20
— … il a dit que tu risquais de rester un
petit moment dans les vapes, à cause des médicaments, mais ça
m’inquiète quand même un peu. Comment tu te sens ?
Dan était à l’autre bout d’un tunnel, un tunnel
long et sombre, où sa voix se répercutait. Loin, si loin… Mais peu
à peu, elle tira Aden de sa torpeur. Il cligna des yeux à plusieurs
reprises, cherchant à reprendre ses esprits. Il lui fallut un
moment pour comprendre qu’il se trouvait dans la fourgonnette de
Dan. Les rues commerçantes de la ville défilaient par la
vitre ; on aurait dit qu’une fête avait lieu.
— Aden ?
— Ouais…
— Est-ce que tu vas bien ?
— Pas de problème.
Aden se frotta les tempes, puis les yeux. Comment
s’était-il retrouvé dans le minibus ? Il n’avait pas le
souvenir d’y être monté. La dernière chose dont il se souvenait,
d’ailleurs, c’était d’être entré dans le cabinet du
Dr Hennessy en fin d’après-midi. Le soleil, bien que bas,
brillait, et l’air était vif. Ensuite, il… Etrange. Impossible de
se rappeler ce qu’il avait fait. Tout ce qu’il savait, c’est qu’à
présent la lune était haute dans le ciel.
De plus en plus étrange. Il n’arrivait pas à s’en
souvenir non plus.
Dan avait parlé de médicaments. Est-ce que le
Dr Hennessy l’avait drogué à son insu ?
— Hé-ho, murmura Aden dans un souffle, vous
êtes là, les gars ?
Présent.
Au rapport.
Ici.
Pas de médicaments, donc. Si le Dr Hennessy
lui en avait donné sans qu’il le sache, ses esprits n’auraient pas
été capables de lui répondre. Se souvenaient-ils de ce qui s’était
passé, eux ? Il aurait voulu le leur demander, mais c’était
pour l’instant impossible. Pas en présence de Dan.
— Mais… on vient de partir du cabinet du
Dr Hennessy, c’est ça ?
— Exactement. Tu étais plutôt dans le cirage,
et j’ai attendu le plus longtemps possible avant de te ramener.
J’avais peur que tu n’ailles pas si bien que ça et que tu aies
encore besoin de soins médicaux.
La voix de Dan était empreinte de sympathie. De
toute évidence, il compatissait — même s’il pensait sans doute
qu’Aden était en train de régresser dans sa thérapie.
— Mais nous devons dîner avec la nouvelle
tutrice, et nous sommes déjà presque en retard, donc j’ai fini par
te faire monter dans le camion, et en route.
Tout ça n’avait aucun sens. Une image, une seule,
lui revint : il était assis dans son
fauteuil, terrifié mais bien décidé à faire quelque chose.
Quoi ?… Après cela, il ne voyait plus rien.
— Tu sais, si tu as besoin de te reposer
demain, reprit Dan, je comprendrais que tu n’ailles pas au
lycée.
— Non, ça ira, merci.
En tout cas, il l’espérait. Entre-temps, il avait
encore quelques sorcières à chasser…
— Est-ce que le Dr Hennessy a dit
quelque chose d’autre ?
— Simplement qu’il était désolé que tu aies
une réaction aussi violente à ta thérapie. Ah, et aussi que tu ne
prenais sans doute pas tes médicaments comme tu le devrais. Est-ce
que c’est vrai, Aden ?
Celui-ci détestait mentir à Dan. Pourtant, il s’y
trouvait bien souvent contraint. Mais pour cette fois, décida-t-il,
il dirait la vérité.
— Oui. Je ne les prends pas.
— Mais pourquoi ? Tu n’as pas envie de
guérir ? D’aller mieux ?
De façon surprenante, il n’y avait pas trace de
colère dans la voix de Dan.
— Je ne suis pas fou, Dan. Je n’ai pas besoin
d’aller mieux.
Dan se renfrogna. A trente ans passés, il avait
des cheveux blonds et des yeux noisette — ces mêmes yeux qui
d’habitude regardaient Aden avec tendresse et bienveillance. En ce
moment, néanmoins, et de façon bien compréhensible, c’était la
colère qui y dominait.
— Aden… Tu continues à parler tout seul. Je
ne crois pas que tu ailles mieux, non. Il va falloir que tu fasses
encore des efforts si tu veux un jour pouvoir
arrêter les médicaments. Si tu veux que je t’aide.
Comme si Dan allait l’aider… Au plus profond de
lui-même, Aden refusait d’y croire. Tout au long de sa vie, on
l’avait rejeté et trahi ; et ces expériences s’étaient gravées
au plus profond de lui, le rendant bien souvent incapable
d’accorder sa confiance à quiconque. Mais après tout, il allait
bien voir !
— Tu veux savoir pourquoi je ne prends pas
mes médicaments ? D’accord, très bien. Les cachets que le
Dr Hennessy me donne m’endorment. Ils m’abrutissent. Quand je
les prends, je deviens incapable de penser clairement. Et même de
penser tout court, le plus souvent. Ils me rendent à moitié idiot
et, crois-moi, j’ai bien assez de problèmes comme ça sans avoir à y
rajouter des mauvaises décisions ou des mots qui ne veulent rien
dire. Tu crois qu’on ne se moque pas suffisamment de moi comme
ça ? Tu sais qu’il y en a qui ne se privent pas de me traiter
de débile ?
Un silence s’installa dans la voiture. Les
secondes s’égrenèrent, jusqu’à ce qu’enfin Dan réponde :
— Bon, d’accord. Je parlerai au
Dr Hennessy qu’il te trouve un autre traitement.
Comment ? Dan acceptait son explication,
acceptait de l’aider comme ça, sans discuter ? C’était…
c’était impossible. Incroyable, en tout cas. Aden décida de pousser
le bouchon un peu plus loin :
— Dan… Je n’aime pas le Dr Hennessy. Il
me fait peur. Je préférerais que tu ne parles pas de moi avec lui.
