CHAPITRE 2 Proferrance
·· « Sahar, · j’ai quelque chose de très précieux à te montrer, qui confirme les hypothèses dont je t’avais parlé… J’aimerais vraiment qu’on se voie. »
Au bout du fil, Sahar avait répondu par un silence de dix secondes, bien tassé. Je m’étais efforcé de ne pas soupirer, d’impatience, de ne pas enchaîner à fleur de nerf, et de ne surtout pas argumenter. Juste avais-je suspendu ma respiration et respecté son silence, au bout duquel je ne pensais pouvoir entendre qu’une chose : le recul cranté de la culasse et le choc du tir, pleine tempe : « Je ne suis pas prête à te revoir Lorca. Et surtout pas pour rebrasser ça. » À la place, Sahar avait déroulé une nouvelle plage de silence, coupée par un court ressac de papiers qu’on déplace, puis une plage derrière la plage, encore plus longue, encore plus plane, un authentique piège à relance – cependant, j’avais tenu. Enfin est venu le miracle que j’attendais depuis neuf mois :
— Viens me chercher après mon cours… À onze heures… Ne sois pas en retard ! Les milices tournent beaucoup en ce moment…
— Tu seras où ?
— Tu veux que mon cours soit interdit ? Cherche !
Pour notre génération, trouver n’importe qui et n’importe quoi, de n’importe quel spot à n’importe quel moment fait partie des compétences bas du front. Tout môme de cinq ans sait localiser son doudou au bipeur, pister son drone dans une fly-zone standard et traquer sa mère au mètre près au milieu d’un centre commercial saturé de pères Noël. Un adulte à peu près débrouillé peut géolocaliser sa copine au décimètre dans un bar, savoir à chaque instant qui l’entoure et à quelle exacte distance, et pour peu qu’elle ait un piercing aux lèvres, deviner qui l’embrasse, sans caméra ni témoin, simplement en paramétrant sur son mobile une alerte sur la distance interindividuelle, lorsqu’elle tombe sous les trois centimètres entre deux balises physiques. Ça se fait. C’est même devenu courant chez les nouveaux réacs, les croisés du mouvement Infidèle Zéro.
Sauf que Sahar n’a pas de piercing, qu’elle refuse absolument de porter des ubijoux qui puissent interagir avec le milliard d’objets pucés qui communiquent à chaque seconde dans nos dos, et enfin qu’elle ne prend jamais sa bague communicante lorsqu’elle part faire cours parce qu’elle sait pertinemment que les proferrants sont tracés. En particulier par la concurrence. Il me fallait chercher autrement.
D’une main, j’ai poussé mon bol et balayé ma constellation de miettes, de l’autre passé un coup de torchon crade sur une moitié de table et j’ai commencé à naviguer directement sur la nappe tactile, en smashant les liens au poing tellement le réseau me semblait lent. J’ai fait les portails militants, quelques blogs éducatifs que Sahar fréquentait avant qu’on se sépare. Ŀe site Coerrance pour ceux qui veulent co-errer ensemble dans des cours de profs errants… J’ai tagué & SaharVarèse sur les réseaux sociaux de seconde zone, un peu datés où elle allait parfois, j’ai alterné une demi-douzaine de moteurs de recherche, en mode PeopleSeek : chou blanc.
Alors j’ai repensé à Saskia, à ce qu’elle m’avait dit au Récif, un soir que je pataugeais dans un atelier de traquage numérique : « Ŀe Net, Ŀorca, c’est foutu comme un hypermarché : c’est classé par allées, puis par rayons, puis par produits ; et au bout t’as de la bouffe pour chien. Si tu cherches de la vraie came, tu vas où, dans le monde réel ? Dans les trous. Alors si tu traques et que tu cherches vraiment quelque chose qui vaille la peine, va sur le Nut. » J’ai éteint ma nappe, rebooté ma table et j’ai basculé sur l’Internut, l’Internet des dingues – « l’Entrefous » comme l’appelle joliment Sahar. Ŀa table grésillait, le réseau était instable. J’ai commencé à naviguer quoique ça tanguait de lien en lien, avec des interfaces circulaires un peu partout (la marque du Nut) qu’il faut savoir manipuler avec deux mains et huit doigts, en jouant sur les angles, la vitesse du majeur et les courbes d’accélération, en bout d’ongles.
Ŀa vérité, je vous la dis : je m’appelle Ŀorca Varèse, j’ai quarante-trois ans, j’ai gagné vingt ans ma croûte en sillonnant des communes autogérées pour les aider à vivre ensemble, j’ai une expérience des collectifs épaisse comme un bœuf de Kobé, une culture alternative plutôt überfournie, je connais dix-huit mouvements pirates, une cinquantaine de hackers IRL qui te font des bleus quand ils checkent tellement leurs mains sont blindées de bagues – mais en réalité, je ne sais pas me servir du Nut ! J’arrive au maximum à passer trois niveaux de profondeur en me luxant le poignet et en traçant des cercles de beurre sur ma table, pour tomber invariablement sur des plasmaps, ces sortes de cartes rhizomatiques qui ressemblent à des amas de synapses et qu’il faut zoomer et pivoter dans l’espace pour suivre les bons axones et trouver ce qu’on cherche. Donc souvent rien. C’est délicieusement intuitif, dira-t-on, à la limite de l’initiatique, et même plutôt génial dans la structuration chaotique des données qui sont disponibles sans être offertes, protégées sans être cryptées (enfin, si, mais pas toujours). Sauf que pour un noob comme moi, un profane éduqué par B.right, qui tape « mteo » à deux doigts, pour savoir si Talto s’est acheté pour la journée un droit à polluer son quartier, il n’y a pas d’espoir de rédemption : les moteurs de recherche ont depuis trop longtemps gelé mes capacités de fouine.
Ŀe cours de Sahar finissait à onze heures ; il était dix heures : voilà ce que je savais avec certitude. Sinon que Sahar ne m’attendrait pas, puisqu’à la fin de ses cours débarquaient très vite soit la police, soit les milices privées, lorsqu’elle ne devait pas se défaire d’une bande de relous que la vision d’une femme en jupe, fine et élégante, ouverte à l’échange, éveillait à des idées moins sages que l’appel de la connaissance.
Bref, je n’avais qu’une heure. Alors j’ai appelé Zilch.
— Madame Varesse…
— Oui ?
Le monsieur qui m’a interpellée, debout au premier rang, recule d’un petit pas étonné. Sa voix dégage une forme de timidité enfantine, adorable, qui ouvre soudainement son visage vers la ȷoie, ce visage que ȷ’avais repéré en arrivant, parce qu’il m’avait paru d’un abord rétif, avec sa veste de laine relevée au col et ce bonnet noir qui lui tombait sur les sourcils. À son accent, il doit être marocain.
— Voilà. Il y a beaucoup d’adolescents du quartier qui sont là ce matin, à vous écouter. C’est assez rare de voir autant de jeunes ici. C’est une chance…
— C’est encourageant, oui.
— Je me demandais si vous ne devriez pas leur expliquer l’origine de la ville… Ils sont nés après la Tour-Rouge, ils ont toujours vécu dans la ville volée…
— Et ils ne savent pas toujours ce qu’il y avait avant, c’est ça que vous
voulez dire ?
Il est presque surpris d’avoir osé interrompre la proferrante, il a ce respect naturel pour le savoir transmis « en chaire et en os », par un être vivant, que n’ont plus les riches, depuis longtemps. J’avise la quinzaine d’ados qui se serrent les mains fourrées dans les poches et le bonnect chauffant sur la tête. Ils ont froid.
— Quelqu’un voudrait-il raconter comment la ville était avant son rachat ?
Personne ne se lance. Derrière moi, d’une pression légère, ȷ’éteins l’écran souple que ȷ’ai accroché ce matin, comme ȷ’ai pu, entre deux arbres décharnés, au milieu de cette place Hakim-Bey bétonnée de part en part. Le smog noie les cités qui cernent le site, trop hautes rapportées à l’étroitesse de la place, laquelle en paraît surplombée et comme punie. Avec mes trois camarades (maths, santé et médias) nous avons découpé la place comme une tarte, en quatre parts. Au printemps, le public tourne d’heure en heure et suit au fil de la matinée les quatre cours. L’été, les gens s’assoient ou s’allongent, activent leur bague pour filmer ou transcripter le cours avec une application de reconnaissance vocale. Des travées monte alors ce gazouillis calme que ȷ’adore, fait de petites phrases glissées à la machine et de bisous parfois qui bruissent à la dérobée. L’hiver est différent, c’est la saison des durs au mal. Je regarde mon public : trente personnes à peu près, une bonne moitié d’ados. Une audience inespérée pour ce quartier, à cette époque. Ils sont tous restés debout, à dansailler d’une ȷambe sur l’autre, puisque ceux de devant n’ont pas voulu s’asseoir : les chaises pliantes sont en métal et il fait cinq degrés.
