22
Aden se réveilla l’esprit plus clair — ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps — mais un peu irrité. Il était dans la demeure des vampires ; il se souvenait qu’on l’avait amené ici de force, qu’il avait embrassé Victoria, qu’il l’avait laissée se nourrir de son sang. Cependant, à présent, il se retrouvait seul dans son grand lit ; sans Victoria.
Bon côté des choses, ses mains ne tremblaient pas, et le besoin viscéral qu’elle le morde s’était calmé. Il n’était donc pas devenu son esclave de sang.
Assis dans le lit, il regarda autour de lui. La chambre était immaculée comme dans son souvenir. Pas étonnant que Victoria ait choisi ce décor blanc, face à un père qui associait les vampires à la seule couleur noire. Puisque les couleurs vives étaient interdites, elle avait biaisé.
Ce n’était qu’un geste modeste de rébellion, mais très révélateur : au plus profond d’elle-même, Victoria refusait sa filiation. Ici, dans l’intimité de sa chambre à coucher, elle se laissait aller à être elle-même, et non la fille de son père.
Un coup d’œil à sa tenue apprit à Aden qu’il était resté en jean et en T-shirt, mais qu’on lui avait enlevé ses bottes, ses chaussettes et ses poignards. Victoria ?
Avait-elle passé ses mains sur son corps ? Dommage qu’il n’ait pas été conscient, alors.
Moi, elle me fait peur, cette chambre, fit Caleb.
— Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a pas de filles nues dedans.
Aden se mit à rire. Typique de Caleb.
Moi, je l’aime bien, répliqua Julian. S’il y avait tes affaires dans le dressing, on se sentirait presque plus chez nous qu’au ranch.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? demanda Aden en regardant du côté de la penderie en question, dont la porte était entrouverte.
On ne distinguait cependant pas ce qu’elle contenait. Sans doute une série de robes noires.
J’ai l’impression de me retrouver dans un livre pas encore écrit, expliqua Julian. Comme si, ici, nous n’étions que des pages blanches.
Ce qui veut dire que nous pouvons écrire l’histoire que nous voulons, dit Elijah. Et de toute façon, tu ne vois pas ce à quoi ressemblera cette chambre dans l’avenir. Moi, je le vois. Toutes ces couleurs, si belles…
Cette idée fit naître un sourire ravi sur le visage d’Aden.
— Est-ce que je serai là pour voir ça ?
Elijah ne répondit pas.
Aden prit cela pour une réponse négative. Adieu la bonne humeur. Comment avait-il pu oublier, même l’espace d’une seconde, qu’il allait bientôt mourir ?
Je ne veux pas mourir, pensa-t-il. Au début, il avait, d’une certaine façon, accepté le présage de son décès comme un fait acquis. Puis, pour épargner cette souffrance à Thomas, il s’était laissé poignarder en plein cœur à sa place. La douleur avait été si atroce que, à présent, Aden concevait les idées les plus folles. Pour la première fois, il se demandait comment modifier son avenir.
— Elijah, est-ce que tu as réussi à savoir où doit se tenir l’assemblée de sorcières ? demanda-t-il, revenant au travail qui l’attendait.
Non.
— Caleb, on dirait bien que toi, tu les apprécies. Tu es le seul, d’ailleurs. Est-ce que par hasard tu aurais une idée ?
J’aimerais vraiment, mon pote, mais rien du tout.
Il ne restait qu’un jour : l’ultimatum expirait demain. Mais il n’avait pas avancé d’un pouce dans ses recherches. Six jours s’étaient écoulés, et il n’avait rien appris. D’accord, il lui avait fallu du temps pour vaincre le poison de gobelin qui l’avait infecté, pour être présenté aux vampires, et… pour mourir. Deux fois. Mais il s’agissait de la vie de ses amis, et il n’avait aucune excuse : il aurait dû obtenir des résultats.
Aden en était là de ses réflexions quand, soudain, la porte s’ouvrit. La silhouette de Victoria s’encadra. La princesse était vêtue de rose et de bleue. Des rubans verts se mêlaient à ses cheveux, qui cascadaient librement jusqu’à ses hanches.
Il en restait muet. Jamais elle ne lui avait paru aussi humaine. Ni aussi sexy.
— Je t’ai préparé un petit déjeuner, lui dit-elle avec un sourire tandis qu’elle s’approchait de lui.
