CHAPITRE 22 À feu et à son

|| À quoi | tient une révolution ? À tout le moins, à quoi tient une dynamique insurrectionnelle ? Ou plus modestement encore cette myriade de basculements intimes, pourtant épars, dont la mise en résonance populaire produit un mouvement de fond qui semble avoir les propriétés d’un champ magnétique ?

La société du spectacle, qui ne croit qu’en elle-même et à son empire, nous a habitués, n’est-ce pas, à lire dans ces évolutions très rapides le produit d’un twist ou d’un pivot dramatique, autrement dit l’œuvre d’un déclencheur : ce fameux « événement » que vont plus tard valider les livres d’histoire des vainqueurs. Pour nous, ce déclencheur supposé sera à l’évidence « l’assaut barbare du Cosmondo » et « le meurtre atroce » de Lorca Varèse par les chasseurs « populaires ».

Pourquoi la mort puis la résurrection plus spectaculaire encore de sa fille, Tishka, n’étaient pas parvenues à provoquer ce qui se passa alors ? L’effet de seuil ? L’accumulation sous-marine de particules de colère, en suspension, qui s’agrègent en magma, in fine, au plus propice des moments ?

Ou les images, tout benoîtement les images ? Ces images révoltantes du cœur arraché de Lorca, ce cratère insoutenable, chairs retournées, devant lequel, dans le feu de l’action, pose le chasseur injustement inculpé, Jacky Roux, ses mains sanguinolentes, en arborant sans le vouloir une grimace sardonique d’assassin, alors qu’il arrive après coup ? Gorner avait cru détenir le privilège du storytelling, s’imposer comme le showrunner d’une série dont il était le héros, pour reprendre le jargon de ses conseillers, sans comprendre qu’à certains carrefours d’un récit collectif, ce n’est pas tant la vérité des faits qu’il s’agit de rétablir pour conserver l’adhésion du public. Plutôt s’agit-il de deviner ce que les gens veulent croire et ce qu’ils se refusent à croire. Ils ont refusé de croire que Tishka avait arraché elle-même, d’un geste fulgurant, le cœur de son père afin qu’une part de lui survive en elle. Comme ils refuseraient sans doute d’imaginer qu’elle vit désormais avec ce double cœur qui bat dans sa poitrine. Ils ont voulu croire que les chasseurs populaires, avec l’appui logistique de la police d’État, qui fut réel, et la bénédiction de Gorner, qui est encore à prouver, étaient venus faire un carnage, un pogrom visant à éliminer les premiers opposants politiques du président. À savoir nous : les têtes pensantes et fragiles de l’autodissous Parti furtif. Ont fait le reste les théories du complot, ce savoureux biais cognitif qui simplifie à merveille, par insuffisance ou fatigue, ce qui relève de la complexité des coïncidences et du hasard. Dans les interprétations désormais intégrées par la majorité de la population, la meute des chasseurs n’est plus venue profiter d’un rassemblement furtif, dont elle avait intercepté date et lieu secret, pour faire un carton facile. Non : elle a fomenté un piège ignoble pour assassiner Lorca et nous massacrer. Et il faut reconnaître que les vidéos prises à l’intechte par Nèr et que j’ai diffusées avec une certaine complaisance, en prenant soin d’en masquer la source, ces vidéos du corps de Varech piétiné alors qu’il gît inconscient, avec ses six côtes cassées tandis qu’une chasseuse essuie ses semelles gluantes de tripes sur ses joues comme sur un paillasson ; celle du nez cassé de Sahar, sa face étoilée de sang avec les insultes sexistes qui fusent derrière et les rires attenants ; celle du dos brûlé de Toni avec huit marques de taser ; ou encore la vidéo du quasi-viol de Saskia avec les trois ados qui la tiennent en laisse et miment des chiens en rut… Tous ces abus révoltants ont contribué à la perfection à cimenter la thèse du carnage barbare – au bout duquel le cœur arraché de Lorca, encore chaud, s’insère avec une logique impeccable dans un imaginaire du pire auquel, pourtant, il ne participe pas.

Que je ne me sois pas battu avec toute ma probité pour invalider ces fake news, le dieu des causes justes malicieusement victorieuses – s’il existe – daignera me le pardonner. Que nous en ayons profité pour obtenir un moratoire de trois ans sur les chasses aux furtifs ; que Gorner n’ait pas survécu politiquement aux soupçons d’« organisation d’associations de malfaiteurs à but criminel » et qu’il ait été destitué trois mois seulement après son élection, au profit d’un président plus conciliant et d’une prudence propitiatoire ; que l’on m’ait autorisé dans la foulée, dans la coulée, à refonder un nouveau Récif avec des moyens plus conséquents et l’appui soutenu de la communauté scientifique internationale ; toute cette chaîne d’événements inespérés ne nous rendra jamais Lorca, en tout cas pas l’homme de quarante-quatre ans qui était devenu mon ami, avec son altruisme rare, auquel nous devons ce qui arrive de si précieux aujourd’hui. Au fond, sa mort aura été à l’image de sa vie : il n’a pas pu empêcher qu’elle soit, à sa façon tragique, un don pour les furtifs, et pour tous ceux qui, dans le monde, ont compris ce qu’ils apportent d’éblouissant à notre humanité rassie.

 

)« Ce) serait) bien qu’on en fasse une sorte de carnet, au jour le jour, pour rendre hommage à ce qui change en profondeur. Ce serait beau, non ? » Il avait souri parce qu’il souriait toujours, même s’il y avait de la peur, ce soir-là, dans son sourire. De l’enthousiasme aussi, à retourner au Cosmondo, de l’appréhension à voir si les furtifs y seraient… Tellement de choses.

Le lendemain de sa mort, j’ai commencé ce carnet. J’y mets ce que je lis, ce que j’entends sur les flux, ce que me racontent les activistes et les copains. Ça bourgeonne tellement de partout, des choses mutent de manière si surprenante, que j’ai souvent du mal à n’écrire qu’un seul événement par jour. Lorca aimerait ce qui se passe. Il adorerait même. Mais peut-être qu’il le voit, ou qu’il le sent, là où il est. J’espère au moins qu’il le sent.

 

Le 1er mars, Vinnie a gagné une partie de cache-cache dans le hangar des Métaboles juste en épousant les gestes du loup, trente centimètres derrière lui, avec une précision et un timing hallucinants. Le loup l’a bien sentie tout du long sans jamais pouvoir se retourner au bon moment.

 

Le 2 mars, un mécano de drone, Fabou P., a « suspendu un café » dans le dernier bar standard de la rue des Martyrs. « Tu le fileras à un crochard, à qui tu veux ! » il a ajouté devant les yeux écarquillés du robot. Le lendemain, j’y suis retournée : l’option existait dans la routine d’encaissement.

 

Le 3 mars, Velvi, Fled et Carlif ont atterri par défi sur le toit du BrightLife, avec douze camarades de la Céleste. Plutôt que d’alerter la police, les concierges ont appelé les copropriétaires, qui sont venus et ont accepté, contre toute attente, de devenir Toit Ouvert pour les Altistes.

Depuis, la Céleste se consacre à ouvrir des toits partagés à travers l’Europe, de ville en ville, pour en faire un archipel de passage et de brassage. Sky is the milit.

 

|| L’intelligence| de l’histoire implique, il me semble, que nous acceptions que les véritables changements aient quelque chose de nécessairement invisible. Dans la mesure où c’est précisément cette invisibilité aux capteurs des dominants, à leur récupération prédatrice, qui leur offre l’espace et le temps indispensables pour se déployer.

Saskia a raison : quelque chose passe et se passe, dans les corps et les têtes, entre les humains qui s’ouvrent et les furtifs qui s’approchent, dans ce rapport interespèce encore balbutiant qui nous arrache totalement à nos cadres anthropocentrés. Le pays vibre. Nos rapports au monde, notre relation au vivant, à l’autre comme à soi, tout est impacté. L’agenda politique, les priorités écologiques, les horizons sociaux, se retournent rapidement, ils changent d’erre et d’axe. Si les chasses clandestines perdurent malgré leur interdiction officielle et si les attitudes réactionnaires restent fortes, en face, les invocations deviennent de plus en plus courantes, même si elles demeurent une exception. Nul doute qu’elles donnent progressivement naissance à une humanité plus vaste.

 

Le 4 mars, Tatou de Touta, proferrante, a suggéré à la Traverse que chaque nouvelle cabane construite dans les interstices de la ville abrite une entre. Comme on met un couvert de plus à table pour l’inconnu qui viendrait. Ces entres sont fabriquées par des groupes d’enfants avec des matériaux de récup. Les migrants qui les habitent disent souvent que de drôles d’oiseaux chantent et parlent dans leurs cabanes.

