31
Victoria donna un long baiser à Aden. Soudain, il la sentit tout contre lui, dans ses bras, juste comme il aimait la tenir ; le contact doux et chaud de ses lèvres lui mit le feu aux reins et, instantanément, Caleb cessa sa litanie tandis que l’emprise de la fée se dissipait aussi. Il aurait voulu murmurer un « merci » à l’oreille de sa princesse — mais voilà que, déjà, elle s’arrachait à lui et bondissait sur Marie. La princesse et la sorcière roulèrent au sol dans un corps-à-corps furieux.
Pendant qu’elles luttaient, Aden retourna auprès de la bête de Victoria qui, postée dans le boyau de la grotte, barrait aux sorcières l’accès vers l’extérieur. Il tendit la main, pour la caresser. Cette bête avait besoin de recevoir un nom. Mais lequel ? Gobeur, peut-être ? Oui, Gobeur… Donc, Gobeur reniflait bruyamment par les naseaux ; la violence environnante le rendait visiblement très nerveux.
— Es-tu capable d’obliger les sorcières à s’aligner le long du mur ? demanda Aden.
Il y eut un instant figé, un instant de silence où aucun des témoins de la scène ne bougea ; tous se taisaient, dans l’expectative de ce qui allait se produire. Finalement, le monstre inclina la tête et saisit les sorcières, l’une après l’autre, ou parfois par groupe, et les lança en direction du mur d’un coup de mufle. Certaines, qui étaient encore conscientes, tentèrent de résister, les grognements menaçants eurent raison de leur rébellion et elles se rangèrent d’elles-mêmes.
Bientôt, ne resta que Marie.
Toujours au centre de la caverne, elle continuait de lutter contre Victoria dans un combat acharné qui n’avait diminué ni en intensité ni en violence. Les coups d’ongles succédaient aux coups de dents, les coups de poings aux coups de pieds.
— Pas elle, ordonna Aden quand Gobeur fit mine de s’approcher de Marie. Pas tant que tu risques de blesser la princesse.
Gobeur grogna et inclina la tête. Sa langue rouge et humide pendait ; il battait de la queue, quêtant des câlins. Mais, à présent qu’il s’était assuré de sa docilité et que les sorcières étaient neutralisées, Aden avait plus urgent à faire. Il retourna sur ses pas, là où Victoria et Marie s’empoignaient férocement. Un combat à mort, sans pitié.
Et comment devait-on s’y prendre, au juste, pour séparer une sorcière et une vampire déchaînées ? Surtout quand Calen vous soûlait de paroles et explorait tous les moyens pour vous distraire ?
— Victoria ! Assez ! Ecarte-toi d’elle.
La vampire mit un temps à réagir ; malgré tout, elle rompit le corps-à-corps. Mais, même réfugiée contre la paroi de la caverne, elle se retenait de repartir à l’assaut. Marie n’avait pas renoncé et défiait Aden.
— Tes heures sont comptées, humain, lança-t-elle pour le provoquer.
Il leva la tête bravement.
— Ce qui veut dire que les tiennes le sont aussi, sorcière ! Parce que, si je meurs, je t’emporterai avec moi dans la tombe.
— Tu pourras toujours essayer, oui.
— Et j’y parviendrai.
— Ah vraiment ?
Narquoise, elle agita la main : à son doigt, brillait une bague qui ressemblait fort à celle de Victoria.
Aden comprit aussitôt ce qui allait se produire. Vite, il plongea. Tant pis si le liquide le brûlait ; au moins aurait-il évité qu’il n’atteigne Victoria ! Hélas, Marie avait été la plus rapide. Le poison frappa la princesse à la joue. Son visage, son cou, son bras et tout son côté droit furent touchés. Elle tomba à genoux, hurlant de douleur, tandis que la je-la-nune commençait son redoutable travail d’érosion de la peau, des vêtements.
Faisant aussitôt volte-face, Aden se jeta sur Marie. Il parvint à l’immobiliser en la clouant au sol de tout son poids, bras en croix. La rage le submergeait ! Il aurait pu rouer de coups la sorcière ! Mais il se contint : on ne frappait pas une fille, fût-elle une sorcière et une garce.
— Attrape-moi celle-là, lança-t-il à Gobeur entre ses dents serrées.
Le monstre s’approcha, saisit Marie dans sa gueule et, comme il l’avait fait pour les autres sorcières, la balança contre la paroi rocheuse. Quand elle heurta la pierre, on entendit s’échapper un gémissement pénible.
— Retiens-la au sol, maintenant.
En un bond, la bête obéit, utilisant ses crocs. Sous l’étau, la sorcière se débattait de toutes ses forces.
— Laisse-moi partir ! criait-elle.
Aden ignora sa requête. Il s’élança vers Victoria dont le corps tremblant lui parut bien faible. Alors, il entoura sa princesse de ses bras, lui présenta son poignet et l’invita à y mordre — ce qu’elle fit avec avidité.
— Convoque l’assemblée ! ordonna-t-il à la sorcière, maintenant que Victoria était secourue.
— Aie le courage de venir me le demander ici !
— Pour que tu essaies de me subjuguer par un de tes sorts ? Jamais plus !
Fais ce qu’elle te dit, le supplia Caleb. Il faut faire ce qu’elle ordonne.
Caleb, s’il te plaît ! le sermonna Julian. Laisse Aden tranquille. Cette fille est bien trop dangereuse.
Non ! C’est faux, elle ne l’est pas !
Julian ne lui répondit que par un juron.
Il est sous le charme, exliqua Elijah. Exactement comme Aden tout à l’heure. Sauf que Caleb n’en est toujours pas sorti. Tant qu’il est dans cet état, nous n’obtiendrons rien de lui.
