3
Le sang allait couler. Abondamment.
Riley planta les crocs dans la gorge de
Thomas ; ses griffes puissantes lacérèrent sa poitrine. De la
fumée monta de la chemise déchirée. Une odeur de brûlé, chair et
tissu mêlés, se répandit dans la chambre. Il y eut un hurlement.
Empoignant à pleines mains le pelage du loup-garou, Thomas le
souleva de terre et le fit voler à travers la pièce — il percuta
Aden en pleine poitrine, et Aden à son tour heurta le mur.
Sous le choc, la peinture s’écailla et des
morceaux de plâtre tombèrent sur le sol. L’impact lui coupa le
souffle et il se retrouva à genoux, haletant.
Riley se releva instantanément et bondit de plus
belle sur l’homme-fée ; tous deux tombèrent à la renverse,
leurs corps inextricablement mêlés. Chaque fois que les griffes du
loup-garou touchaient leur cible, l’odeur de chair brûlée
s’intensifiait et le sang giclait. Quelques gouttes atteignirent le
visage d’Aden. Elles étaient curieusement froides, comme des
morceaux de glace. Et quand les poignards du Faé entrèrent dans la
danse, rapides comme l’éclair, ce fut au tour du sang de Riley de
couler en flots aussi ardents que des brandons échappés d’un
brasier.
On n’en était pas plutôt à
« Faites l’amour, pas la guerre » ? demanda
Caleb qui, maintenant que le loup était en train de prendre une
dérouillée à leur place, retrouvait son courage.
A grand-peine, Aden parvint à se relever ; le
choc avait vidé ses poumons, et il devait lutter pour chaque
bouffée d’air. La tête lui tournait violemment. Chancelant, il dut
s’appuyer contre le mur.
Elijah ?
Le médium savait certainement ce qu’Aden
s’apprêtait à lui demander. Que pouvait-il faire ? Comment
aider Riley ? Il n’avait pas d’armes et ne pouvait quitter la
pièce pour en chercher.
Je ne sais pas, se
lamenta Elijah.
— Est-ce que Riley va gagner,
alors ?
Aden chuchotait ces paroles pour n’être entendu
que de l’esprit ; il n’aurait pas voulu déconcentrer le
loup-garou en plein combat.
Je ne sais pas, répéta
le médium de la même voix désolée. Je vois le
sang. Le sang coule, partout dans la maison. Le sang de tout le
monde.
A ce point ? A cause de cette seule
bagarre ? Ou bien quelque chose d’autre allait-il
arriver ?
Thomas, sans cesse, repoussait les attaques de
Riley, le projetant violemment à l’autre bout de la pièce ; et
sans cesse, Riley, pareil à une catapulte, revenait à la charge,
tous crocs dehors. Pour une raison ou une autre, il avait cessé de
se servir de ses griffes. Les meubles étaient réduits en pièces et
les murs détruits — y compris le mur invisible, ce qui permit aux
deux combattants de poursuivre leurs assauts
dans le couloir, puis dans une chambre attenante, dont ils firent
voler la porte en éclats. Celle-là, on ne pourrait pas la réparer.
Aden les suivit. Dans la bataille, Thomas avait laissé tomber ses
poignards ; Aden tenta donc de les ramasser pour, à son tour,
se mêler au combat, mais tous ses efforts demeurèrent vains :
chacune de ses tentatives pour s’emparer des armes se solda par un
échec ; il ne put saisir les lames qui disparurent soudain,
comme par magie. Pendant ce temps, l’homme-fée et le loup-garou
poursuivaient leur lutte à mort, se déplaçant si vite qu’Aden avait
du mal à les suivre.
Ils détruisaient les murs, les portes, les
meubles… mais rien d’autre. Comment était-ce possible ?
Les adolescents qui vivaient au ranch D & M —
Seth, Ryder, RJ, Terry et Brian — se tenaient dans la pièce
commune. Tous avaient un livre à la main. Certains lisaient,
d’autres faisaient semblant ; mais on aurait dit qu’aucun
d’eux ne remarquait la lutte à mort qui faisait rage autour
d’eux.
Ils ne réagirent même pas quand les chaises sur
lesquelles ils étaient assis furent renversées et réduites en
miettes. Ils restèrent là, assis sur des sièges invisibles. Ou de
l’air. Riley et Thomas passaient au travers d’eux, apparemment
invisibles, imperceptibles, inaudibles. Les garçons ne remarquaient
ni leurs mouvements ni le sang qui giclait sur eux. Ils ne voyaient
rien.