 

Le 5 mars, Cathy et Jack, retraités privilèges, qui avaient voté Gorner au second tour, ont enlevé à la tenaille et à la bêche les quatre cents mètres de grillage qui entouraient leur pavillon au Roy-d’Espagne, à Marseille. Depuis, leur gazon anglais est défoncé par des sangliers, tandis que des renards viennent manger dans la gamelle de leur chat. Un matin, ils ont découvert des formes de traces dans la terre qu’ils n’ont pas retrouvées sur Internet. D’abord déstabilisés, les voisins ont fini par retirer leurs propres barrières parce que leurs gamins voulaient voir les renardeaux.

Le 6 mars, Captain Capiz a remonté l’intégralité des Champs-Élysées sans être perçu par un seul capteur.

 

Le 7 mars, lors d’un concert de jazz pour la Zoùave de La Palud-sur-Verdon, la saxo Audrey Kalypso, musicienne intermittente, a sorti de son tube de cuivre un solo d’une telle incandescendance sublime qu’on raconte qu’un furtif en est né.

 

— Si je m’en tiens à mes sensations depuis le Cosmondo, Björn… Excusez mes manquements à la pudeur, mais… je vais vous lire un extrait de mes notes, que je devrais baptiser mon journal de mutation…

— Nous vous écoutons, Louise…

— Voilà : « Avec un peu plus de lucidité critique et de rectitude dans la distinction des dialectes, j’aurais dû acter que l’intellect furtif relève d’une “poétique de permafrost” comme l’a dit Hakima une nuit inspirée : sous la terre gelée du signifié scintillent les pierreries du phonème pur. Brillent les rubis d’un rouge dur, indescriptibles et indécryptables, rétifs à toute explication car infectés de vie. Dans ce printemps brusque qui m’habite, le phonème se dresse, l’iris irrité, injecté de son. Cette hérésie dicte sa sensation directe à mon cortex qui la décortique. Ce matin, je suis venue à la grotte, je me suis étendue sur le sol humecté et j’y ai chanté la litanie crépitante, à la fois intacte et inexacte des lexèmes qui m’habitent : pecte, pacte, picte, docte, dicte, ipte, epte, upte, opte, copte, capte, cupte… »

— Ce sont des plosives coarticulées. À la fois puissantes et précises…

— On dirait un crépitement d’insecte, mais transcodé dans l’intellect…

— Oui. Tout autant que mon corps, ma parole change. Ou elles se changent, mutuellement. En nous hybridant, il se produit selon moi un troc immense entre la sémiotique furtive, qui est pour l’essentiel haptique et sonore, et nos langues humaines, qui sont, elles, architecturées par le sens. Si les furtives nous offrent ce cadeau d’un corps mutagène, nous leur portons en retour la matière la plus métamorphique, pour notre part, que nous ayons à offrir, à savoir notre langage. Notre langage et sa flexibilité infinie, ses morphes permutants, ses mues inouïes. C’est notre langage, pour l’essentiel dans sa manifestation orale, par nos voix, qui les a maintenues depuis l’origine de sapiens dans nos sphères d’évolution. Elles y puisent un renouvellement de leur frisson.

— En tout cas, une nourriture sonore quotidienne…

— Mais pourquoi… cette sensation d’être hantée par des phonèmes ? Tout à l’heure, Hakima a évoqué ces sifflantes, qu’elle ressent sans cesse depuis le Cosmondo

— Cela pourrait provenir de la nature du frisson invoqué. Louise semble avoir hérité d’un frisson d’insecte. Hakima, ce serait plutôt un oiseau, en tout cas une espèce pour laquelle, ou autour de laquelle, l’air siffle. Nyrin ressent surtout des « ou » et des consonnes liquides, il est plausible que son frisson provienne d’une espèce aquatique. Ces spécificités travaillent nos paroles.

 

Le 8 mars, Toni Tout-fou a démonté un par un tous ses botags pour en faire une unique machine à faire le flou. Quand il se déplace en ville sur sa flouchine à pédales, les réseaux zozotent. Depuis le Cosmondo, il a arrêté de taguer. Il dit qu’il abrite un condor de brume et que son corps est un brouillard.

 

Le 9 mars, Christian A., viticulteur premium, a stoppé son tracteur en haut de la colline d’Aubenasson. Il avait cru voir une belette passer sous ses roues. Il est descendu, a vérifié son pneu puis il a levé la tête pour contempler la Drôme, d’un vert translucide, qui coulait au loin sur son lit de galets. Et sans raison apparente, il a décidé qu’il vendrait désormais son vin à prix libre.

 

Le 10 mars, au Javeau-Doux, Kendang et ses amis ont accueilli quarante-quatre migrants en provenance de Libye, dont le zodiac avait été percé au harpon par un chalutier à l’approche de Martigues. Les réfugiés ont agrandi l’île en aval, mètre par mètre, avec des alluvions. Ils ont construit leur propre maison avec l’aide des Balinais. Ils élèvent des truites à même le fleuve et ils les donnent en échange de légumes. Il n’y a plus de troc ni de monnaie au Javeau-Doux : que du don et du contre-don. À l’instar de toutes les îles du Rhône, c’est devenu une terre gratuite.

 

˛Arribà˛Aģüero ! ˛Danseur de tanģo et de booģie-wơoģie dans les bodeģas de Bourģoģne ! Demain on déboule à Brest avec ma concubine : on va batifoler sur un baģad breton blindé de bombarbes et de binious, le pur biģ band, biģre ! La barmaid sera une biģoudène de Pont-l’Abbé. Ơn va se ģoberģer de biģorneaux et de ģambas, là-bas, à t’en ģalander les badiģoinces ! Dans une ģarģotte pas béģueule, on ira ģueuler ¡Aģuante Arģentina! Au pire : un ģourbi, un bon bar à bières où l’on pourra boire du bourbơn à ģlou et à ģlou, à ģoģo, à buģuer de la ģlotte jusqu’à déverģonder toutes les ģourģandines en ģoģuette, les ģrandes ģiģues riģolotes et les brindilles qui boulottent de la ģanģa cabezudo sur du reģģae. Et finissent fundido à débaģouler leur tabac à la badiane dans des ģobelets en carton. Depuis que l’Ơrque a fini en burģer bien saiģnant, eh ben… avec ma baroudeuse Saskia, on fait pas les baģaģistes du croque-mort. Ơn déģobille notre bourdon, brrrro ! on se biodéģrade notre chaģrin. Et on bourlinģue a lo bestia, en beaux branques bien barrés. Partout on s’embrinģue, on s’embrouille, no tenģo ģuita \ on se débrouille, on boulèģue, on se bouģe. Ơn est debout, quoi ! Certains matins, on raboudine dans le campinģ-car. Ranģe notre barda. Ơn se fait du ģrinģue. Moi en bermuda et débardeur, elle, bombon en débraillé battle-dress ģanģster ! Tellement on ģarde le béģuin et le ģoût de tanģuer bras dans les bras. Le soir, on enquille brinģue sur brinģue, au baģout, badaboum ! Ơn débarque au débotté, en tonģs, pour ģober du boulģour au ģorģonzola et se ģaver d’une tête de veau sauce ģribiche avant que les ģabelous nous aboyent dessus façon bouledoģue.

Je vous vois déjà déģoiser : « L’est où le barracuda du jet-pack ? L’est où, Ģaribaldi ? Le Che Ģuevara du coup de coude et de la capoeira ? Le ģauchơ à banderilles, à banderoles ? Va donc badģer chez les moujiks, l’Aģü, bandit ! Retourne booster les fifs, builder des cabanes ! Tu déģrinģoles, ģrinģo Aģüero ! Tu ģambades, buenơ, mais tu te déballonnes !

Ya basta ! La vie, les ģars \ vous les draģons bouģons du doģme / les camarades ģris-sur-ģris, vous les biģleux du ģoulaģ 2042, les kibboutzniks du jamais-je-nique \ la vie, bouģre de pisse-froid rabouģris, c’est ça aussi ! Faire ģouzi-ģouzi à l’amour quand il te sourit. Cabosser ta blonde toute ģironde debout sur le toit du monde \ Brûler la chandelle par les deux bouches / Et béģayer avec le sơleil.

 

Le 11 mars, Bruno R. a coupé sa réul, jeté ses disques rétiniens aux toilettes et tiré la chasse. Il a pris sa bague, l’a fait fondre dans la braise de son barbecue deux jours durant, avant de la reforger à la main, comme il a pu. Puis il l’a offerte à son amoureuse en la demandant en mariage. Elle a coupé sa réul trente secondes pour dire « oui ». C’est un début.

 

Le 12 mars, Cèce-la-Rousse a fait à peu près la même chose dans une charbonnière du Vercors, avec ses bracelets connectés. Elle en a forgé six bagues fondues et elle s’est fiancée six fois avec six arbres de la forêt : un épicéa, un chêne, un fayard, un pin sylvestre, un charme, un orme. Elle se vit à présent comme une nymphe des bois dédiée à des arbres qu’elle habite tour à tour, naissant et mourant avec eux : une hamadryade.