Les frissons de Victoria s’espacèrent. Ses yeux s’étaient fermés. Elle respirait péniblement mais du moins était-elle sauve et ne criait-elle plus, même si la douleur tendait encore ses muscles. Aden sentit sa morsure se faire moins profonde, moins urgente. Il lui caressa les cheveux, écartant de son visage ses mèches collées de sueur. Puis un frisson le secoua à son tour ; la tête lui tournait. Trop de violence.
— Si tu n’obéis pas, Marie, reprit-il, je lâche la bête contre toi. Et peu importe que tes tatouages te protègent de la mort : car, si elle t’avale, tu vivras éternellement dans le cloaque de son ventre, rongée par les acides. Tu souffriras tellement que tu appelleras la mort de tes vœux, pour qu’elle vienne te délivrer.
— Ça m’est égal, tu m’entends ? Je m’en fiche. Tu as raison : j’ai le pouvoir de rassembler le conseil des sorcières. Pas besoin d’attendre l’accord des aînées. Mais tes amis méritent de mourir, et c’est exactement ce qui va leur arriver ! A minuit exactement. Ils sont dangereux. Ils sont le Mal. Ils mourront, je te le jure !
De toute évidence, elle ne capitulerait pas. Si elle disait juste, ses compagnons allaient mourir d’ici à quelques minutes. Il n’avait plus qu’un moyen pour la contraindre.
Avec délicatesse, il allongea Victoria sur le sol ; puis il vint rejoindre la bête.
— Continue à la tenir en respect, lui ordonna-t-il en lui flattant le flanc.
Qu’est-ce que tu fais ? gémit Caleb. Je t’en supplie. Nous l’aimons !
— Caleb, il n’y a qu’une seule façon pour que tout cela se termine bien.
Si c’était possible…
La posséder ?
— Oui.
Ainsi, il pourrait la contraindre à convoquer l’assemblée.
— Pendant que je serai dedans, j’examinerai ses souvenirs pour voir si tu t’y trouves. Ça te va ?
Tu ne la forceras pas à faire quelque chose qui pourrait lui nuire ?
— Tout à l’heure, j’aurais pu la frapper ; ce que je n’ai pas fait. Alors tu peux me faire confiance.
D’accord. Je suis prêt.
— Arrête ! hurla aussitôt Marie en se débattant de plus belle. Arrête-toi ! Ne t’approche pas de moi !
— Moi qui croyais pourtant que tu n’attendais que ça ! répliqua Aden en s’agenouillant près d’elle.
Il lui saisit le poignet et ferma les yeux pour éviter qu’elle ne l’ensorcelle. Mais, au moment où il se transformait en brume pour s’introduire dans l’esprit de la sorcière, il s’aperçut que quelque chose l’empêchait d’entrer — une sorte de barrière le tenait à distance.
Une protection.
Raté ! Il se solidifia de nouveau.
— On dirait qu’il va falloir la faire souffrir, conclut-il dans un soupir. Désolé, Caleb, c’est la seule façon de la sauver.
Non ! Laisse-la tranquille !
Aden resta sourd à ces suppliques et entreprit de fouiller les sorcières que Gobeur tenait toujours sous sa garde pour leur confisquer leurs bagues. Bientôt, il en eut quatre.
— Dis-moi quel tatouage je dois effacer, dit-il à Marie en revenant vers elle, ou bien je les détruirai tous, je te le jure. Et ce sera douloureux, Marie. Très douloureux.
Aden…
En voyant les bagues, au creux de la paume d’Aden, la sorcière se figea, paniquée. Paniquée, oui ; car elle venait de comprendre qu’Aden allait mettre sa menace à exécution. Pas de gaieté de cœur, mais il s’y préparait. Pour sauver ses amis.
— Non, dit-elle. Je ne… je ne peux pas. C’est impossible. Essaie de me comprendre.
— Je n’ai pas le temps de comprendre.
Avec fermeté, il tordit alors le bras de la sorcière pour mettre en évidence le tatouage qu’elle portait au poignet ; il y versa quelques gouttes de je-la-nune. La sorcière hurla, s’arc-bouta sous l’effet de la douleur. Une odeur de chair brûlée s’éleva. De nouveau, Aden tenta de pénétrer dans son esprit ; hélas, de nouveau, il se heurta à la barrière.
— Je te donne une chance supplémentaire, Marie : dis-moi tout. Si tu te tais, j’efface tous tes tatouages les uns après les autres sans te laisser le moindre répit.
— Si… si je convoque l’assemblée des sorcières, tu jures que tu nous laisseras toutes partir ? Saines et sauves ?
— Oui. Et toi, jure de ne pas nous lancer de sorts pour te venger.
— Je le jure. Personne ne devra nous suivre quand nous quitterons cette caverne.
— Personne, je le jure.
Au terme de cet échange, Marie parut s’effondrer intérieurement ; des larmes brillaient dans ses yeux. Etait-elle juste en train de gagner du temps pour leur faire atteindre le point de non-retour ? Ou bien allait-elle vraiment, enfin, accéder à la requête d’Aden et les sauver tous ? Nerveux, fébrile, même, Aden la pressa d’agir :
— Fais-le maintenant, ou je commence à verser le poison, gronda-t-il du ton de la sommation.
Puis il lui saisit le bras qu’il n’avait pas encore touché, prêt à brûler un autre tatouage.
La sorcière ferma les yeux.
— Je… convoque… cette assemblée.
Aden se tendit de tout son être, dans l’expectative.
Quelques secondes.
Rien ne se produisait.
Combien de temps était-il raisonnable d’attendre ?
— C’est ça ? siffla-t-il entre ses dents. C’est tout ce que tu dois faire ? Tout ce que tu as à dire ?
— Oui.
— Mes amis sont sauvés ?
— Mais oui, puisque je te le dis !
