22
Aden se réveilla l’esprit plus clair — ce qui ne
lui était pas arrivé depuis longtemps — mais un peu irrité. Il
était dans la demeure des vampires ; il se souvenait qu’on
l’avait amené ici de force, qu’il avait embrassé Victoria, qu’il
l’avait laissée se nourrir de son sang. Cependant, à présent, il se
retrouvait seul dans son grand lit ; sans Victoria.
Bon côté des choses, ses mains ne tremblaient pas,
et le besoin viscéral qu’elle le morde s’était calmé. Il n’était
donc pas devenu son esclave de sang.
Assis dans le lit, il regarda autour de lui. La
chambre était immaculée comme dans son souvenir. Pas étonnant que
Victoria ait choisi ce décor blanc, face à un père qui associait
les vampires à la seule couleur noire. Puisque les couleurs vives
étaient interdites, elle avait biaisé.
Ce n’était qu’un geste modeste de rébellion, mais
très révélateur : au plus profond d’elle-même, Victoria
refusait sa filiation. Ici, dans l’intimité de sa chambre à
coucher, elle se laissait aller à être elle-même, et non la fille
de son père.
Un coup d’œil à sa tenue apprit à Aden qu’il était
resté en jean et en T-shirt, mais qu’on lui avait enlevé ses
bottes, ses chaussettes et ses poignards. Victoria ?
Moi, elle me fait peur, cette
chambre, fit Caleb.
— Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a pas de
filles nues dedans.
Aden se mit à rire. Typique de Caleb.
Moi, je l’aime bien,
répliqua Julian. S’il y avait tes affaires
dans le dressing, on se sentirait presque plus chez nous qu’au
ranch.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
demanda Aden en regardant du côté de la penderie en question, dont
la porte était entrouverte.
On ne distinguait cependant pas ce qu’elle
contenait. Sans doute une série de robes noires.
J’ai l’impression de me
retrouver dans un livre pas encore écrit, expliqua Julian.
Comme si, ici, nous n’étions que des pages
blanches.
Ce qui veut dire que nous
pouvons écrire l’histoire que nous voulons, dit
Elijah. Et de toute façon, tu ne vois pas ce à
quoi ressemblera cette chambre dans l’avenir. Moi, je le vois.
Toutes ces couleurs, si belles…
Cette idée fit naître un sourire ravi sur le
visage d’Aden.
— Est-ce que je serai là pour voir
ça ?
Elijah ne répondit pas.
Aden prit cela pour une réponse négative. Adieu la
bonne humeur. Comment avait-il pu oublier, même l’espace d’une
seconde, qu’il allait bientôt mourir ?
Je ne veux pas mourir,
pensa-t-il. Au début, il avait, d’une certaine façon, accepté le
présage de son décès comme un fait acquis. Puis, pour épargner
cette souffrance à Thomas, il s’était laissé
poignarder en plein cœur à sa place. La douleur avait été si atroce
que, à présent, Aden concevait les idées les plus folles. Pour la
première fois, il se demandait comment modifier son avenir.
— Elijah, est-ce que tu as réussi à savoir où
doit se tenir l’assemblée de sorcières ? demanda-t-il,
revenant au travail qui l’attendait.
Non.
— Caleb, on dirait bien que toi, tu les
apprécies. Tu es le seul, d’ailleurs. Est-ce que par hasard tu
aurais une idée ?
J’aimerais vraiment, mon
pote, mais rien du tout.
Il ne restait qu’un jour : l’ultimatum
expirait demain. Mais il n’avait pas avancé d’un pouce dans ses
recherches. Six jours s’étaient écoulés, et il n’avait rien appris.
D’accord, il lui avait fallu du temps pour vaincre le poison de
gobelin qui l’avait infecté, pour être présenté aux vampires, et…
pour mourir. Deux fois. Mais il s’agissait de la vie de ses amis,
et il n’avait aucune excuse : il aurait dû obtenir des
résultats.
