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Tucker avait des nouvelles. Des nouvelles, qui, il
le savait, mettraient Vlad en rage, mais qu’il lui annoncerait quoi
qu’il en soit. Il le devait. Il en ressentait le besoin impérieux,
au fond de lui, dans son sang même.
Pourquoi fais-tu cela ?
Arrête, lui criait son cerveau.
Mais en réalité, cela lui était impossible. Le
besoin était trop fort. Il se déplaçait comme une ombre dans le
parc du manoir des vampires. Il dépassa une rangée de bonsaïs,
contourna un buisson de roses noires. Au milieu du parc se dressait
un genre de sculpture en béton : un vaste motif qui lui
rappelait les crop circles, ces cercles
qui apparaissent parfois dans les champs de céréales et dont
l’origine comme la signification demeuraient inconnues — du moins,
c’était ce qu’il en avait vu à la télévision. De ces lignes
entrelacées émanait une pulsation étrange, électrique, et il avait
remarqué que les oiseaux et les insectes ne s’en approchaient pas.
Ils semblaient même le fuir. Exactement comme
je voudrais le faire.
Comme si souvent ces dernières semaines, il se
tint au milieu du cercle de béton, sans être remarqué par les
quelques vampires qui, autour de lui, arrachaient de mauvaises
herbes ou bêchaient les parterres. Tout ce
qu’ils devaient voir, c’était le soleil couchant aux reflets dorés
— parce que c’était l’image qu’il projetait pour eux.
Peut-être, toutefois, le sentaient-ils, car ils se
redressèrent soudain et se mirent à renifler l’air
environnant.
Vite. Tucker introduisit ses pieds dans deux
fentes creusées dans le béton. Quand ses talons arrivèrent en
butée, les cercles autour de lui se mirent à bouger. Ils
tournoyèrent, s’imbriquant les uns dans les autres, formant un
nouveau motif ; pendant ce temps, Tucker ne cessait de
projeter des images de soleil couchant, brillant, plus brillant
encore… les vampires à ses côtés finirent par détourner le
regard.
Le centre du motif dans lequel il se tenait se mit
à descendre lentement, très lentement. Personne ne verrait le trou
qu’il laissait derrière lui, il s’en assurerait. L’espace d’un
instant, le soleil illumina le gouffre béant qui s’ouvrait sous ses
pieds, et il vit ce qui l’attendait.
Des corps sans vie jonchaient le sol. De fait,
quand la plate-forme de métal et de béton sur laquelle il se tenait
arriva au bout de sa course, elle écrasa l’un de ces corps. Il
entendit les os craquer et se briser cependant qu’une odeur
abominable se répandait autour de lui. Une odeur cuivrée, comme si
du sang avait giclé dans tous les sens, et putride, comme s’il
provenait de cadavres en décomposition.
Il eut un haut-le-cœur. Etait-ce le sort qui
l’attendait ?
Sans doute. Mais cela ne l’empêcha pas d’avancer
d’un pas. Libérée de son poids, la plate-forme repartit vers le
haut, et remonta jusqu’à retrouver sa place initiale, rebouchant le
cercle par lequel passait la lumière. Les ténèbres enveloppèrent Tucker, des ténèbres
impénétrables. Il se souvint que, lorsqu’il voudrait ressortir, il
lui suffirait d’appuyer ses mains contre les encoches gravées dans
le mur, et le cercle se rouvrirait. Mais jusque-là…
— A qui appartiennent ces corps ?
demanda-t-il dans un murmure.
Vlad, qui ne dormait jamais, entendit sa
question.
— Ce ne sont que de vulgaires esclaves, qui
ne me servent plus à rien maintenant. Tu disposeras de leur
corps.
Sa voix était plus forte, beaucoup moins hésitante
qu’au cours de leurs précédentes rencontres.
— Leur simple vue offense mon regard,
compléta l’Empaleur.
— Bien entendu.
Tucker ne songea même pas à refuser.
— Et tu m’en feras venir d’autres.
— Oui.
Comment était-il censé s’y prendre ?
Tu trouveras un moyen. Tu veux plaire à cet
homme. Tu dois absolument lui plaire.
— A présent, pourquoi es-tu ici ? Je ne
t’ai pas convoqué.
Ne fais pas ça. Dans
sa tête, il y avait une autre personnalité qui luttait, qui rêvait
d’une vie meilleure, plus douce ; une personnalité qui pensait
que les choses auraient pu être différentes, qui voulait oublier
que la nuit précédente, il avait terrifié sans le moindre remords
une innocente famille, en leur faisant croire que des milliers
d’araignées leur marchaient sur le corps…
— Eh bien ?
— Je… j’ai des nouvelles.