Aden sentit ses jambes lui manquer. Dieu merci ! Ses amis étaient sauvés. Enfin ! Ils étaient libérés du sortilège de mort qui les menaçait. Pendant une éternité, il demeura comme abattu par la joie et le soulagement. Les émotions le traversaient comme autant de frissons, l’une après l’autre, selon un cycle étrange ; il se sentait à la fois excité et terrifié par le sentiment de sa victoire mêlé à la pensée qu’il avait été si près de tout perdre. La nausée soulevait son estomac, la tête lui tournait.
Mais, après tout, ce n’était qu’un combat de plus, une victoire de plus. Avec ce petit goût extraordinaire en plus — ses amis étaient sains et saufs. Sains et saufs.
— Tu peux la laisser partir, maintenant, dit-il à Gobeur qui lui obéit immédiatement. Occupe-toi de la princesse pendant que j’organise la sortie des sorcières !
La bête s’éloigna de son pas lourd ; elle se planta au-dessus de Victoria et gronda de tous ses crocs pour dissuader les sorcières d’essayer seulement d’approcher.
— Vous autres, lança Aden, débrouillez-vous pour porter celles qui ne peuvent pas marcher et suivez-moi.
Ces créatures avaient bel et bien failli détruire tout ce qu’il aimait au monde. Le ressentiment lui taraudait les tripes. Les laissant se mettre en branle, sans plus jeter un regard en arrière, il se dirigea lui-même vers l’entrée de la grotte d’un pas encore mal assuré. Sur ses talons, il entendait des pas et gémissements. Les sorcières se traînaient vers la sortie…
Il avança longtemps dans le boyau rocheux qui serpentait vers l’air libre.
Et là, alors qu’il passait la gueule béante de la grotte, ce qu’il vit le stupéfia.
Des corps inanimés jonchaient le sol.
Des corps de fées.
Encerclés par des loups-garous et des vampires, qui attendaient tous les ordres de Riley. Sous sa forme animale, celui-ci se tenait devant Mary Ann, tous crocs dehors. On aurait dit qu’il… la protégeait. Oui, il la protégeait de son propre peuple.
Mary Ann, quant à elle, était livide. Elle souffrait, se tordait, pliée en deux.
— Aden ! lança-t-elle en gémissant quand elle l’aperçut.
Comme il apparaissait dans la lumière du dehors, tous les yeux se tournèrent vers lui. Aussitôt, les vampires s’agenouillèrent ; quant aux sorcières qui le suivaient, elles reculèrent, frappées d’horreur.
— Laissez passer les sorcières. Ne les regardez pas. Ne les touchez pas. N’essayez pas de les suivre. Laissez-les passer, tout simplement.
Hésitantes, les sorcières s’avancèrent, l’une derrière l’autre, se soutenant les unes les autres. Les vampires s’écartèrent pour leur laisser un passage. Personne ne tenta de les retenir.
— Riley, raccompagne Mary Ann chez elle, ordonna alors Aden.
De toute évidence, elle était malade et avait besoin de repos.
— Majesté, lança un vampire couvert de sang, c’est un Draineur. Elle doit être éliminée.
— Je ne veux pas savoir ce qu’elle est. Personne n’a le droit de la toucher ni de la suivre, elle non plus. Riley, fais ce que je t’ai dit : ramène-la chez elle. Immédiatement.
Le garde du corps passa derrière Mary Ann, lui posa la main sur l’épaule et la poussa doucement en avant. Une fois encore, comme ils l’avaient fait pour les sorcières, les loups-garous et les vampires ouvrirent un passage, même si, cette fois, leur réticence était manifeste.
Quelle obéissance aveugle… En un éclair, Aden venait de comprendre ce que c’est qu’être roi. Et qui était son peuple. Quelle idée juste, belle, vraie ! Par sa victoire, il avait gagné son titre. En domptant les bêtes, il avait gagné davantage encore. Oui, il était bel et bien le souverain de cet outre-monde, et plus jamais, désormais, il ne rejetterait cette évidence.
— Les autres… Vous restez ici. Vous ne bougez pas.
De nouveau, il s’enfonça dans la caverne pour y rejoindre sa princesse et le monstre ; ni l’un ni l’autre n’avait bougé mais Victoria semblait moins mal en point.
— Comment te sens-tu ?
Il s’agenouilla devant elle et lui prit le menton. Délicatement, il jugea la gravité de ses blessures ; des blessures qui cicatrisaient déjà.
— Mieux, admit-elle.
Elle le regardait de ses grands yeux bleus, inquiète.
— Et toi ?
— Tout va bien.
A ces mots, elle le prit dans ses bras pour le couvrir de baisers rapides et doux. Cette nuit, tant de choses auraient pu tourner au désastre ; il aurait pu perdre littéralement tous ceux qu’il aimait.
Tout allait bien, oui. Merveilleusement bien.
Pour le monstre, l’heure était donc venue de retourner à l’intérieur de Victoria ; la bête renâcla puis finit par obtempérer. Dehors, les vampires et les loups-garous les attendaient toujours. Ainsi, ses ordres avaient été suivis. Fidèlement.
— Je suis le roi, dit-il à Victoria qui accueillit cet aveu avec un sourire heureux. Rentrez chez vous, ajouta-t-il à l’adresse de la foule qui lui faisait face. Reposez-vous. Je suis fier de vous tous.
— C’est toi que je vais emmener à la maison, maintenant, lui murmura Victoria au moment de le téléporter, alors que le paysage se brouillait autour d’eux.
***
A présent, ils étaient de nouveau dans la chambre d’Aden, au ranch D & M. Shannon ronflait doucement. Aden s’approcha de lui, pour voir si tout allait bien, tandis qu’une vision de l’avenir germait dans son esprit. Il avait encore beaucoup à faire, ici, pour les autres garçons, avant de partir régner et d’aller vivre avec Victoria au manoir des vampires. Pour les garçons, et pour Dan. Afin d’assurer leur bien-être et surtout leur sécurité.