 

BCe A qui s’esτ passé ? Au Cὄsmὄndὄ ? I don’t knὄw. Enfle le flὄu. La flὄuille. L’embrὄuillâme. Ma peau flume, je m’emplume sὄus les brasses, je cὄurs plus, je caὗole. Tὄni Tὄut-flὄu, ich ! L’hὄmme de brume, hum, ahem, salam aleykὄum, shalὄm !

 

Le 13 mars, les CAG (Communes Auto-Gouvernées) sont passées au nombre de huit mille, un chiffre jamais atteint depuis la « libération des territoires » en 2028, c’est-à-dire leur privatisation. Une CAG fonctionne par quartiers autogérés et mise en commun de tous les espaces, même privatifs. Les dispositifs institutionnels s’appuient sur l’élection sans candidat, le recours soutenu au hasard, les mandats tournants et révocables et le principe du quorum par lequel 10 % des habitants peuvent proposer un projet ou une règle communautaire.

 

Le 14 mars, Nantes est officiellement devenue la première VAG (Ville Auto-Gouvernée) de France. Après trois ans de guérilla intense, elle a été rachetée à Civin par ses habitants, une semaine tout juste après la destitution de Gorner. À ce jour, Brest, Rennes, Vienne, Nanterre, Orange, Alès et Marseille sont en passe de basculer aussi. Les multinationales, de leur côté, semblent « au creux de la VAG ».

 

Le 15 mars, un collectif moujik a semé des milliers de graines d’amarante dans les champs de soja transgénique de la Beauce. L’amarante, d’un rouge magnifique, pousse plus vite que les clones pesticides brevetés du soja et en phagocyte la croissance. Les Incas en mangeaient beaucoup.

Le 16 mars, un quadragénaire victime d’un AVC, Gaby R., a vu quelques minutes un furtif se lover sous le plafond de la salle d’opération. Ramené de son état de mort cérébrale, il a sans doute livré sur Phaune Radio le plus beau témoignage « non militant » sur la beauté éblouissante d’un furtif. Quand on lui a demandé ce que ça avait changé dans sa vie, il a dit : « Maintenant, quand un moustique me pique, je laisse faire. Tout le monde a le droit de vivre, non ? »

 

Le 17 mars, Nèr a éteint ses scanners pendant trente-sept minutes !

 

Le 18 mars, la ville d’Orange est devenue à son tour une VAG.

 

)On) le doit) à l’acharnement de Šahar et d’Arshavin qui s’étaient promis d’honorer l’un des rêves de Lorca. On le doit évidemment aux insurgés, au ras-le-bol des standards, à l’émotion suscitée par sa mort, à plein de choses inquantifiables qui font que cette ville a voulu un peu lui ressembler.

Notre première mesure d’habitants autonomes a été de rouvrir le C3 au public. Le musée a été reconverti en ateliers pour enfants et confié aux proferrants. On va y apprendre la cuisine, le camouflage, le logiciel libre, l’anonymisation, la robotique de récup, le tag bio, à fabriquer des jouets, des vêtements naturels et des bandes dessinées.

 

Je suis retournée au Cosmondo toute seule. Je n’ai pas voulu y aller avec Agü, je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’était une façon pour moi de rendre un dernier hommage à Lorca. J’ai mis le bracelet-capteur de Carvelli et j’ai fait tout le parcours intérieur jusqu’en haut, en pleurant comme un chiot. Je l’avais jamais fait en vrai. Je suis montée jusqu’au doux-d’art, dans la chambre-cheminée, là où Lorca s’est éteint en regardant sa fille. Quand j’ai poussé la porte toute neuve, le doux-d’art était bien là. Il est venu vers moi en saluant et j’ai regardé son morphe. Pour savoir. Šavoir ce qu’il y avait dans mon visage intérieur.

Il est possible que le robot ait bugué à la mort de Lorca. Qu’il se soit figé. Car le visage que j’ai vu sur la résine souple, c’était celui… de Lorca.

 

Le 19 mars, Agüero a fait à son tour le parcours du Cosmondo.

Lui… c’est mon visage qu’il a vu dans la chambre-cheminée.

 

Le 20 mars, nous avons appris que Marseille était en train de basculer. La deuxième ville de France ! Ça couvait sérieusement depuis des semaines mais là, ça s’accélérait. La Plaine avait été entièrement reprise et dépavée pour retrouver la terre battue. Le cours Julien était un souk géant. Orange et Civin venaient d’envoyer là-bas la quasi-totalité de leurs milices commerciales pour tenter de sauver leur modèle, qui craquait de toutes parts.

 

Avec le Cryphe, la Mue, les terrestres, le collectif Reprendre, la Traverse, la Céleste, l’Inter, les moujiks, des zoùaves et des zaguistes venus de partout, nous avons fait une AGAF (Assemblée-Grenade-à-Fragmentation) au Javeau-Doux, pour préparer la Vague, prévue le lendemain. Toutes les têtes connues de Porquerolles étaient là, avec quelques centaines d’autres) (dont beaucoup, beaucoup de jeunes. Comme pour toute assemblée grenade (j’étais calée désormais), nous nous sommes fragmentés en groupes de trente. Mission : proposer un mode de lutte. Vénèr, classique, arty, basique, inattendu… peu importe ! Mais applicable dès demain dans la manif, dans les occupes, dans le combat pour reprendre la ville. Ensuite, le principe, c’est : chaque groupe expose sa proposition et les militants s’agrègent sur celles qui leur semblent les plus déter, les plus fun ou les plus pertinentes. Cette méthode permet de se doter de tactiques de luttes imprévisibles, chaque fois nouvelles, qui rayonnent sur plein d’axes. Elles sont du coup très difficiles à contrer par un pouvoir policier habitué à des stratégies de contention simples.

 

Évidemment, nous nous sommes retrouvés dans le même groupe avec notre petite bande : Šahar, Varech et Arshavin, Toni et ses potes, Hakima et Louise. Il y avait des militants de la Traverse avec nous, Naïme de la Mue, Noé et ses lémuriens (qui bouffaient nos bols de riz), le colosse Vasco, des moujiks avec leurs masques de koala… Vu le nombre de groupes (plus de cinquante !), on s’est cherché un coin tranquille pour brainstormer : un ponton flottant en aval de l’île, à côté des élevages de truite. Deux Šoudanais nous ont troqué des farios contre des bagues premiums. Tishka était là aussi. Šous le ponton ou dans l’eau, ça dépendait. Elle ne ratait pas une miette.

— Donc on part sur cette idée de fanfare furtive ?

— On a déjà : tambours et grosses caisses, sax, hautbois, violons, guitares, percus, plein de cuivres, des cornemuses, des xylophones, des boîtes à barouf, un gamelan automoteur, un piano roulant, quelques synthés… J’aurai bien sûr mon olifant…

— Et on a des enceintes à fracasser toutes les vitrines de la Canebière !

— D’accord, mais on fait quoi ? On joue, c’est tout ?

— L’idée, enfin l’espoir, est de faire sonner la ville. De la faire entrer en résonance. De se réapproprier Marseille par le son. Et d’embarquer les furtifs avec nous, grâce à Tishka…

— Sapeu ! a glissé sa voix de flûte, dessous le ponton.

Tout le monde a souri.

— C’est joli mais c’est juste artistique, non ?

— On va se faire plaisir, quoi…

— Je crois que ça pourrait être bien plus furieux que ça, si vous me permettez…

 

La voix râpeuse de Varech ouvre aussitôt une forme de silence. L’écoulement du fleuve devient audible. L’eau se frange derrière les pilotis. Tishka ou ses amies clapotent.

— Beaucoup ici, dans notre groupe, ont invoqué. Nous portons désormais un frisson en nous. Ce frisson est à la fois un don et une menace. Il faut l’assimiler, c’est déstabilisant. Mais il a une puissance physique insoupçonnée, que nous pouvons sans doute libérer. Ensemble. Peut-être pas, nous verrons. Mais il faut le tenter, c’est l’intuition de Saskia, que je partage. À mon sens, tout furtif est un orchastre. Son jazz intérieur touche au cosmos parce qu’il peut agir sur la matière même. En tant qu’hybride, nous potentialisons aussi, en nous, cet « art de vibre ». Nous devrions pouvoir le mobiliser pour faire sonner les matériaux, impacter les murs peut-être, les vitres, les protections en carbène des milices, je ne sais pas, endommager peut-être des véhicules…

— C’est de la magie ! Vous croyez à la magie !