Aden en était là de ses réflexions quand, soudain,
la porte s’ouvrit. La silhouette de Victoria s’encadra. La
princesse était vêtue de rose et de bleue. Des rubans verts se
mêlaient à ses cheveux, qui cascadaient librement jusqu’à ses
hanches.
Il en restait muet. Jamais elle ne lui avait paru
aussi humaine. Ni aussi sexy.
— Je t’ai préparé un petit déjeuner, lui
dit-elle avec un sourire tandis qu’elle s’approchait de lui.
Elle portait dans ses mains un plateau chargé, et
elle dut refermer la porte avec son pied. Sa voix trahissait une certaine inquiétude, comme si elle n’était pas
sûre d’elle-même.
— C’est la première fois que je cuisine, mais
l’un des esclaves humains a bien voulu m’aider. J’espère que tu
apprécieras le résultat.
Aden sentit sa poitrine se serrer.
— Merci beaucoup. Je suis sûr que je vais
adorer.
Et si ce n’était pas le cas, elle ne le saurait
jamais.
Toujours souriante, Victoria parvint jusqu’au
lit ; déposant le plateau sur les genoux d’Aden, elle s’assit
au bord.
— Sans te presser, on t’attend en bas. Je
n’ai pas réussi à passer ta présence sous silence — tout le monde
t’a senti. Puisque tu es là, les membres du Conseil voudraient que
tu diriges leur réunion de ce matin.
L’odeur des pancakes, des saucisses et du sirop
lui chatouillait les narines.
— Je n’ai pas le temps de tenir un
Conseil.
Même s’il n’avait pas spécialement prévu d’aller
au lycée à la place. D’ailleurs, n’était-ce pas le week-end ?
Il ne savait plus. Qu’importait, d’ailleurs ; il devait
prioritairement faire parler la sorcière qu’ils retenaient
prisonnière. Le temps était compté et aucune alternative ne se
présentait.
— Ça ne prendra qu’une heure, et il vaudrait
mieux que tu y sois. Ils m’ont pardonné d’avoir enfreint les règles
et d’être venue te voir. C’est dire s’ils ont besoin de te
parler ! Si tu te défiles, ils te suivront à la trace, ou même
te traqueront ; en revanche, accède à leur demande, et tu
partiras d’ici sans incident.
— Et qu’est-ce qu’ils attendent de
moi ?
Il mordit dans un pancake.
Il était trop salé, et pas assez cuit, mais il parvint à se retenir
de grimacer. Il mâcha consciencieusement et avala chaque
bouchée.
— C’est bon ? demanda Victoria,
hésitante et fébrile.
Aden mentit.
— Délicieux !
Elle sourit à son tour ; on aurait dit une
fleur qui s’épanouissait.
— Et ma tenue ? demanda-t-elle en se
levant et en tournant sur elle-même. J’ai tout emprunté à
Stephanie.
— Tu es à tomber.
Et c’était vrai.
Elle s’assit sur le lit, radieuse, et se blottit
contre Aden, douce et chaude à la fois…
— Tu es nerveuse ? Au sujet de la
réunion, je veux dire ?
Il ne parlait plus du Conseil, mais de l’assemblée
des sorcières, et Victoria le comprit sans peine. Elle hocha la
tête.
— Riley vient de me dire qu’il est allé en
ville l’autre soir, et qu’il n’y a vu aucune sorcière. Pas une
seule. Si elles ont quitté Crossroads, ça veut dire qu’elles nous
ont abandonnés ici, et que nous allons mourir.
Aden se mordit la lèvre et essaya de se souvenir
du moment où, avec Victoria, Riley et Mary Ann, il s’était trouvé
encerclé par les sorcières dans la forêt.