Et Thomas ? Où pouvait bien être le Faé ?
— Rentre chez toi, Victoria, dit-il en déposant doucement un baiser sur ses lèvres. Toi aussi tu as besoin de repos. Demain, nous sortons en amoureux.
— C’est un ordre de mon roi ? demanda-t-elle dans un sourire.
— Plutôt le souhait du garçon qui t’aime.
— Alors j’accepte.
***
— Pars, Mary Ann, lança Riley tout en fourrant les affaires qu’il trouvait dans un sac de voyage.
Au fur et à mesure qu’il s’en emparait, Mary Ann les ressortait du sac. Mais Riley ne désarmait pas.
— Tu dois fuir cet endroit ; et je viens avec toi.
— C’est impossible. Je refuse de laisser mon père tout seul. Et toi, tu ne viens nulle part avec moi.
— Si tu restes ici, les autres s’en prendront à lui pour t’atteindre. Maintenant, tout le monde sait ce que tu es. Aden peut interdire aux loups-garous et aux vampires de te toucher, mais il n’a aucune autorité sur les sorcières ou les fées. Et vu ce que tu leur as fait cette nuit, elles vont se montrer sans merci.
Il avait raison, Mary Ann le savait bien, hélas. Mais cela ne rendait pas les choses moins difficiles.
— Comment veux-tu que j’abandonne mon propre père !
— Laisse-lui une lettre, répondit Riley sur le ton de l’urgence. Fais-lui tes adieux. C’est la seule manière de le sauver.
Le sauver. Ces mots suffirent à décider Mary Ann. Les yeux pleins de larmes, elle se résolut alors à laisser Riley emballer ses vêtements, et alla dans le bureau pour écrire. Dans la lettre, elle allait dire à son père qu’elle l’aimait, qu’elle devait s’éloigner de lui pendant un certain temps, et qu’elle le contacterait dès qu’elle le pourrait.
Sûr qu’il se sentirait désemparé. Qu’il se ferait des reproches. Vraiment, elle se détestait déjà de lui infliger une telle épreuve.
— Tout est prêt, déclara Riley.
— Mon père… il est toujours confiné dans sa chambre. La fée le lui a ordonné, quoi qu’il se passe et quoi qu’il entende. Je crois qu’il n’en a pas bougé de toute la nuit.
Lorsqu’elle était allée le voir, il n’avait même paru ni l’entendre ni la remarquer ; il était simplement assis, là, sur son lit, les yeux hagards.
— J’appellerai Victoria, affirma Riley, et elle s’occupera de le délivrer de l’ordre de la fée. Partons immédiatement !
— Et Aden ? Personne d’autre que nous ne sait que Vlad est toujours en vie. Qu’arrivera-t-il quand la nouvelle se répandra ? Il faut que tu restes auprès de lui pour le protéger. A moins que tu aies cessé d’être loyal envers lui ?
Il plissa les yeux ; elle lut la tension dans son regard. Elle le connaissait si bien, maintenant…
— Non, je n’ai pas cessé d’être loyal à Aden. Et tout le monde le restera, crois-moi ; car Aden a déjà prouvé qu’il est un bien meilleur souverain que Vlad, et surtout plus puissant puisqu’il a su dompter les bêtes. Pourquoi notre peuple se tournerait-il vers Vlad, ce bourreau, à présent que nous avons Aden ? Nous préférerons affronter la colère de l’Empaleur que celle d’un garçon capable d’apprivoiser des monstres. Maintenant, allons-nous-en.
Déchirée, Mary Ann se décida et fit face. Elle devait dire au revoir à son père, à présent ; et une autre épreuve l’attendait aussi.
— Je pars seule, murmura-t-elle, je te l’ai dit.
Riley s’échauffa.
— Hors de question. N’y pense même pas ! s’écria-t-il en jetant le sac de voyage en travers sur son épaule. On part ensemble.
— Je pars seule, ou bien je ne vais nulle part.
Il était tout simplement impossible qu’elle laisse Riley tout abandonner pour elle. D’autant plus que ce geste vaudrait sans doute au loup d’être tué. Par elle, si elle ne réussissait pas à contrôler sa nature de Draineur ; ou bien par les loups eux-mêmes, parce que Riley l’avait déjà protégée une fois terminé le combat contre les fées. On ne lui pardonnerait pas de recommencer, de trahir deux fois sa race en épousant la cause de Mary Ann ; et cela bien que Mary Ann ait contribué à la victoire. D’ailleurs, les loups avaient grogné et montré les crocs comme si Riley était lui-même l’ennemi, et seule l’intervention d’Aden les avait retenus de bondir.
Tandis que si elle partait seule…
Si elle partait seule, Riley retournerait vers les siens et ceux-ci le pardonneraient, l’accueilleraient de nouveau dans leur cercle.
— Où iras-tu ? lança Riley. Tu penses vraiment pouvoir t’en tirer seule ?
Elle n’avait pas de réponse à cette question ; et de toute façon, elle l’aurait gardée pour elle.
— C’est mon secret.
Comme Riley s’apprêtait à répliquer, elle s’empressa d’ajouter :
— C’est préférable pour nous deux.
Les larmes lui montaient aux yeux. C’est la meilleure solution, souviens-toi.
Riley finit par capituler.
— C’est bon, dit-il. Pars. Va-t’en sans moi.
Une grande tension l’habitait.
Mary Ann avait la gorge serrée. Elle prit le sac, sur lequel Riley serrait encore ses poings.
— Je suppose que c’est maintenant qu’on se dit au revoir…
Avant que les larmes la submergent, Mary Ann prit ses jambes à son cou et dévala l’escalier. Mais une fois devant la porte, elle se ravisa : elle ne pouvait pas mettre un terme à leur histoire d’une façon aussi brutale.