Etrange. Carrément flippant. Dans la bataille,
Thomas avait reçu de nombreuses blessures qui saignaient
abondamment ; pourtant, il ne semblait pas le moins du monde
affaibli. Au contraire, on aurait dit qu’il devenait de plus en plus fort. Les attaques de
Riley, en revanche, perdaient leur intensité de minute en
minute ; ses bonds étaient moins vifs, ses grondements
devenaient de plus en plus sourds. Mais les blessures qu’il
recevait se refermaient et guérissaient instantanément.
Qu’est-ce qui l’affaiblissait ?
Thomas ne frappait, remarqua Aden, que pour
obliger Riley à lâcher prise ; lorsque le loup-garou plantait
ses dents dans l’homme-fée, celui-ci se contentait de l’écarter. Il
renversait même la tête en arrière, comme pour inciter Riley à
viser sa gorge plutôt que toute autre partie de son corps, ses
mains en particulier. Pourquoi se comportait-il ainsi ?
A bien l’observer, on voyait même que, chaque fois
qu’il repoussait le loup-garou, il laissait ses mains plusieurs
secondes au contact de l’animal, comme pour le caresser. A première
vue, c’était stupide. Stupide… ou nécessaire ?
Le Faé était-il capable d’affaiblir Riley avec ses
mains ? Cela pouvait expliquer pourquoi il cherchait à tout
prix à les tenir à l’écart des dents du loup-garou ; et
pourquoi, aussi, il semblait ne pas se soucier des blessures qu’il
pouvait récolter. Au fond, que sont quelques estafilades quand vous
savez que votre adversaire sera bientôt trop faible pour
attaquer ?
— Comment puis-je les aider ?
s’interrogea Aden.
Et au même moment, la réponse lui vint, évidente.
Evidente, et terrible.
Tu le sais très bien,
confirma Elijah. D’inquiète, sa voix était devenue torturée
d’angoisse : lui aussi savait ce qu’il leur restait à
faire.
Aden avala sa salive, pétrifié.
— Caleb, c’est à toi de jouer.
A moi de… Oh non,
pitié !
Pas besoin d’en dire plus, ils avaient tous
compris. Faire appel à Caleb ne pouvait signifier qu’une
chose : ils s’apprêtaient à posséder le corps de Thomas.
Non. Il doit y avoir un autre
moyen ! S’il avait eu un corps, Julian, à ce moment
même, aurait été en train de reculer en secouant la tête.
— Désolé, les gars.
Il le fallait. Pour Riley. Et pour eux-mêmes,
évidemment.
La souffrance, gémit
Julien. Encore de la souffrance. On n’en peut
plus. On a déjà trop eu mal. Ça va nous achever.
Il n’y a pas d’autre
moyen, raisonna Elijah. Le Faé doit
mourir.
— On a vécu pire, intervint Aden.
Comme brûler vif. Que pouvait-il y avoir de pire
que ça ?
— Et si je veux embrasser Victoria de
nouveau, je dois sauver son garde du corps.
C’est pas mon genre
d’annoncer les mauvaises nouvelles, mais je dois dire qu’Aden a
raison, lança Caleb. Son revirement soudain n’était guère
surprenant : il aurait fait n’importe quoi pour un baiser.
On survivra, même si ce n’est pas le cas de
Thomas. C’est tout ce qui compte.
Aden reporta toute son attention sur les deux
combattants. Riley gisait sur le sol, allongé à quelques mètres de
Thomas ; il faisait de son mieux pour se redresser, s’appuyant
sur ses coudes pour avancer centimètre par
centimètre vers son assaillant. Sa détermination était incroyable.
Thomas, de son côté, qui venait d’être projeté contre le mur comme
une poupée de chiffons, époussetait calmement des morceaux de
plâtre et de peinture sur ses épaules. Sa chemise était en lambeaux
et sa peau écorchée ; pourtant, les blessures commençaient à
se refermer d’elles-mêmes, comme si l’homme-fée était parvenu à
absorber le pouvoir d’autoguérison du loup-garou.
Avec un sourire de triomphe, Thomas s’approcha de
Riley toujours étendu sur le sol.