— Il est dommage que les anciens présents ici ne veuillent pas s’exprimer. Mais je vous comprends… Ça n’a rien d’évident. Alors, notre ville…? Comment s’est-elle construite ? D’où sort-elle ?
— De ton cul ! pouffe une ado, assez fort pour déclencher quelques rires, mais pas assez pour que je me sente obligée de répondre.
D’abord fais-ȷe mine de n’avoir rien entendu tandis que les adultes prennent à partie la ȷeune fille, qui proteste puis s’atermoie et in fine part en bougonnant, drainant dans son sillage deux acolytes atones.
— Vous ne souhaitez pas entendre ce que mon postérieur pourrait vous dire, jeune fille ? osè-je finalement, à la volée. Vous avez peut-être peur de l’odeur ? Parce que votre ville est née d’un charnier ! Des gaz, disons, d’une multinationale ! Elle est née le 7 décembre 2021 en écrasant sous deux cents tonnes de gravats les soixante-dix manifestants du collectif Reprendre. Et les vingt-deux familles qui vivaient encore dans la tour et qu’ils défendaient. Elle est née de la faillite d’une commune asphyxiée par les banques, dégradée triple C par les agences de notation internationales et obligée d’emprunter son budget à des taux de 18 % ; d’une commune déclarée en rupture de paiement en 2028, lâchée par l’État et mise en vente en 2030 sur le marché des villes libérées. Vous savez ce qu’est une ville libérée ?
— C’est une ville volée à ses habitants ! s’enhardit une vieille dame qui s’est mise en bordure du groupe, sans savoir si elle allait rester ou pas. Elle reste.
— Une ville dite « libérée » est une ville soustraite à la gestion publique et intégralement détenue et gérée par une entreprise privée. Son maire est nommé par les actionnaires, à la majorité simple des parts. En août 2030, la ville de vos parents, qui s’appelait Orange, a donc été rachetée par la multinationale du même nom, pour un prix dérisoire. Savez-vous pourquoi ?
— Parce qu’Orange, ils zont pas eu à racheter le nom de la ville ! Le nom, c’est ça qui coûte le plus cher, Madame !
— Oui. Le tribunal de commerce a jugé que la notoriété de la marque Orange – la marque de télécommunications, je précise – préemptait la marque de la ville, moins connue du grand public. Je vous rappelle que Paris, rachetée par LVMH, ou Cannes, rachetée par la Warner, ont vendu leur nom à des prix astronomiques. Ce ne fut pas le cas chez nous.
— Madame, c’était qui ces chums de Reprendre ? En vrai ? On dit qu’ils sont restés exprès dans la tour qu’allait s’écrouler ? C’est du bullshit ?
L’ado qui partait s’est arrêtée dans l’allée pour me poser cette question. Manière pour elle de s’excuser ? En tout cas, elle a raccroché. Elle ne part plus.
·· Zilch · avait dit « yak ! » trois fois, très vite, à mes trois questions. Puis il s’était mis illico au travail. Au bout d’une minute trente, il savait où se trouvait Sahar.
— Place Hakim-Bey.
— C’est loin ?
— Ça dépend pour qui…
— C’est-à-dire ?
— Standard ou premium ?
— Qui ?
— Dieu !
— J’ai un forfait standard, tu le sais bien, Zilch. Je vais pas engraisser ces fumiers !
— Pffff !! 11 h 48.
— Il est 10 h 21, tu déconnes Zilch, mets ton horloge sur Greenwich, t’es à Moscou là !
— 11 h 26 en premium. Marge d’erreur ?
— De quoi ? Je comprends rien !
— 5 min ? 10 min ? 11 h 10 maximum ?
— Euh oui… 11 h 10, ça passe encore… Au-delà, elle sera partie, je pense…
— Alors privilège. 11 h 08.
— J’imagine que ce sont des temps calculés en marche normale. Et si je cours ?
— Tu cours ! 11 h 08.
— Avec tram, glisseur et vélock, en utilisant tous les transports publics ?
— Tous.
— Comment veux-tu que j’y arrive avec mon forfait standard, c’est même pas la peine que je sorte de chez moi, je suis flingué !
— Pars.
— Je prends ma bague et mon gant, j’imagine, sinon tu ne pourras pas me guider ?
— 1.
Il n’avait pas répondu à ma dernière question : il l’avait tapée au clavier, directement sur l’écran de mon gant. Chez Zilch, ça signifiait approximativement ceci > tu poses trop de questions, je perds du temps > je hacke, mec, et t’es qu’un putain de boulet de notech > alors agis et trace !
1 c’était oui. 0 c’était non. J’adorais Zilch, même et surtout quand il était aussi cash. Il avait ceci de rare que, dans les relations humaines, il ne mettait pas la moindre goutte d’huile. Ça s’emboîtait métal dans métal avec lui ou ça cassait dans la minute. Il ne s’adaptait à personne et ne demandait à personne de s’adapter à lui. Ce mec était un diamant. Brut et brillant. Ŀorsqu’il nous lâchait sa vision du monde, souvent au beau milieu d’un hack, sur un toit rempli d’altistes qui le regardaient pirater le réseau électrique du quartier comme on mate une séance de tirs au but, ça posait alentour du silence. Ŀes mots qu’il gravait, par saccades, s’incisaient en vous, sur ce que vous pensiez être la plus dure, la moins rayable de vos surfaces. Ŀ’orgueil ? Vos certitudes politiques ? Ŀ’amour ? Son diamant découpait tout : il vous laissait un carré de vide qui cadrait brusquement une vérité que vous aviez toujours fuie.
— Le cload > 44” 32’.
— Mon GPS marche pas, Zilch, ne me guide pas en coordonnées, je suis paumé là !
— Nord-nord-ouest, 16 m.
— J’ai pas l’appli boussole. Je suis un boulis.
— Pff… Main gauche, à 10h. 13 m.
Je marche dans l’avenue Origami, l’un des quatre axes majeurs de la ville, fermé aux premiums et aux standards de 12 à 14 heures et de 18 à 20 heures tous les jours de la semaine. Aux heures de pointe, les riches sont libres de circuler fluide, n’est-ce pas ? Ça rendait fou mon père dans son taxi. En dix ans, ils ne lui ont jamais accordé le premium.
Je hâte le pas et j’avise le cload sur ma gauche. Ŀe nuage de données flotte à deux mètres de haut, avec des allures de poche de brume lumineuse, orangée, un air de cumulus môme au soleil couchant. Ŀe cload, accordons-leur ça, est la belle idée urbaine d’Orange : placer, au beau milieu du brouhaha publicitaire, des petits nuages poétiques de téléchargement à la volée qui délivrent des bulles de silence, des sons rares, des poèmes et des haïkus, bref, quelque chose de gratuit, sans message et qui ne vend rien. « Ils rebootent juste ton cortex blindé de pubs, noob, pour le rendre à nouveau disponible la minute d’après. Effet ardoise magique. Ŀe cload est un outil de gestion intelligente de l’attention. C’est tout ! Tension & Détente. Avertir>Divertir>Convertir. Dans cet ordre. »
Du Zilch, justement [Mode Cynique On]. N’empêche que quelque chose se passe dans le nuage, qui personnellement me sort du champ commercial et me donne la force d’y résister. Outre que chaque citoyen qui le traverse peut apporter au cload son contenu, qu’il soit textuel, visuel ou sonore. Ces contenus sont filtrés, plutôt finement d’ailleurs, avec une vraie ligne éditoriale assurée par des gens « bien », tellement sont rares dans la capitale les postes offerts aux compétences culturelles. Filtrage qui n’a jamais empêché l’injection de virus, ni le hack évidemment, et qui fait que la plupart des gens évitent les cloads. Pas moi, et surtout pas quand Zilch y place les autorisations d’accès dont j’ai besoin, pour rejoindre Sahar à 11 heures.
— Qu’est-ce que tu m’as mis dedans ? Une carte vé…?
— Forfait privilège intégral.
— Quelle version ?
— Temporaire ambassade. TotalCover.
— J’ai accès à quel pourcentage des rues et des places de la ville ?
— 91 %.
— Pourquoi pas 100 % ?
— 9 % de bidonvilles. Ils évitent ça aux diplomates.
Le suȷet est touȷours si délicat à aborder en public… Le brouillard se lève doucement sur la place, la clarté avive un peu la grisaille minérale, le médecin ambulant gare sa fourgonnette devant la file qui s’allonge, à l’angle de l’avenue Benasayag. Je me lance :
— Reprendre était un collectif de citoyens qui s’opposait au rachat de leur ville par une entreprise. Qui considérait qu’une ville doit rester publique. Quand l’État a démissionné, Reprendre a proposé de mettre en place une commune autogérée par les habitants, comme ça s’est fait dans de nombreux villages, un peu partout en Europe. Orange a répliqué en proposant une prime de mille maos par foyer à ceux qui souscrivaient son forfait citoyen. Il y a eu un vote. Orange a gagné, avec cinquante-cinq pour cent des voix.