Elle portait dans ses mains un plateau chargé, et elle dut refermer la porte avec son pied. Sa voix trahissait une certaine inquiétude, comme si elle n’était pas sûre d’elle-même.
— C’est la première fois que je cuisine, mais l’un des esclaves humains a bien voulu m’aider. J’espère que tu apprécieras le résultat.
Aden sentit sa poitrine se serrer.
— Merci beaucoup. Je suis sûr que je vais adorer.
Et si ce n’était pas le cas, elle ne le saurait jamais.
Toujours souriante, Victoria parvint jusqu’au lit ; déposant le plateau sur les genoux d’Aden, elle s’assit au bord.
— Sans te presser, on t’attend en bas. Je n’ai pas réussi à passer ta présence sous silence — tout le monde t’a senti. Puisque tu es là, les membres du Conseil voudraient que tu diriges leur réunion de ce matin.
L’odeur des pancakes, des saucisses et du sirop lui chatouillait les narines.
— Je n’ai pas le temps de tenir un Conseil.
Même s’il n’avait pas spécialement prévu d’aller au lycée à la place. D’ailleurs, n’était-ce pas le week-end ? Il ne savait plus. Qu’importait, d’ailleurs ; il devait prioritairement faire parler la sorcière qu’ils retenaient prisonnière. Le temps était compté et aucune alternative ne se présentait.
— Ça ne prendra qu’une heure, et il vaudrait mieux que tu y sois. Ils m’ont pardonné d’avoir enfreint les règles et d’être venue te voir. C’est dire s’ils ont besoin de te parler ! Si tu te défiles, ils te suivront à la trace, ou même te traqueront ; en revanche, accède à leur demande, et tu partiras d’ici sans incident.
— Et qu’est-ce qu’ils attendent de moi ?
Il mordit dans un pancake. Il était trop salé, et pas assez cuit, mais il parvint à se retenir de grimacer. Il mâcha consciencieusement et avala chaque bouchée.
— C’est bon ? demanda Victoria, hésitante et fébrile.
Aden mentit.
— Délicieux !
Elle sourit à son tour ; on aurait dit une fleur qui s’épanouissait.
— Et ma tenue ? demanda-t-elle en se levant et en tournant sur elle-même. J’ai tout emprunté à Stephanie.
— Tu es à tomber.
Et c’était vrai.
Elle s’assit sur le lit, radieuse, et se blottit contre Aden, douce et chaude à la fois…
— Tu es nerveuse ? Au sujet de la réunion, je veux dire ?
Il ne parlait plus du Conseil, mais de l’assemblée des sorcières, et Victoria le comprit sans peine. Elle hocha la tête.
— Riley vient de me dire qu’il est allé en ville l’autre soir, et qu’il n’y a vu aucune sorcière. Pas une seule. Si elles ont quitté Crossroads, ça veut dire qu’elles nous ont abandonnés ici, et que nous allons mourir.
Aden se mordit la lèvre et essaya de se souvenir du moment où, avec Victoria, Riley et Mary Ann, il s’était trouvé encerclé par les sorcières dans la forêt.
L’une d’elles avait dit : « Nous tiendrons une réunion dans une semaine, quand nos aînées seront arrivées. Tu assisteras à cette réunion, humain. Si tu ne viens pas, tous ceux qui se trouvent dans ce cercle mourront. Ne doute pas de mes paroles. »
— Je suis le seul à devoir me rendre à leur réunion, reprit Aden après avoir avalé une bouchée d’omelette trop baveuse. Mais les sorcières attendaient que leurs anciennes soient là. La sorcière que nous avons capturée nous a dit que ce serait le cas d’un jour à l’autre. Peut-être qu’elles sont déjà là, donc.
Ses yeux s’écarquillèrent quand une pensée la frappa :
— Peut-être… peut-être que nous n’avons pas besoin de les chercher ; peut-être qu’elles vont me trouver, moi !
— C’est ce que j’espère, même si je suis prêt à les tuer toutes de mes mains si elles touchent à un seul de tes cheveux. Seulement, nous ne pouvons pas nous contenter de cet espoir. Parce que si nous nous trompons…
… Tous ceux qu’il aimait mourraient. Son enthousiasme tomba. Au fond, que pouvait-il faire ? Comment trouver l’information qu’il cherchait ?
Pendant qu’il essuyait son assiette avec le dernier morceau de pancake — prenant bien soin de faire croire qu’il se régalait —, les âmes proposèrent quelques idées.