— Tu diras à ta princesse de ne pas envoyer
de gamins pour faire un boulot d’homme. Mais j’y pense ! Tu ne
lui diras rien du tout, parce que tu ne quitteras pas cette pièce
vivant.
Les yeux de Riley lançaient des éclairs de rage et
de haine.
L’homme-fée soupira :
— Néanmoins, sache que j’admire ton courage,
loup. Tu mourras donc avec les honneurs. Apprends que je ne suis
pas un simple serviteur du royaume Faé, mais bel et bien un prince.
Et par là même, je suis indestructible. Entrer dans ma dimension,
c’était donc signer ton arrêt de mort. Il n’y a aucune honte à ta
défaite. Je vais te tuer ; prends-le comme un honneur.
Un honneur ?
Riley gronda, soulignant les pensées d’Aden.
Les sourcils froncés par la réflexion, Thomas se
pencha en avant :
— Je te répète que ton courage est admirable.
Quel dommage que tu serves les vampires !
Dis-moi, loup, aurais-tu par hasard envie de changer de
camp ?
Nouveau grondement — un refus, de toute
évidence.
— Eh bien, tu m’en vois désolé. Prépare-toi à
mourir, alors. Rassure-toi, je vais faire vite.
Qu’est-ce que tu
attends ? Aden ne sut pas si la question venait des
esprits ou de lui-même. Riley était son ami (en général), et il ne
laisserait pas souffrir un ami. Même si cela signifiait souffrir à
sa place.
A l’instant même où la main de l’homme-fée allait
une nouvelle fois entrer en contact avec la fourrure du loup-garou,
Aden — dont les deux combattants avaient visiblement oublié la
présence — se jeta en avant, en direction de Thomas. Il ne s’arrêta
pas devant lui, ne s’arrêta pas quand il fut sur lui ; il
passa littéralement à l’intérieur de la
fée.
Grâce à Caleb, il lui suffisait de toucher la peau
de quelqu’un pour devenir celui-ci. Le passage de l’état solide à
cet état de brume insubstantielle était, comme l’avait annoncé
Julian, extrêmement douloureux — une douleur effroyable, affolante,
inhumaine. Pourtant, Aden n’hésita pas. Avec un cri d’agonie, il se
fondit à Thomas.
La tonalité de son cri changea quand il s’intégra
au corps du Faé ; à présent, c’était la voix basse et rauque
de Thomas qu’on entendait.
Une sueur froide l’envahit ; pantelant, il
tomba à genoux. La douleur transperçait son corps comme des lames —
pour la faire cesser, il aurait voulu se frapper la poitrine,
arracher sa peau. Il avait l’impression que chacun de ses os était
une lance qui cisaillait ses muscles. Et, pire
encore, il savait que la douleur ne faisait que commencer.
Thomas hurla à l’intérieur de sa tête.
Qu’est-ce que tu fais ? Comment es-tu
entré en moi ? Lâche-moi !
En général, quand il possédait un corps, Aden
parvenait à bloquer les pensées de la personne. Il prenait les
commandes de son esprit afin qu’elle ne se souvienne de rien par la
suite. Mais les créatures surnaturelles, avait-il appris récemment,
ne réagissaient pas comme les humains, et de loin. Elles savaient
ce qui se passait dans leur tête. Et elles détestaient ça.
— Riley, fit-il avec la voix grave de Thomas,
c’est Aden qui te parle. Je suis à l’intérieur de la fée. Je
contrôle son corps.
Un regard vert émeraude le dévisagea, cherchant
une confirmation à ses paroles.
Aden sentait le pouvoir magique qui lui courait
dans les veines. Une telle puissance ! Il sentait même le
pouvoir de Riley, comme si la fée n’avait pas seulement affaibli le
loup-garou, mais avait bel et bien absorbé et stocké sa force dans
son corps. Une pulsation animale, sauvage, réchauffait son sang,
chantant dans son esprit comme un chœur céleste, l’enivrant au-delà
des mots.
C’est comme une
drogue… Une fois de plus, il ne sut qui parlait, de lui ou
des esprits. Peut-être tous à la fois. En dépit de la douleur folle
qui le tenaillait, une partie de lui ressentait le désir de rester
pour toujours dans le corps de la fée, de se dissoudre dans cette
vague de puissance et de chaleur en oubliant la tâche à
accomplir.