L’une d’elles avait dit : « Nous
tiendrons une réunion dans une semaine, quand nos aînées seront
arrivées. Tu assisteras à cette réunion, humain. Si tu ne viens
pas, tous ceux qui se trouvent dans ce cercle mourront. Ne doute
pas de mes paroles. »
— Je suis le seul à
devoir me rendre à leur réunion, reprit Aden après avoir avalé une
bouchée d’omelette trop baveuse. Mais les sorcières attendaient que
leurs anciennes soient là. La sorcière que nous avons capturée nous
a dit que ce serait le cas d’un jour à l’autre. Peut-être qu’elles
sont déjà là, donc.
Ses yeux s’écarquillèrent quand une pensée la
frappa :
— Peut-être… peut-être que nous n’avons pas
besoin de les chercher ; peut-être qu’elles vont me trouver,
moi !
— C’est ce que j’espère, même si je suis prêt
à les tuer toutes de mes mains si elles touchent à un seul de tes
cheveux. Seulement, nous ne pouvons pas nous contenter de cet
espoir. Parce que si nous nous trompons…
… Tous ceux qu’il aimait mourraient. Son
enthousiasme tomba. Au fond, que pouvait-il faire ? Comment
trouver l’information qu’il cherchait ?
Pendant qu’il essuyait son assiette avec le
dernier morceau de pancake — prenant bien soin de faire croire
qu’il se régalait —, les âmes proposèrent quelques idées.
Celle qui revenait le plus, sous une forme ou une
autre, était de posséder le corps de la sorcière, de se rendre en
ville et d’attendre jusqu’à ce qu’une de ses semblables apparaisse,
quitte, s’il n’en venait pas tout de suite, à se mettre à crier
pour attirer leur attention. Pas mal, comme idée, même si elle
pouvait se solder par l’arrestation pure et simple d’Aden par la
police municipale pour troubles à l’ordre public ou quelque chose
dans ce goût-là.
Mais cette idée de posséder la sorcière… oui, ça
pourrait marcher.
— Voilà ce que nous allons faire, dit-il
d’une voix résolue. Quand j’en aurai fini
avec les membres du Conseil, il faudra que tu m’emmènes voir la
sorcière. J’emprunterai son corps et j’essaierai de remonter dans
son passé, en particulier dans les dernières semaines, voire ces
derniers jours ; comme ça, je verrai si elle a parlé de nous
avec d’autres.
Les grands yeux bleu électrique de Victoria
s’illuminèrent :
— C’est génial !
— Merci…
Pourvu qu’il ne rencontre pas que de la neige,
comme dans le cerveau du psychiatre qui se faisait passer pour un
humain…
Minute. Pardon ? De la neige ? Est-ce
qu’il s’était trouvé dans la peau du Dr Hennessy ?
— Avant que tu affrontes les sorcières, nous
devons te tatouer des protections sur la peau, le prévint Victoria,
l’arrachant du coup à ses pensées. Et peut-être que j’en profiterai
pour en mettre de nouvelles sur la mienne. Je crois que je te l’ai
déjà dit, ma bête demande de plus en plus à sortir, en ce moment.
Depuis que nous nous sommes embrassés dans la voiture…
La vampire frissonna à ce souvenir.
— Elle hurle dans ma tête, j’ai de plus en
plus de mal à le supporter. J’ai peur, tu sais. Que se passera-t-il
si elle sort ? Si elle se solidifie ? Que se passera-t-il
si elle t’attaque ? J’ai l’impression que c’est ce qu’elle
veut faire.
— Non, je ne crois pas, répondit Aden.
Qu’elle veuille m’attaquer, je veux dire.
Il ne pouvait pas en être certain avant de se
trouver en face de la créature. Pourtant, il se souvenait comment
cette chose, dans la voiture, avait tendu ses
griffes vers lui : on aurait dit que c’était pour le caresser,
non pour s’en prendre à lui.
— Tu sais quoi ? acheva-t-il. On se
souciera de ça plus tard, d’accord ?