Elle retourna sur ses pas en hâte ; Riley affichait un air buté et maussade. Elle passa une main derrière son cou et l’attira à elle pour un baiser qu’elle aurait voulu rapide, vif. Mais sentir le goût de ses lèvres, la puissance qui se dégageait de son corps musclé lui donna la fièvre. Elle laissa le temps s’étirer, comme si cette étreinte pouvait ne jamais cesser…
Voilà. C’était leur dernier baiser. Elle le garderait pour toujours dans sa mémoire.
Elle aurait bien besoin de ce souvenir pour la soutenir, à l’avenir.
Dehors, le soleil brillait. Mary Ann jeta son sac sur la banquette de la voiture que Riley avait volée la veille. Le souvenir lui revint de leur trajet du retour, lui au volant, parcourant à vive allure les routes qui menaient du Texas à l’Oklahoma. Puis elle démarra.
Pendant des heures, elle conduisit, toujours tout droit.
Et pas un instant elle ne cessa de pleurer.
***
Aden préférait ne rien révéler de ses plans à Dan ni aux garçons. C’était le matin, et ils prenaient leur petit déjeuner en commun. La conversation roulait sur Mlle Brendal, dont la disparition récente, aussi subite et inexpliquée que celle de M. Thomas, troublait les esprits. En réaction, Dan avait décidé qu’il se passerait dorénavant de tuteurs et qu’il allait essayer d’inscrire tous les garçons au lycée de Crossroads, comme Aden et Shannon.
La nouvelle, bien entendu, avait fait l’effet d’une petite bombe.
Aden ne disait rien ; il nageait dans la joie tout en rangeant ses livres dans son sac de classe. Shannon et les autres pensionnaires du ranch finirent même par lui faire des remarques sur sa bonne humeur évidente. Dans sa tête, les âmes bavardaient — Caleb imaginait des plans pour retrouver les sorcières, Julian s’ingéniait à lui démontrer les points faibles de chacune de ses idées, cependant qu’Elijah essayait de comprendre pourquoi il entrevoyait un futur plus chaotique que jamais…
Oui, Aden était heureux. Mais que dire à ses camarades ? Il ne savait comment s’y prendre. Pour l’instant, néanmoins, cela n’avait guère d’importance. Après tout ce qui était arrivé au cours des dernières semaines, il tenait à profiter de la journée, tout simplement. Et de la soirée, en particulier — son premier vrai rendez-vous en bonne et due forme avec Victoria. Il sourit à cette idée. Il piaffait d’impatience, et la journée allait lui paraître bien longue…
De fait, les cours se déroulèrent avec une insupportable lenteur ; chaque leçon ressemblait à une véritable torture. Et cela, malgré le fait qu’Aden était enfin libre — libéré du sortilège des sorcières et de ses funestes conséquences.
Aujourd’hui, Victoria était absente, tout comme Mary Ann et Riley. Les uns comme les autres avaient bien mérité un temps de repos. Lui aussi aurait aimé se reposer, d’ailleurs, mais il se sentait trop redevable à Dan pour sécher davantage les cours.
Enfin, la dernière sonnerie de la journée retentit ! Une fois rentré au ranch, Aden s’efforça d’accomplir le plus rapidement possible les corvées qui lui incombaient, même si la fatigue le ralentissait. Les tâches expédiées, il se doucha, passa ses vêtements préférés — un jean et un T-shirt noir —, au moment même où la lune apparaissait dans le ciel sombre. Il aurait voulu acheter des fleurs à Victoria… sauf que, sans argent, il n’aurait que son cœur à lui offrir. Une fois de plus.
Il n’avait pas de voiture non plus, et le règlement du ranch interdisait les rendez-vous avec des filles. Selon Dan, les filles empêchaient les garçons de se concentrer et de travailler sérieusement, ce qui amenait toujours des problèmes. Victoria userait donc de son pouvoir pour venir le chercher et convaincre tout le monde que, pourtant, il restait bien sagement au ranch ce soir.
Et mon Dieu qu’elle était belle ! En dépit de ses blessures.
Elle arriva dans un haut bleu moulant et une mini-minijupe d’un bleu un peu plus pâle. Porter des couleurs lui allait à ravir : ce n’était plus une princesse vampire, mais un véritable ange de grâce et de beauté. Ses longs cheveux noirs invitaient à la douceur et à la caresse, et Aden ne rêvait que de s’isoler avec sa princesse pour enfouir les mains dans cette somptueuse chevelure.
Ils passèrent par la fenêtre, puis s’éloignèrent du ranch, main dans la main.
— Tu aimes ? demanda Victoria en tournant sur elle-même pour faire admirer sa tenue. Je les ai empruntés à Stephanie, évidemment. En parlant de ma famille… Je dois te dire que mes sœurs ont fini par décider que tu étais, je cite, « un gars pas si mal au fond ». En particulier depuis que tu as dompté leur bête, que tu t’es montré plus rusé que les sorcières et que tu as anéanti les fées…
— Pour ce qui est de ta tenue, je n’aime pas : j’adore ! Et pour tes sœurs, tu pourras leur dire que je les trouve pas mal non plus.
Ils échangèrent un sourire. Cela leur arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps, songea-t-il avec fierté. Le côté sombre, trop sérieux de Victoria s’effaçait peu à peu.
— Alors… on fait quoi ? demanda-t-elle. Ça me fait drôle de ne pas avoir de malédiction à vaincre ni de gobelins à affronter…
— Je vois ce que tu veux dire.
Ce soir, ils n’étaient que deux jeunes gens tout à fait ordinaires. Sortir et s’amuser devaient être leur seule préoccupation.