Mais bien sûr qu’il allait ressortir. Dans cinq
minutes. Cinq minutes, ce n’était rien, après tout… Et cette
musique, si douce, si apaisante…
Plus vite tu sors, plus vite
tu retrouveras Victoria, ajouta Caleb.
Victoria. Oui. Se trouver à ses côtés était encore
plus agréable. Aden parvint à se concentrer de nouveau sur la tâche
qui l’attendait.
— Riley. Dis-moi ce que je dois faire pour
que tu puisses battre Thomas.
Le loup l’étudia posément, puis hocha la tête,
apparemment convaincu que son ami avait bel et bien possédé le
corps de la fée.
— Dis-le, et je le ferai. Quoi que ce
soit.
Un instant passa ; le loup fronça les
sourcils, poussa un grognement. Il avait l’air d’attendre quelque
chose ; mais quelle que soit la réaction qu’il voulait
provoquer chez Aden, il ne l’obtint pas. Pour finir, il se remit
sur ses pattes et, d’une démarche hésitante, se dirigea vers le
placard de la chambre.
— Riley ? appela Aden.
Que se passait-il ? Le loup n’allait tout de
même pas l’abandonner ici ! Devait-il le suivre ?
Il y eut une vive lumière, ponctuée de
grognements, puis un bruit de tissu qu’on déplie. Aden avança d’un
pas vers le placard. Au même moment, Riley en sortit, sous sa forme
humaine. Il ne portait ni T-shirt ni chaussures, mais simplement
son jean habituel, aussi mal coupé qu’indestructible.
Comment était-il parvenu à le
saisir ? Ses mains, contrairement à celles d’Aden, ne
glissaient donc pas sur les objets matériels ?
D’ordinaire tanée, la peau de Riley était à
présent plus que pâle ; sur son bras, des veines bleues se
détachaient nettement. Ses joues étaient creuses, ses yeux
terriblement marqués par la fatigue et les coups. Sur sa poitrine,
on distinguait des lacérations, comme si sa faculté d’autoguérison
instantanée l’avait abandonné.
— Les fées n’entendent pas les messages
télépathiques des loups-garous, expliqua-t-il d’une voix faible, et
je suppose que toi non plus, tant que tu es là-dedans. Parce que je
te disais quoi faire, mais tu n’as pas réagi.
D’accord. Mais cela voulait dire qu’il attendait
qu’Aden réagisse. Pourquoi ? Parce qu’il annonçait de
mauvaises nouvelles ?
— Redis-le-moi, alors.
Ne l’aide pas !
rugit Thomas à l’intérieur de son crâne. C’est
lui l’ennemi. Ses maîtres veulent détruire le monde et tous les
humains qui le peuplent. Tu m’entends ?
Détruis-le !
Aden fit de son mieux pour ignorer ces
propos.
— Je dois lui plonger une lame en plein cœur,
annonça Riley calmement.
Non ! La réponse
jaillit spontanément. Elle venait aussi bien d’Aden que de
Thomas.
Génial. Ça, c’était
Caleb.
Nom d’un chien.
Julian.
Du sang. Elijah, bien
sûr.
— Il y a un autre moyen ? parvint à dire
Aden en dépit de la boule qui obstruait sa gorge. Une façon de le
laisser dans cette dimension en l’empêchant de nuire ?
— Non, il n’y a pas
d’autre façon. C’est un Faé, et comme tous les siens, il peut voler
la force des autres créatures immortelles, voire emprunter
temporairement leurs pouvoirs. Qui plus est, c’est un prince, et si
on le laisse en vie, il va lever une armée pour se venger de
nous.
— Je n’aime pas l’idée de le tuer, fit Aden
(Elijah, pourtant, lui murmurait lui aussi que c’était la seule
solution). Les fées protègent les humains.
Victoria le lui avait expliqué. Néanmoins, même
sans cela, il aurait pu le comprendre lui-même à l’instant précis
où il était entré dans le corps de l’homme-fée. La pensée était là,
aussi évidente et puissante que la chaleur et les chants qu’il
avait entendus : les humains étaient comme des enfants. Des
enfants irresponsables, brutaux, mais des enfants tout de même, que
les habitants du royaume Faé aimaient de tout leur cœur.
— Il te tuera si tu lui donnes une autre
occasion, l’avertit Riley.
— Je le sais, répondit Aden.
Il y avait pensé lui aussi.
— Je le sais, reprit-il, mais ça m’est
égal.
