3
Le sang allait couler. Abondamment.
Riley planta les crocs dans la gorge de Thomas ; ses griffes puissantes lacérèrent sa poitrine. De la fumée monta de la chemise déchirée. Une odeur de brûlé, chair et tissu mêlés, se répandit dans la chambre. Il y eut un hurlement. Empoignant à pleines mains le pelage du loup-garou, Thomas le souleva de terre et le fit voler à travers la pièce — il percuta Aden en pleine poitrine, et Aden à son tour heurta le mur.
Sous le choc, la peinture s’écailla et des morceaux de plâtre tombèrent sur le sol. L’impact lui coupa le souffle et il se retrouva à genoux, haletant.
Riley se releva instantanément et bondit de plus belle sur l’homme-fée ; tous deux tombèrent à la renverse, leurs corps inextricablement mêlés. Chaque fois que les griffes du loup-garou touchaient leur cible, l’odeur de chair brûlée s’intensifiait et le sang giclait. Quelques gouttes atteignirent le visage d’Aden. Elles étaient curieusement froides, comme des morceaux de glace. Et quand les poignards du Faé entrèrent dans la danse, rapides comme l’éclair, ce fut au tour du sang de Riley de couler en flots aussi ardents que des brandons échappés d’un brasier.
Aide-le ! intervint Julian.
On n’en était pas plutôt à « Faites l’amour, pas la guerre » ? demanda Caleb qui, maintenant que le loup était en train de prendre une dérouillée à leur place, retrouvait son courage.
A grand-peine, Aden parvint à se relever ; le choc avait vidé ses poumons, et il devait lutter pour chaque bouffée d’air. La tête lui tournait violemment. Chancelant, il dut s’appuyer contre le mur.
Elijah ?
Le médium savait certainement ce qu’Aden s’apprêtait à lui demander. Que pouvait-il faire ? Comment aider Riley ? Il n’avait pas d’armes et ne pouvait quitter la pièce pour en chercher.
Je ne sais pas, se lamenta Elijah.
— Est-ce que Riley va gagner, alors ?
Aden chuchotait ces paroles pour n’être entendu que de l’esprit ; il n’aurait pas voulu déconcentrer le loup-garou en plein combat.
Je ne sais pas, répéta le médium de la même voix désolée. Je vois le sang. Le sang coule, partout dans la maison. Le sang de tout le monde.
A ce point ? A cause de cette seule bagarre ? Ou bien quelque chose d’autre allait-il arriver ?
Thomas, sans cesse, repoussait les attaques de Riley, le projetant violemment à l’autre bout de la pièce ; et sans cesse, Riley, pareil à une catapulte, revenait à la charge, tous crocs dehors. Pour une raison ou une autre, il avait cessé de se servir de ses griffes. Les meubles étaient réduits en pièces et les murs détruits — y compris le mur invisible, ce qui permit aux deux combattants de poursuivre leurs assauts dans le couloir, puis dans une chambre attenante, dont ils firent voler la porte en éclats. Celle-là, on ne pourrait pas la réparer. Aden les suivit. Dans la bataille, Thomas avait laissé tomber ses poignards ; Aden tenta donc de les ramasser pour, à son tour, se mêler au combat, mais tous ses efforts demeurèrent vains : chacune de ses tentatives pour s’emparer des armes se solda par un échec ; il ne put saisir les lames qui disparurent soudain, comme par magie. Pendant ce temps, l’homme-fée et le loup-garou poursuivaient leur lutte à mort, se déplaçant si vite qu’Aden avait du mal à les suivre.
Ils détruisaient les murs, les portes, les meubles… mais rien d’autre. Comment était-ce possible ?
Les adolescents qui vivaient au ranch D & M — Seth, Ryder, RJ, Terry et Brian — se tenaient dans la pièce commune. Tous avaient un livre à la main. Certains lisaient, d’autres faisaient semblant ; mais on aurait dit qu’aucun d’eux ne remarquait la lutte à mort qui faisait rage autour d’eux.
Ils ne réagirent même pas quand les chaises sur lesquelles ils étaient assis furent renversées et réduites en miettes. Ils restèrent là, assis sur des sièges invisibles. Ou de l’air. Riley et Thomas passaient au travers d’eux, apparemment invisibles, imperceptibles, inaudibles. Les garçons ne remarquaient ni leurs mouvements ni le sang qui giclait sur eux. Ils ne voyaient rien.