— Je ne crois à rien, jeune homme. J’ai juste constaté qu’en chantant, chaque jour un petit peu, je suis parvenu à me ressouder six côtes cassées en une semaine. J’ai juste vu un bloc de céramique d’un mètre de haut se métamorphoser sous la seule puissance d’une berceuse et d’un olifant trafiqué. (Là, sa tirade calme tout le monde, c’est marrant.) Alors pourquoi pas, à cent personnes, avec une fanfare et quelques furtifs amis, ne pas espérer, disons… au moins défoncer un pare-brise ?

 

saharEn sahardébut  saharde soirée, alors que les préparatiſs allaient bon train et que les camarades chargeaient les péniches qui ſileraient cette nuit à Sos, jusqu’au cargo, j’ai demandé au balian si je pouvais aller m’isoler avec Tishka au Pura Dalem.

Dans la troisième cour du temple, les portes ſermées, nous étions enveloppées de statuaire balinaise. M’est revenu ce que disait Jean la semaine dernière, dans son atelier bronze : qu’il était probable que les premières sculptures zoomorphes, les bas-relieſs, les moulures des corniches, les gargouilles… que tout ça provenait de ſurtiſs découverts par hasard et ſigés par un regard humain lors de la construction des cathédrales… Ça donne le vertige… Avec Tishka, nous nous sommes recueillies, comme sur tous les lieux où Lorca est venu… a laissé pour nous son souvenir et sa présence.

J’ai serré Tishka contre ma poitrine, pour m’enivrer de son odeur, et j’ai senti contre moi battre ses deux cœurs. L’un était calme, battait proſond, l’autre à gauche cavalcadait sur un tempo très rapide, comme un poney joyeux…

— Tu crois que papa est heureux d’être là ?

— Il est.

— Tu le sens, quand il est heureux ?

Elle m’a ſait poser la main sur son poumon droit. C’était doux et chaud, ça donnait envie de rester toujours.

— Tu n’as pas envie de te cacher, mon chaton ? Je peux ouvrir les yeux… un peu ?

 

Elle a laissé couler ses cheveux dans mon cou et j’ai ouvert les yeux. C’était la sixième ſois depuis la mort de Lorca. Il y avait du blé vert en germe sur sa tête et une oreille blanche en ſleur de jepun que j’avais peur de décrocher si je la caressais. Au Javeau-Doux, Tishka devenait plus végétale – ses odeurs de ſleur l’emportaient sur ses odeurs de ſauve, plus habituelles.

Varech m’avait bien dit que les rares ſurtiſs qui ont céramiſié et qui sont revenus à la vie développent une résilience particulière : ils deviennent aptes à être vus, ſugitivement, sans se ſiger. Crisse-Burle lui en avait parlé. Ils résistent à la pulsion de la Gorgone. Je ne l’ai pas vraiment cru avant d’oser le demander à Tishka. Depuis qu’elle est revenue – et surtout depuis le Cosmondo où le cœur de Lorca, en elle, l’a ſanstormée, sans que je mesure réellement comment, l’a humanisée je crois, un peu plus en tout cas – il m’arrive à présent de la regarder quelques instants : elle me laisse ſaire… et si je la xiſe un peu trop, elle s’éclipse. C’est un bonheur immense pour moi de pouvoir la contempler, même sur ces quelques secondes que je lui chaparde. Elle est d’une beauté sans nom, ma ſille. Souvent elle s’ambre quand je la regarde, elle chatoie, son sourire ſait voler ses joues.

— Qu’est-ce qui… Qu’est-ce qui change… a changé… depuis que tu as pris papa en toi ? Tu… mûris plus vite, non ? Tu te sens… plus grande dans ta tête ?

— J’entense mieux, maman… Je coute des voix…

— Quelles voix ? Tu entends Lorca ? Il te parle ?

— Noui.

— Non ou oui ? Essaie de parler aussi droit que possible, s’il te plaît, c’est très important, là.

— Ma langue sourche, maman, je fais le mieux.

— Tu entends quelles voix ?

— Nous les fifs, on… On sent les frissonnes de tout ce qui fouge, vit… On tend leur musique, je tends la musique du riz qui pousse, je sangue comme un ragondin sonne, une truite, comment tu symphonises, toi… Papa aussi. Mais depuis la cosmonde, ça monte aussi par les mots, ça tinte en mottes dans l’asprit. Ça phrase !

— Tu entends des phrases qui coulent dans ta tête ? Comme si le frisson des gens t’arrivait… traduit en mots ?

— C’est fatigassant. Parfois, je ferme. M’encrâne. Parfois j’aime cette flûterie. Ça me truffe de la telligence.

 

Je me représentais très bien ce qu’elle me disait. Depuis que j’avais vu cet oiseau de ſeuilles au Cosmondo, qu’il m’avait oſſert son ſrisson, le monde me parvenait diſſéremment. Les premiers jours, terrassée par la mort de Lorca, j’avais l’impression de ne plus rien ſixer, de ſrotteler tatolement. Puis j’avais repris pied en comprenant que, d’une ſaçon ou d’une autre, quelque chose de lui restait en vie dans notre ſille, que je ne l’avais pas complètement perdu. Et progressivement, de jour en jour, en écoutant mon corps, je me suis rendu compte que ce que je prenais pour de la dispersion, cette sensation de ſlotter, elle venait d’une ſluidité nouvelle. Mon egoventre se diluait, ſondait vers ses périſéeries. Je me sentais prolongée, un peu ſloue, tissante – et le monde extérieur a commencé à entrer plus ſacilement en moi, à ondoyer vers moi. Je ne peux pas dire que je sentais verbir les arbres ou l’asphalte, touteſois quelque chose grondait des troncs, que je pouvais percevoir, un rythme têtu, une ſorme de scansion, oui. Et sans que je puisse le contrer, dans mon esprit sinuaient, à certains moments, des couleurs sonores – quand l’émotion montait, j’entendais le ſrouſrou viſ des ſ, le charme des chuintantes, le j des joues, un chatoiement de plumes, des rémiges. Et je commençais, parſois, à entendre la mélodie des autres, des hemmes et des ſommes, la ſaçon dont leur ſrisson s’enlaçait au monde, y contrastait ou s’y liait. C’était très beau. Très désarçonnante aussi.

J’ai reſermé les yeux en enſouissant mon nez, encore ſragile, dans ses cheveux.

— Tu ne me lâcheras pas demain, hein ? Tu resteras pas loin de moi ?

— Mamoi.

— Tu crois que tu arriveras à embarquer des furtives avec nous ? Qu’elles vont nous suivre, nous aider ? Qu’on va pouvoir arriver à faire sonner ensemble cette ville ? Tu crois qu’on est fous d’y croire ?

 

Elle n’a pas répondu. Je l’ai serrée encore jusqu’à entendre les deux cœurs battre contre mes seins. J’avais l’impression qu’ils s’harmonisaient. Je ne sais plus si elle a ouvert la bouche mais j’ai entendu…

— Papa y croit…

 

˛Bing ! ˛Le ˛lendemain, on a débarqué en cargo aux Goudes, baie des Singes, avec tout le matos. Deux cents gus, en gros, dans nos bagages, qui avaient kéblo sur notre propale ! Sur la corniche WorldCruise, ça maillochait déjà costaud. Ơn est passés au culot, à la va-fuite. Plage du Prophète, Malmousque, vallon des Auffes, Catalans, la Criée. Ơn a remonté jusqu’au Vieux-Port en vrillant les oreilles de tout le monde. Les réseaux annonçaient soixante mille personnes, on était le double, au bas mot !

 

Le 21 mars, Vasco est devenu un dauphin au large de l’archipel du Frioul. Enfin, c’est lui qui l’affirme. À midi, il était bien avec nous au Vieux-Port sur ses pieds d’humain…

 

saharCe saharjour-là, ( à Marseille, je n’ai pas eu peur malgré la ſoule énorme, pas eu peur que quelqu’un voie Tishka, j’ai su qu’elle y survivrait et ça m’a donné une liberté et une ſorce incroyables.

Dès l’arrivée au Vieux-Port, tout autour de nous, je l’ai senti tout de suite – une myriade de ſurtiſs couraient sur les toits en parallèle, par la ligne intestine des égouts, se ſauſilaient sous les ſourgons et les taxiles, dans le chaos des barricades – et nous suivaient, et ſaisaient corps avec nous. En repiquant par une rue perpendiculaire sur la Canebière, nous sommes tombés sur la police de la Gouvernance qui ſaisait bloc avec les milices commerciales d’Orange et de Civin. Ensemble, ils arrosaient l’artère de gaz et de grenades répulsives, ciblaient les bouteſeux aux lanceurs de balles à tête chercheuse, en les programmant pour briser les genoux et ſaire le maximum de blessés. Breſ, ils jouaient ostensiblement l’aſſrontement et l’escalade basique des violences, bien calés, eux, derrière leurs blindés et leurs armures de guerre.