Après tout, il savait se défendre.
Non ?
— Il tuera également Victoria, ajouta
froidement Riley.
C’était un coup bas. Le loup-garou le savait
parfaitement : Aden était prêt à tout pour défendre Victoria.
Il serra les poings et ferma les yeux. Son cœur battait la chamade.
Il s’apprêtait à condamner une autre créature à mort.
— D’accord. Très bien. On le fait.
Sûr de vouloir se faire planter ? Pas du
tout.
— Oui.
Mourir dans le corps de Thomas, est-ce que ce
serait comme mourir dans la tête de Dmitri ? Et si oui,
reviendrait-il à la vie ?
Oui, tu vas mourir, et
oui tu reviendras, annonça Elijah, sans
doute pour le rasséréner. Cela dit, tu aurais mieux fait de rester
mort, parce que tu vas sentir la lame comme si c’était ton propre
corps qui était poignardé.
Drôle de façon de tenter de le calmer ! Dès
le moment où il avait envisagé d’entrer dans le corps du prince
Faé, il s’était préparé à souffrir. Il savait que Thomas devait
être arrêté et qu’il faudrait sans doute utiliser la violence pour
cela. Mais se faire planter, ça, vraiment…
C’était pour Victoria.
— D’accord. On y va, annonça Riley d’un ton
ferme.
Aden ouvrit les yeux et acquiesça.
— Je suis prêt.
Riley lui adressa un petit signe de tête et sortit
un couteau de sa poche de derrière. Un couteau qui appartenait à
Aden.
Ne faites pas
ça ! ordonna Thomas.
— Dis donc, tu ne l’avais pas en arrivant
ici, cette lame, commenta Aden.
Il cherchait avant tout à distraire son esprit de
la pensée que le couteau allait d’un instant à l’autre s’insérer
dans sa poitrine.
— Pendant que j’étais dans le placard, j’en
ai profité pour faire un saut dans la dimension humaine, et j’ai
récupéré ce dont j’avais besoin, expliqua
Riley. Et puis je suis revenu.
— Comme ça, sans problème ? demanda
Aden, incrédule.
— Sans problème, répondit Riley en haussant
ses épaules musclées.
Mais sa nonchalance apparente l’abandonna bien
vite. Il s’avança en direction de Riley.
— Je ne vais pas te blesser, en faisant
ça ? s’enquit-il avec anxiété.
— On vient de m’assurer que je
survivrai.
Au moins en
partie.
— Majesté…
— Ne m’appelle pas comme ça ! rétorqua
vivement Aden.
Il sentit la surprise de M. Thomas.
Majesté ? Tu serais leur
roi ?
Aden, de nouveau, parvint à l’ignorer.
— S’il existait un autre moyen…, continua
Riley.
— Je sais.
Aden, soudain, se sentait abattu. Dire que
c’étaient la haine et l’intolérance qui les avaient amenés à
pareille extrémité… Quel gâchis !
Riley et lui demeurèrent immobiles et silencieux
un long moment.
— Peut-être vaut-il mieux que tu t’allonges,
suggéra le loup-garou d’une voix peu assurée.
— D’accord.
Aden regarda autour de lui. Le combat les avait
menés dans la chambre de RJ. Le lit superposé avait été renversé,
mais l’un des matelas se trouvait sur le sol.
Aden obligea le corps du prince Faé à se diriger vers celui-ci et à
s’y étendre. Après quelques instants, il parvint à maîtriser les
tremblements qui le secouaient.
Allons ! Il pouvait le faire. Un coup de
poignard, ce n’était pas grand-chose, comparé aux souffrances qu’il
avait ressenties en étant brûlé vif !
Tu vas le regretter,
menaça le prince.
— Si seulement vous me promettiez de ne pas
vous en prendre à Victoria…
Riley se tenait déjà au-dessus de lui. Une
expression offensée se peignit sur son visage, et il
lança :
— Je ne ferai jamais de mal à…
— Je ne te parle pas. Je parle au
prince.
C’est une chose que je ne
peux pas promettre. Ta Victoria — je la connais très bien — est un
rejeton de Vlad. Sa sœur Lauren devait se marier avec mon propre
frère. C’était une offre de paix, une alliance entre nos deux
races. Mais Lauren l’a abattu juste avant la cérémonie. Elle a
clamé partout qu’elle n’avait jamais eu l’intention de
l’épouser.