— Et alors ? beugle la jeune fille bougonne. C’est mieux géré maintenant, non ?
— Alors Orange a commencé par faire ce qu’ils font dans toutes les villes « libérées ». Ils ont mis en place leurs trois forfaits citoyens : un forfait privilège pour les citoyens aisés et leur famille, un forfait premium pour les classes moyennes et un forfait standard pour les plus démunis. Et à ceux qui ne pouvaient pas payer le forfait standard, ils ont proposé de partir. D’abord gentiment, avec une prime de départ, puis un peu moins courtoisement avec des lettres et des huissiers, puis encore moins courtoisement avec le retrait des aides sociales et l’interdiction de l’école aux enfants. Ça a suffi neuf fois sur dix. Mais les dix pour cent restant n’ont pas voulu céder et ils se sont battus jusqu’au bout. Afin de garder leur logement et de rester citoyens de la ville.
— D’accord M’dame ! Mais Reprendre, dans tout ça ? Pourquoi c’est culte ici ? Pourquoi tout le monde les kiffe ? Ils ont fait quoi pour ça ?
— Ils ont fait front avec les plus pauvres. Ceux qui résistaient à l’expropriation. Orange a commencé par détruire des cités et des tours, pour « redynamiser le centre urbain », en expulsant les habitants et en les relogeant hors de la ville, dans les hôtels-péniches que vous connaissez, sur le Rhône. Toutefois une tour a tenu bon. On l’a vite rebaptisée la Tour-Rouge à cause des fumigènes qui brûlaient toutes les nuits sur le toit, pour flouer les drones. Orange a choisi la voie juridique dure et a décidé d’en faire le siège, pendant plus de cent jours. Après un mois, les habitants de la tour ont commencé à crever de faim, ils étaient heureusement ravitaillés par les caves, par les toits, des drones pirates les livraient sur les balcons… Mais tous ceux qui essayaient de sortir étaient aussitôt capturés par les milices et incarcérés pour violation du droit de propriété. La résistance était âpre parce que c’était le statut même de la ville qui se jouait là-bas. Tout le monde le sentait. Si la Tour-Rouge tombait, les gens savaient que cette ville cesserait de fonctionner comme une démocratie. Un cap serait passé. Si la Tour tenait, ça voulait dire qu’on avait encore une chance de reprendre la ville. Reprendre, c’était ça. Redonner la ville à ses habitants…
La place est totalement silencieuse désormais. Peut-être qu’ils sentent monter mon tremblement, mon émotion. J’ai du mal à maintenir ma voix droite. La Tour-Rouge a été mon premier choc politique, une sorte d’initiation au monde adulte, ȷ’avais douze ans. Je me souviens encore du visage de ma mère quand la Tour est tombée (nous étions dans la manif d’appui, nous chantions), tombée d’une masse, verticale, les étages comme des rayonnages qui s’écroulent les uns sur les autres, dans un bruit sourd, mais sourd… Ça a tremblé ȷusque dans mes vertèbres. Ma mère a ȷuste répété : « Ils peuvent pas faire ça, ils peuvent pas faire ça… » Nous étions à trois cents mètres, pas plus. Nous n’avons pas entendu le moindre cri, c’était trop soudain, trop impossible d’imaginer qu’ils le fassent, avec vingt-deux familles dedans, et soixante-dix militants…
— Alors, madame ? Il s’est passé quoi exactement ?
— Certains disent que c’était un suicide. Que c’est les habitants de la Tour qui l’ont faite péter… C’est de l’intox ?
Je les regarde et ȷ’ai de l’eau plein les yeux. J’arrive à répondre « non » de la tête, sans parler, l’humidité est glacée sur la place, ȷe me demande pourquoi ȷe leur raconte ça dans un cours d’éducation civique, ils sont là, debout, ils comprennent, ils n’osent plus enchaîner les questions. Finalement, ȷ’arrive à me reprendre et ȷe dis, avec une voix qui oscille, se perche malgré moi et chute :
— La multinationale Orange… a injecté… des explosifs… liquides… dans le circuit de chauffage de l’immeuble. Ils ont attendu… que ça monte… dans tous les radiateurs de la tour. Ça… a… explosé tout seul…
— Les deux gars qu’ont fait ça, ils ont dit que c’était pour venger un pote à eux…
— Un mec qu’avait eu la jambe crashée par un frigo. Jeté du toit !
— Vous y croyez, madame ?
J’arrive encore à faire « non » avec mon cou. Qu’est-ce qu’il fait humide… Orange a bénéficié d’un non-lieu. Leurs deux miliciens ont été suicidés en prison, deux ans et demi après. Le temps que ça retombe. Ils n’étaient pas à deux cadavres près. Devant moi, les gens piquent du nez vers le béton en se mouchant avec leur manche, ȷ’ai froid aux ȷambes, ȷe pense à Lorca qui va débarquer à la sortie du cours avec cette attente énorme qui couve en lui et ȷe me sens soudain vidée. À ma gauche, sur son bout de kiosque, ȷ’entends mon collègue des médias, par bribes, qui parle de neuromarketing, de self-média et d’ubizness. Moi aussi ȷ’étais venue parler de l’ubi et des bagues, avant cette question sur la ville qui m’a sortie de mon cours. J’inspire une large bouffée d’air frais, tout en réfléchissant à quelques phrases de conclusion qui soient ȷustes et équilibrées. Quelques mots à même de les porter non pas à accepter une vérité mais à la construire par eux-mêmes, avec des matériaux sains. L’émotion, sans que ȷe n’y puisse rien, me secoue à nouveau, avec retard, à la façon d’une réplique sismique, de sorte que la seule chose que ȷe trouve à dire pour clore le suȷet, est :
— Chaque fois que vous verrez un carré rouge peint sur un mur, avec le mot Orange marqué dedans, vous saurez maintenant ce que ça signifie…
·· Dans · mes écouteurs, j’entends la grenaille des lignes de code que Zilch tape comme on mitraille. Ce qu’il fait demanderait plusieurs jours à un pirate déjà chevronné. Mais lui a ses troyens et ses backdoors déjà ouvertes, son armée de botnets et une flopée de machines zombies activables à l’envi ; il a son armurerie de softs à lui, accumulée sur dix ans, un trésor de guerre d’applis, de vers et de routines agressives qui percent les boucliers de sécurité par des failles minuscules et pénètrent les serveurs comme de l’acide ; il a surtout sa banque de données mentale, caffie d’algorithmes qu’enrichit sans cesse son intelligence ultravive. Et pour finir, il carbure à la neuroïne, ce qui coupe tout lag, toute pause : il déteste. Je ne suis même pas sûr, au moment où je lui parle, qu’il ne travaille pas sur deux trois hacks à la fois en multitâche.
— Le forfait se charge directement sur ma bague ? Je reste juste sous le nuage ?
— Et tu updates au crossload.
— Le crossload, c’est le nuage bleu derrière la vapeur grise ? C’est ça ?
— Notech, no future !
Je traverse la vapeur pailletée de l’infog et m’encaisse ma salve de brèves qui crépitent sur mon gant. 10 h 44.
J’attaque maintenant la partie la plus dense de l’Origami, la bande piétonnière qui concentre sur deux kilomètres ce que l’ubimarketing a fait de mieux ces dix dernières années. Ŀeur chef-d’œuvre : la double couche. Une couche réelle, saturée de capteurs enfouis dans le mobilier urbain, qui répond à une couche virtuelle, toute d’ondes, que les designers ont rendue visible par des petits volumes de brume luminescente, qui flottent à fleur de tête. Ŀe résultat est assez élégant et rythme incontestablement l’espace. Chaque halo a sa couleur – le crossload est bleu, hein – je le franchis lentement, jusqu’à ce que le cling du téléchargement réussi sonne. Puis je file le long de la ligne blanche, la freeline, qui protège des ondes intrusives. Clairement, traverser en homme libre l’avenue Origami est un défi pour qui veut, à mon instar, échapper au harcèlement. Une école de la fuite, qui m’a toujours excité.
Depuis l’âge de quinze ans, dès que j’y passe (ce qui est rare), je compte les touches : pris par un oculomètre ? Ça fait un. Capté par un aspirateur vocal ? Deux. Je n’ai jamais fait moins que trois. Si ce n’est qu’aujourd’hui je me sens vif, à devoir aller vite, très vite, avec Zilch qui me porte. Vamos Ŀorca ! Ŀ’armée t’a servi à quoi sinon ? Tu as le jus comme jamais, tu es même svelte, presque, non ?
Jėt d’adrénaline, je me prends au jeu et me mets à ziġzaġuer ċomme un ġosse pour éviter deux solliċes, baissant la tête sous une poċhe d’infoġ, sautant quatre ou ċinq dalles pop-up que j’ai repérées au feelinġ et je parviens même à ċontourner en torero les îlots primes qui surġissent en montiċules 3D sur le trottoir pour m’ėmplir ma baġue de must-have-produċts à date délibérément très ċourte de péremption.