— Tu as raison. Je vais t’emmener à la
réunion du Conseil. Pendant que tu y seras, j’irai chercher le
nécessaire à tatouer pour tes protections.
***
Aden et les Conseillers étaient assis dans une
pièce noire. Murs noirs, table métallique noire, chaises noires,
plafond en coupole noir d’où descendait un chandelier incrusté de
pierres noires. La seule décoration dans toute la pièce était
constituée des motifs qu’il avait déjà repérés : les
protections magiques, qui recouvraient toutes les surfaces planes
de la pièce.
Tous les yeux étaient rivés sur lui, et certains
étaient en particulier fixés sur l’artère qui palpitait à la base
de son cou. Il vit même des vampires se passer la langue sur les
lèvres. Qui sait s’ils n’allaient pas interrompre la réunion pour
une petite collation ?…
Trop mal à l’aise,
chantonna Caleb.
Et si… tu faisais quelque
chose, Aden ? le pria Julian.
Elijah, lui, soupirait.
Je veux qu’on s’en aille. Je
n’aime pas ça du tout.
Aden toussota.
Plusieurs des vampires présents semblèrent se
réveiller d’une transe.
— Nous avons plusieurs affaires importantes à
traiter aujourd’hui, dit l’un d’eux.
Lequel ? Aden avait du
mal à ne pas les confondre les uns avec les autres, et même au prix
de sa vie il n’aurait pas pu se souvenir de leur nom.
— Premier point à l’ordre du jour, continua
le porte-parole, plusieurs défis ont été lancés.
— Des défis ? reprit Aden.
Cette question déclencha une conversation
générale, comme s’il n’était pas là.
— Quelques-uns de nos meilleurs éléments
souhaitent vous affronter en duel pour le contrôle de la
couronne.
— La seule chose qui me surprenne, c’est que
personne ne lui ait tranché la gorge pendant son sommeil.
— Ils ont l’impression qu’ils n’ont pas
besoin d’employer la ruse, parce qu’il est bien trop faible pour
les affronter. Bien sûr, il leur prouvera le contraire.
— Un homme assez fort pour tuer le meurtrier
de Vlad mérite notre respect. Mais à mon avis, si personne ne s’en
est pris à lui en traître, c’est surtout parce que certains
préfèrent que toute notre congrégation soit témoin de la défaite du
nouveau roi. C’est de la témérité, selon moi, et ils méritent bien
ce qui va leur arriver.
— N’oubliez pas les loups. Nos élites n’ont
pas osé agir de façon déshonorable afin de ne pas fâcher les
loups-garous.
Aden se décida à intervenir.
— Je suis là, vous avez remarqué ? Du
coup, j’aimerais autant que vous vous adressiez directement à moi
au lieu de faire comme si j’étais transparent.
Un peu honteux, ils acquiescèrent ; alors, il
ajouta :
— Je vous remercie. Maintenant, j’aimerais
répondre à vos inquiétudes.
— Et je vous en suis reconnaissant. S’il vous
plaît, dites à mes détracteurs que je relève leurs défis, et que je
les affronterai en combat singulier. Mais plus tard. Fixons la date
à… dans deux semaines, par exemple.
A ce moment-là, il l’espérait, il se serait occupé
des sorcières et aurait trouvé un remplaçant ; les prétendants
n’auraient qu’à se battre entre eux.
Mais cette idée le remplit de colère. Un
remplaçant ? Certainement pas !
Il s’efforça d’ignorer cette émotion, devenue
familière mais qui demeurait inexplicable, et de penser à autre
chose.
Mais qu’est-ce que tu
racontes ? Qu’est-ce que tu fais ? interrogea
Elijah.
Caleb, lui, eut un hoquet de surprise.
Tu ne vas quand même pas te
battre vraiment avec eux ?
— C’est parfait, reprit l’un des conseillers.
A aucun moment nous n’avons douté que vous prendriez vos
responsabilités au sérieux.