Pas du tout.
Dan le regarda d’un œil interrogateur.
— Je ne sais pas. C’est juste… la façon dont
il me regarde.
Dan se raidit, aux aguets.
— Aden, est-ce que le Dr Hennessy t’a
touché ? Est-ce qu’il a déjà eu un comportement inapproprié
envers toi ?
— Non, répondit Aden, et il vit les épaules
de Dan se détendre.
C’est alors qu’il se souvint de la façon dont le
psychiatre s’était tenu au-dessus de lui, brandissant son
enregistreur, et il ajouta :
— Enfin… d’une certaine façon, si. Oh, je ne
sais plus vraiment. C’est juste que je ne me sens pas en sécurité
avec lui.
— Je n’aime pas ça. Pas ça du tout, répliqua
Dan. Je ne vais pas tolérer ça. Hors de question. Je parlerai à
l’assistante sociale qui s’occupe de toi, et nous allons te trouver
un autre médecin. Mais je vais être honnête avec toi : ça ne
sera pas facile. Crossroads est une petite ville, et nous n’avons
pas beaucoup d’autres solutions. En fait, j’ai déjà consulté la
liste des psychiatres, et le seul qui reste, si je me souviens
bien, c’est un certain Dr Morris Gray.
Le père de Mary Ann. L’estomac d’Aden se serra
même si, il le savait, Dan cherchait vraiment à lui venir en aide.
Mais le Dr Gray avait été le psychiatre d’Aden quelques années
plus tôt. Ils s’en souvenaient tous les deux, comme ils se
souvenaient que le médecin avait jeté Aden hors de son cabinet
quand celui-ci avait affirmé avoir la capacité de voyager dans le
temps — c’est-à-dire exactement ce que prétendait la mère de Mary Ann. A l’époque, Gray avait cru qu’Aden
avait volé son journal et réutilisé l’histoire de sa femme ;
cela l’avait rendu furieux.
Le Dr Gray n’avait toujours pas changé
d’avis. Il refusait d’admettre la vérité : sa femme n’était
pas folle, et à l’époque il lui avait administré tous ces
médicaments pour rien. Elle était morte parce que personne ne
l’avait écoutée ni n’était venu à son secours. Et donc, il existait
entre Gray et Aden une inimitié insurmontable.
— Ça ne marchera pas avec lui non plus,
affirma Aden avec un mouvement de dépit.
— A vrai dire, ça n’a aucune importance. Le
Dr Gray a déjà refusé de te prendre comme patient. Il est déjà
complet.
C’est ça, oui…
— Est-ce que nous ne pourrions pas trouver
quelqu’un dans une autre ville ? A Tri City ?
— Ça fait une bonne demi-heure de route, à
l’aller et au retour… Nous n’avons pas vraiment le temps pour un
tel trajet, tu comprends ? Mais écoute, je te promets que je
vais y réfléchir. On trouvera une solution. Je veux que tu te
sentes bien, d’accord ?
— D’accord.
D’accord ? Le mot était faible. Aden n’aurait
jamais osé en attendre autant. Son responsable légal se comportait
comme… un adulte responsable. Il tenait à lui, prenait soin de lui,
et il le montrait. Finalement, cette journée qui avait si mal
commencé prenait un tour inespéré.
Quand ils parvinrent enfin au ranch, Aden bondit
hors du minibus.
Ayant obtenu l’approbation de Dan, il se précipita
dans sa chambre.
Les dortoirs étaient vides : les
pensionnaires du ranch se trouvaient déjà dans le bâtiment
principal. Aden s’enferma dans les douches. Il était ravi de sa
discussion avec Dan, ravi de son soutien inattendu, et ravi,
par-dessus tout, à l’idée de ne plus jamais revoir le
Dr Hennessy.
Il ouvrit le robinet de l’évier jusqu’à ce que la
vapeur jaillisse et entreprit de se laver les mains.
— Les mecs ? chuchota-t-il à l’attention
des âmes.
L’un après l’autre, ils répondirent à son
appel.
— Est-ce que vous vous souvenez de ce qui
s’est passé dans le cabinet d’Hennessy ?
Non, répondit Caleb.
J’ai un grand trou noir. Je suis sûr que ça
ruine complètement mon sex-appeal, d’ailleurs.
Fiche-nous la paix, avec ton
sex-appeal, rétorqua Julian. Moi, c’est
toute la journée qui a disparu de mes souvenirs.
J’ai l’impression que
quelqu’un a effacé ma mémoire, se plaignit
Elijah, et ça ne me dit rien qui
vaille.
Mais alors, que s’était-il passé pendant les
quelques minutes où ils s’étaient tous trouvés dans l’esprit
d’Hennessy ?
Au moment où la question se formait, ce fut comme
si on nettoyait son esprit, comme une vitre qu’on aurait soudain
essuyée. Il se retrouva devant le miroir, contemplant son reflet en
se demandant ce qu’il avait fait durant les cinq minutes
précédentes. Rien ne lui vint. Quant à l’heure qui venait de
s’écouler… Rien non plus. Il avait de l’eau
sur les mains, oui, mais il n’arrivait pas à se souvenir d’être
entré dans la salle de bains ni d’avoir ouvert le robinet…
Son expression, dans le miroir, était de plus en
plus perplexe.
— Mais qu’est-ce qu’on fait ici, les
gars ?
Ben, on se décrasse…,
répondit Caleb — et, au ton de sa voix, il aurait tout aussi bien
pu ajouter « crétin ». On doit
rencontrer notre nouvelle répétitrice.
— Ah oui, c’est vrai, reconnut Aden.
Il secoua la tête pour dissiper le sentiment de
malaise qui s’était emparé de lui.