— Est-ce que tu as envie qu’on aille en ville ? Enfin, une autre ville que celle-ci, je veux dire. Une ville où personne ne nous connaît. Peut-être qu’on pourrait aller se faire un cinéma ?
Qu’est-ce que les filles aimaient faire le soir ? Aden se rendit soudain compte qu’il n’avait décidément aucune expérience en la matière !
— Ce serait génial, oui !
Elle lui reprit la main. L’instant d’après, le monde se mettait à tourner autour d’eux, le vent se levait et le paysage s’effaçait… avant que tout redevienne normal en même temps que ses pieds touchaient le sol, et que ses yeux s’ouvraient sur des murs d’immeuble.
Il se mit à rire :
— Tu deviens de plus en plus forte à ce jeu !
— N’est-ce pas ?
Génial comme son enthousiasme et sa joie sonnaient humains
Aden regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans une allée sombre, au coin de laquelle il distingua l’animation d’une rue, ainsi que les éclairages d’un carrefour où se croisaient de nombreuses voitures.
— Où sommes-nous ?
— A Tulsa. Pas très loin de chez nous, mais pas trop près non plus.
— Parfait.
Sauf que, soudain, Elijah vint jouer les trouble-fête.
Aden ! Rentre à la maison. Tout de suite.
— Tout ira bien, fit Aden pour le rassurer.
— Je sais que tout ira bien ! répliqua Victoria qui n’avait pas compris qu’il s’adressait à une âme. Dis-moi, qu’est-ce que tu penserais si, au lieu d’un ciné, nous allions danser ?
— Je trouverais ça… tout à fait possible, et même très intéressant.
Etait-il bon danseur ? Mystère. C’était sa première fois. Mais pour elle, pour sa princesse, il s’y essaierait, ne serait-ce que parce que cela lui donnerait l’occasion de la tenir dans ses bras. Une perspective des plus réjouissantes.
Aden, je t’en prie !
Une nuit, pensa-t-il. C’était tout ce qu’il voulait. Une soirée tranquille, avec elle.
— Demain, répondit-il à Elijah.
— Les âmes ? demanda alors Victoria.
— Oui.
— Ce sera notre prochain projet. Nous allons nous occuper d’elles.
Dans sa main, la main de Victoria était brûlante. Ils remontèrent l’allée en direction de la rue où ils comptaient se mêler à la foule.
— J’ai du mal à croire que c’est réel, murmura Victoria. Tout ça me semble presque… frivole.
— Je crois qu’en ce moment, nous avons grand besoin de frivolité !
Compris, Elijah ? J’en ai besoin !
— Tu as totalement raison. Dis donc, tu sais quoi ? s’écria-t-elle soudain avec son bel enthousiasme tout neuf.
Sans attendre de réponse, elle lui lâcha la main et se planta devant lui :
— J’ai appris une blague humaine !
— Non, sérieux ? répondit-il en lui remettant une mèche de cheveux en place. Tu me la racontes ?
Au même moment, à la périphérie de son champ de vision, il perçut un mouvement. Sur sa droite. Perplexe, il tenta de mieux la distinguer. Avait-il vraiment vu, dans cette ruelle déserte, cette poubelle bouger et se déplacer vers eux ?
Non, c’était impossible. De toute évidence, à force d’affronter des dangers de toute part, il était devenu un peu paranoïaque
Devant son expression inquiète, Victoria s’interrompit et regarda dans la même direction que lui.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Aden. Aden, fuis. Immédiatement.
Trop tard. En un éclair, comme surgi de nulle part, Tucker venait de bondir ; son visage était baigné de larmes.
— Mais qu’est-ce que… ?
La foule et les voitures disparurent, ainsi que Victoria, et Aden se retrouva seul.
Cette ruelle déserte, il ne la connaissait que trop bien, songea-t-il alors, soudain conscient de la scène qu’il était en train de vivre. Il l’avait parcourue dans d’innombrables visions.
Cette ruelle, il avait toujours redouté de s’y retrouver. Il aurait voulu ne jamais la connaître.
Il se mit en garde, prêt à se battre ; Tucker s’avança encore.
— Je suis désolé, vraiment désolé, tu sais, répétait celui-ci en sanglotant. Il m’a dit que je te trouverais ici. Pourquoi es-tu venu, pourquoi ?
Avant même que Tucker ait fini de parler, avant même qu’Aden soit passé à l’attaque, la douleur explosa dans sa poitrine. Une douleur familière, à la fois attendue et redoutée : celle que provoquait une lame en perçant la peau, avant de s’insinuer entre les os, de déchirer les muscles, les chairs et… les organes. C’était comme si chaque battement de son cœur se précipitait à la rencontre de la blessure, l’ouvrant encore plus.
Son cœur. Son cœur qui battait, son cœur qui contenait la vie. Son cœur qui allait sombrer et mourir.
Tucker avait accompli sa mission, et la prédiction. Il s’enfuit. Ses pas résonnèrent dans le silence de la ruelle.
Aden baissa les yeux sur sa poitrine. Planté, le couteau était rouge de sang — la couleur de la fontaine qui jaillissait du cœur d’Aden. Quelque part, Victoria hurlait son nom. Où était-elle ? Il ne réussissait pas à distinguer sa silhouette. Il était seul. Il allait mourir seul.
Pas un jour. Il n’avait pas eu un jour de paix. Même Dieu avait eu droit à son septième jour.
Mais pourquoi pensait-il à ça, à ce moment précis ? C’était étrange…
— Cela… valait la peine, dit-il dans un souffle en priant pour que Victoria, où qu’elle soit, puisse l’entendre.
Oui, l’avoir rencontrée, la connaître et l’aimer valait toutes les souffrances, toutes les morts. Si ç’avait été à refaire, il n’aurait rien changé ; il avait passé avec elle des instants merveilleux.