Tous les membres du conseil hochèrent la tête en
signe d’approbation, et l’un d’eux donna un coup de marteau — un
marteau noir, bien entendu — sur la table.
— Sujet suivant !
— L’usage des couleurs, répondit un autre
avec une expression de dégoût évident. Nous avons reçu des
plaintes.
— Pourquoi avez-vous permis l’utilisation de
couleurs si… humaines ? Loin de moi l’idée de contester votre
jugement, mais nous avons des traditions.
— C’est-à-dire que… je suis humain,
voyez-vous, leur rappela-t-il.
Il y eut un murmure général qui signifiait :
« Comme si nous pouvions l’oublier ! »
— Nous pourrions peut-être envisager de
limiter l’usage des couleurs à l’intérieur des chambres
individuelles…, suggéra un conseiller.
— Ainsi qu’aux vêtements, compléta Aden, qui
avait gardé à l’esprit l’image de Victoria dans son haut
rose.
Il y eut des soupirs puis quelques hochements de
tête.
— Nous sommes d’accord, conclut celui qui
tenait le marteau, avant de l’abattre sur la table.
Puis il annonça :
— Point suivant : les
prétendantes.
Il y eut un nouveau murmure général, mais cette
fois Aden ne parvint pas à en saisir le sens. Victoria n’avait pas
menti. Vu le rythme auquel les conseillers traitaient les sujets à
l’ordre du jour, cette réunion ne durerait pas plus d’une
heure.
C’est alors qu’il entendit les mots « votre
promise ».
Il se raidit.
— Vous n’avez pas laissé leurs chances à
toutes les prétendantes, Majesté, et cependant vous avez passé la
nuit dans la chambre de la princesse Victoria.
— Il n’y a aucune raison pour que je laisse
leur chance aux autres, protesta Aden, leur rappelant la position
qu’il avait toujours défendue. Je sais ce que je veux. Qui je veux.
J’ai toujours été clair avec vous.
— Pourquoi tout simplement ne pas les épouser
toutes ? proposa l’un des conseillers.
Vlad avait beaucoup d’épouses !
Il n’a pas tort, ce
type, intervint Caleb. Aden, tu devrais
réfléchir à…
J’ai envie de te
frapper, murmura Julian.
Les gars, intervint
Elijah, si on laissait Aden
répondre ?
Facile ! Primo, Aden ne voulait personne
d’autre que Victoria ; deuxio, la princesse deviendrait folle
s’il acceptait la suggestion du Conseil. D’accord, il aurait été
flatté de la savoir jalouse — mais tout en lui se révoltait à
l’idée de la faire souffrir volontairement.
— Je ne suis pas Vlad, finit-il par déclarer.
Je ne désire qu’une seule femme.
Tu gâches tout,
toi ! rouspéta Caleb.
— Et de toute façon, Victoria et moi n’allons
pas nous marier.
« Pas encore », pensa-t-il, avant de
terminer :
— Nous sommes trop jeunes.
Un nouveau murmure s’éleva. Cette fois, il
distingua sans peine les paroles des conseillers.
Têtu. Buté. Des
qualificatifs peu flatteurs. Mais encore respectueux.
Il devait donc respecter en retour ses
conseillers.
— D’autre part, pour ne rien vous cacher, il
ne m’est pas possible de recevoir des princesses vampires au ranch
dans lequel je vis. Mes amis découvriraient la vérité — et ce n’est
pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Vous faites beaucoup
d’efforts pour dissimuler votre existence.
— Nous pouvons tuer vos amis.
— Je vous l’interdis ! s’écria-t-il
immédiatement, toute notion de respect
oubliée. Il n’y aura pas de meurtre. Ceci n’est pas
négociable.
Soupirs.
— Majesté, entendez alors notre marché :
vous verrez les demoiselles que nous avons choisies pour vous, au
moins une fois, mais vous les verrez ici, dans l’enceinte du
manoir. Cela convient-il ?