Celle qui revenait le plus, sous une forme ou une autre, était de posséder le corps de la sorcière, de se rendre en ville et d’attendre jusqu’à ce qu’une de ses semblables apparaisse, quitte, s’il n’en venait pas tout de suite, à se mettre à crier pour attirer leur attention. Pas mal, comme idée, même si elle pouvait se solder par l’arrestation pure et simple d’Aden par la police municipale pour troubles à l’ordre public ou quelque chose dans ce goût-là.
Mais cette idée de posséder la sorcière… oui, ça pourrait marcher.
— Voilà ce que nous allons faire, dit-il d’une voix résolue. Quand j’en aurai fini avec les membres du Conseil, il faudra que tu m’emmènes voir la sorcière. J’emprunterai son corps et j’essaierai de remonter dans son passé, en particulier dans les dernières semaines, voire ces derniers jours ; comme ça, je verrai si elle a parlé de nous avec d’autres.
Les grands yeux bleu électrique de Victoria s’illuminèrent :
— C’est génial !
— Merci…
Pourvu qu’il ne rencontre pas que de la neige, comme dans le cerveau du psychiatre qui se faisait passer pour un humain…
Minute. Pardon ? De la neige ? Est-ce qu’il s’était trouvé dans la peau du Dr Hennessy ?
— Avant que tu affrontes les sorcières, nous devons te tatouer des protections sur la peau, le prévint Victoria, l’arrachant du coup à ses pensées. Et peut-être que j’en profiterai pour en mettre de nouvelles sur la mienne. Je crois que je te l’ai déjà dit, ma bête demande de plus en plus à sortir, en ce moment. Depuis que nous nous sommes embrassés dans la voiture…
La vampire frissonna à ce souvenir.
— Elle hurle dans ma tête, j’ai de plus en plus de mal à le supporter. J’ai peur, tu sais. Que se passera-t-il si elle sort ? Si elle se solidifie ? Que se passera-t-il si elle t’attaque ? J’ai l’impression que c’est ce qu’elle veut faire.
— Non, je ne crois pas, répondit Aden. Qu’elle veuille m’attaquer, je veux dire.
Il ne pouvait pas en être certain avant de se trouver en face de la créature. Pourtant, il se souvenait comment cette chose, dans la voiture, avait tendu ses griffes vers lui : on aurait dit que c’était pour le caresser, non pour s’en prendre à lui.
— Tu sais quoi ? acheva-t-il. On se souciera de ça plus tard, d’accord ?
— Tu as raison. Je vais t’emmener à la réunion du Conseil. Pendant que tu y seras, j’irai chercher le nécessaire à tatouer pour tes protections.
***
Aden et les Conseillers étaient assis dans une pièce noire. Murs noirs, table métallique noire, chaises noires, plafond en coupole noir d’où descendait un chandelier incrusté de pierres noires. La seule décoration dans toute la pièce était constituée des motifs qu’il avait déjà repérés : les protections magiques, qui recouvraient toutes les surfaces planes de la pièce.
Tous les yeux étaient rivés sur lui, et certains étaient en particulier fixés sur l’artère qui palpitait à la base de son cou. Il vit même des vampires se passer la langue sur les lèvres. Qui sait s’ils n’allaient pas interrompre la réunion pour une petite collation ?…
Trop mal à l’aise, chantonna Caleb.
Et si… tu faisais quelque chose, Aden ? le pria Julian.
Elijah, lui, soupirait.
Je veux qu’on s’en aille. Je n’aime pas ça du tout.
Aden toussota.
Plusieurs des vampires présents semblèrent se réveiller d’une transe.
— Nous avons plusieurs affaires importantes à traiter aujourd’hui, dit l’un d’eux.
Lequel ? Aden avait du mal à ne pas les confondre les uns avec les autres, et même au prix de sa vie il n’aurait pas pu se souvenir de leur nom.
— Premier point à l’ordre du jour, continua le porte-parole, plusieurs défis ont été lancés.
— Des défis ? reprit Aden.
Cette question déclencha une conversation générale, comme s’il n’était pas là.
— Quelques-uns de nos meilleurs éléments souhaitent vous affronter en duel pour le contrôle de la couronne.
— La seule chose qui me surprenne, c’est que personne ne lui ait tranché la gorge pendant son sommeil.
— Ils ont l’impression qu’ils n’ont pas besoin d’employer la ruse, parce qu’il est bien trop faible pour les affronter. Bien sûr, il leur prouvera le contraire.