— Bon, allons-y, alors, qu’on n’en parle
plus…
***
Une fois encore, Tucker se trouvait dans la crypte
souterraine, blotti contre un mur de pierre couvert de poussière,
cerné de ténèbres glacées et humides qui le plongeaient dans un
sentiment de panique à peine surmontable. Il tremblait de tous ses
membres, non pas parce qu’il était faible — il était plus fort,
physiquement, que lors de sa précédente visite —, mais parce qu’il
sentait dans l’atmosphère une menace tangible, une menace aussi
réelle que si de longs doigts crochus s’étaient promenés sur sa
gorge ; une menace épaisse comme le sang, âcre comme la
fumée.
Qu’est-ce qui l’attendait, tapi dans
l’obscurité ? Rien de bon, il en était certain. Mais
pourquoi ? Il avait fait tout ce qu’on lui avait demandé de
faire. Il avait suivi Aden, l’avait espionné sans relâche.
D’accord, il s’était peut-être laissé distraire une fois ou
deux ; il avait préféré suivre Mary Ann
pour s’assurer qu’elle était en sécurité, qu’il ne lui arrivait
rien de mal, mais il était toujours revenu à Aden. Toujours.
— Je ne suis pas content de toi, jeune
homme.
La voix s’était élevée juste derrière lui ;
dans les ténèbres, il ne distinguait pas celui qui parlait. Les
mots avaient été prononcés avec douceur, mais ils ébranlèrent
Tucker bien plus que s’ils avaient été hurlés dans son
oreille.
— Je… je suis désolé. Je fais de mon mieux.
Je vous en supplie, ne me punissez pas.
De toutes ses forces, il aurait voulu se lever et
s’enfuir ; mais il ne le pouvait pas. Quelque chose le
retenait. Il devait obéir à cet homme, à ce roi déchu. Il en
ressentait le besoin au plus profond de lui, un besoin vital comme
celui de respirer ou de boire. Et, pour l’instant, son maître lui
commandait de rester là.
— Te punir ? J’y songerai. Tu fais
peut-être de ton mieux, mais ce n’est pas assez.
Tucker ne put se retenir de rétorquer :
— Mais… de votre côté, vous ne faites
rien !
Puis il se raidit, dans l’attente d’un retour de
bâton. Mais l’autre se contenta de répondre :
— Je guéris, pauvre fou ! Je ne peux pas
me montrer à mon peuple sous cet aspect.
— Bien entendu, maître.
— Mais je me pose des questions, et je veux
que tu m’apportes des réponses. Comment l’humain, cet Aden,
parvient-il à commander mon peuple ? Pourquoi le
suivent-ils ? Comment se fait-il qu’il soit toujours en
vie ?
A mesure qu’il posait ces questions, sa voix se
faisait de plus en plus tranchante.
Mais, quoi qu’il en dise, Tucker savait. Avec tout
ce qu’il avait vu, il connaissait une réponse qui expliquait bien
des choses. La seule réponse possible.
— Dis-moi !
Cette fois, Vlad avait hurlé, et Tucker comprit
qu’il s’était trompé quand il avait cru que la douceur du vampire
était plus effrayante que sa colère. Rien n’était plus terrifiant
que le hurlement de rage qui venait de s’élever ; on aurait
dit que sa fureur prenait une forme tangible, s’élevait comme une
lame de fond pour se transformer en un feu insoutenable et
dévorant. Tucker se blottit contre le mur. Il aurait voulu fuir,
oui, et il aurait également voulu ne pas dire ce qu’il allait
révéler ; mais l’instinct de conservation l’emporta, et il
finit par avouer :
— Les loups-garous le protègent.
— Les loups…
Un silence s’installa, un silence long et dense,
terrifiant. Tucker sentit ses tripes se nouer. Enfin, à son grand
soulagement, Vlad reprit la parole :
— Continue à observer le garçon. J’ai
beaucoup à réfléchir…
Il ne lui demandait pas de le tuer ;
pourtant, Tucker sentit la panique l’envahir, jusqu’à le rendre
malade. Car l’ordre viendrait, et il viendrait bientôt. De cela, il
en était sûr.
***
Ce dîner était nul. Complètement.
Oh, les plats étaient bons — Meg Reeves était une
très bonne cuisinière — et Aden ne refusait
jamais un bon rôti avec des pommes de terre. Et cette pièce, la
véritable « salle à manger » du ranch, était vraiment
très sympa. Quand il s’y trouvait, Aden avait, plus que n’importe
où ailleurs, l’impression de faire partie d’une famille. C’était
sans doute dû à la longue table de bois que Dan avait fabriquée
lui-même, au papier peint aux motifs fleuris — des cerises et des
charrettes, rien que ça ! — et à la vitrine où trônait le
service en porcelaine de Meg. Tout cela ressemblait à une maison, à
un foyer.
Mais la nouvelle
« répétitrice »… Aden haussa les épaules. A cause
d’un frisson ? Car cette nouvelle venue n’était pas seulement
« terriblement sexy » ; elle était pire :
c’était une fée. Une vraie, hélas. Thomas avait vu juste : sa
famille s’était mise à sa recherche. La tutrice n’était autre que
Mlle Brendal, sa propre sœur.
Aden avait réalisé au premier coup d’œil à quel
point la situation était dangereuse, mais il n’avait pas pu
s’échapper. Quitter la table aurait paru trop suspect, aussi
était-il resté assis ; il avait entrepris de manger son repas
tout en tâchant de se comporter aussi normalement que possible.
Aussi normalement que les autres.
Les autres… Ils étaient tous là, autour de lui.
Shannon et Ryder, bien trop calmes, qui étaient assis en vis-à-vis
mais prenaient bien soin de ne pas échanger le moindre regard. Seth
qui, affalé sur sa chaise, un bras passé par-dessus le dossier,
regardait Mlle Brendal avec des yeux qui disaient Viens ici, mignonne. Et RJ, Terry et Brien, qui
contemplaient la jeune femme avec des yeux ronds. C’était tout
juste s’ils ne bavaient pas. Aux deux extrémités de la table, Dan
et sa jolie épouse, Meg, semblaient eux aussi
sous le charme de la Faé. Ils étaient suspendus à ses lèvres comme
si elle était la personne la plus importante au monde.