Les pensées de l’homme-fée transpiraient la
rage.
Si je vis, Victoria mourra.
Une sœur pour un frère. Personne ne m’empêchera de me
venger.
Au moins, Thomas n’essayait pas de mentir.
— Même si ça doit vous coûter la vie ?
demanda Aden.
Riley, cette fois, comprit que son ami était en
conversation avec le prince Faé. Il se garda donc
d’intervenir.
Tu ne comprends pas. J’ai
déjà tué trois membres de sa famille. Je m’occuperai des autres dès
que possible.
— Trois membres de sa famille ?
s’exclama Aden, interloqué. Mais je croyais
que vous aviez dit « une sœur pour un frère » ? Qui
avez-vous tué ?
Des cousins. Rien qui compte.
Rien qui lui fasse assez mal. Je les veux tous. Toute la famille
royale.
— Ainsi, vous êtes un meurtrier. Et tout ceci
est votre faute.
Je suis un meurtrier ?
Et toi, qu’est-ce que tu es ?
Riley brandit le couteau d’une main
hésitante.
— Prêt ?
— Je…
Victoria est un
vampire, l’interrompit Thomas. Et toi,
un humain. Pour elle, tu ne seras jamais rien d’autre qu’un
esclave, une source de sang. Tu vas devenir accro à sa morsure. Et
pourtant, tu vas me tuer pour la protéger ?
Aden sentit la colère monter en lui. Il refusait
de croire qu’il n’était qu’un esclave pour Victoria. Il était
beaucoup plus que cela.
— Oui. Je ferais tout pour elle. Tout.
Et moi, je ferais tout pour
mon frère. Tu peux bien me tuer, tu ne me changeras pas. Tu sais
quoi, Haden ? D’une façon ou d’une autre, je te le ferai
payer. Même par-delà la mort.
— Prêt ? répéta Riley.
Sa détermination, quoique visible, commençait à
faiblir.
— Je veux en finir tant que j’en ai le
courage.
Inspirer. Profondément. Retenir son souffle.
Attendre. Expirer, lentement, très lentement. Aden tentait de
calmer son esprit ; il savait que la tension dans ses muscles
ne ferait qu’augmenter la douleur, et il cherchait à l’éliminer.
Non que cela changerait grand-chose, au final…
Sa main, sur le manche du couteau, était moite et
tremblante.
— Prêt.
Il pouvait le faire. Il n’allait pas se dégonfler
au dernier moment.
— Vas-y. Maintenant.
— Je te demande pardon…
Et le couteau s’abattit, d’un coup. Plongea dans
les tissus. Brisa les os, déchira les muscles, lacéra les organes
vitaux. Brûlant, écartelant, détruisant tout sur son passage.
Aden hurla, un hurlement atroce et infini, jusqu’à ce que sa voix
meure.
Mais le cœur continuait de battre. Toujours. Et
chaque battement le précipitait sur la lame qui l’embrochait, le
découpait, le dévastait. Du sang coulait à flots de la blessure,
inondant sa poitrine et le matelas. Des caillots se formaient dans
sa gorge, l’étouffaient, remontaient dans sa trachée avant de
jaillir de sa bouche et de s’écouler, chauds et gluants, le long de
ses joues.
Du sang, psalmodiait
Elijah, en transe, des rivières de
sang !
Caleb, Julian et Thomas hurlaient à la mort. Ils
ne sentaient pas, savait Aden par expérience, ce que lui-même
endurait ; et il était heureux de leur épargner cette
souffrance inhumaine. Ils ressentaient en revanche de plein fouet
les effets psychologiques de son angoisse et de sa terreur.
Calme-toi,
s’admonesta-t-il. Pour eux.
Mais la douleur ne cessa pas. Elle ne cessa même
pas quand il comprit que la dernière goutte de vie l’avait abandonné, même pas quand il sentit son
corps devenir trop lourd qui s’affaissait. A ce moment-là, Aden
aurait pu quitter l’enveloppe charnelle de Thomas. Mais il tenait à
épargner le plus de douleur possible au prince Faé ; et, il le
sentait, il devait savoir. Pour la paix de son esprit, il devait
savoir que c’était fini ; il devait apprendre à endurer ce qui
lui arriverait un jour.
Quelques instants plus tard, Aden mourut pour la
deuxième fois de la journée.