— Avec tous les défis qu’on m’a lancés, fit
remarquer Aden pour gagner du temps, je risque de ne pas pouvoir
honorer ces rendez-vous !
— C’est vrai, reconnut un conseiller.
— Néanmoins, Majesté, nous devons offrir à
votre peuple l’espoir d’une future alliance, rappela un
autre.
Aden passa une main sur son visage. Il mourait
d’envie de s’opposer radicalement aux conseillers sur ce sujet, de
ne faire aucun compromis. Mais plus vite il en aurait terminé avec
cette réunion, plus vite il pourrait aller trouver la sorcière et
explorer son cerveau. Il fallait donc transiger.
— Accordé, fit-il. Je rencontrerai ces filles
ici. Une par une.
Boum ! Le marteau s’abattit.
Point suivant.
Il fut question d’une dispute qui opposait deux
vampires sur la propriété d’un esclave de sang ; Aden dut
décider lequel des deux était dans son droit. Ensuite, ils
traitèrent le cas d’un vampire qui souhaitait retourner en
Roumanie, et Aden dut décider si on pouvait accéder à sa requête.
Ils parlèrent de la négociation d’un traité de paix avec une autre
faction de vampires, qui était menée par une certaine Bloody Mary.
Aden avait déjà vu ce nom dans ses livres
d’histoire, et il se demandait s’il s’agissait de la même personne.
Ce n’était pas impossible, mais il n’osa pas poser la question de
peur de révéler son ignorance.
Pour mener cette négociation, Aden était censé se
rendre en Angleterre. Apparemment, Marie la Sanglante et son clan
avaient eux aussi senti le pouvoir d’attraction d’Aden, même si,
pour une raison inconnue, ils n’avaient pas fait le déplacement
jusqu’en Oklahoma pour le retrouver. Toutefois, ils étaient curieux
de savoir qui il était — suffisamment, en tout cas, pour avoir
contacté le Conseil de Vlad afin de lui demander des
informations.
— C’est peut-être un piège, remarqua un des
conseillers.
— Ou une ruse pour prendre le contrôle de
notre peuple.
D’accord. Donc, en plus d’être ennemis avec plus
ou moins toutes les autres espèces, les vampires se battaient
également entre eux. Génial.
— Nous protégerons notre roi. Ou plutôt, les
loups-garous le feront. Ils le soutiennent totalement.
Un certain mécontentement perçait dans ces
paroles.
— Vous plaisantez ? Nous-mêmes, nous
sommes à peine capables de nous retenir de le mordre ; comment
Bloody Mary y parviendrait-elle ? C’est une bête
sauvage.
— Messieurs, lança Aden, interrompant leurs
débats, je vais au lycée. Il m’est impossible d’abandonner mes
cours ; je dois les suivre jusqu’aux vacances d’été. Je vous
propose d’ajourner la discussion sur un voyage en Angleterre.
— Si, vous pouvez quitter le lycée, suggéra
un conseiller. Nous avons des tuteurs qui
pourront se charger de votre éducation.
— C’est non, désolé.
Même eux ne le dissuaderaient pas de continuer ses
études au lycée de Crossroads. De toute façon, comment
comptaient-ils se débrouiller pour qu’il s’absente le temps d’un
déplacement à l’étranger, alors même que quitter le ranch pour se
rendre au manoir des vampires constituait déjà un challenge ?
Quant aux tuteurs… il en avait rencontré pas mal, ces derniers
temps, et il fallait voir le résultat !
— Ce sera cet été ou rien.
Et s’il se décidait à y aller, ce serait avec
Victoria et Riley.
Ou sans Riley ? Même pour un petit laps de
temps, Mary Ann n’aimerait pas l’idée qu’on lui emprunte son
amoureux, et Aden n’avait pas l’intention de la rendre
malheureuse.