Même les âmes étaient en transe devant elle. Elles
en étaient à se lancer dans des tirades poétiques sur ses yeux et
sur son corps. Et le pire, c’est qu’Aden les aurait bien
imitées…
Mlle Brendal était assise en face de lui. Et
oui, c’était indéniable, elle était magnifique. Sans doute l’être
le plus parfait, physiquement, qu’il ait jamais vu. Elle avait de
grands yeux marron lumineux qui semblaient familiers à Aden, et de
longs cheveux blonds ondulés. Il n’en avait jamais vu de
semblables. En tout cas, il ne s’en souvenait pas. Sa peau… sa peau
était radieuse, dorée comme si elle avait avalé le soleil. Et elle
sentait le jasmin et le chèvrefeuille.
Il aimait plus que tout le jasmin et le
chèvrefeuille. Il aimait Mlle Brendal.
Il serra les poings. Comment pouvait-il se sentir
aussi attiré par elle, comment pouvait-il avoir ainsi envie de la
protéger, de se prosterner devant elle, de poser son front contre
ses pieds, juste pour la toucher, pour être près d’elle, pour la
caresser, l’embrasser, faire d’elle sa reine, tout en sachant
qu’elle était dangereuse ! Dangereuse pour Victoria et pour
lui-même. Une fée ! Une ennemie ! A la seconde où elle
apprendrait ce qui était arrivé à Thomas, elle se
vengerait.
Thomas qui, justement, s’agitait derrière elle, et
ne cessait de réclamer justice. Il essayait désespérément d’attirer
l’attention de sa sœur. De toutes ses forces de fantôme, il
s’égosillait, donnait des coups de pied dans la table ou les chaises ; il tirait les
cheveux et la robe de Mlle Brendal. Mais rien ne
marchait.
En arrière-plan de ce charmant tableau, il y avait
Victoria. Elle était arrivée un peu plus tôt au ranch avec
l’intention d’attendre Aden dans sa chambre pendant le dîner. Elle
voulait lui parler, même s’il ignorait à quel sujet. Mais quand
elle avait aperçu Mlle Brendal, les ennuis avaient commencé.
Les vampires et les Faé, en effet, se vouaient une haine aussi
réciproque qu’inextinguible ; leur réflexe habituel était de
s’entretuer au premier regard. Et Aden avait le douteux privilège
d’être le roi des vampires, ce qui les mettait tous les trois dans
une situation périlleuse. En ce moment même, Victoria faisait les
cent pas devant la maison, derrière la fenêtre qui faisait face à
Aden. Lui seul pouvait la voir, car elle se fondait dans la
nuit ; mais cela ne le consolait guère, car il avait
l’impression que la situation allait sous peu tourner à la
catastrophe.
— J’espère qu’il vous reste une petite place
pour le dessert ? demanda Meg.
C’était une femme menue, avec des traits délicats
et des cheveux dont la couleur hésitait entre le brun et le
blond.
— Quand c’est toi qui cuisines, je suis
toujours prêt pour un dessert, répondit Dan avec un sourire
chaleureux.
Ils s’aimaient tellement ! Chaque fois qu’il
les voyait, Aden sentait son cœur se serrer dans sa poitrine.
— C’est prêt dans une minute, affirma Meg,
toujours souriante, avant de disparaître en cuisine.
Sa voix était douce et mélodieuse. On aurait dit
qu’elle chantait.
— Est-ce que tu peux me dire pourquoi ?
poursuivit-elle en se tournant vers la fenêtre.
Zut ! Il n’avait pas eu conscience qu’on
pouvait repérer son manège. Par bonheur, Victoria, qui les épiait,
fut assez rapide pour se dissimuler à son regard in extremis.
Aden se força à regarder la tablée. Tous les yeux étaient braqués
sur lui. Il en rougit tout en s’en félicitant : au moins, tant
qu’il monopoliserait l’attention, personne ne chercherait à
comprendre ce qu’il se passait de si fascinant derrière la
fenêtre.
— Et alors ? C’est un crime, de regarder
derrière vous ?
Il y eut un silence. Aden avait-il surpris la fée
par son arrogance ?
— Je préfère quand mes élèves me regardent
dans les yeux.
Oh, sans blague ?
— Je ne fais pas partie de vos élèves.
— Mais tu pourrais, non ?
Elle se pencha en avant et lui tendit la main
par-dessus la table.
A grand-peine, il parvint à se contrôler et à lui
refuser sa main.
— Je suis très bien au lycée de
Crossroads.
— Cela fait combien de temps que tu y es
élève ? Un mois ?
— Oui.
— Donc, tu n’as pas beaucoup côtoyé
M. Thomas ?
— Je suis là. Regarde-moi. S’il te plaît,
regarde-moi…
Il y avait tant de douleur dans sa voix !
Aden toussa pour dissiper l’émotion qui lui nouait la gorge.
— Aden, fit Dan. Réponds à Mlle Brendal,
s’il te plaît.
— C’est vrai. Je n’ai pas passé beaucoup de
temps avec lui.
La culpabilité devait se lire en lettres de feu
sur son visage. Parce que la réponse complète était :
juste la demi-heure qu’il m’a fallu pour le
tuer.
C’était nécessaire,
affirma Elijah, à la grande surprise d’Aden. D’habitude, les âmes
n’entendaient pas ses pensées. A moins qu’Elijah ne les ait
devinées ? Non, finit-il par comprendre. Le sujet de la
conversation rendait ses pensées évidentes.
C’est vrai, confirma
Caleb. On devine ce que tu penses, parce qu’on
est de vrais caïds. Tu sais quoi ? Dieu a peut-être fait le
monde en six jours, mais nous on est tellement balèzes qu’on
l’aurait fait en cinq.