La ruelle déserte sembla se mettre à scintiller, puis elle disparut peu à peu ; et Aden se retrouva dans la rue passante qu’il venait de quitter.
Elijah gémissait. Caleb et Julian hurlaient. Ils ne pouvaient accepter ce qui venait d’arriver.
Alors, en fait, il n’était pas vraiment seul. Les âmes étaient avec lui. Ils avaient commencé leur vie ensemble, ils allaient la terminer ensemble. Oh, mon Dieu. C’était la fin. The End. Et comme ce mot résonnait dans sa tête, Aden se rendit compte qu’il n’était pas prêt. Pas encore. Pourtant, la douleur l’emportait ; il tombait, tombait… un rideau noir le recouvrait…
Bientôt, il cessa de penser.
***
Est-ce que quelqu’un tentait de le réanimer avec des électrodes directement branchées sur son cerveau ? Soudain, tout le corps d’Aden fut pris d’un spasme et s’arqua dans une souffrance intolérable. Dieu merci, le rideau noir s’abattit de nouveau, et il fut emporté au loin… jusqu’à ce que le choc électrique l’aiguillonne de nouveau et le rappelle à la conscience. Et le processus se répéta, encore et encore…
— … le sauver.
C’était la voix de Victoria, une voix aux accents suppliants.
— Il faut que vous le sauviez.
— Sa blessure est bien trop grave, répondit une autre voix, une voix qu’il ne reconnut pas. Et nous lui avons transfusé tout le sang que vous pouviez donner sans vous mettre vous-même en danger. Si nous continuons, vous risquez de mourir tous les deux.
— Mais c’est notre roi ! s’écria-t-elle. Nous ne pouvons pas le laisser mourir !
Je suis là, je t’entends, aurait-il voulu dire, mais sa bouche refusait de lui obéir. Les âmes…, pensa-t-il. Elles étaient toujours dans sa tête : il les entendait pleurer et gémir. Aucune ne semblait capable d’articuler. Que se passait-il ? Etait-ce la fin pour tous ?
— Essayez de le retourner, lança Victoria dans l’urgence. Videz-le complètement de son sang, et donnez-lui ce qui reste du mien.
L’autre poussa un cri d’effroi.
— Nous avons déjà tenté cette expérience par le passé, Princesse. Sans succès, vous le savez. Depuis Vlad, aucune transformation n’a réussi. Le plus souvent, le donneur lui-même est mort au cours de l’opération.
— Ça m’est égal.
— Souvent…
— Ça aussi, je le sais ! Faites ce que je vous dis, c’est tout. C’est le seul moyen, et il faut le tenter. Il le faut, répéta-t-elle, des sanglots dans la voix.
Non ! Ne mets pas ta vie en danger, Victoria ! Tout sauf ça… Pourquoi ses lèvres demeuraient-elles muettes ?
— Très bien, reprit docilement l’interlocuteur de Victoria. Je vous laisse disposer de lui. Mais sachez ceci, Princesse : dès que notre peuple aura vent de sa condition, dès qu’on saura à quel point il est faible — et nous n’allons pas pouvoir garder ce secret bien longtemps —, des prétendants chercheront à s’en prendre à lui pour obtenir la couronne. Il y aura des luttes. Aden a prouvé de nombreuses fois qu’il était un roi valeureux et très capable, je le sais ; quoi qu’il en soit, ceux qui rêvent de pouvoir ne se laisseront pas dissuader. Ses opposants voudront profiter de sa faiblesse pour frapper.
— Il faudra d’abord qu’ils le trouvent. Et quand il sera rétabli, et je vous jure que ça arrivera, tous ceux qui auront osé le défier seront châtiés.
Des coups, brefs et pressés, résonnèrent à la porte. On entendit des pas, puis une exclamation de surprise.
— Riley ?
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? s’exclama le loup, terrifié, en découvrant le corps inerte d’Aden.
— Ne t’approche pas ! Ne le touche pas. Je vais essayer de le transformer. Contente-toi de surveiller tout le monde. Moi, je l’emporte avec moi.
— Le transformer ? L’emporter avec toi ? Mais, Victoria, c’est impossible !
— C’est possible, et je vais te le prouver. Recule !
Il y eut une pause.
— D’accord, d’accord. Je recule. Avant, j’ai quelque chose à te dire. Plusieurs, en fait. Mary Ann s’est enfuie. Je l’ai suivie pour m’assurer qu’elle était en sécurité, et je ne suis revenu ici que pour te mettre au courant. Il faut que j’aille la retrouver avant qu’elle ne décide de changer de cachette, sans quoi je risque de perdre sa trace. Alors, écoute-moi : Draven t’a lancé un défi qui concerne tes droits sur Aden. Ton père est en vie et il…
— Un défi ? Non ! Pas maintenant ! Et qu’est-ce que tu veux dire par « ton père est en vie » ? Si c’était vrai, il s’en prendrait à Aden, il… Oh, non ! Je ne le laisserai pas faire !
Puis il y eut le silence. Le silence, et le sentiment de flotter dans le vide. Les ténèbres. Brusquement, Aden eut l’impression qu’on lui tranchait le cou. Pourtant, alors, enfin, il parvint à ouvrir la bouche.
Pour hurler.
Il tenta désespérément de bouger, de s’arracher à cette sensation ; mais bien vite, il dut renoncer. Il n’avait plus aucune force.
De nouveau, le voile noir. Cette douceur miséricordieuse qui le recouvrait, le protégeait. Qui s’en allait.
… froid, il avait si froid…
C’était comme une couverture. Une saleté de couverture qui n’arrêtait pas de glisser. Il la remit en place.
… chaud, il avait si chaud…
Il repoussa la couverture… C’était mieux. Mais cela ne dura pas longtemps.
FROID. SI FROID.