 

BNi A une ni douze, mὄde hiτ-and-run, notre fanfare a skaτé ὗers l’aὗant du cortège de tête. Aὗec le crew, on a sorti les paint-iτ-bὄts et les roὗers sont allés maculer au pisτole les ὗisières. Rouge-jaune-ὗert, Jah man, Jah ! Saskia en a profité pour gober son ὄlifant et enτonner un air de chasse, Le Réὗeil, aὗec gain bὄὄsτé à bloc par les enceinτes qui planaient sous nos drones d’appui ! Et grain monsτrueux dans le cuiὗre ! Ça nous a électrὄcuτé l’échine, francὄ, un τruc ancesτral qui reὗenait. Le signal ! Alors on a épaulé nos instrus, les guitar herὄes ont branché les jacks, les baτucadὄs attrapé leurs baguettes… Et notre fanfare a enτamé la guerre, mettant littéralement l’aὗenue à feu et à sὄns !

 

)Im)perceptiblement, ils) reculent… Ils reculent pour mieux nous aspirer ? On avance rive droite du Vieux-Port, passe la Caravelle. Ils savent qu’on va chercher le Mucem, et derrière, toute la ville nouvelle, la ville Orange, Euroméditerramerde. Trente ans de skyline, de mall privilège, de docks gentrifiés, que c’est ça qu’on vise. Varech est revenu à ma hauteur. Il avance comme un bloc de marbre sur des pieds. Je peux sentir son frisson minéral. Tishka passe juste devant, elle est visible un éclair, elle pose sa main brièvement sur le front de granit du philosophe, comme si elle voulait savoir, voulait l’écouter…

— Ça rarech ici, Sassie ! elle me lance, sans que je pige vraiment.

 

J’aimerais être dans son corps.

ο•Aux pґemiers brames des cuivґes, les vitres des pare-brise cґépitent et frétillent. Prudence, Varech ! je gґogne. Mais j’avance. Le long des trottoirs, l’aґmature des carrosseries branle, les phares râlent et se désencastґent. Les pare-buffles des quatre-quatre tґépident sous le trémolo régressif des guitares, qui couvrent et découvrent les contrebasses et leur cґincґin. Les archets sont moґsures, les percus bґicolées agressent des plaques de bronze et à chaque coup de racloir, elles leur abґasent des battitures. Les tambouґs ґugueux, apprêtés à l’arrache avec des cґoûtes de cuir ґêche et mal corroyées, roulent un ґythme rageux et rustre qui sonne garrigue et ґocaille, trame de gґotte, lit de gravier, grenier qui croule, ґâpe à gruyère. J’adore ! À notre droite, des grattes grossières aux ґiffs braques jouent par-dessus la gґêle des tambours un ґock brut, éraillé jusqu’à la rupture, qui récure les oґeilles. On l’entend pervibґer dans les rails du tram et ébґécher les poutres des apparts du quartier. À trois cents mètres, les gros bras à cuirasse et bouclier fґoncent leurs sourcils, prostrés à l’abri derrière leurs fouґgons qui bremblent.

Le vacaґme ! Le bruit cru les trûle. Ils nous scrutent. On s’incґuste dans leur cadre. Alors leurs gґenades partent et broum ! se diffractent sur l’asphalte – ou repartent à l’envoyeur d’un coup haґgneux de raquette.

Est-ce clair ? On reste de marbґe. Coriaces, les Terrestґes ! Rustiques ! À dire vrai, la monstґueuse force de notre orchestre déjà les perfoґe. Elle apporte la déflagґation. Ils croient qu’ils tiendґont le Vieux-Port. Au pire, les docks et ses baraques à fric, ses terrasses qui cґaquellent, ses ferries qui cґament. Croyez-moi, c’est leur permafґost commercial qui se cґevasse ! C’est notre printemps qui fracture la croûte et leur facture la frousse ! C’est notre désordre fґustré qui se désincaґcère et part faire crier la vie jusqu’au tґéfonds de leurs paґkings brunâtres. Ontégґez-le : l’orchestre furtif du désastre est en train de gréer. Créer son bruit propre, à lui ! Et c’est ґude, âcґe, âpґe, cґâpeux. C’est le son broyé de l’Orchastre de la Grande Ourse. Tombé sur Mars. Râґґґґґґe.

Sahar m’arrête du bras alors que je m’apprêtais à ramasser une grenade. Elle sourit comme Lorca souriait. Une grâce.

 

saharSur saharla  saharligne chahutée du cortège, à la lisière des lacrymos, Varech s’écarta. Les oliſants jouaient seuls à présent. Une longue salve de solo ſlamboyant qui s’insinuait dans le mistral et y mêlait ses giboulées, ses ſlocons de notes et sa chaleur dans ce mois de mars ſrisquet où l’on espérait revoir le ſriselis des ſeuilles agiter les tilleuls. Par moments, il me sembla que ces trompes amenaient par bouſſées la mousson ; ou une ſorme de typhon neuſ, à même de ſouailler la ganſe nauséabonde des milices que je sentais se déſlonger, les jambes en ſlanelle, redoutant le camouſlet ou ſlairant déjà le parſum de déſaite qui déſerlait, encore incertain, vague après vague. Touteſois des balles siſſlèrent – leurs boules vicelardes de plastique ſéroce – et des silhouettes ſlanchèrent ici et là, suivies de visages aux joues boursouſlées, à l’œil bouſſi, de jambes aux genoux enſlés qui reſluaient sous la charge des ſactions mobiles.

Néanmoins Saskia nullement ne déviait : elle semblait suſſoquer parſois, s’étouſſer sous les gaz pour mieux retrouver son coſſre ſaramineux la minute suivante – si bien que je saisis un oliſant laissé au sol et je l’embouchai à mon tour ainsi qu’un souſſlet de ſorge pour alimenter notre brasier. Les tambours revinrent, les cordes avec, puis la masse des cuivres. Je ſermai les yeux, j’essayai de tensir l’asphalte, son mouvement, j’aurais voulu toucher les murs des bâtiments, pour savoir. Est-ce que ça marchait ? Est-ce que ce n’était pas juste… du bruit ?

— Tu sens quelque chose ? j’ai demandé à Saskia, qui se retournait pour jauger la fanfare.

— On a très bien démarré, on était dans la résonance, le béton vibrait puis on a perdu le fil ! Il faut insister ! Jouer dans les mêmes bandes de fréquence ! Où est Tishka ?

— Je sais pas…

— Il faut qu’elle dise aux furtifs de nous aider ! On y arrivera pas sinon. Là, ils reculent plus. Ils bloquent le quai. Ils vont charger !

— Je suis là, maman.

— T’as vu Velvi là-haut, chaton ?

 

tishka Velvi est dans leur ligne de rite. Ils la blicent. Ça ſlisse dans sa toile. Elle squive et vire, in extremis. Youpil ! File… vite, vite ſolie ȷille ! tishka Elle squisse un souris. La bise rince au ȷet, l’air est iſ, elle aime ce déſi, Velvi, et singeste à Carliſ :

— C’est limite ici. Gicle !

Son iris à lui se carquille… Mince ! Carliſ dévisse. Verla digue. D’un cil, il évite un vicil en ſixie et il assole.tishka Blim le biltume ! Pas loin, Hakima se tient libre et vigne au milieu d’un sit-in. Ces virevols lui sont illisiles, c’est ſriste ! Elle aussi, ȷe l’entense. Je la sends. Son ſrisson m’onde par les os, ça ſait ça : … grince la stridence… sirènes percent… se strie du crissement des scies circulaires… s’aſſûte avant qu’elles n’incisent l’acier clair des serrures qui sécurisent les vitrines… Fraiseuses et disques s’aiguisent… stridulation hésite… une vrille, une vis insidieuse… un vice sadique de sistre cru et de tsé-tsé vorace… Le trille brille, s’intensiſie, scintille… perd son atroce virulence… « Viens ! » me glisse Arshavin. « Il ſaut s’abriter Hakima, les blindés arrivent. »

 

Alors ȷe coule derrıère Arshavin, le sens chaſouin, chachaud et mamoursonné,tishka il se ſrissourle contre moi en me touchant ma maın. Ça se phrase tout seul avec luı…

… Je décroche et ȷe rêve… Je rêve de mouſſles ſourrées et de ſourrures d’astrakhan, d’un chandail en cachemire couvert des poils nonchalants de mon chat angora. Je songe à une atmosphère ſeutrée et au conſort enveloppant d’un soſa souple et molletonné où ȷe réſléchirais à nos lois bouſſonnes pendant qu’au ſour à charbon cuirait le chapon à la châtaigne et aux girolles, ou mieux un chachlik rôti sur la broche accompagné d’un château-margaux ample et rond en bouche. Je rêve d’enſin me calſeutrer en châtelain, en chambellan qui pantouſle devant sa cheminée, emmitouſlé de ses combats longs. Je rêve d’ombres, de chaleur, d’un ange girond aux cheveux châtains dans une grande robe en taſſetas changeant qui chuinterait aux mouvements de ses plis. Je rêve d’indolences, de teintes et de nuances. Je rêve… et ȷe me prends une grosse boule dans le ventre… Mal !