Tu trouves vraiment que c’est
un sujet de plaisanterie ? demanda Julian d’un ton
sévère.
Parce que tu crois que je
plaisante ?
Aden détestait les entendre se disputer, mais
c’était tout de même préférable à la poésie…
Meg revint de la cuisine, portant un grand plateau
où s’empilaient de magnifiques brownies. Elle le présenta à Dan et
à Mlle Brendal pour qu’ils se servent, puis le déposa au
milieu de la table pour les garçons, qui se ruèrent dessus comme
des chiens sur un os à moelle.
— Maintenant que nous sommes à l’aise,
j’aimerais vous poser des questions un peu
plus personnelles, dit Mlle Brendal. Je veux être certaine que
mon enseignement convient à vos besoins. Par exemple, je voudrais
savoir ce que chacun de vous pensait de M. Thomas.
— C’est que… nous n’avons pas vraiment eu le
temps de le connaître, répondit Seth.
Sa réponse ne sembla pas désarçonner
Mlle Brendal.
— Alors, dites-moi ce que, selon vous, il a
pu lui arriver.
— S’il a disparu, pourquoi n’en parlez-vous
pas à la police ? demanda Ryder.
Il y eut un moment de flottement, un étrange
silence, pendant lequel toute la méfiance que les garçons auraient
pu encore ressentir sembla se dissiper. Jusqu’à ce que la dernière
miette de brownie ait été avalée, les pensionnaires du ranch D
& M, ainsi que Dan et Meg, se mirent à réfléchir sur ce qui
avait pu se passer. Quelqu’un suggéra un enlèvement dû aux
extraterrestres ; un autre fit remarquer que le précepteur
avait peut-être choisi de prendre un nouveau départ ; on
mentionna un accident de voiture, et même — Aden frémit — un
assassinat.
— Aden. Dis-lui que je suis là.
Pour la première fois depuis que Mlle Brendal
était entrée dans la pièce, Thomas s’adressait à lui sans
animosité. Il le fixait droit dans les yeux, sans ciller.
— S’il te plaît, Aden.
Il faillit céder. Le ton de voix sur lequel il
avait prononcé ces mots… Pourtant, mentalement, il dut
répondre : Je ne peux pas.
Aden secoua la tête.
Mais Thomas revint à la charge.
— Elle est peut-être capable de me
sauver.
Pour que tu puisses
tuer ma fiancée ? Non. Pas maintenant. Peut-être,
quand ils se seraient occupés des sorcières, et seulement si Thomas
jurait de renoncer à sa vengeance contre la famille royale.
Jusque-là, il n’y aurait aucun accord, décida Aden en détournant le
regard, mettant ainsi un terme à leur échange. Thomas se remit à
gémir et à hurler, marchant de long en large dans la pièce.
— Aden ? lança Dan pour attirer son
attention. Tu es d’accord pour rendre ce service à
Mlle Brendal, oui ou non ?
— Ce service ?
Que voulait-elle ? Sa tête sur un plateau
d’argent ? Son cœur dans une boîte en carton, avec un ruban
autour ? Elle avait tellement charmé les autres convives,
pensa Aden, qu’ils se feraient un plaisir de les lui offrir…
Il regarda les autres garçons. Tous le
dévisageaient avec envie, à l’exception de Shannon et Ryder. Un peu
plus tôt, ils s’étaient donné bien du mal pour ne pas échanger le
moindre regard, et voilà qu’à présent ils étaient engagés dans une
espèce de concours pour savoir qui fixerait l’autre avec le plus de
rage et de ressentiment. Leur visage était livide, leur expression
indéchiffrable.
Aden jeta un coup d’œil par la fenêtre, mais
Victoria ne s’y trouvait plus.
— Bien sûr, finit-il
par dire malgré la sueur froide qui lui coulait dans le dos. Je
serai ravi de… lui rendre ce service.
— Parfait, approuva Dan avant de se lever de
table.
Tout le monde à l’exception d’Aden l’imita. Les
garçons lancèrent un dernier regard d’envie en direction de
Mlle Brendal ; Seth tenta même de lui envoyer une œillade
assassine. Puis, d’un pas traînant, ils quittèrent le bâtiment
principal pour retourner dans leur dortoir. Dan rejoignit Meg et
passa un bras autour d’elle. Tous deux regardaient Aden avec l’air
d’attendre quelque chose.
Et… il était censé faire quoi ?
— Eh bien, allons-y, proposa
Mlle Brendal de sa voix musicale.
— Euh… oui, bien sûr.
Il aurait peut-être mieux fait de décliner ce
« service » ?
Elle contourna la table et se dirigea vers la
porte d’entrée. Aden, lui, resta sur place pendant quelques
secondes, scrutant la nuit à travers la fenêtre de la salle à
manger. Victoria y réapparut un instant, posant sa main sur la
vitre. Il lui sembla aussi que quelqu’un, sans doute une femme, se
tenait à ses côtés.
Une autre prétendante ? Sans doute…
Fantastique.
— Tu veux un blouson ? lui demanda Dan,
ce qui l’obligea à s’arracher à ses réflexions.
Il se leva.
— Non, ça ira, je te remercie,
répondit-il.
Il rejoignit Brendal, qui lui tint la porte
d’entrée ouverte. Le fait de savoir qu’elle pouvait l’attaquer
d’un instant à l’autre atténuait un peu la
fascination inexplicable qu’il éprouvait envers elle.
Thomas fit mine de les suivre à l’extérieur, mais
le fantôme s’évanouit dans la nuit dès l’instant où il franchit le
seuil. Sans qu’Aden sache pourquoi, il n’était visible — et audible
— que dans le ranch et le dortoir, jamais en dehors.
Un air froid et humide enveloppa Aden. Il
frissonna. J’aurais peut-être mieux fait
d’accepter ce blouson… La lune était en partie cachée par
des nuages, et il n’y avait aucune étoile. Les insectes étaient
étrangement silencieux.