— Joli, mec ! Vista !
Zilċh appréċierait, en ċọnnaisseur, zip, zap, happe pọint, happe pas. Sur sa plasmap ċliġnọteraient les ċapteurs de l’avenue, en vọlume et ċọuleurs, je n’y serais qu’un pọint, qu’un pọint--pọint t’y est---pọintillé… Họp, happe pas, éċhappe. Ụne esquive, hanċhe, ċalte, manċhe, qui multiplierait arċs, laġs et liġnes brisées #nọ taġ, pọur demeurer họrs ċhamp, une arabesque de liberté en train de se dessiner, un trajet fuġitif à travers la ċarte du ċọntrôle ċọmmerċial qui se trọue, se trọue, se trọuerait. Ŀ’animal serais disċret qui rirait seċret à l’injọnċtiọn « laissez-mọi vọs ċọọrdọnnées ». Flèċhe et flux sans planċhe surfe sur le trọttọir tọut en air, qui va là, halte là, qui vire, vers ọù ?
— Ça chauffe là-bas.
— …
— Lorca ? Écho ?
Pure sensation de chute dure. Blam ! Bitume ! Ça… quoi ? Chauffe ?
— Où ? Sur la place ? Des milices ont débarqué ? Ils ont arrêté Sahar ?
— Hum…
— Quoi Zilch ? Crache le morceau !
— Educal.
— Ils sont planqués dans le public, habillés en civil ? Ou ils sont en uniforme et déjà en train d’intervenir ?
— ...
— Dis !
— Civil.
Perturbé, je perds ma vigilance et j’enfonce du pied une dalle sensitive. Je devine qu’elle va capter ma démarche et mon poids, mesurer l’usure de mes semelles, ma pointure et l’importance de ma pronation, repérer que j’appuie un peu trop fort sur les talons car j’ai les tendons d’Achille qui sifflent quand je cours sans échauffement, comme là… Bingo ! Cent mètres plus loin, devant la vitrine JOG, la paire de baskets qui tournoie dans la glace est la Run4U. Pron à voûte plantaire renforcée, version pronateur, en 42, « designée pour vous, Lorca ». Encore plus loin, l’écran d’une dalle s’est subitement illuminé pour m’indiquer un podologue à trente mètres : « À deux pas de redécouvrir le plaisir de faire un vrai pas, Lorca. » À présent, mon gant clignote parce que j’ai coupé, sans faire gaffe, le grand S serpentant d’une sollice et déclenché leur putain de jingle : « SOLLICE-CITÉ, parce que vous aimez qu’on vous sollicite… » Suit une vidéo de la pharmacie qui fait l’angle : elle tient à ma disposition sa pommade Achilléine, à -20 %.
Zilch m’a demandé de stopper sous un second crossload. Dans ces carrefours du réseau haut débit, les téléchargements à la volée sont fulgurants. Zilch réactualise mon forfait privilège, apparemment. En pleine rue, les crossloads sont souvent saturés de geeks sur un carré de trois mètres sur trois mais on y trouve surtout du café. J’en ai profité pour en prendre un, rapide, au distributeur. Ŀe gobelet de carton est siglé Lorca Varèse. Sous mon nom, il y a une citation de Deleuze qui fait le tour de la tasse et qui dit : N’interprétez jamais, expérimentez. Comment savent-ils que je lis Deleuze ? Personne ne se le demande plus. Ŀes gens adorent ça au contraire : on s’adresse enfin à eux. Ils sont seuls, ils sont divorcés, ils ne voient plus leurs gosses, leur patron les ignore et leurs collègues les zappent, leur maire fait du business mais quelqu’un, quelque part, les écoute. Une Intelligence Avenante logée comme une araignée de lumière au fond d’une base de données pense à eux, amoureusement, à chaque instant. Elle accueille sans se lasser le plus infime, le plus intime, le plus insignifiant de leur comportement, l’interprète comme un désir secret, pour un jour pouvoir y répondre, au bon endroit et au bon moment. Ŀes experts ricains appellent ça l’Ad libitum. Quelqu’un connaît leurs goûts, devine leurs désirs, quelqu’un anticipe leurs besoins. Bonheur ! Vive le MOA ! My Own Assistant !
Avenue modèle, reprise dans beaucoup de villes, l’Origami a sanctifié le règne du marketing one to one dans toute sa splendeur. C’est le royaume de l’ubimmersion optimale où chaque façade, chaque porte est un écran, chaque vitre une interface tactile, chaque miroir l’occasion de vous voir minci et subtilement plus jeune, le visage en douceur retouché, les cheveux parfois recoiffés, avec au poignet la montre du magasin Time que je viens de dépasser, le pull bleu de chez Molière qui se substitue visuellement à ma vieille parka sapin, et plus loin, une paire de lentilles Spark sur les yeux, qui m’éviterait ce que je fais, à savoir marcher le nez sur la paume tendue de mon gant pour suivre sur l’écran souple les indications de Zilch. Ŀequel ne parle plus dans cette zone éminemment surveillée, mais crypte. x2 pour accélérer (10 kmh), x3 pour courir (15 khm), x5 pour sprinter (25 kmh), avec les directions au cadran horaire : tout droit = 12, à droite = 3, à gauche = 9… Après dix minutes de marche sur l’avenue, ça donne ça sur mon écran : x2.12. Time. 3. Molière. x4.12. 0 infog. 12x1. 0 sollice. x0. 1 cload. x0. 12x1, 9x2. Spark.
— x3 mec !
— Je suis cassé. Ils attendent la fin du cours pour intervenir ?
— Ou pas…
— T’as pas moyen de le savoir ? C’est très important, Zilch !
— They wait.
— Comment tu peux me jeter ça comme ça, camarade ? Tu lis dans leur pensée ?
— Dans leur ubi seulement. Mais ça leur sert de pensée…
Educal, bordel ! Ŀa multinationale de l’enseignement. Ŀe leader mondial. En Europe, ils ont racheté tous leurs concurrents privés en moins de cinq ans : Profession Professeur, MonProf et même Conatus… Et maintenant, j’ai eu plusieurs échos convergents là-dessus, ils s’attaqueraient à la proferrance, pour faire place nette. Avec des méthodes d’intimidation juridique et policière plutôt féroces. Je veux pas qu’ils touchent à Sahar.
— Zilch, je suis dans le tram, ils attendent que le remplissage dépasse les 80 % pour démarrer, c’est la merde…
— Tacot.
— J’ai pas les moyens.
— Note d’ambassade. Gratos.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi, mec ?
— Rien.
— Merci !
— *poof*
De tous les pirates que j’avais côtoyés, Zilch était le plus sobre, le moins prolixe. Ses hacks, la plupart sur système physique, étaient sublimes – et déjà légendaires dans la petite élite dont il faisait partie. Pourtant il se débrouillait toujours pour les faire attribuer à d’autres, à la fourmillante confrérie des pirates bravaches, qui n’attendaient que ça : pouvoir s’approprier un détournement de drone, l’accident d’un taxile, prétendre avoir passé le parc Carmon en standard une journée entière ou être celui qui avait fait virer tous les logos d’Orange au rouge sang un 7 décembre. Parler avec lui, surtout en ligne, vous apprenait au moins deux choses : compacité et anticipation. Ŀaconique à l’extrême, il l’était, par goût, par ascèse aussi. C’était son élégance de codeur : entre deux formules, chercher l’optimale : celle qui contenait la plus forte quantité d’infos en utilisant le minimum de caractères. Chose qui supposait un interlocuteur particulièrement éveillé pour le suivre dans ses arcanes et pour déployer ce qu’il livrait compressé à l’excès, sans qu’on sache jamais vraiment, au fond, si l’incompréhension qui résultait parfois de ses mocodes trop pointus venait de son insuffisance à lui ou de nos lacunes à nous. Dialoguer avec lui revenait donc à courir sans cesse le long de cette frontière qui sépare l’assimilable de l’incompréhensible, en cherchant, autant que possible à rester du bon côté… J’avoue que j’aimais ça. J’avais l’impression, fugitive, de m’élever. D’approcher d’une sorte de magie du verbe, délesté de toute scorie, de tout gras. Un langage nu. Strictement efficace. Un code donc ? Oui.
Quatre ( hommes de forte corpulence qui arrivent dix minutes avant la fin du cours et font semblant d’écouter en ȷaugeant, avec une discrétion pachydermique, la composition de l’assistance et le contexte urbain, ȷ’avoue qu’il ne faut pas être dotée d’un nez de chien truffier pour les flairer. À ces moments-là, l’unique question qui se pose pour un proferrant d’expérience, ainsi que ȷe commence à l’être, devient : vont-ils oser et ȷusqu’où ?