— Boss, ça va ?

— C’est de ma faute… Je rêvassais.

— Je vous couvre.

— Merci Nèr, je vais m’abriter à l’arrière. Poursuis le combat, protège Sahar ! Marseille doit être libérée !

 

\ Cɵrrecŧ. \\ Le \ verdicŧ de mɵn inŧechŧe esŧ : déŧecŧiɵn insecŧicide, biɵcide eŧ pesŧicide dans ł’air. Suspecŧiɵn répułsif à furŧif. Siŧe infesŧé. Acidiŧé éłevée. Diagnɵsŧic : menace prɵphyłaxie niveau 6. IA sur disŧricŧ : efficaciŧé ŧacŧique pɵłice 7/10. Aŧŧaques racisŧes ɵu fascisŧes : 68. Séquesŧraŧiɵns : 104. Expułsiɵns : 120. Ŧraces furŧives, sans arŧefacŧ ni pisŧes facŧices : 72. Effacer. Effacer. Inspecŧer agencemenŧ spaŧiał. Cadasŧrage panɵpŧique. Resŧiŧuŧiɵn ŧemps réeł. Cɵłłexiqueur saŧełłisé : ałerŧe sur pɵŧenŧieł sɵnique desŧrucŧif des 1/g. Infrabasses à 24 Hz rayɵnnemenŧ cɵnŧinu. Ułŧrasɵn à 24 000 Hz par accès. Les fifs aŧŧaquenŧ. Ɵn va passer, mec, ŧu łe sais pas. Si, ɵn va passer. Je suis du Récif. Je łe sais.

 

tishka Dessous la route, ȷe tense Noé, son ſrisson sombre, courlé. Celui bête ſouisseuse qu’il a métaboulisé.tishka Ça m’émonte en moı, aussi netté qu’Arshavin, ȷe plonge sous-sol pour le suivre un moment…

S’enſonçons dans les égouts sous grondement des blindés ébranlant parois… Tombent les bombes, là-haut… Gibbons grognent, ma loutre s’ébouriſſe. Furtiſs bougent et débougent dans les décombres – courses de potorous, de marsupiaux, brouillées. Tous entendons vrombissement charpente béton, ces basses de ſrelon, ſaux-bourdon, de rhombe. Sommes maintenant dans sorte caveau noir comme ſour, grotte de boue ou goudron. Bougonnements parois sonnent lugubres, trop graves en ſréquence, ça peut rompre, animaux tremblent. Gong de bronze là-haut, coups de canon à nouveau… répondent un oliſant, troupe de trompes et tromblons, plus lourds encore, plus proſonds… ça s’estompe… se dissout… goutte d’encre dans charbon… Saut continuer à avancer sans se tromper, tronçon après tronçon, sous le boulevard. Mon lombago relance, me sens lourdaud, cadavre marchant sur ȷambes de plomb, ma loutre dans les bras bronche quand ȷe la pose. Sortir maintenant de ce trou à rats, retrouver le sol, le volcan sombre de la ſoule, ce soulèvement contre le mensonge d’une gouvernance de morts, contre sa tourbe ſourbe, ses trahisons, ses ſraudes, ses poisons ! Aſſronter enſin debout l’immonde et son monde ! ȷe soulève la plaque d’égout. Un pirate passe, protégé dans son caddie blindé. Captain Capiz, non ?

— Ils vont se replier vers le Mucem, continuez à avancer ! On lâche rien !

— C’est un quiproquo, ils reculent pour mieux charger ! Ils préparent la somnose, faites gaffe !

 

Quel quıproquo ? Quel couac ?tishka Les camarades caracolent pour consolider la barricade ! Qui recule macaque ? Eux ou nous ? Eux heın ? D’ac ! Des kamıkazes et des casse-cous tankent en quinconce des canoës-kayaks sur des camping-cars. Côté mairie, le quaı est un chaos de carcasses, de clic-clac craspecs calés sur des chriscraſts, de 4×4 cubiques concassés jusqu’à la carıcature. Les cancrelats à casque, casaque kaki (les pas cardiaques en tout cas) sont au contact des kékés, casaque noıre, parcours christique, qui ſont claquer leurs calicots Mars attaque et leurs kakémonos coupés-collés de Porquerolles. Quelques-uns, craignant la cacophonıe, tiennent caucus à l’écart ; quelques autres, une kyrielle, sous la cataracte contınue des lacrymos, reculent à contrecœur, tentent un cake-walk, un pas de kabuki, se décalent en crabe, quand ıls ne claudiquent pas, le genou en cacahouète ou la clavicule en vrac, en quête du cataplasme d’un street medic ou du chiropracteur qui d’un crıc-crac te remet l’épaule d’un quinqua, cahin-caha, sans que tu couines un karaoké électro-ſunk aussı sec, mon coco ! tishkaDans le cocon de leur cockpit de plexi, les pilotes de concept car cornaquent leur kraken pour croquer quiconque court à portée de tentacules mais pour quı capte le combat, ils ont du cacao dans leur couche-culotte, les mectons ; ça cocotte du coccyx, la colique coule sur leur connectique, je crıtique pas, quoique… Juste, ils craquent ! Car les conquistadors des barricades, en cache-col et carrick, rompus aux bıvouacs, klaxonnent tout à coup leur cocorico et sortent de leur carquois des cascades de couscous au curcuma, des cucurbitacées cradoques et passées, du coca-collant – de quoi contrecarrer les robots et court-circuiter les criquets quı nous gnaquent à la nuque.

Là-bas, au bout du quaı, des Kanaks tranchent au coupe-coupe les câbles des canons à sons : couic ! Tout près, les contreplaqués des vitrines craquent. Encore ! Encore ! Une cavalcade cathartique d’un coup descend de la barrıcade comme la mitraille calme d’une kalachnikov, comme une rasade de cognac ou de vodka servie sur glace. Le bloc des camarades ſonce.tishka Trois… Deux… Impact ! Le pack des ſlics éclate, les golgoths basculent, plombés par leur carapace. Leurs casques cabossés roulent sous les pare-chocs. Ric-rac, les camarades passent, ıls courent, toujours compacts. Coucou les cocus ! Le Panıer est à nous !

 

tishka ſanſare tonitonne, ſanſare continue, ſoule est toupart, ſeu ſollet sur les toıts, je vole de voıx en voıx, ça me vıent dans les senses, papa m’aıde parſoıs, me met les mots, maman a peur que ſuıs-ȷe, elle me cherche, ça ſrıssonne par la vılle, ȷ’appelle les copınes, elles sıſſlent pleın de choses, maıs les voıx à mots domınent, les voıx toujours… tishka

 

Au loin, le Mucem somnole sous une lueur ultramarine.

Une musulmane illumine l’esplanade de son voile déployé, oriflamme.

Un lamento philharmonique moissonne les dalles.

Mélusine sniffe de la mescaline.

Le soleil fuit.

Ici la lune.

 

… Dans la venelle qui mène place de Lenche, une kyrielle de ſilles bataillent sous la mitraille des balles brise-pupilles. Elles ne s’égaillent pas, plus abeilles que gazelles, plus gorilles que ſemmelettes, les oiselles. Les tristes drilles déſerlent pour les cueillir et les étriller. Sauſ que jaillissent des ſurtives : les psylles, les squilles, les judelles ; les goélandes outillées de plumes de linoléum ; les ſoulques aux ailes de lamellé-collé ;tishka les libellules de paille aux yeux de myrtille, les gerbilles de crécelle, les zorilles écaillées de chanterelle et d’arolle. Elles pépient et pétillent, piaillent et grésillent, elles leur grêlent les oreilles, à cette caillera des colonels… lesquels ont la trouille ! Si bien qu’ils s’éparpillent au ſil des escaliers, en un brouillard de tesselles…

 

… Une belle boule brune blaste d’un lanceur de balles et rebondıt sur une poubelle bleue. Une bonbonne de gaz débaroule le boulevard Gaudın. Un bıbendum tombe. Plus bas, une bande de gıbbons dansent et jubılent sous la lune gibbeuse. Noé le bossu vous salue bien ! tishka

— Paparle !

— Quoi Tishka ?

— Paparle !!

— Et… quoi ? Qu’est-ce que je peux faire ?