— Un homme assez fort pour tuer le meurtrier de Vlad mérite notre respect. Mais à mon avis, si personne ne s’en est pris à lui en traître, c’est surtout parce que certains préfèrent que toute notre congrégation soit témoin de la défaite du nouveau roi. C’est de la témérité, selon moi, et ils méritent bien ce qui va leur arriver.
— N’oubliez pas les loups. Nos élites n’ont pas osé agir de façon déshonorable afin de ne pas fâcher les loups-garous.
Aden se décida à intervenir.
— Je suis là, vous avez remarqué ? Du coup, j’aimerais autant que vous vous adressiez directement à moi au lieu de faire comme si j’étais transparent.
Un peu honteux, ils acquiescèrent ; alors, il ajouta :
— Je vous remercie. Maintenant, j’aimerais répondre à vos inquiétudes.
— Vous savez que nous sommes de votre côté, Majesté.
— Et je vous en suis reconnaissant. S’il vous plaît, dites à mes détracteurs que je relève leurs défis, et que je les affronterai en combat singulier. Mais plus tard. Fixons la date à… dans deux semaines, par exemple.
A ce moment-là, il l’espérait, il se serait occupé des sorcières et aurait trouvé un remplaçant ; les prétendants n’auraient qu’à se battre entre eux.
Mais cette idée le remplit de colère. Un remplaçant ? Certainement pas !
Il s’efforça d’ignorer cette émotion, devenue familière mais qui demeurait inexplicable, et de penser à autre chose.
Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que tu fais ? interrogea Elijah.
Caleb, lui, eut un hoquet de surprise.
Tu ne vas quand même pas te battre vraiment avec eux ?
— C’est parfait, reprit l’un des conseillers. A aucun moment nous n’avons douté que vous prendriez vos responsabilités au sérieux.
Tous les membres du conseil hochèrent la tête en signe d’approbation, et l’un d’eux donna un coup de marteau — un marteau noir, bien entendu — sur la table.
— Sujet suivant !
— L’usage des couleurs, répondit un autre avec une expression de dégoût évident. Nous avons reçu des plaintes.
— Pourquoi avez-vous permis l’utilisation de couleurs si… humaines ? Loin de moi l’idée de contester votre jugement, mais nous avons des traditions.
Tous les regards convergèrent vers Aden. Des regards sérieux au point d’être comiques.
— C’est-à-dire que… je suis humain, voyez-vous, leur rappela-t-il.
Il y eut un murmure général qui signifiait : « Comme si nous pouvions l’oublier ! »
— Nous pourrions peut-être envisager de limiter l’usage des couleurs à l’intérieur des chambres individuelles…, suggéra un conseiller.
— Ainsi qu’aux vêtements, compléta Aden, qui avait gardé à l’esprit l’image de Victoria dans son haut rose.
Il y eut des soupirs puis quelques hochements de tête.
— Nous sommes d’accord, conclut celui qui tenait le marteau, avant de l’abattre sur la table.
Puis il annonça :
— Point suivant : les prétendantes.
Il y eut un nouveau murmure général, mais cette fois Aden ne parvint pas à en saisir le sens. Victoria n’avait pas menti. Vu le rythme auquel les conseillers traitaient les sujets à l’ordre du jour, cette réunion ne durerait pas plus d’une heure.
C’est alors qu’il entendit les mots « votre promise ».
Il se raidit.
— Vous n’avez pas laissé leurs chances à toutes les prétendantes, Majesté, et cependant vous avez passé la nuit dans la chambre de la princesse Victoria.
— Il n’y a aucune raison pour que je laisse leur chance aux autres, protesta Aden, leur rappelant la position qu’il avait toujours défendue. Je sais ce que je veux. Qui je veux. J’ai toujours été clair avec vous.
— Pourquoi tout simplement ne pas les épouser toutes ? proposa l’un des conseillers. Vlad avait beaucoup d’épouses !
Il n’a pas tort, ce type, intervint Caleb. Aden, tu devrais réfléchir à…
J’ai envie de te frapper, murmura Julian.
Les gars, intervint Elijah, si on laissait Aden répondre ?
Facile ! Primo, Aden ne voulait personne d’autre que Victoria ; deuxio, la princesse deviendrait folle s’il acceptait la suggestion du Conseil. D’accord, il aurait été flatté de la savoir jalouse — mais tout en lui se révoltait à l’idée de la faire souffrir volontairement.