— En vertu du Code de la concurrence, je vous arrête, madame Sahar Varèse, pour exercice illégal de l’enseignement.
Ils l’ont dit avec une discrétion calculée pour n’être pas entendue du public qui vient déposer quelques pièces dans mon chapeau et se disperse ensuite rapidement, trop heureux d’aller se mettre au chaud. Sans doute vais-ȷe rapidement être seule, et ils sont quatre, avec des cous courts et ces mines butées qui sont apparemment la marque génétique des services d’ordre de toutes les corporations du monde. Un homme a mis la main sur l’épaule d’un milicien, qui se retourne nerveusement :
— Quoi ?
— Bonjour monsieur. Votre Code de la concurrence ne s’applique pas dans les zones autonomes de la ville. La place Hakim-Bey est hors de votre juridiction. Votre intervention est illégale. Je vous prie par conséquent de laisser madame.
— Qui êtes-vous ?
— Un homme de justice.
J’ai mis quelques secondes à le reconnaître à cause de ses cheveux rasés et de son visage, qui a changé. Lorca ! Il a maigri à l’armée ; il est moins rond, moins ȷoufflu. Moins papa, plus viril.
·· Ŀe · bouledogue m’attrape la main et retire de mon index le papier alu dont j’avais entouré ma bague, pour bloquer le scan d’identification. Pas si con. Il lui faut quand même une dizaine de secondes pour réaliser que Sahar et moi avons le même nom de famille. Ça n’aide pas à ma crédibilité, évidemment, d’autant que le statut des zones temporaires n’est pas si simple que je le dis : les lois commerciales s’y appliquent. Je ne me démonte pas :
— Lâchez-la, s’il vous plaît ! Vous n’avez aucun droit sur elle !
— Veuillez reculer, monsieur Varèse. Nous sommes missionnés par Educal pour mettre un terme aux pratiques illégales de l’enseignement dans ce quartier. Et dans ce cadre…
— LÂCHEZ-LA, CONNARD !
Lorca avait beaucoup de qualités ; il n’a ȷamais eu celle de la patience. Il bouscule le premier milicien et se ȷette sur ceux qui me tiennent. La bagarre éclate aussitôt, sans que ȷe n’y comprenne rien. Je suis quelqu’un de complètement étranger à la violence, ȷe n’en ai même pas peur, ȷe crois ; ȷe n’y comprends ȷuste rien, ça me dépasse. Je vois seulement Lorca frapper des poings et des coudes, avec une coordination que ȷe ne lui connaissais pas. Un milicien tombe, puis un second qui se tient le nez, Lorca esquive remarquablement les coups – puis il se fige, est pris de spasmes et s’effondre droit comme un i. Ils l’ont phasé. J’appelle à l’aide, des gens accourent, le médecin ambulant est là, qui s’occupe aussitôt de Lorca. Un milicien continue à me tordre le bras, il y prend manifestement un plaisir, sexuel. Les deux autres miliciens font écran à mon groupe d’élèves, ceux qui sont restés, une dizaine. Leurs voix sonnaient calmes et surprises, au début, suite à l’arrivée soudaine des quatre malabars : « D’où vous sortez, vous ? », puis le ton s’est tendu et il vire à présent agressif, à la vue de Lorca au sol, le regard vide. La tension s’aȷuste, au fond, à la hauteur de la violence calculée, dégueulasse, de cette milice commerciale qui les tient à distance et qui a cherché à m’exfiltrer en toute discrétion pour m’intimider. C’est râpé. Les gens sont scandalisés par ce qui m’arrive. Ça me fait un bien fou de les entendre. J’ai les épaules qui lâchent, le poignet à la limite de l’entorse, ma ȷupe est graissée par leurs gants poisseux, mais ce qui se passe est la plus belle preuve possible que ma place est vraiment ici, devant ces gens. Ici, à leur enseigner le peu que ȷe sache, le peu qui puisse les aider, un ȷour, à s’émanciper de ce monde qui les broie.
— Foutez-lui la paix ! Elle fait ça gratos !
— Allez faire votre fric ailleurs, suceurs ! Elle, elle est là pour nous ! Vous, vous êtes là pour qu’on raque !
— On vous connaît, les Éducons !
— Lâchez-la maintenant où on vous pète la gueule !
Les miliciens commencent à échanger des regards brefs, qui sentent la trouille. Moi ȷe n’ai plus peur, ȷe sens la foule derrière moi qui pousse, qui est prête à aller au bout. J’ai un sentiment de haine saine qui me mord et ça me prend totalement à revers. C’est tellement neuf, ça déferle si pleinement. J’ai envie, une envie brute, sadique, de les voir lynchés là, sous mes yeux. Que le quartier les massacre. Des cris descendent des fenêtres, des groupes accourent en renfort. À mon public s’est aȷoutée en un clin d’œil une vraie petite foule, comme tombée des toits ou sortie des caves. Je vois le moment où les miliciens vont se servir de moi comme otage ou bouclier. La foule les bouscule, tout proche est le point de bascule… Et soudain, un milicien sort une arme sonique et tire. Le son est si insupportable que la foule se vrille de douleur, avant de fuir s’abriter, en titubant. Les salauds !
Fut-ce l’onde de choc, qui le dira ? mais alors qu’il semblait hors d’état sur la civière du médecin ambulant, Lorca se relève et d’un geste sec, pas spécialement rapide, toutefois inattendu, il tamponne la face du milicien qui me tordait le bras… avec un caillou qu’il a ramassé au sol ! Le nez du milicien dégouline comme une tomate trop mûre et ses trois collègues se sont retournés en un bel ensemble buté.
La petite foule, encore chancelante du choc sonique, bloque, aussi sidérée que moi et tout aussi incapable de réagir quand les miliciens d’Éducal se mettent à foncer sur Lorca, lequel a pris ses ȷambes à son cou et file vers le premier bâtiment qui pourrait l’abriter, lui éviter un tir de phaser ou une nouvelle salve sonique. Je le vois zigzaguer droite-gauche comme s’il devinait les tirs possibles et il s’engouffre da capo dans un petit immeuble de cinq étages dont plusieurs vitres sont occultées de planches. Moitié squat, moitié logement social ? Quelques ados plus vifs ont le temps, et le courage, de rattraper les miliciens et tentent de s’interposer devant l’entrée de l’immeuble, mais un tir d’ultrason siffle avec une férocité ignoble et ils s’affalent à genoux, les mains vissées aux oreilles, incapables de ne rien faire d’autre. Alors que ses deux collègues pénètrent dans l’immeuble, le troisième appelle des renforts policiers dans sa bague et tient en respect la vingtaine d’habitants qui s’approchent et qu’il plie à son bon vouloir avec son canon à bruit, variant ultrason et ultrabasse. Il n’y a rien à faire…
— Reculez, vous allez vous blesser ! Ça laisse des acouphènes terribles ! (…) Reculez ! je leur hurle. Je n’entends moi-même plus grand-chose depuis le premier tir.
En moins de quatre minutes, deux escadres de police citoyenne, uniforme « noir et feu » comme ils disent pour séduire les ȷeunes postulants, ont envahi la place. De grosses capitales 5A, 3C, 1B mangent le dos de leur armure orange avec leur fonction écrite à hauteur d’omoplates : « recadrage », « secours », « respect ». Un type long à la coupe bien propre pivote et avance directement sur moi – ȷ’ai eu le temps de lire « négociation » dans son dos.
— Sahar Varèse ?
— Dites-moi, vous êtes très efficaces lorsqu’il s’agit de protéger les entreprises, n’est-ce pas ? Moi, quand je vous appelle pour un viol dans ma rue, vous arrivez deux heures après.
— Noam, enchanté. Je suis le négociateur Orange. Je suis là pour apaiser les tensions. Votre mari est dans ce bâtiment ?
— Nous sommes séparés.
— Il a agressé un agent de la société Éducal…
— Il s’est défendu, c’est tout ! Ce sont les miliciens qui ont attaqué en premier.
— Je ne vais pas polémiquer, madame. Nos enregistrements vidéos et sonores feront foi. Nous avons pour devoir d’épauler les forces de paix en cas de conflit qui dégénère. C’est à ce titre que nous sommes là…
Foutaises. La vérité est qu’ils ont le même employeur… Éducal est une filiale d’Orange.
— Je croyais naïvement que vous veniez rétablir la justice…
— Nous sommes aussi là pour ça. Afin d’éviter d’aggraver la situation, il serait judicieux que vous nous aidiez à raisonner votre mari. Il va vraisemblablement écoper d’une retenue sur salaire et d’un sursis, rien de bien terrible. Mais il vaudrait mieux qu’il se rende. Dans son intérêt, le vôtre et celui de la petite foule qui s’agite ici…
— Vous vous exprimez admirablement bien, monsieur. Vous savez choisir votre vocabulaire. Moi aussi. Et dans le mien, permettez-moi de choisir le mot « fuck ».