Il y eut d’autres murmures mais tous les
conseillers finirent par hocher la tête en signe
d’approbation.
Point suivant. De nombreux esclaves de sang
avaient disparu. Personne ne savait où ils étaient. Leurs
propriétaires étaient en colère et affamés ; ils demandaient
de nouveaux esclaves. Pour les obtenir, ils avaient besoin de la
permission d’Aden.
— Jusqu’à nouvel ordre, ils ont le droit de
se nourrir, mais pas de tuer. De boire du sang humain, mais pas de
faire de nouveaux esclaves.
Grâce à Victoria, il savait que si un vampire ne
mordait un humain qu’à une ou deux reprises, celui-ci non seulement
restait en vie, mais ne devenait pas accro à la morsure de vampire. C’était ce qui s’était passé
pour Aden. En revanche, dépasser cette limite était
difficile.
Malgré leur dépit, les conseilleurs décidèrent de
passer au point suivant. Il s’agissait de parler de l’attraction
surnaturelle qu’exerçait Aden, et qu’ils appelaient son
« chant ». Plus ils parlaient de cette attirance, plus
les regards se dirigeaient vers le cou d’Aden. Pour y rester. Il
fallait, disaient-ils, qu’il cesse de chanter. De chanter. Qu’il
cesse.
De chanter. Qu’il
cesse. Les vampires répétaient ces mots en boucle, comme une
incantation dans laquelle ils se seraient figés. Une sorte de
transe.
— Je n’y peux rien. Je ne sais pas comment
arrêter, répondit-il nerveusement.
Au même moment, dans sa tête, LE médium se mit à
murmurer des phrases où les mots « sang » et
« mort » revenaient fréquemment. Sa litanie avait quelque
chose de familier pour Aden. Il l’avait déjà entendue auparavant,
mais où et quand ?
— L’attraction devient plus forte quand on
reste longtemps près de lui, non ? demanda quelqu’un.
— Oui. Ou alors, c’est parce que nous sommes
affamés.
— Quel goût pensez-vous qu’il a ?
— Le goût du paradis.
Puis le silence se fit ; un silence total et
glacé. La réunion était-elle terminée ? Aden observa ceux qui
l’entouraient ; tous le transperçaient du regard…
Soudain, le silence fut brisé par le bruit que
faisaient les vampires en se passant la langue sur les lèvres et en
reniflant. Certains conseillers avaient les ongles plantés dans la
table, comme pour se contenir et se réfréner.
Qu’était-il censé faire ? Bondir sur ses
pieds et s’enfuir ? Mieux valait, sans doute, rester ici,
digne et serein, à attendre qu’ils aient repris le contrôle
d’eux-mêmes. En espérant qu’ils y parviennent. A moins d’appeler
Victoria ? Non. Elle risquerait alors de se trouver en danger.
Et, de toute façon, il était le souverain ; il devait
apprendre à tenir tête à ces gens qu’il dirigeait, désormais.
Encore cette pensée ? Alors qu’il ne serait
jamais vraiment leur roi !…
Lentement, paisiblement, Aden se mit debout. Sans
jamais le quitter du regard, les conseillers firent de même.
Ne montre pas que tu as peur.
— J’ai beaucoup à faire, leur dit-il alors
avec maîtrise. Je dois vous laisser.
Aucune réponse.
Il passa derrière sa chaise en prenant soin de ne
pas tourner le dos aux vampires, et entreprit de s’éloigner d’eux.
Un pas. Deux pas. Doucement, sans précipitation. En feignant le
détachement. Mais face à ces prédateurs, il était une proie ;
et quand ils virent qu’il battait en retraite, ils perdirent tout
contrôle.
Poussant un cri perçant, le conseiller le plus
proche se rua sur lui ; c’était le signal qu’attendaient tous
les autres pour l’imiter. Toutes dents dehors, ils se jetèrent sur
lui.