet ċlos, ċ’était elle qui l’avait ouvert de l’intérieur, et pas la ċommande voċale. Elle nous avait appelés justė avant que la poliċe entre. Mais elle avait au tout derniėr moment hésité à apparaîtrė, à nous apparaître telle qu’elle était maintenant. Oui. Oui.

— Qu’est-ce qu’il y a, Lorca ? Tu doutes ?

— Pas vraiment.

— Si, tu doutes !

— Elle n’a pas eu peur qu’on la rejette, Sahar. Enfin… Si… Mais pas seulement. Elle a surtout eu peur qu’on la voie.

— Qu’on la voie ? Pourquoi ?

— Parce que si elle est devenue furtive… si on la voit, elle va se figer… D’instinct. Pour sauver l’espèce. Si on la voit, on la tue.