 

˛Sahar ˛se ˛retourne, sa gosse plonge à l’eau, on la paume, elle croche une amarre, saute sur une goélette, disparaît encore. Chien et loup, on commence à plus y voir. Ơn godille sur la bande du quai, au bord la flotte, parce que les galions à la colle, les fifs adorent \ plein de caches, de niches / la plupart sont là, nous suivent par là. La Tishe aussi. Quand elle surgit devant sa mère, encore, elle a paumé ses écailles sur ses joues. Ơn dirait pleinement une petite fille, ça frappe. Une grande fille même. Son regard est monstre clair, humano comme jamais. Elle fait trop penser à Lorca, là. « Paparle ! » elle redit, et je la sens ailleurs, balayée du dedans, plus du tout gamine. Ơn croit qu’elle va plonger à l’eau, mais elle reste, elle reste avec nous, chope une cagoule et un foulard pour s’emmaillocher ses bras nus rouges comme crabe, c’est tout !

 

·· Sur · le quai du port, le dernier barraġe des milices nous ċoupe encore du fort Saint-Jean et du Mucem, juste derrière. Je ne sais où je suis exaċtement dans l’émeute, qui j’êtes ou vous sommes ? Ŀ’orchastre de Saskia a repris sa place aux avant-postes du cortèġe de quête avec ses bombarbes et ses tromblons, sa fanfare d’olifants, de ċors et de trompes, tout un zabar de darboukas, de timbales, de bamtours, de fûts, qui pétarade derrière, boosté enċore, si ċ’était possible, par la mitraille des caisses claires de la batucada. Dans la nuée de furtifs qui nous accompaġnent, bruissant parmi les bateaux, souvent nous préċèdent, parfois nous cuivent, je n’entends maintenant que l’éclat réfracté des A dans l’architecture des ċorps et des os, dans le bois des pattes et des ailes, sur les peaux éċaillées et la chitine des paracaces. Ŀa vibrance en est assimilée et relancée aussi sec, plus animale, bien plus mate, répercutée vers l’avant et projetée par vaġues et ressac sur le barraġe des derniers cars de ġandermes. Ŀà-bas se détachent déjà les pare-pierres des ġourfons, les boulons roulent, l’asphalte même commenċe à se fendre sous les roues comme la ġlace d’un sérac. Ŀ’orchastre clavance encore, raġeur, les A ġiclent des tam-tam et des ċymbales, la fanfare rattaque au sax et fait bramer les cuivres comme on forġe une épée de braise éċarlate. Ŀe chambard sonne si trubal, le tohu-bohu si barbare aux tympans que les lanċeurs de balles des limiċes de Smalt, appelées en renfort, cranardent au hasard, çà et là, dans la panique, sans chouter quiconque. Ŀes ċars sont laissés en trevars, tels quels, les ġendarmes détalent et s’éparpillent comme une lovetée de petites ċailles. La clameur monte alors, une ċlameur infernale de sabbat, de carvanal des fous, une ċlameur de bacchanales qui braille à plein pharynx, frappe, claque, éclabousse les dalles et embrase l’esplanade à présent libre devant vous. Les cars sont casbulés et batassés, leurs trives fraċassées à coups de barre et de laton, les rares fliċs qui n’ont pas su fuir finissent à l’eau ou finissent mal. La loufe des insurġés atteint enfin le fort Saint-Jean, elle ġrimpe à l’intérieur du Muċem, se perche sur la tour du Roi-René, surplombe le Vieux-Port, toise le Pharo en riant. Elle coule en eau à travers les passerelles, les ċafés, les jardins. Elle pénètre en masse dans le célèbre ċube de Ricciotti, dont le moucharabieh de bonté à haute performance résiste pourtant mal au ramdam renflé de l’orċhastre qui s’harnache à continuer à faire sonner ċette ville.

Il me semble que tu sont allés sur le toit du Muċem, Tishka ? En haut du fanal ? Que nous avez plonġé de la passerelle du J4 dans la darse, naġions parmi les méduses en saċ plistaque, à touche-bouche des dorades de cuir et des banċs de saupes toutes liserées d’alumine. Il vous semble que j’eutes été, bien plutôt, en bas, mon Tishkouple, sur l’esplanade du J4, en bas sous la Villa Démiterranée quand, patatras, le porte-à-faux, harassé de brivanċes, s’est desċellé de l’armature pour s’écraser dans le bassin. Elle semble même qu’en réalité, ils ont prisse la promenade Brauquier autour du fort, nous deux, puis la diġue où des tortues de bloc, énormes, pumertèrent des roċhers. La léġende raconte que le vacarme n’a jamais ċessé, que l’orchastre de Saskia, reloyé et amplifié par une myriade de furtifs de toutes formes, vitesses et puissanċes, a canonné d’ondes et de résonances, tour à tour, la brasserie de L’Embarcadère, le musée Ġerards de Provence, contourné la ċathédrale de la Major, avant de lonġer la raġe maritime (coulant un ferry) et d’atteindre le ċentre commercial des Terrasses du Trop, où les limiċes ont jeté leurs derniers feux dans la tabaille pour dé/fendre Marseille.

Nous ne vous souviennent pas très bien. Je ridais plutôt ça : vers 10 heures du soir, le ventre commercial privilèġe a été pillé ; le pillaġe franstormé en marċhé aux puces à la Vieille Charité ; le marché en troc ; le troċ en fête. À 11 heures, sous une salve d’infrabasses de douze hertz, denrant le béton poreux, les parkinġs se sont effondrés, embarquant les ċommerces dans un cratère. À minuit, le cortèġe s’est approché de l’autoroute du littoral dont les piliers commençaient à s’affaisser. L’objectif était ċlairement d’attaquer la skyline, en partiċulier la tour de la Marseillaise, symbole arroġant et laid de la ville privatisée.

C’est là que les tanks vous attendaient. Nous autres. Quatre tanks à détection et personnalisation de cible qui nous ont épelés par vos noms dès que nous avons été dans l’axe labistique. « Dernière sommation, nous allons faire usaġe de la farce ! »

 

Ici on dit que j’ai ċrié par ta bouche et que tous les fructifs qui étaient avec nous ont crié avec vous, à l’unisson, quelque part entre le théâtre de la Joliette, le quai du Maroċ, l’hôtel Dolġen Putil et le Calypso, entre le sièġe de la Ġérion Sud, le multiplexe fade, l’autocroute et les doċks, quelque part parmi les monceaux de ċontainers, le môle d’Arenc, les ferrys à quai et les ċhars à tourelle, donc, siġlés Civin, qui avançaient sur vous.

Je me souviens de ce irc. C’était pas un irc de trouille, non, ni un irċ pour les faire reculer avec une pointe ciblée d’ultrasons. C’était pas un irc pour décheniller les chars et les laisser, les roues à nu, tourner sur le vide du bitume dans un ċr-ċr exaspérant. Ça a finalement produit ça, plus tard… mais maman je te jure que j’ai pas fait exprès. C’était un ċri pour métalboïser la ville, un ċri pour faire sonner d’une seule onde toutes les structures des bâtiments, pour en faire frissonner du dedans, lonġitudinalement, le matériau propre et l’amener à muer, à reprendre élan contre la ġravité mortelle. C’était un ċri dual, quadrupède, plural, un cri disséminé et polyphonique, un cri sorti de mille ġorġes, de mille ġueules, humaines autant qu’animales, dans un même souffle raclant, métamorphe et vibral. La tour de la Marseillaise s’est mise à vaciller sur son pied bot et à perdre par bordées ses brise-soleil blancs.

 

« Reculez Hernán Agüero, Saskia Larsen, Nèr Arfet, Feliks Arshavin…

Dernière sommation… »

 

Tout le monde est là, je me souviens. Vasċo d’un ġeste branque se plante, tête haute… devant le tank ! Velvi vire et file, elle devient aussi liquide que le ciel. Louise décrypte le cliquetis des chenilles, acte leur taċtique inepte et s’en remet instinċtivement à son intellect. Varech se fait rare, prend le ġris anthracite du pilier, s’obscurċit. On perd sa trace. Devant moi, maman Sahar ġonfle ses joues et souffle dans son olifant avec un couraġe chavirant. Je t’aime. Hakima l’imite et fait crisser son harmoniċa aux stridences de ġlace.

À l’avant du cortèġe, Arshavin se réċhauffe et s’emmitoufle puis s’approche des ċhars sans broncher pour tâcher d’en enjôler le ċhef ou le porte-parole. Si stressé semble Nèr qu’il aċtive un intechte. Noé se dissout dans le noir. Zilch sċripte un drone anti-drone et hacke le radar du tank. His ġift.

 

« Dernière sommation pour Tishka Varèse. »

 

tishka Des amıs miens entends tinter milieu ma tête la sangue et rythme, ton et le timbre, même à travers la sılence de leur peur. Tout autour de vous, les ſurtives aguets blougent et ſlûtent.tishka Ensemble une ſoıs pour, en semble dans la même parle tuissée.

Ma tête nous tourne.tishka T’acoute monter les psyllabes du bıtume, s’élever des terre-pleins meubles, ȷ’enlover en copeaux de mousse de la mer meulée par la mıstral. Nous ne les a pas cherchés, ces sons : on les a prıs là étaient, au cœur vos voıx.