— Nous commencerons le tour du ranch par la
prairie du fond, dit-elle.
Le tour du ranch, donc. Oui, il pouvait faire
ça.
— Je ne vois pas trop ce qu’il y a
d’intéressant à aller voir un pré, des étables et du bétail à cette
heure-ci, mais c’est comme vous voulez. Suivez-moi, s’il vous
plaît
Désirait-elle simplement se retrouver seule avec
lui ? Il fit une rapide prière mentale pour que Victoria ne
décide pas de les suivre.
Dix dollars qu’elle va
essayer de nous choper dans le pré. Et pas dans le sens où je
voudrais ! lança Caleb.
Tu n’as pas dix
dollars, rétorqua Julian.
Et alors ? Aden
paiera à ma place.
— Si j’avais vraiment eu l’intention de
visiter le ranch, dit Mlle Brendal en avançant, j’aurais
demandé à un autre garçon.
— Je m’en doutais, oui.
Victoria lui avait expliqué que les Faé étaient
assoiffés de pouvoir. Ils aimaient les humains, oui, du moins
tant que ceux-ci se montraient dociles et ne
révélaient aucun don particulier. Ce qui n’était pas le cas d’Aden.
L’avait-elle senti ? Ou avait-elle compris qui il était et ce
qu’il avait fait ?
Non. Elle devait simplement sentir l’attirance
qu’il exerçait sur les créatures surnaturelles. Sans la présence de
Mary Ann à ses côtés, celles-ci la ressentaient toujours. Certaines
d’entre elles avaient décrit Aden comme « un phare dans la
nuit », d’autres comme « une chaîne à leur cou ». Et
depuis qu’il avait possédé le corps de Thomas, Aden savait à quel
point les fées étaient froides à l’intérieur. Mortellement froides.
Pourtant, quand Thomas avait affronté Riley, il avait absorbé sa
chaleur. Une chaleur délicieuse. Etait-ce la raison pour laquelle
les Faé avaient tellement besoin de pouvoir magique ? Le
pouvoir, c’était la chaleur ?
— Tu t’en doutais, et pourtant tu as accepté
de m’accompagner ?
— Je ne suis pas un lâche.
Mlle Brendal et lui avaient atteint le fond
du pré, délimité par une clôture de bois qui empêchait les animaux
de s’éloigner. En dépit de l’obscurité, Aden n’avait aucune
difficulté à voir autour de lui ; en effet, Brendal s’étais
mise à briller, littéralement. Nom d’un chien ! On aurait
vraiment dit qu’elle avait avalé un soleil !
— Tu sais ce que je suis, Aden ?
demanda-t-elle d’une voix dénuée de toute trace d’émotion.
Elle se rapprocha de lui. Elle portait une robe
qui semblait flotter autour d’elle — une robe blanche et ample, du genre de celles que les filles portent à
la plage par-dessus leur maillot de bain.
— Tu n’as pas fait de commentaires sur le
fait que je brille dans la nuit.
Devait-il mentir ? Mais pourquoi ne pas lui dire la vérité ? Sur ce
point, en tout cas. Plus que n’importe qui, il savait à quel point
il est difficile de démêler le faux du vrai lorsqu’ils sont
habilement mélangés.
— Oui, je le sais, admit-il.
Il se percha sur un des poteaux de la clôture,
s’efforçant d’adopter une posture détendue, comme s’il s’agissait
d’une conversation banale. Il espérait que cette attitude, plutôt
que l’aveu de sa peur, la déstabiliserait.
Est-ce que Victoria était dans les parages ?
Il ne la voyait pas.
Brendal hocha la tête d’un air satisfait.
— Parfait. Donc, on peut se passer des
politesses habituelles. Le dernier rapport de mon frère dit que tu
es la raison pour laquelle nous sommes ici, et que c’est toi qui
nous as convoqués dans ce monde. Alors, nous voici. Pourquoi ?
Qu’est-ce que tu nous veux ?
Fais attention !
l’avertirent les âmes à l’unisson.
— Je ne vous ai pas convoqués. Je ne vous
veux pas ici, répondit-il. Si je vous ai appelés, c’était
involontairement. Par accident.
Elle leva un de ses sourcils parfaits dans une
expression d’étonnement.
— Par accident ? Mais cet accident a
fait venir bien d’autres créatures. Nos ennemis en particulier. Les
ennemis de l’ensemble de l’humanité.
— Oui.
Il aurait pu signaler que
les vampires n’étaient pas des ennemis de l’humanité. D’accord, ils
se nourrissaient du sang des humains, mais après tout, les humains
se nourrissaient des animaux, non ? Quelle était la
différence ? Et non, il ne se prenait pas pour un animal. Il
s’agissait simplement du cycle de la vie, de la chaîne
alimentaire.
— Tu comptais déclencher une guerre ?
Cela fait des siècles que nous ne nous sommes pas retrouvés en
présence les uns des autres. Et la dernière fois que c’est arrivé,
notre nombre a considérablement diminué. Le nombre de toutes les
espèces a diminué.
— Je vous le jure, je ne cherche pas à
déclencher un conflit entre vous. Surtout pas ici. Mais je ne peux
rien changer à ce que je suis ni aux pouvoirs dont je suis doté. Et
vous non plus.
Elle pencha la tête sur le côté et le dévisagea
avec une attention accrue. Son regard qui ne cillait pas — tout
comme sa voix demeurait dénuée d’émotion — était familier à Aden.
Il lui rappelait…
Le Dr Hennessy. Une idée répugnante se fit
jour dans son esprit : et si le psychiatre était lui aussi un
Faé ?
— Quels sont tes pouvoirs, exactement ?
demanda Mlle Brendal.
Il joua à celui qui n’y accordait aucune
importance.
— J’attire les créatures, comme vous l’avez
dit. Et pas par mon physique avantageux.
— C’est tout ?