— Très élégant. Vraiment. C’est votre dernier mot ?
— Je n’ai pas l’habitude de collaborer ni de négocier avec des gens qui empêchent l’enseignement bénévole. Et qui se servent de leur pouvoir juridique et technologique pour nous faire taire. Sous votre bel uniforme, vous n’êtes qu’une souriante ordure, rien d’autre. Et c’est effectivement mon dernier mot.
De ses yeux bleus, le négociateur m’a dévisagée benoîtement, il a eu cette pulsion d’agressivité, courte, retenue, que ȷ’ai subie parfois, qui me semble un mélange d’attirance sexuelle et de frustration de ne pouvoir me « baiser », dans tous les sens du terme, laquelle donne des comportements assez dangereux dont ȷ’ai appris à me méfier dans les cités. Du bras, il m’a sèchement repoussée, histoire que ȷe n’entende pas ses consignes lorsqu’il a susurré dans sa bague. Trente secondes après, il était campé devant l’immeuble avec son portevoix directionnel, qui n’émet que dans le cône de visée. Ça permet d’ordinaire d’éviter d’alerter tout le quartier : ȷ’ai vu ça en manif. À ceci près qu’ici le quartier est déȷà sur les braises et se déverse, qui curiosité malsaine, qui envie d’en découdre, qui simple volonté d’en être, sur toute la surface de la place.
— Monsieur Lorca Varèse. Je suis Noam Rosenberg, le négociateur de votre ville. Nous comprenons votre colère, bien entendu. Mais elle ne doit pas vous amener à porter atteinte à autrui ou à vous-même. Nous vous demandons, si vous le voulez bien, de ressortir pour qu’on puisse traiter ce différend dans le calme…
·· Avalé · les ċinq étaġes sans m’en rendre ċompte, siġne que l’entraînemėnt a porté saċrément ses fruits. À peinė essoufflé, j’ai la tête qui tourne, et très froid aussi, sans doute à ċause du phaseur. Par le vide de l’escalier, j’ai aperçu tout en bas deux miliciens empoigner la rampe. Ils montent avec précaution, en « sécurisant » chaque niveau, ils font rentrer les habitants trop curieux dans leur appart. Au cinquième, comme je l’espérais, il y a côté gauche une trappe de toit. Je l’ọuvre, trọp bruyamment, va pọur ġrimper – quand une furieuse bọuffée d’instinċt me ċlọue subitement au sọl et m’intime de ne pas sọrtir. İl y a une ċaċhẹ. Ċaċhe-tọi. Tọi.
Mė demandez pas ċomment je l’ai repéré, ou su, ċ’est ċomme si je l’avais su toujours : sur ċe même palier, ċôté droit, juste à l’aplomb d’un paillasson Welcome ċalé ċontre une porte sur laquelle était éċrit, à la main, Famille El-Harrabi, il y avait à deux mètres ċinquante de haut un ġros bloċ de ċlimatisation blanċ, dont la totalité du moteur avait été retiré. Il ne restait que la ġrille, laquelle s’enlevait, et j’avais juste la plaċe de m’y ġlisser et d’attendre. J’ai ġrimpé en opposition pied-dos jusqu’à la hauteur du ċlimatiseur, j’ai retiré la ġrille puis basċulé dans le bloċ en position ċouċhée en priant que les attaċhes rouillées ne ċèdent pas, et j’ai replaċé la ġrille au momėnt où le tandem de ċonnards atteiġnait le ċinquième étaġe, les yeux rivés sur le puits de lumière qui tombait du toit ouvėrt.
Pas un regard de mon côté, où le palier est sombre et vide. Ŀa trappe béante vampirise leur attention… Ŀes miliciens saisissent l’échelle et montent sur le toit, je tremble tellement, foutue trouille, à faire tinter la grille métallique, qu’on pourrait croire que la clim est en marche. Quelques pas sur le zinc, qui s’éloignent… Pfff…
Alors que je reprenais le contrôle de ma respiration, comme je l’avais appris en jiu-jitsu et que je me relâchais autant que je pouvais, une voix vibrant dans mon crâne m’a glissé doucement…
— Impressionnant… Vraiment.
J’ai tellement sursauté que je me suis cogné. Un bong de tôle.
— C’est quoi ça ?
— Piano, piano… Baisse la voix… Ils ont posé un crophone sur le quatrième palier…
— Zilch ? Zilch, c’est toi ?
— Afaik.
— Comment tu sais que je suis là… Bordel de dieu… Comment tu peux me parler ? Je t’entends… directement dans ma tête !
— Conduction osseuse. Phalange-Cubitus-Humérus-Clavicule-Nuque… J’émets par ta bague. Très basse fréquence. Inaudible hors de toi.
— ...
— J’avoue que je t’ai perdu une minute. Comment t’as fait ?
— J’ai couru.
— J’utilise les capteurs des clims comme traceur thermique, je t’ai perdu pendant la montée.
— Ils sont en panne.
— Non, le tien est en panne. Les autres fonctionnent. Comment t’as effacé ta trace thermique ?
— J’ai rien effacé du tout, j’ai couru comme un malade, je crève de chaud !
— Now, oui. Mais pas pendant la montée. Impressionnant.
— Qu’est-ce qui est impressionnant ? Que j’arrive à hisser mes quatre-vingts kilos à deux mètres de haut ?
— Un Asmog ? Le FarFluzz ?
— Quoi ?
— Ton brouilleur, petit malin ? Tilii.
— J’ai pas de brouilleur, Zilch. J’ai pas ça sur moi !
— Tss. I lost you 55 sec. L’éternité pour un traqueur !
Une impression de déjà-vu. Surréaliste. J’étais coincé dans un bloc de climatisation avec deux miliciens dont les boots martelaient le toit au-dessus de moi. Et une poignée d’autres qui venaient de débouler dans l’entrée de l’immeuble. Je ne savais pas si je devais continuer à me cacher ? sortir ? fuir ? – et Zilch me parlait par mes os en me demandant pourquoi il m’avait perdu une minute – quand c’était à ma connaissance un pur miracle qu’il puisse me suivre, savoir où j’étais, me faire la causette tandis que la police la plus techno de la ville ramait grave pour me retrouver.
— Ils sont où, là ?
— Bout du toit. Scannent les cheminées. Matent les balcons. Comprennent pas.
— Et ceux que j’entends monter ?
— Quatre. Fouillent les apparts. Trop vite. Mal.
Dans un couinement de souris, la porte de l’appart « El-Harrabi » s’est ouverte. Je voyais un visage rayé d’homme à travers la grille. Un vieux Maghrébin a traversé le palier et a saisi l’échelle d’alu qu’il a jetée tranquillement dans le vide de l’escalier, dans un tintamarre monstrueux. Ŀa panique en bas. Puis il a tiré, difficilement, sur la trappe, pour la refermer. Ensuite, il a traîné ses babouches sur le bois autrefois verni et il s’est arrêté sur le pas de sa porte pour dire à mi-voix, comme s’il se parlait à lui-même :
— Je laisse ouvert… pour toi. J’ai une ou deux bonnes cachettes dans ma casbah… Viens prendre le thé…
Disọns ça, même si j’ai eu un trọu, enċọre un, ċọmme si mọn ċọrps seul pilọtait, basċulant sur ọff l’interrupteur de ma tête quand il le vọulait, disọns que je serais desċendu presque illiċọ, sans bruit, tọujọurs en ọppọsitiọn, puis disọns que j’aurais pénétré dans l’appart très sọmbre et que j’aurais filé sans savọir réellement pọurquọi dans la salle de bains, déċlipsant le reċtanġle de bọis qui ċaċhait la ċọlọnne d’air et me fọurrant dedans, sans aviser que j’avais quinze mètres d’à-piċ sọus mọi, jusqu’à la ċave. Derrière mọi, une main tavelée aurait rėfermé la plaque sans un mọt, aveċ bienveillanċe, et j’aurais ċọmmenċé à me laisser déraper vers le bas, les deux pieds et les deux mains en appui, la sueur perlant et séċhant ġrâċe au vent tiède qui serait remọnté de la ċọlọnne. Disọns ça.
À nouveau, Zilch m’avait perdu. Puis il me retrouva, à peu près au niveau du rez-de-chaussée, toujours aussi intrigué. Oh, pas par mes exploits physiques de quadra, ni par l’aide inattendue de monsieur El-Harrabi, ni par le fait qu’un homme puisse se loger dans la gaine d’air d’un immeuble aussi ancien : par le fait que je ne laissais pas de signature, à certains moments, malgré ma bague.
— La prise d’air est à la cave. Mais si tu sors, t’es mort. Wait.
— Dehors, ça se passe comment ?
— Good game. Émeute XL.
— Sahar va bien ?
— Paw.