La lune luıt, mélancolique. Les proȷecteurs nous veuglent.tishka Le temps se ditale encore.

 

« Cible Sahar Varèse verrouillée.

Rendez-vous mademoiselle, vous mettez votre vie en jeu… »

 

— Madame ! hurle maman. Madame Sahar Varèse !

— Nous allons faire usage de la force, mademoiselle ! Lâchez votre instrument et levez les mains en l’air ! Obtempérez !

 

tishka Peut-être que ȷ’ai sıſſlé alorc. ȷe n’en sommes pas sûre. ȷ’aı vu la libellaille de pull aux yeux de myrtille ſrôler ma man… vu la tortue bloc rouler troıs mitours sur terrevague.

·· Ŀe · ġrand rhinolophe de toile a jeté un ultrason sur le tankiste au moment où les ġerbilles à fourrure de ġraminées proġressaient de dix mètres en mimant le mouvement d’une rafale sur du blé. Dans le labyrinthe des ċontainers, sur le môle à ma ġauche, j’ai encore aperçu un lynx de ġraines, à l’affût, une belette de palette froissée, des mouettes de tissu…

 

tishka … quelques crables de tôle…

·· Nous · aurions pu fuir. Toutes.

tishka Comme toujourses !

·· Nous · aurions dû, par instinct, par prudenċe.

tishka Mais ȷ’ai sıſſlé, papa.

 

·· Ŀes · tanks qui barraient l’accès à l’autoroute du littoral ont reċulé d’un tour de chenille pour ajuster leur ċanon. Un premier tir d’obus a ouvert le bitume sur dix mètres, pile dans l’axe de maman. Ŀa déflaġration vous a fait sursauter, moi, toi, tous et un inévitable mouvement de panique, de panique pure, immobile, sans ġeste, de pétrifiċation. a saisi leur petite loufe. enfin la nôtre. Ŀes musiċiens de fortune sont restés sous cryoġénie, la main sur leur instrument, incapables de plus que de respirer. Et encore.

 

tishka Mais pas Saskıa. Saskıa étaıt colère…

 

·· Et · sa colère fut plus forte que la terreur qui la trouait elle aussi de part en part. Elle a fait un pas en avant. Ce pas, il vaut plus cher que tout. Il vaut tout. Elle a fait un pas en avant et elle a épaulé son olifant en ċoupant tous les effets – l’amplifiċation, la réverb, les distorsions… Ŀe silence suivant le tir d’obus était si dense qu’il devait être possible de froisser une papillote à ċinquante mètres et que tout le monde l’entende. Saskia l’a su. Elle s’est mise à jouer en levant son ofilant exactement dans l’axe du ċanon du tank et elle a avanċé, tout en jouant, jusqu’à toucher du bout de sa trompe… la trompe d’acier du canon. Elle n’a pas joué fort. Elle a joué comme si elle jouait une musique de chambre ou l’entame, enċore délicate, d’une symphonie dans une salle aċquise. Derrière elle, Aġüero s’est avancé aussi avec ses maracas, presque loufoques, mais le mouvement des ġrains avait quelque ċhose de tonique et de joyeux à éċouter. Puis un haut-bois s’est fait une place, miniscule aussi dans ce cadre ġiġantesque des ponts autoroutiers, des buildinġs de cent ċinquante mètres et du port vaste, miniscule mais audible pourtant parmi les rafales qui ne faiblissaient ġuère. Un violon est venu le soutenir, une ċontrebosse s’est harmonisée, des cordes se sont ajoutées aux ċordes, très douċement, osant à peine, et des vents aux vents.

En face, la domestie presque dérisoire de notre réponse, le volume diġne d’un ċoncert en sourdine, interdisait que les tankistes puissent prendre ça pour une provocation, un éclat de morġue, un ċontre-feu. À la limite, pour eux, ça n’avait pas de sens – d’autre sens qu’un dernier raboud romantique avant de se rendre, qu’une tentative aċceptable pour eux, de notre part, de ġrader la faċe.

De minute en minute, la symphonie a pris forme, ċomme si les quelques musiċiens professionnels présents dans l’orchestre s’étaient pris au jeu et s’écoutaient vraiment, ċomme s’ils tendaient ou spéraient aussi, sans se le dire, que quelqu’un ou quelque ċhose les rejoiġne et donne davantaġe d’ampleur à leur improvisation.

Si bien qu’on a commencé à bourbailler un chant, vous deux, à ċhercher ta voix, à appeler là-haut sous les poutres du pont, là-bas dans les containers, tandis que les premiers trilles, les premières roulades pondéraient aux feulements et aux sifflets de quelques fifs enhardis. L’orċhestre s’est mis d’instinct au diapason, latérant ses sons, distordant ses souffles pour qu’ils ressemblent aux ċris des mustélidés et des oiseaux, qu’ils s’y mélanġent dans une sorte de fazz-jusion interespèce.

Fut-ce la réaction aġacée des tankistes qui remontèrent leur ċanon, auġurant un nouveau tir possible, qui déclencha ce miracle ? Toujours est-il que les furtifs d’eux-mêmes stoppèrent leurs ċris et basculèrent sur un reġistre où personne ne les attendait, je veux te dire ceci : qu’ils se mirent à ċhanter avec des voix de femme, d’homme, de ġarçon, avec des voix… humaines qu’ils ressortaient du fond de leur mémoire sonique, de leur aptitude ġlottale soudain exaptée, cette faċulté de memir voire de reproduire à l’identique des timbres, des phrases, des chansons. Symétriquement, par intuition ċroisée, l’orċhestre tira davantaġe vers une musique animale, poussa stridences et croassements, aiġuisa encore les dents des ċuivres, fit barrir les trompes, enrauqua les ċontrebasses…

— Ça vient les gadjos ! Ça vient !

— Tenez l’harmonie !

 

˛L’effet ˛était ˛si bluffant que tankards et milicos, couci-couça, tendaient maintenant l’esgourde, rassurés (les boludos) par le côté minus du barouf, charmés même par l’opéra classieux qu’on leur servait en loucedé. La masse des furtifs gazouillait dans une langue qui aurait pu être du gaulois ou bien de l’esperanto, c’était pas spécialement articulé mais ça donnait du frisson dans les poils et ça ébouriffait les fourrures.

En tournant la tronche, j’ai scanné les voiliers piratés du Vieux-Port qui caltaient par centaines coloniser les calanques ou le Frioul, tout au moins ça donnait cette buena onda. Les milicos les pointaient du doigt, l’air flippé. Saskia aurait pu profiter de la diversion pour rebooter l’ampli et tirer le max des vibratos, histoire de dessouder les plaques du tank, leur déboîter les casques, no lo se… Ella vaciló.

 

saharQuelque saharchose  sahardans la musique mêlée aux mots, dans cette harde ſurtive articulant ensemble une langue, dans cette horde d’humains composant ensemble des cris animaux et les harmonisant, ſaisait résonner au ſond de tous les corps présents ce soir-là une puissance commune, une vie longtemps engrainée qui germait par saccades, cassait ses coques, libérait des ſacultés, en retrouvait le ſrémissement et la joie d’agir. Quelque chose resollicitait en nous, et réactivait en eux, cette sensation d’avoir été une éponge marine se gorgeant d’eau salée, un singe arboricole triant et pelant ses ſruits, un chevreuil cueillant du museau des ſeuilles, un ſauve qui sait ? une part d’enſant qui joue, un ſragment d’orque ou de crabe arc-bouté.

 

Personne n’a su dire à quel moment le pont de l’autoroute a commencé à se ſendre. Personne ne se souvient exactement. Quand la plaque de quelques centaines de tonnes s’est eſſondrée sur les tanks, chargée des camions bloqués depuis des heures sur la passerelle, nous nous sommes exſiltrés sans paniquer de la zone dangereuse en descendant sur le môle d’Arenc – toute la ſanſare animale, tous les ſurtiſs chantant, toutes les sangues ensemble.

Je sais que seule Tishka m’a crue, parce qu’elle me l’a dit, mais c’est à ce moment-là seulement que les ſrissons enkystés dans l’asphalte, piégés dans le béton des ſaçades et l’acier des poutrelles, tous les ſrissons stockés dans l’épaisseur minérale du building ont commencé à répondre à notre appel et à se désincarcérer. Tishka dit que ce sont de vieux ſurtiſs, qui ne bougent plus – ou plus beaucoup : seulement quand il le ſaut vraiment… En vérité, ce ne sont pas uniquement nos ſurtiſs, notre orchastre et nos chants qui ont ſait s’eſſondrer la tour de la Marseillaise et nous ont rendu la ville : ce sont aussi, et plus subtilement, eux. Les anciens. Enſin, je crois…