Il la saisit de nouveau, la ramena sur lui.
CHAUD. TROP CHAUD.
Cette fois, il la repoussa aussi fort qu’il put, à coups de poing et de pieds. Enfin, il en fut débarrassé.
MAL. SI MAL…
MAL. TROP MAL.
Le temps était un océan sans fin. Un changement perpétuel. Aden se laissait emporter, ballotté par ses vagues. Il coulait, luttait, revenait à la surface, coulait, dérivait… froid, il avait si froid… et il se demandait… chaud, trop chaud… s’il parviendrait un jour à retrouver le chemin de sa maison. Chez lui. Chez lui ? C’était où, chez lui ? La réponse à cette question lui échappait. Trop de bruits. Trop de discussions, incohérentes, ennuyeuses. La douleur était revenue. Mais pas la couverture. Dieu merci, pas la couverture.
Puis, en un clin d’œil, l’océan disparut. Il vit une caverne et il se vit lui-même. Livide, moribond, respirant à peine, des ruisseaux de sueur coulant de son front et entraînant avec eux le sang qui maculait son corps et ses vêtements ; et il vit Victoria, livide et moribonde comme lui, allongée à ses côtés. Elle se tordait de douleur et gémissait ; il pouvait entendre toutes ses pensées, toutes les pensées qui l’avaient traversé au long de sa vie ; il les entendait si fort qu’il lui était impossible de les comprendre, de se les approprier, et elles étaient si nombreuses, oui, si nombreuses, les pensées, dans sa tête, les siennes, celles de Victoria, celles des âmes, et leurs douleurs aussi se mélangeaient, toutes leurs souffrances, un amas informe, si gigantesque qu’il ne pouvait se contenir nulle part, et quelque chose, quelque chose devait céder, il le fallait, sans quoi ce serait lui qui serait brisé, qui exploserait en milliers d’éclats pour l’éternité.
De nouveau, il voulut la couverture.
Puis il y eut le silence. Un grand calme. Mais rien de tout cela ne dura. Au loin, il entendit un rugissement. Non, pas au loin. Fort, de plus en plus fort… près, de plus en plus… si près ! A l’intérieur de lui ! Oui, le rugissement provenait de son propre corps, le remplissait ; on aurait dit qu’il allait ressortir par les pores de sa peau. Mais, au moins, le chaos des conversations avait cessé dans sa tête. Chaud. Il avait plus chaud qu’avant. Il brûlait. Il sentait les cloques se former, il se voyait se consumer et se réduire en cendres — et puis se reconstituer, plus dur, plus lourd, et de plus en plus chaud.
— Aden…
Où était passé le froid ? Il voulait avoir froid.
— Aden, je t’en prie.
La voix lui parvenait à peine ; le rugissement la recouvrait.
— Ouvre les yeux.
Sa bouche était sèche, comme tapissée de coton ; ses gencives et sa langue étaient gonflées, ses lèvres tuméfiées. Il avait l’impression que tout son corps, ses muscles et ses os, venaient de passer sous une moissonneuse-batteuse.
— Aden !
Ses paupières s’ouvrirent d’elles-mêmes. Il haletait, couvert de sueur. Le visage blafard de Victoria était penché au-dessus de lui. Ses yeux cernés affichaient une expression de souffrance ; elle avait les mains plaquées sur ses oreilles et se tordait.
S’agissait-il d’un rêve ? Ou bien était-il déjà mort ? au paradis ? Voire. Il ne serait jamais entré, au paradis. Et pendant ce temps, il continuait d’entendre le rugissement terrible, tout comme il continuait à éprouver une brûlure à l’intérieur de lui, en plus de la douleur et de la fatigue.
— Aden…
Il se redressa brusquement. Un vertige le prit, puis se dissipa. La douleur s’accrut.
— Il y a un problème ! s’exclama-t-il. Je suis bizarre.
Les mots qu’il prononçait étaient étrangement maladroits, comme s’ils devaient franchir des dents qu’il ne reconnaissait pas, qui n’étaient pas les siennes. Des… crocs ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Quelque chose d’anormal était arrivé, et de mauvais — mais quoi ?
Et soudain, il comprit : pour lui sauver la vie, Victoria lui avait donné son sang au point de le transformer en vampire. La conversation dont il gardait un vague souvenir devait être celle de la princesse avec, sans doute, un chirurgien des transformations.
Il voulut poser la question ; Victoria le devança :
— Les âmes, dit-elle. Elles sont passées en moi ! Elles parlent. Elles parlent sans arrêt ! Est-ce qu’elles vont se taire ? Et je crois que tu… que tu as ma bête en toi.
Puis, comme si elle avait consacré ses toutes dernières forces à lui faire cette révélation, elle s’écroula, évanouie, entre ses bras.
Hagard, Aden la tint serrée tout contre lui. Son cerveau ne s’était sans doute pas remis en route ; ses pensées ne cessaient de se dissoudre, de tourbillonner comme des fragments épars. La fatigue l’abrutissait. Avec précaution, il s’allongea à même le sol, tout en tenant Victoria toujours dans ses bras.
Ils étaient en vie ! Cela, au moins, était clair pour lui. Quoi qu’il leur soit arrivé, ils étaient tous les deux vivants. Le reste… le reste pouvait attendre. Et quels que soient les changements qu’ils avaient subis, quels que soient les défis qui les attendaient, ils en triompheraient. De cela, il était certain aussi. Ils avaient vaincu les sorcières et le sortilège de mort. Tous les pièges de la terre pouvaient bien les guetter, ils s’en sortiraient. Parce qu’ils étaient ensemble, parce qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre.
Rien n’était plus précieux.
— Ne me laisse pas, supplia Victoria.
— Bien sûr que non, murmura-t-il. Je suis avec toi pour toujours.
Du moins, il l’espérait.