Etrange. Carrément flippant. Dans la bataille, Thomas avait reçu de nombreuses blessures qui saignaient abondamment ; pourtant, il ne semblait pas le moins du monde affaibli. Au contraire, on aurait dit qu’il devenait de plus en plus fort. Les attaques de Riley, en revanche, perdaient leur intensité de minute en minute ; ses bonds étaient moins vifs, ses grondements devenaient de plus en plus sourds. Mais les blessures qu’il recevait se refermaient et guérissaient instantanément.
Qu’est-ce qui l’affaiblissait ?
Thomas ne frappait, remarqua Aden, que pour obliger Riley à lâcher prise ; lorsque le loup-garou plantait ses dents dans l’homme-fée, celui-ci se contentait de l’écarter. Il renversait même la tête en arrière, comme pour inciter Riley à viser sa gorge plutôt que toute autre partie de son corps, ses mains en particulier. Pourquoi se comportait-il ainsi ?
A bien l’observer, on voyait même que, chaque fois qu’il repoussait le loup-garou, il laissait ses mains plusieurs secondes au contact de l’animal, comme pour le caresser. A première vue, c’était stupide. Stupide… ou nécessaire ?
Le Faé était-il capable d’affaiblir Riley avec ses mains ? Cela pouvait expliquer pourquoi il cherchait à tout prix à les tenir à l’écart des dents du loup-garou ; et pourquoi, aussi, il semblait ne pas se soucier des blessures qu’il pouvait récolter. Au fond, que sont quelques estafilades quand vous savez que votre adversaire sera bientôt trop faible pour attaquer ?
— Comment puis-je les aider ? s’interrogea Aden.
Et au même moment, la réponse lui vint, évidente. Evidente, et terrible.
Tu le sais très bien, confirma Elijah. D’inquiète, sa voix était devenue torturée d’angoisse : lui aussi savait ce qu’il leur restait à faire.
Quoi ? demanda Julian ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Aden avala sa salive, pétrifié.
— Caleb, c’est à toi de jouer.
A moi de… Oh non, pitié !
Pas besoin d’en dire plus, ils avaient tous compris. Faire appel à Caleb ne pouvait signifier qu’une chose : ils s’apprêtaient à posséder le corps de Thomas.
Non. Il doit y avoir un autre moyen ! S’il avait eu un corps, Julian, à ce moment même, aurait été en train de reculer en secouant la tête.
— Désolé, les gars.
Il le fallait. Pour Riley. Et pour eux-mêmes, évidemment.
La souffrance, gémit Julien. Encore de la souffrance. On n’en peut plus. On a déjà trop eu mal. Ça va nous achever.
Il n’y a pas d’autre moyen, raisonna Elijah. Le Faé doit mourir.
— On a vécu pire, intervint Aden.
Comme brûler vif. Que pouvait-il y avoir de pire que ça ?
— Et si je veux embrasser Victoria de nouveau, je dois sauver son garde du corps.
C’est pas mon genre d’annoncer les mauvaises nouvelles, mais je dois dire qu’Aden a raison, lança Caleb. Son revirement soudain n’était guère surprenant : il aurait fait n’importe quoi pour un baiser. On survivra, même si ce n’est pas le cas de Thomas. C’est tout ce qui compte.
Aden reporta toute son attention sur les deux combattants. Riley gisait sur le sol, allongé à quelques mètres de Thomas ; il faisait de son mieux pour se redresser, s’appuyant sur ses coudes pour avancer centimètre par centimètre vers son assaillant. Sa détermination était incroyable. Thomas, de son côté, qui venait d’être projeté contre le mur comme une poupée de chiffons, époussetait calmement des morceaux de plâtre et de peinture sur ses épaules. Sa chemise était en lambeaux et sa peau écorchée ; pourtant, les blessures commençaient à se refermer d’elles-mêmes, comme si l’homme-fée était parvenu à absorber le pouvoir d’autoguérison du loup-garou.
Avec un sourire de triomphe, Thomas s’approcha de Riley toujours étendu sur le sol.