— Oui.
— Ah. Alors, tu dois mourir, conclut-elle
simplement. L’appel que nous entendons ne
s’éteindra que quand tu seras mort.
Aden ne sauta pas du poteau sur lequel il était
assis, ne fit pas mine de s’enfuir. D’une part, il ignorait ce dont
la fée était capable ; d’autre part, il ne voulait pas qu’elle
sache qu’elle lui faisait peur, et qu’en ce moment même, dans son
esprit, se rejouait la scène où il mourrait, poignardé en plein
cœur.
Il fanfaronna :
— Tu ne vas pas me tuer.
Etait-ce du courage ou de la stupidité ? En
tout cas, il était loin d’être aussi sûr de lui qu’il voulait le
paraître. Mais la réponse de la fée le surprit :
— Tu as raison, je ne te tuerai pas. Tu vas
juste me dire où est mon frère. Où est-il, Aden ? Et ne me
mens pas. Je vis depuis longtemps, si longtemps que tu ne peux même
pas l’imaginer. Je sais très bien quand mes humains me
mentent.
Ses humains ?
Oh-oh, fit
Caleb, on entre en territoire
dangereux…
Fais attention à ce que tu
dis, conseilla Elijah. Tes prochains
mots seront très importants.
Parce qu’ils risquaient d’être les derniers ?
A vrai dire, Mlle Brendal avait le pouvoir de le téléporter en
ville et de lui planter un poignard en plein cœur, ce qui
correspondrait à la vision qu’avait Elijah de la façon dont il
mourrait.
D’accord, mais… elle est
vachement canon, non ? poursuivit Caleb.
Personnellement, je préfère
les brunes, répondit Julian.
Aden faillit hurler. Pas
maintenant, nom d’un chien ! Il avait besoin de toute sa concentration, et il ne
devait pas prendre en compte ses émotions.
— Aden ? reprit Mlle Brendal. Mon
frère ne serait pas parti sans prévenir les siens, sans me laisser
un message. Et pourtant, je n’ai eu aucune nouvelle de lui, ce qui
veut dire qu’il lui est arrivé quelque chose. Aussi, je te le
redemande. Où est-il ?
La vérité était là, remontant peu à peu vers sa
bouche ; il allait la laisser sortir, tout révéler. Il n’avait
qu’à parler. Elle saurait tout, et lui se sentirait mieux.
D’où lui venaient ces pensées ? Etaient-elles
vraiment les siennes ? D’une certaine façon, oui. Ce sentiment
de culpabilité… Mais d’un autre côté, elles lui paraissaient
étrangères. Elles avaient une douceur qui lui rappelait la voix
musicale de la Fée, la musique dans sa tête…
— Dis-le-moi, redit-elle dans un
souffle.
Ses yeux étaient fascinants ; des couleurs y
tournoyaient, étranges, nouvelles, qui s’allumaient, s’éteignaient,
clignotaient… on aurait pu se perdre dans ces yeux-là.
Comme dans ceux de Victoria.
Victoria.
Aden retrouva sa lucidité et s’arracha au sort
dont l’enveloppait la fée ; ce faisant, il se rendit compte
qu’il était descendu du piquet de la clôture et s’était rapproché
de Mlle Brendal. Il avait les mains sur ses épaules et jouait.
Bon sang… Il avait bel et bien failli l’embrasser.
Vivement, il retira ses mains et recula. Brendal
le dévisagea, furieuse.
— Ecoutez, je ne sais pas où se trouve votre
frère. Il était ici, et puis il a disparu. Je n’en sais pas
plus.
— Tu mens, répliqua-t-elle.
Ce qui ne la rendait pas moins dangereuse, tout au
contraire.
— Aden ?
C’était Dan. Ouf !
— Il est temps que tu te mettes à tes
devoirs. Mademoiselle Brendal, je suis sûr que vous comprenez
à quel point ses études sont importantes. Je vous remercie d’être
venue nous rencontrer. Nous nous reverrons demain
matin ?
Non, pas Dan, rectifia Aden. Victoria. Ou plutôt,
Victoria qui a utilisé sa Voix pour influencer Dan, et l’envoyer à
la rescousse d’Aden.
La fée acquiesça ; son regard était fixe, sa
voix, glacée.
— Nous en reparlerons, Aden, murmura-t-elle.
Je te le promets.
***
Aden était en train de préparer un sac de
vêtements. Pendant ce temps, Victoria et Stephanie — c’était elle,
la vampire qui lui avait tenu compagnie à l’extérieur —
influençaient les autres garçons, ainsi que Meg et Dan, pour les
convaincre qu’Aden était bel et bien dans son lit au ranch et
qu’ils le verraient le lendemain partir pour le lycée.
En fait, il allait passer le reste de la nuit au
manoir des vampires.
Quand les deux sœurs le rejoignirent, il était
prêt. Sac au dos, il les attendait devant le dortoir. Dans sa
tête, les âmes, euphoriques, discutaient du
tour récent qu’avaient pris les événements.
— Franchement, avoua Stephanie en riant, je
n’aurais jamais cru voir le jour où Victoria désobéirait au
règlement. Ça se fête, vraiment !
— Quel règlement ? demanda Aden en
tendant la main à Victoria.
Elle la saisit et la serra dans la sienne. Comme
d’habitude, sa peau était chaude ; il sentit cette délicieuse
chaleur remonter le long de son bras et irradier dans tout son
corps.
— Je ne suis pas censée être là quand tu
rencontres les autres prétendantes. Je devrais être confinée dans
ma chambre.
Stephanie rit de nouveau.
— Tu imagines combien j’ai été surprise quand
elle est venue me trouver pour lui servir de renfort ? Elle
voulait être ici au cas où la fée s’en prendrait à toi. Mais bon,
il vaut mieux moi que Lauren, non ? Elle, elle aurait attaqué
d’abord et posé les questions ensuite.