— Je ne suis pas Vlad, finit-il par déclarer. Je ne désire qu’une seule femme.
Tu gâches tout, toi ! rouspéta Caleb.
— Et de toute façon, Victoria et moi n’allons pas nous marier.
« Pas encore », pensa-t-il, avant de terminer :
— Nous sommes trop jeunes.
Un nouveau murmure s’éleva. Cette fois, il distingua sans peine les paroles des conseillers.
Têtu. Buté. Des qualificatifs peu flatteurs. Mais encore respectueux.
Il devait donc respecter en retour ses conseillers.
— D’autre part, pour ne rien vous cacher, il ne m’est pas possible de recevoir des princesses vampires au ranch dans lequel je vis. Mes amis découvriraient la vérité — et ce n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Vous faites beaucoup d’efforts pour dissimuler votre existence.
— Nous pouvons tuer vos amis.
— Je vous l’interdis ! s’écria-t-il immédiatement, toute notion de respect oubliée. Il n’y aura pas de meurtre. Ceci n’est pas négociable.
Soupirs.
— Majesté, entendez alors notre marché : vous verrez les demoiselles que nous avons choisies pour vous, au moins une fois, mais vous les verrez ici, dans l’enceinte du manoir. Cela convient-il ?
— Avec tous les défis qu’on m’a lancés, fit remarquer Aden pour gagner du temps, je risque de ne pas pouvoir honorer ces rendez-vous !
— C’est vrai, reconnut un conseiller.
— Néanmoins, Majesté, nous devons offrir à votre peuple l’espoir d’une future alliance, rappela un autre.
Aden passa une main sur son visage. Il mourait d’envie de s’opposer radicalement aux conseillers sur ce sujet, de ne faire aucun compromis. Mais plus vite il en aurait terminé avec cette réunion, plus vite il pourrait aller trouver la sorcière et explorer son cerveau. Il fallait donc transiger.
— Accordé, fit-il. Je rencontrerai ces filles ici. Une par une.
Boum ! Le marteau s’abattit.
Point suivant.
Il fut question d’une dispute qui opposait deux vampires sur la propriété d’un esclave de sang ; Aden dut décider lequel des deux était dans son droit. Ensuite, ils traitèrent le cas d’un vampire qui souhaitait retourner en Roumanie, et Aden dut décider si on pouvait accéder à sa requête. Ils parlèrent de la négociation d’un traité de paix avec une autre faction de vampires, qui était menée par une certaine Bloody Mary. Aden avait déjà vu ce nom dans ses livres d’histoire, et il se demandait s’il s’agissait de la même personne. Ce n’était pas impossible, mais il n’osa pas poser la question de peur de révéler son ignorance.
Pour mener cette négociation, Aden était censé se rendre en Angleterre. Apparemment, Marie la Sanglante et son clan avaient eux aussi senti le pouvoir d’attraction d’Aden, même si, pour une raison inconnue, ils n’avaient pas fait le déplacement jusqu’en Oklahoma pour le retrouver. Toutefois, ils étaient curieux de savoir qui il était — suffisamment, en tout cas, pour avoir contacté le Conseil de Vlad afin de lui demander des informations.
— C’est peut-être un piège, remarqua un des conseillers.
— Ou une ruse pour prendre le contrôle de notre peuple.
D’accord. Donc, en plus d’être ennemis avec plus ou moins toutes les autres espèces, les vampires se battaient également entre eux. Génial.
— Nous protégerons notre roi. Ou plutôt, les loups-garous le feront. Ils le soutiennent totalement.
Un certain mécontentement perçait dans ces paroles.
— Vous plaisantez ? Nous-mêmes, nous sommes à peine capables de nous retenir de le mordre ; comment Bloody Mary y parviendrait-elle ? C’est une bête sauvage.
— Messieurs, lança Aden, interrompant leurs débats, je vais au lycée. Il m’est impossible d’abandonner mes cours ; je dois les suivre jusqu’aux vacances d’été. Je vous propose d’ajourner la discussion sur un voyage en Angleterre.
— Si, vous pouvez quitter le lycée, suggéra un conseiller. Nous avons des tuteurs qui pourront se charger de votre éducation.
— C’est non, désolé.