— Tu diras à ta princesse de ne pas envoyer de gamins pour faire un boulot d’homme. Mais j’y pense ! Tu ne lui diras rien du tout, parce que tu ne quitteras pas cette pièce vivant.
Les yeux de Riley lançaient des éclairs de rage et de haine.
L’homme-fée soupira :
— Néanmoins, sache que j’admire ton courage, loup. Tu mourras donc avec les honneurs. Apprends que je ne suis pas un simple serviteur du royaume Faé, mais bel et bien un prince. Et par là même, je suis indestructible. Entrer dans ma dimension, c’était donc signer ton arrêt de mort. Il n’y a aucune honte à ta défaite. Je vais te tuer ; prends-le comme un honneur.
Un honneur ?
Riley gronda, soulignant les pensées d’Aden.
Les sourcils froncés par la réflexion, Thomas se pencha en avant :
— Je te répète que ton courage est admirable. Quel dommage que tu serves les vampires ! Dis-moi, loup, aurais-tu par hasard envie de changer de camp ?
Nouveau grondement — un refus, de toute évidence.
— Eh bien, tu m’en vois désolé. Prépare-toi à mourir, alors. Rassure-toi, je vais faire vite.
Qu’est-ce que tu attends ? Aden ne sut pas si la question venait des esprits ou de lui-même. Riley était son ami (en général), et il ne laisserait pas souffrir un ami. Même si cela signifiait souffrir à sa place.
A l’instant même où la main de l’homme-fée allait une nouvelle fois entrer en contact avec la fourrure du loup-garou, Aden — dont les deux combattants avaient visiblement oublié la présence — se jeta en avant, en direction de Thomas. Il ne s’arrêta pas devant lui, ne s’arrêta pas quand il fut sur lui ; il passa littéralement à l’intérieur de la fée.
Grâce à Caleb, il lui suffisait de toucher la peau de quelqu’un pour devenir celui-ci. Le passage de l’état solide à cet état de brume insubstantielle était, comme l’avait annoncé Julian, extrêmement douloureux — une douleur effroyable, affolante, inhumaine. Pourtant, Aden n’hésita pas. Avec un cri d’agonie, il se fondit à Thomas.
La tonalité de son cri changea quand il s’intégra au corps du Faé ; à présent, c’était la voix basse et rauque de Thomas qu’on entendait.
Une sueur froide l’envahit ; pantelant, il tomba à genoux. La douleur transperçait son corps comme des lames — pour la faire cesser, il aurait voulu se frapper la poitrine, arracher sa peau. Il avait l’impression que chacun de ses os était une lance qui cisaillait ses muscles. Et, pire encore, il savait que la douleur ne faisait que commencer.
Thomas hurla à l’intérieur de sa tête. Qu’est-ce que tu fais ? Comment es-tu entré en moi ? Lâche-moi !
En général, quand il possédait un corps, Aden parvenait à bloquer les pensées de la personne. Il prenait les commandes de son esprit afin qu’elle ne se souvienne de rien par la suite. Mais les créatures surnaturelles, avait-il appris récemment, ne réagissaient pas comme les humains, et de loin. Elles savaient ce qui se passait dans leur tête. Et elles détestaient ça.
— Riley, fit-il avec la voix grave de Thomas, c’est Aden qui te parle. Je suis à l’intérieur de la fée. Je contrôle son corps.
Un regard vert émeraude le dévisagea, cherchant une confirmation à ses paroles.
Aden sentait le pouvoir magique qui lui courait dans les veines. Une telle puissance ! Il sentait même le pouvoir de Riley, comme si la fée n’avait pas seulement affaibli le loup-garou, mais avait bel et bien absorbé et stocké sa force dans son corps. Une pulsation animale, sauvage, réchauffait son sang, chantant dans son esprit comme un chœur céleste, l’enivrant au-delà des mots.
C’est comme une drogue… Une fois de plus, il ne sut qui parlait, de lui ou des esprits. Peut-être tous à la fois. En dépit de la douleur folle qui le tenaillait, une partie de lui ressentait le désir de rester pour toujours dans le corps de la fée, de se dissoudre dans cette vague de puissance et de chaleur en oubliant la tâche à accomplir.
Il te faut agir vite, lança Elijah précipitamment, ou tu seras incapable de ressortir.