Elle s’interrompit un moment avant de reprendre
sur un ton plus taquin :
— Bon, je vois qu’on n’a plus besoin de moi
ici, donc je vais vous quitter. J’ai un peu faim, et j’ai entendu
dire qu’il y avait une fête en ville.
Aden lui rendit son geste d’adieu.
— Est-ce qu’au manoir, les vampires ne vont
pas sentir mon sang ? demanda-t-il ensuite à Victoria. Est-ce
que je ne vais pas les attirer ?
Il ne tenait pas à se mettre dans une situation
délicate.
— Il y a d’autres humains, là-bas. Ton odeur
se mélangera avec la leur. Pour ce qui est de
l’attirance, je ne sais pas. Riley et Mary Ann sont là-bas ;
elle neutralisera peut-être ton influence ?
Sauf que la présence de Riley annulait en général
l’influence de Mary Ann…
— Ça vaut la peine d’essayer.
Il s’était déjà rendu deux fois au manoir, mais
sans jamais entrer dans la chambre de Victoria. Pourtant, il avait
envie de la découvrir. Très envie, même. Et si ça devait lui
attirer des problèmes, tant pis. D’autant qu’il était le roi, et
qu’il lui suffirait de…
Minute. Il était le
roi. C’était l’idée qui lui était venue, sans la moindre
réserve, sans le moindre doute. Lui qui avait clamé qu’il
trouverait un remplaçant dès que possible !
— Tu es prêt ? demanda Victoria en
lâchant sa main pour l’enlacer par la taille.
C’était si bon, de la sentir contre lui… Il en
oublia tout.
— Oui.
Elle passa une langue gourmande sur ses lèvres,
les yeux braqués sur la veine qui palpitait à la base du cou
d’Aden.
— Et que dirais-tu d’un baiser, avant ?
J’étais venue pour ça, tu sais. Tout à l’heure. Pour
t’embrasser.
On dirait bien que c’est le
plus beau jour de ma vie, dit Caleb.
— Avec plaisir.
Aden fit taire Caleb et posa ses lèvres sur celles
de Victoria. Sa bouche s’ouvrit. Il y glissa la langue. C’était
chaud, électrique, comme si leur baiser était une source d’énergie
qui dynamisait chaque cellule de son corps.
Leur étreinte se resserra encore. Elle était si
douce, si tendre… Pendant qu’il l’embrassait, elle soupirait et
cela le rendait fou. Il sentait son sang battre dans ses veines, un
sang chaud et impétueux ; il lui semblait qu’il brûlait à
petit feu pour devenir un nouvel être.
Un être qui avait le pouvoir de voler, pensa-t-il.
Car il se sentait si léger qu’il avait l’impression que ses pieds
quittaient le sol. Mais Victoria avait la main dans ses cheveux, et
ses ongles s’enfonçaient doucement dans la peau de son crâne — oh,
comme il aimait ça, comme il avait envie qu’elle continue ! —
et semblaient le retenir.
— Je veux sucer ton sang,
murmura-t-elle.
Sa voix était rauque et troublée, comme si elle
devenait folle à son tour. Folle de lui.
Il n’hésita pas un instant.
— Fais-le.
Il adorait qu’elle le morde. Cela voulait-il dire
qu’il était devenu un esclave de sang, un accro à la morsure de
vampire ? Peut-être. Et alors ? Il s’en moquait. Il
aimait cette fille. Pour elle, il était prêt à n’importe
quoi.
— Je ne devrais pas.
— Fais-le. S’il te plaît.
Elle embrassa sa joue, son menton, son cou, sa
langue suivant un chemin qui menait à sa jugulaire. Oui. Il avait
rêvé de cela, avant même de rencontrer Victoria. Etre avec elle,
donner, recevoir. S’embrasser à perdre haleine, dans une
étreinte.
— Tu en es certain ?
— J’en suis sûr. Vas-y.
Elle plongea ses dents acérées dans sa veine. Il
ne ressentit aucune douleur. Sa bouche, ou sa
langue, ou ses dents, quelque chose secrétait une drogue, un
produit chimique, qui insensibilisait sa peau avant de se répandre
partout dans son corps comme une caresse. Oui ! Oh oui !
Entrouvrant les yeux, il se rendit compte qu’il
n’était plus à l’extérieur, devant le dortoir du ranch, mais à
l’intérieur d’une pièce. Quatre murs blancs l’entouraient.
D’ailleurs, tout était blanc dans la pièce : l’immense lit à
baldaquin était recouvert de draps blancs ; sur la commode, un
vase contenait des roses blanches dont la fragrance embaumait la
pièce. Il n’y avait pas d’autres meubles, simplement un ordinateur
et une console de jeux, mais la poussière qui s’y accumulait
semblait indiquer qu’aucun d’eux n’avait jamais servi.
— C’est si bon, murmura-t-elle. Si…
Et soudain, elle s’arracha à lui et recula,
haletante.
— … dangereux.
Une goutte de sang glissa lentement le long du cou
d’Aden. Il le sentit couler, tiède, mais ne l’essuya pas.
— Mais j’aime ça, lui rappela-t-il.
Sa propre voix lui parut étrangement rauque.
Victoria s’essuya la bouche.
— Moi aussi. Beaucoup trop. La prochaine fois
que je te le demande, refuse.
— Je ne pourrai jamais.
Comme il prononçait ces mots, une sensation
de léthargie s’empara de lui. La perte de sang, additionnée à
toutes ces nuits sans sommeil, à la tension, à l’inquiétude, aux
combats, à l’effet de ce baiser et de la drogue que la vampire avait instillée dans son sang — tout
se mêla à cet instant et ses genoux se dérobèrent.
Victoria le saisit avant qu’il ne
s’effondre ; elle l’aida à se coucher.
— Dors, dit-elle alors qu’il avait déjà les
yeux fermés. Je vais prendre soin de toi.
Aden la croyait. Alors, il lui obéit, et sombra
dans le sommeil.