Ċomplètement · en naġe, la sueur imbibant mon slip, j’étais une taċhe rouġe vif sur n’importe quel sċan thermique. Mais rien. Ils sont passés une fois, dėux fois, à moins d’un mètre… Deux aġents Oranġe, bandeau de vision ėn mode infrarouġe. J’ai attendu qu’ils terminent leur ċheċk de la ċave, sidéré de passer à travers, et j’ai desċellé la ġrille d’un kiċk, avant de la remettre de ġuinġois. Dans les ċouloirs en T des ċaves, il m’a fallu peu dė temps pour repérer une porte à ċode. J’ai fait toutes les dates de naissanċe de 1980 à 2040 : binġo à 2001 ! Hop, faufilé dedans. Ŀa ċave ? Un vrai ċapharnaüm : un banċ d’i-fit posé sur un vieux friġo taċtile, deux véliċes sans battėrie, des ċoques de réul, du linġe, un matelas à mémoire de forme, des meubles intelliġents… mais pas assez pour se réparer tout seuls. De façon étranġe, je n’ai pas ėu de mal à y prendre mes marques et à en assimiler le ċhaos. Happant du linġe et ċourbant le matelas, j’y ai rapidėment fait mon nid et je me suis lové en boule à l’intériėur.
Aussitôt s’est dissous le stress. J’ai senti mon pouls retomber à soixante et s’harmoniser mon souffle : j’étais viscéralement bien. Zilch a encore réussi à venir me parler, au fin fond de cette cave et j’en ai presque souri : Dieu n’aurait pas fait mieux. Il m’a dit que Sahar était encore sur la place, mais à l’abri, que le grabuge se tassait, qu’elle n’était pas blessée. J’ai glissé à Zilch que je coupais jusqu’à demain 5 heures parce que j’avais peur qu’ils interceptent nos échanges et j’ai enveloppé ma bague dans une gangue compacte de papier alu. J’en avais toujours en poche.
Ŀa vérité était que j’avais un besoin tripal de me retrouver sėul, que j’avais envie de ċette sensation de môme, ċette sensation maġnifique d’être ċaċhé et introuvable. J’ai amassé de vieux draps, roulé une bâċhe en plastique et pris un ċoussin, j’ai aġenċé tout ça autour de moi et je me suis repelotonné à l’intérieur, je me suis blotti tout au milieu, ċomme un ċhat niċhé dans unė panièrė. De l’extérieur ne m’arrivaient, par à-coups, que les ondes sourdes des salves soniques qui faisaient vibrer l’épaisseur du béton – mais ça a cessé assez vite et dans la somnolence qui montait, j’ai repensé à Sahar. Est-ce qu’elle avait peur pour moi ? Pensait-elle que j’avais déconné en attaquant ces miliciens ? Ou elle était heureuse, sans le dire, que j’aie voulu la protéger ? même aussi connement ? Encore une fois, je n’avais pas pu lui parler, encore une fois la rencontre était repoussée, cette fois-ci par ma faute, bien que j’eusse le sentiment qu’enfin nous allions nous retrouver, enfin discuter de Tishka. Elle aurait adoré jouer ici, Tishka. Elle aurait eu peur et adoré à la fois, ce chaos, ce matelas tout doux où elle aurait imprimé son petit pied en poussant de toutes ses forces pour que ça fasse un creux.
Ŀa fatiġue m’a finalement ċueilli et j’ai rêvé. Rêvé de fuite, toute la nuit : jė filais par des fentes, je passais entre les lames fines dės persiennes d’un bureau en flottant, j’étais une forme d’eau ou d’air qui ċoule, par les interstiċes sifflais à travėrs la ville – oiseau, oisair, moineau, moinair. Rien nė me bloquait plus.
Ŀorsque j’ai rallumé ma bague dans le noir intégral, sa lueur tatouait 5h02 sur le matelas neigeux de poussière. Ŀentement je me suis ébroué, inexplicablement léger et heureux, avant de me forcer à me lever, à sortir de la cave et à tenter une sortie à l’orée du jour…
Ŀ’avantage des polices commerciales demeure qu’elles sont payées à l’heure et que la prime de risque associée aux missions nocturnes les rend vite coûteuses. Maintenir par conséquent une dizaine d’agents sur place, surtout en zone autonome, n’avait pas de sens, économiquement parlant, pour la gouvernance : beaucoup trop cher et sans rendement électoral. Il était donc probable que les flics aient levé le camp vers minuit, en laissant sans doute un binôme pour pacifier la zone. Ŀeur pratique ordinaire de l’émeute consistait à payer les meneurs locaux pour qu’ils se calment et à employer l’arsenal non létal (phaseurs, armes soniques et drones) pour les excités qui ne voulaient pas négocier. Ça marchait généralement assez bien.
Avec beaucoup de précaution, l’oreille aux aguets, je suis sorti de la cave, j’ai remonté l’escalier, atteint le hall d’entrée sans rencontrer personne… et j’allais m’apprêter à sortir lorsqu’un doigt s’est enfoncé dans mon omoplate… Volte-face :
— Ils sont encore deux dehors… Je vais sortir les poubelles à 6 heures : cachez-vous dedans. Je vais les embrouiller à ma façon et vous pourrez filer…
Ŀa voix, je la reconnaissais…
— Vous êtes monsieur El-Harrabi ?
— Halej pour vous servir. Monsieur El-Harrabi nous a quittés il y a deux ans. Paix à son âme. Nous vivons sur sa pension. Il m’avait demandé de ne pas le déclarer.
— Pourquoi vous faites ça ?
— Pour survivre.
— Non… Pourquoi vous m’aidez, je veux dire ?
— Votre femme a remis mes minots à l’école. Rien qu’avec son sourire et son talent. Ils y vont en courant, inch Allah ! Je lui dois bien ça, non ?
— Comment vous savez que c’est ma femme ?
— Je vous ai vu la regarder…
Halej m’a tassé dans la plus petite des quatre poubelles et il les a sorties une par une à 6 heures tapantes. Ŀes miliciens ont évidemment contrôlé la plus grosse, d’abord, en la renversant sur l’asphalte d’un coup de latte, en parfaits crétins. Halej a activé sa bague et trois dealers ont rappliqué illico. Ça a déġénéré ġentiment – juste le temps que je soulève d’un ċentimètre le ċouverċle, jauġe par la fente que les fliċs étaient de dos à exhiber leur phasėur et m’éċlipse furtivement.
Parvenu dans ma rue, j’ai avisé le civil en faction devant ma tour si bien que j’ai bifurqué pour aller chez mon pote Sullivan, qui habite un bloc plus loin. À cette heure, il n’était pas encore couché, il jouait au foot dans neuf mètres carrés avec ses chaussures à pression de surface où chaque passe ou tir donne une vraie sensation de toucher. Il m’ouvrit le casque sur le front, il puait le fauve en cage mais il était en finale de la Ŀigue des champions.
— Qu’est-ce tu fous là ?
— Flics au cul…
D’un sourire, il m’a fait comprendre que j’étais le bienvenu mais qu’il lui restait dix minutes à jouer et qu’il avait deux buts à remonter. Je l’ai regardé entrer dans son cube, remettre le harnais et entamer ce ballet fou et sublime des footeux virtuels, faits de coups de reins, d’appels de balle, de pivots, d’air dribble et de courses suspendues à un mètre du sol. Sullivan, en outre, parlait beaucoup à ses coéquipiers.
J’ai fermé la double porte et la première chose que j’ai faite a été d’appeler Arshavin. Je ne voulais pas qu’il apprenne ce qui s’était passé par les médias. J’ai mis la visio sur le mur du salon, taille cinéma. Avec la définition de son projecteur, je ne raterais pas un seul frémissement de ses rides. Je savais que je risquais gros. Ŀ’exclusion, tout simplement.
Arshavin se levait à 6 heures chaque matin : il était déjà parfaitement en forme. Son œil frais, bleu lagon, brilla sur l’ovale fin de sa face quand il m’aperçut. Il était chez lui, dans sa bastide. Sa voix sonnait plus grave qu’à l’accoutumée :
— Ne me dis rien, Lorca… J’ai reçu le rapport au lever. Directement du Général. J’ai cru que j’allais devoir te rendre visite au mitard. Mais si je ne m’abuse, tu me sembles encore un homme libre ?
— On dirait… Tu… veux que je t’explique ? Des milices ont attaq…
— Épargne-moi ça. Le rapport est très clair. Tu as mis un sacré grabuge. Ou plutôt, si : explique-moi comment tu as pu leur échapper ? Tu avais des soutiens dans l’immeuble ?
— Si on veut…
— Le canal est crypté. Tu peux y aller…
— Dis-moi les choses… franchement, Feliks… Tu… vas me virer ?
Sa face longue se fend d’un sourire. Il attendait manifestement ma question.