Mais bien sûr qu’il allait ressortir. Dans cinq minutes. Cinq minutes, ce n’était rien, après tout… Et cette musique, si douce, si apaisante…
Plus vite tu sors, plus vite tu retrouveras Victoria, ajouta Caleb.
Victoria. Oui. Se trouver à ses côtés était encore plus agréable. Aden parvint à se concentrer de nouveau sur la tâche qui l’attendait.
— Riley. Dis-moi ce que je dois faire pour que tu puisses battre Thomas.
Le loup l’étudia posément, puis hocha la tête, apparemment convaincu que son ami avait bel et bien possédé le corps de la fée.
— Dis-le, et je le ferai. Quoi que ce soit.
Un instant passa ; le loup fronça les sourcils, poussa un grognement. Il avait l’air d’attendre quelque chose ; mais quelle que soit la réaction qu’il voulait provoquer chez Aden, il ne l’obtint pas. Pour finir, il se remit sur ses pattes et, d’une démarche hésitante, se dirigea vers le placard de la chambre.
— Riley ? appela Aden.
Que se passait-il ? Le loup n’allait tout de même pas l’abandonner ici ! Devait-il le suivre ?
Il y eut une vive lumière, ponctuée de grognements, puis un bruit de tissu qu’on déplie. Aden avança d’un pas vers le placard. Au même moment, Riley en sortit, sous sa forme humaine. Il ne portait ni T-shirt ni chaussures, mais simplement son jean habituel, aussi mal coupé qu’indestructible.
Comment était-il parvenu à le saisir ? Ses mains, contrairement à celles d’Aden, ne glissaient donc pas sur les objets matériels ?
D’ordinaire tanée, la peau de Riley était à présent plus que pâle ; sur son bras, des veines bleues se détachaient nettement. Ses joues étaient creuses, ses yeux terriblement marqués par la fatigue et les coups. Sur sa poitrine, on distinguait des lacérations, comme si sa faculté d’autoguérison instantanée l’avait abandonné.
— Les fées n’entendent pas les messages télépathiques des loups-garous, expliqua-t-il d’une voix faible, et je suppose que toi non plus, tant que tu es là-dedans. Parce que je te disais quoi faire, mais tu n’as pas réagi.
D’accord. Mais cela voulait dire qu’il attendait qu’Aden réagisse. Pourquoi ? Parce qu’il annonçait de mauvaises nouvelles ?
— Redis-le-moi, alors.
Ne l’aide pas ! rugit Thomas à l’intérieur de son crâne. C’est lui l’ennemi. Ses maîtres veulent détruire le monde et tous les humains qui le peuplent. Tu m’entends ? Détruis-le !
Aden fit de son mieux pour ignorer ces propos.
— Je dois lui plonger une lame en plein cœur, annonça Riley calmement.
Non ! La réponse jaillit spontanément. Elle venait aussi bien d’Aden que de Thomas.
Génial. Ça, c’était Caleb.
Nom d’un chien. Julian.
Du sang. Elijah, bien sûr.
— Il y a un autre moyen ? parvint à dire Aden en dépit de la boule qui obstruait sa gorge. Une façon de le laisser dans cette dimension en l’empêchant de nuire ?
— Non, il n’y a pas d’autre façon. C’est un Faé, et comme tous les siens, il peut voler la force des autres créatures immortelles, voire emprunter temporairement leurs pouvoirs. Qui plus est, c’est un prince, et si on le laisse en vie, il va lever une armée pour se venger de nous.
— Je n’aime pas l’idée de le tuer, fit Aden (Elijah, pourtant, lui murmurait lui aussi que c’était la seule solution). Les fées protègent les humains.
Victoria le lui avait expliqué. Néanmoins, même sans cela, il aurait pu le comprendre lui-même à l’instant précis où il était entré dans le corps de l’homme-fée. La pensée était là, aussi évidente et puissante que la chaleur et les chants qu’il avait entendus : les humains étaient comme des enfants. Des enfants irresponsables, brutaux, mais des enfants tout de même, que les habitants du royaume Faé aimaient de tout leur cœur.
— Il te tuera si tu lui donnes une autre occasion, l’avertit Riley.
— Je le sais, répondit Aden.
Il y avait pensé lui aussi.
— Je le sais, reprit-il, mais ça m’est égal.