Même eux ne le dissuaderaient pas de continuer ses études au lycée de Crossroads. De toute façon, comment comptaient-ils se débrouiller pour qu’il s’absente le temps d’un déplacement à l’étranger, alors même que quitter le ranch pour se rendre au manoir des vampires constituait déjà un challenge ? Quant aux tuteurs… il en avait rencontré pas mal, ces derniers temps, et il fallait voir le résultat !
— Ce sera cet été ou rien.
Et s’il se décidait à y aller, ce serait avec Victoria et Riley.
Ou sans Riley ? Même pour un petit laps de temps, Mary Ann n’aimerait pas l’idée qu’on lui emprunte son amoureux, et Aden n’avait pas l’intention de la rendre malheureuse.
Il y eut d’autres murmures mais tous les conseillers finirent par hocher la tête en signe d’approbation.
Point suivant. De nombreux esclaves de sang avaient disparu. Personne ne savait où ils étaient. Leurs propriétaires étaient en colère et affamés ; ils demandaient de nouveaux esclaves. Pour les obtenir, ils avaient besoin de la permission d’Aden.
— Jusqu’à nouvel ordre, ils ont le droit de se nourrir, mais pas de tuer. De boire du sang humain, mais pas de faire de nouveaux esclaves.
Grâce à Victoria, il savait que si un vampire ne mordait un humain qu’à une ou deux reprises, celui-ci non seulement restait en vie, mais ne devenait pas accro à la morsure de vampire. C’était ce qui s’était passé pour Aden. En revanche, dépasser cette limite était difficile.
Malgré leur dépit, les conseilleurs décidèrent de passer au point suivant. Il s’agissait de parler de l’attraction surnaturelle qu’exerçait Aden, et qu’ils appelaient son « chant ». Plus ils parlaient de cette attirance, plus les regards se dirigeaient vers le cou d’Aden. Pour y rester. Il fallait, disaient-ils, qu’il cesse de chanter. De chanter. Qu’il cesse.
De chanter. Qu’il cesse. Les vampires répétaient ces mots en boucle, comme une incantation dans laquelle ils se seraient figés. Une sorte de transe.
— Je n’y peux rien. Je ne sais pas comment arrêter, répondit-il nerveusement.
Au même moment, dans sa tête, LE médium se mit à murmurer des phrases où les mots « sang » et « mort » revenaient fréquemment. Sa litanie avait quelque chose de familier pour Aden. Il l’avait déjà entendue auparavant, mais où et quand ?
— L’attraction devient plus forte quand on reste longtemps près de lui, non ? demanda quelqu’un.
— Oui. Ou alors, c’est parce que nous sommes affamés.
— Quel goût pensez-vous qu’il a ?
— Le goût du paradis.
Puis le silence se fit ; un silence total et glacé. La réunion était-elle terminée ? Aden observa ceux qui l’entouraient ; tous le transperçaient du regard…
Soudain, le silence fut brisé par le bruit que faisaient les vampires en se passant la langue sur les lèvres et en reniflant. Certains conseillers avaient les ongles plantés dans la table, comme pour se contenir et se réfréner.
Ils voulaient le dévorer ! Ils luttaient contre leur désir !
Qu’était-il censé faire ? Bondir sur ses pieds et s’enfuir ? Mieux valait, sans doute, rester ici, digne et serein, à attendre qu’ils aient repris le contrôle d’eux-mêmes. En espérant qu’ils y parviennent. A moins d’appeler Victoria ? Non. Elle risquerait alors de se trouver en danger. Et, de toute façon, il était le souverain ; il devait apprendre à tenir tête à ces gens qu’il dirigeait, désormais.
Encore cette pensée ? Alors qu’il ne serait jamais vraiment leur roi !…
Lentement, paisiblement, Aden se mit debout. Sans jamais le quitter du regard, les conseillers firent de même. Ne montre pas que tu as peur.
— J’ai beaucoup à faire, leur dit-il alors avec maîtrise. Je dois vous laisser.
Aucune réponse.
Il passa derrière sa chaise en prenant soin de ne pas tourner le dos aux vampires, et entreprit de s’éloigner d’eux. Un pas. Deux pas. Doucement, sans précipitation. En feignant le détachement. Mais face à ces prédateurs, il était une proie ; et quand ils virent qu’il battait en retraite, ils perdirent tout contrôle.
Poussant un cri perçant, le conseiller le plus proche se rua sur lui ; c’était le signal qu’attendaient tous les autres pour l’imiter. Toutes dents dehors, ils se jetèrent sur lui.