— J’ai lu le rapport du département de police d’Orange à 6 h 05. À 6 h 10, j’ai appelé l’Intérieur. Le milicien d’Educal qui t’a phasé est mis à pied. Ta riposte a été requalifiée en légitime défense. J’ai obtenu que Sahar soit rétablie et greenlightée. Ils l’avaient blacklistée de toutes les cités sud. La loi autorise une entreprise d’éducation à défendre ses propres enseignants, pas à attaquer la concurrence, même illégale. Ils le font par abus de pouvoir depuis quelque temps parce que personne ne défend les proferrants, qui n’ont pas de valeur pécuniaire ni de syndicat valide. Sauf que là, ils sont tombés sur un os…
— Arshavin…
— Je sonne comme un nom d’os, pour toi ?
— Je suppose que je te dois un immense merci…
— Ne t’emballe pas, soldat. Je ne t’ai pas évité la retenue sur salaire. Ils vont te prendre 10 % de ta paie de chasseur pendant un an.
— Les fumiers. Ça fait cher le coup de poing…
— Disons que c’est « pédagogique »… C’est le directeur général d’Educal qui m’a dit ça. Il sait de quoi il parle, n’est-ce pas ? C’est son champ de compétence.
— Il a vraiment dit ça ?
— Écho. Ceci dit, tu connais le code implicite de la grande muette, Lorca. On te couvre systématiquement une fois. Une seule. Si tu sors à nouveau des clous, tu seras seul devant la justice commerciale et tu prendras le maximum. La première qualité d’un chasseur est la discrétion. Toutes les discrétions. Compris ?
— Compris.
Arshavin repose sa tasse en porcelaine. Il a sa mine des bons jours. Celle où il provoque, puis rassure, puis te secoue, puis t’encourage. Pas toujours dans cet ordre.
— J’ai vu des images de ta femme. Très charmante, une élégance racée. Tu as décidément bon goût, Lorca. Tu l’aimes encore, n’est-ce pas ?
— Votre question s’inscrit-elle dans une requête réglementaire, Amiral ? Ou elle relève juste du psychotest sauvage ? Puis-je demander à voir votre mandat ?
— Pourquoi t’a-t-elle quitté exactement ?
— Tu le sais, Arshavin. Ne joue pas à ça.
— Tu dois pouvoir la reconquérir… à mon très humble avis. Tu es un vrai gentleman et tu viens de le prouver, hautement. Comptes-tu la revoir bientôt ?
— Comme mentor, tu restes exceptionnel, Arshavin. Par contre, en matière de coaching sentimental, je pense que l’IA la plus pourrie du marché a plus de finesse que toi…
— Ne lui parle pas des furtifs, Lorca. Jamais. À aucun titre. Est-ce clair ?
— Je connais les règles, boss. Je suis un militaire, je te le rappelle.
Arshavin éclate d’un rire court qui cingle le mur du salon.
— Un militaire ? Toi ? Je n’ai jamais formé quelqu’un d’aussi peu soldat dans l’âme ! Tu es un anarchiste, Lorca, de la chienlit de civil, tu es inapte à respecter la moindre hiérarchie !
— Pourtant je te respecte, toi.
— Tu respectes l’homme en moi. Pas le chef ! Un vrai militaire, c’est quelqu’un qui respecte le chef – n’importe quel chef – fût-ce le dernier des abrutis. Tu pourrais respecter un abruti ?
— Non.
— CQFD. Je vais te dire, Lorca : des profils comme le tien, on en croise tous les cinq ans, au mieux. Normalement, des garçons comme toi ne passent pas le pré-recrutement : tu es une anomalie. Une anomalie que j’ai recrutée et entretenue.
— Je sais…
J’ai entendu Sullivan hurler derrière la double porte et le mur du salon, je pense qu’Arshavin a dû l’entendre aussi. « Goaaaallll !!!! » Il devait être dans les arrêts de jeu. Ça ne faisait que 2-1 à mon avis. Sinon, il m’aurait projeté le ralenti sur les quatre murs du salon en surround. Arshavin s’est repoussé sur le dossier de son siège, avec cet air soudain leste, plus mobile, qu’il avait quand il réfléchissait – l’inverse de la plupart des gens :
— Lorsque l’armée a découvert les furtifs, l’erreur profonde de la Gouvernance a été de nous confier leur traque. À nous, les militaires ! Or aucun militaire digne de ce nom n’a le cerveau assez flexible pour affronter ces créatures. On chasse, on tue, on rechasse, on retue, et ça dure depuis dix ans. Ce qu’il nous faudrait en réalité, tu vas sourire, ce sont des personnalités créatives. Des artistes, des sensibilités. Et une vraie démarche éthologique de recherche. Aller au-delà de la prédation.
— Tu me vois comme un artiste ?
— Tu as indéniablement une sensibilité ample, variée. Tu peux recevoir et traiter l’information sur plusieurs canaux sensoriels à la fois, tes tests l’ont prouvé. Et tu sais créer en situation de stress. Plutôt rare. Je peux te poser une question, Lorca ?
— Tu vas la poser de toute façon…
— Est-ce que tu t’es caché dans l’immeuble ?
J’ai hésité à répondre. Ŀe silence de plomb qui venait du cube me disait que Sullivan avait perdu. Je n’avais jamais menti à Arshavin, je ne pouvais pas. Je n’avais jamais menti à mon père non plus, alors…
— Oui, je me suis caché.
— Combien de temps ?
— Toute la nuit.
Il a un sourire immense qui fait pétiller ses pupilles. On dirait un parieur qui vient de donner le tiercé dans l’ordre et qui le savait. Il jubile presque, bien que je ne saisisse pas tout. Même plutôt rien.
— C’est fabuleux ça. C’est éminemment fabuleux !
— En quoi c’est fabuleux ?
— Tu t’es senti comment quand tu te cachais ? Tu as eu peur ? Tu étais heureux ? Tu as eu l’impression de te fondre dans l’environnement ?
— Je sais pas… Je… Je sentais les volumes sans les voir, l’espace… beaucoup mieux…
— Est-ce que tu as fait un nid ?
— J’étais bien. Étonnamment bien… Comme si je me retrouvais, enfin.
Il s’est levé pour fermer la porte de son bureau. Une de ses filles avait passé la tête.
— Je vais pas te lâcher, Varèse, crois-moi. Attends-toi à m’avoir sur le dos un bout de temps.
Il a ensuite allégé la conversation en la faisant glisser sur des banalités du Récif et en évoquant la nouvelle promotion. Des têtes à claques, quatre filles seulement, beaucoup de gars augmentés, qui ne quittent jamais leurs disques rétiniens… Rien de nouveau, ma promo ne valait pas mieux. Il m’a redit qu’il allait faire protéger Sahar et son statut, qu’elle ne soit plus ennuyée à l’avenir et puisse exercer son métier en paix. À sa mine, il avait eu ce qu’il cherchait, et plus que ça.
— Un dernier détail, chasseur : j’ai vu les images de la rixe. Pas mal du tout, tes esquives. Mais il faut vraiment que je t’apprenne à te battre. Tonicité-Explosivité-Courage, c’est la clé de tout.
— Le fameux TEC, hein…
— Toi, aujourd’hui, tu n’as que le C. Mais c’est déjà bien.
— C comme « Connard » ?
— Tu te sous-estimes, Lorca. C comme « séisme » plutôt.
Son visage est resté d’un sérieux olympien, m’arrachant un rire incompressible. Ce type était beau à soixante-cinq berges, désarçonnant aussi. On aurait pu le croire sculpteur ou philosophe à cause de la complexité de ses rides, de la finesse du regard, de sa bienveillance aussi. Une chose était sûre : sans lui, je n’aurais jamais été chasseur. Pas seulement parce qu’il m’avait voulu, et choisi, dès le pré-recrutement, pas seulement pour tout ce qu’il m’avait appris depuis, mais parce que, tout simplement, sans son regard et sa chaleur, sans son ironie altière, l’armée m’aurait été très vite insupportable. Ŀui et Saskia m’avaient tenu à flot, quand j’étais physiquement trop court, mentalement trop fatigué, politiquement hors cadre. Je leur devais tellement quand, de mon côté, je ne comprenais pas trop ce que je lui apportais, moi, de si précieux pour qu’il me protège ainsi ?
— Prends soin de toi, chasseur. Ta première sur le terrain est dans trois jours.
— Agüero m’a appelé. Et Nèr m’a mis la pression, sévère…
— Tu es dans la meilleure meute possible. Ce sont des furieux. Avec eux, tu vas apprendre en un mois plus qu’en deux ans au Récif.
— Inch Allah…
— Ça y est, El-Harrabi t’a ensorcelé…
— Comment tu sais ça ?!
— Oh, tu sais… Je laisse les capteurs et le renseignement digital aux milices. À l’armée, nous avons un très vieux procédé qui s’appelle le « renseignement humain ». Ça marche plutôt bien avec les Maghrébins… Disons tous les peuples qui parlent à autre chose qu’à leur IA personnalisée. Et pour qui le rapport humain a encore une valeur et un sens…