Après tout, il savait se défendre. Non ?
— Il tuera également Victoria, ajouta froidement Riley.
C’était un coup bas. Le loup-garou le savait parfaitement : Aden était prêt à tout pour défendre Victoria. Il serra les poings et ferma les yeux. Son cœur battait la chamade. Il s’apprêtait à condamner une autre créature à mort.
— D’accord. Très bien. On le fait.
— Tu en es sûr ?
Sûr de vouloir se faire planter ? Pas du tout.
— Oui.
Mourir dans le corps de Thomas, est-ce que ce serait comme mourir dans la tête de Dmitri ? Et si oui, reviendrait-il à la vie ?
Oui, tu vas mourir, et oui tu reviendras, annonça Elijah, sans doute pour le rasséréner. Cela dit, tu aurais mieux fait de rester mort, parce que tu vas sentir la lame comme si c’était ton propre corps qui était poignardé.
Drôle de façon de tenter de le calmer ! Dès le moment où il avait envisagé d’entrer dans le corps du prince Faé, il s’était préparé à souffrir. Il savait que Thomas devait être arrêté et qu’il faudrait sans doute utiliser la violence pour cela. Mais se faire planter, ça, vraiment…
C’était pour Victoria.
— D’accord. On y va, annonça Riley d’un ton ferme.
Aden ouvrit les yeux et acquiesça.
— Je suis prêt.
Riley lui adressa un petit signe de tête et sortit un couteau de sa poche de derrière. Un couteau qui appartenait à Aden.
Ne faites pas ça ! ordonna Thomas.
— Dis donc, tu ne l’avais pas en arrivant ici, cette lame, commenta Aden.
Il cherchait avant tout à distraire son esprit de la pensée que le couteau allait d’un instant à l’autre s’insérer dans sa poitrine.
— Pendant que j’étais dans le placard, j’en ai profité pour faire un saut dans la dimension humaine, et j’ai récupéré ce dont j’avais besoin, expliqua Riley. Et puis je suis revenu.
— Comme ça, sans problème ? demanda Aden, incrédule.
— Sans problème, répondit Riley en haussant ses épaules musclées.
Mais sa nonchalance apparente l’abandonna bien vite. Il s’avança en direction de Riley.
— Je ne vais pas te blesser, en faisant ça ? s’enquit-il avec anxiété.
— On vient de m’assurer que je survivrai.
Au moins en partie.
— Majesté…
— Ne m’appelle pas comme ça ! rétorqua vivement Aden.
Il sentit la surprise de M. Thomas.
Majesté ? Tu serais leur roi ?
Aden, de nouveau, parvint à l’ignorer.
— S’il existait un autre moyen…, continua Riley.
— Je sais.
Aden, soudain, se sentait abattu. Dire que c’étaient la haine et l’intolérance qui les avaient amenés à pareille extrémité… Quel gâchis !
Riley et lui demeurèrent immobiles et silencieux un long moment.
— Peut-être vaut-il mieux que tu t’allonges, suggéra le loup-garou d’une voix peu assurée.
— D’accord.
Aden regarda autour de lui. Le combat les avait menés dans la chambre de RJ. Le lit superposé avait été renversé, mais l’un des matelas se trouvait sur le sol. Aden obligea le corps du prince Faé à se diriger vers celui-ci et à s’y étendre. Après quelques instants, il parvint à maîtriser les tremblements qui le secouaient.
Allons ! Il pouvait le faire. Un coup de poignard, ce n’était pas grand-chose, comparé aux souffrances qu’il avait ressenties en étant brûlé vif !
Tu vas le regretter, menaça le prince.
— Si seulement vous me promettiez de ne pas vous en prendre à Victoria…
Riley se tenait déjà au-dessus de lui. Une expression offensée se peignit sur son visage, et il lança :
— Je ne ferai jamais de mal à…
— Je ne te parle pas. Je parle au prince.
C’est une chose que je ne peux pas promettre. Ta Victoria — je la connais très bien — est un rejeton de Vlad. Sa sœur Lauren devait se marier avec mon propre frère. C’était une offre de paix, une alliance entre nos deux races. Mais Lauren l’a abattu juste avant la cérémonie. Elle a clamé partout qu’elle n’avait jamais eu l’intention de l’épouser.
Les pensées de l’homme-fée transpiraient la rage.
Si je vis, Victoria mourra. Une sœur pour un frère. Personne ne m’empêchera de me venger.
Au moins, Thomas n’essayait pas de mentir.
— Même si ça doit vous coûter la vie ? demanda Aden.
Riley, cette fois, comprit que son ami était en conversation avec le prince Faé. Il se garda donc d’intervenir.
Tu ne comprends pas. J’ai déjà tué trois membres de sa famille. Je m’occuperai des autres dès que possible.
— Trois membres de sa famille ? s’exclama Aden, interloqué. Mais je croyais que vous aviez dit « une sœur pour un frère » ? Qui avez-vous tué ?
Des cousins. Rien qui compte. Rien qui lui fasse assez mal. Je les veux tous. Toute la famille royale.
— Ainsi, vous êtes un meurtrier. Et tout ceci est votre faute.
Je suis un meurtrier ? Et toi, qu’est-ce que tu es ?
Riley brandit le couteau d’une main hésitante.
— Prêt ?
— Je…
Victoria est un vampire, l’interrompit Thomas. Et toi, un humain. Pour elle, tu ne seras jamais rien d’autre qu’un esclave, une source de sang. Tu vas devenir accro à sa morsure. Et pourtant, tu vas me tuer pour la protéger ?
Aden sentit la colère monter en lui. Il refusait de croire qu’il n’était qu’un esclave pour Victoria. Il était beaucoup plus que cela.
— Oui. Je ferais tout pour elle. Tout.
Et moi, je ferais tout pour mon frère. Tu peux bien me tuer, tu ne me changeras pas. Tu sais quoi, Haden ? D’une façon ou d’une autre, je te le ferai payer. Même par-delà la mort.
— Prêt ? répéta Riley.
Sa détermination, quoique visible, commençait à faiblir.
— Je veux en finir tant que j’en ai le courage.
Inspirer. Profondément. Retenir son souffle. Attendre. Expirer, lentement, très lentement. Aden tentait de calmer son esprit ; il savait que la tension dans ses muscles ne ferait qu’augmenter la douleur, et il cherchait à l’éliminer. Non que cela changerait grand-chose, au final…
— Prêt ? demanda Riley pour la troisième fois.
Sa main, sur le manche du couteau, était moite et tremblante.
— Prêt.
Il pouvait le faire. Il n’allait pas se dégonfler au dernier moment.
— Vas-y. Maintenant.
— Je te demande pardon…
Et le couteau s’abattit, d’un coup. Plongea dans les tissus. Brisa les os, déchira les muscles, lacéra les organes vitaux. Brûlant, écartelant, détruisant tout sur son passage. Aden hurla, un hurlement atroce et infini, jusqu’à ce que sa voix meure.
Mais le cœur continuait de battre. Toujours. Et chaque battement le précipitait sur la lame qui l’embrochait, le découpait, le dévastait. Du sang coulait à flots de la blessure, inondant sa poitrine et le matelas. Des caillots se formaient dans sa gorge, l’étouffaient, remontaient dans sa trachée avant de jaillir de sa bouche et de s’écouler, chauds et gluants, le long de ses joues.
Du sang, psalmodiait Elijah, en transe, des rivières de sang !
Caleb, Julian et Thomas hurlaient à la mort. Ils ne sentaient pas, savait Aden par expérience, ce que lui-même endurait ; et il était heureux de leur épargner cette souffrance inhumaine. Ils ressentaient en revanche de plein fouet les effets psychologiques de son angoisse et de sa terreur.
Calme-toi, s’admonesta-t-il. Pour eux.
Mais la douleur ne cessa pas. Elle ne cessa même pas quand il comprit que la dernière goutte de vie l’avait abandonné, même pas quand il sentit son corps devenir trop lourd qui s’affaissait. A ce moment-là, Aden aurait pu quitter l’enveloppe charnelle de Thomas. Mais il tenait à épargner le plus de douleur possible au prince Faé ; et, il le sentait, il devait savoir. Pour la paix de son esprit, il devait savoir que c’était fini ; il devait apprendre à endurer ce qui lui arriverait un jour.
Quelques instants plus tard, Aden mourut pour la deuxième fois de la journée.