Il raconta à Vlad ce qu’il avait vu à l’intérieur
du manoir. Il avait utilisé son pouvoir d’illusions pour se
dissimuler à la vue de tous, et il avait assisté à la scène où les
vampires avaient attaqué Aden. Il avait vu les monstres s’extirper
de leur corps et protéger le jeune humain, et il avait vu celui-ci
les caresser et les câliner avant de leur ordonner de retourner
dans leur hôte. Ce qu’ils avaient fait.
— Comment se fait-il qu’il ne soit pas mort
avant ? Avant que les bêtes sortent ? demanda Vlad.
Comme toujours, le calme apparent de sa voix
terrifiait Tucker.
Celui-ci avala sa salive.
— Il leur a jeté un liquide au visage pour se
défendre.
Il y eut un bruit d’étoffe froissée dans le
silence.
— Du liquide ? Qui était dans une
bague ?
Cette fois, Vlad ne feignait plus le calme :
sa voix trahissait toute sa fureur.
— O… oui.
— Et comment a-t-il pu gagner la loyauté des
bêtes ?
— Je ne sais pas. Personne ne le sait.
Avant même que Tucker ait pu terminer sa phrase,
Vlad s’était mis à hurler. Sans doute s’était-il saisi de blocs de
gravats qu’il jetait contre les murs, car Tucker entendit le fracas
de la pierre contre la pierre et sentit la terre trembler sous ses
pieds. Il eut l’impression que le monde s’effondrait autour de
lui.
Il plaqua les mains sur ses oreilles, mais il
était trop tard. Il sentit le sang chaud et
poisseux qui se répandait entre ses doigts : le hurlement
suraigu du souverain déchu venait de lui crever les tympans. Une
douleur insoutenable explosa dans sa tête et se répandit dans tout
son corps.
Pour une fois, le désir de s’enfuir fut plus fort
que le besoin de complaire à Vlad. Titubant sur ses jambes, il se
dirigea vers le mur, cherchant les encoches à tâtons. Mais une main
puissante s’abattit sur son épaule, l’empêchant de bouger et
l’immobilisant sur place.
***
« Peut-être qu’il s’agit de mon dernier jour
sur Terre », songea Mary Ann avant de se reprocher cette
pensée morbide.
Maintenant qu’elle s’était nourrie du pouvoir de
la sorcière, elle se sentait mieux, plus forte que jamais. Non,
hors de question qu’elle meure comme ça, sans rien faire. Elle
trouverait un moyen. Du moins, c’est ce qu’elle espérait. Pourtant,
elle se sentait coupable en repensant à la façon dont la sorcière
avait crié et l’avait maudite avant de se taire et de sombrer dans
l’inconscience.
Comment ai-je pu lui faire
ça ?
Et comment oserait-elle retourner à la
cabane ? Pourtant, il le faudrait bien, dès que Riley aurait
fini de la tatouer. Aden avait l’intention de posséder l’esprit de
la sorcière pour tenter de voyager dans son passé. Peut-être…
peut-être que Mary Ann pourrait rester à l’extérieur pendant que
l’opération se déroulerait. De cette façon,
elle ne recommencerait pas à drainer la magie de cette pauvre
créature.
Oui. Oui, voilà. C’est exactement ce qu’elle
ferait. Elle venait de le décider. Victoria penserait sans doute
qu’elle se montrait lâche, qu’elle avait peur d’affronter une
créature si puissante malgré les protections qu’elle venait de se
faire tatouer ; qu’importe ?
Les tatouages. Aïe. Mary Ann fronça les sourcils,
contrariée. Contrairement à Aden, elle avait refusé d’être tatouée
sur la poitrine. Elle refusait l’idée de les voir tous les jours,
d’avoir à se souvenir qu’ils étaient indélébiles et qu’ils feraient
partie d’elle pour toujours.
Du coup, elle avait ôté sa chemise — en
rougissant, bien sûr, comme une folle, et plutôt contente de porter
un joli soutien-gorge, même si Riley l’avait déjà vu la nuit
précédente — et s’était tournée, lui offrant son dos. Et bon sang,
comme ça faisait mal ! On aurait dit qu’on lui versait du feu
directement dans le sang.
— C’est terminé, finit par annoncer
Riley.
Il avait l’air content de lui.
Elle se remit debout, attrapa sa chemise et marcha
jusqu’à la grande psyché qui trônait au coin de la chambre. En se
contorsionnant, elle parvint à les voir : deux tatouages à la
beauté complexe. Le premier la protégeait, comme Aden, des
manipulations mentales ; l’autre la mettrait à l’abri des
blessures mortelles. Au moins d’un point de vue physique.
Celle-ci ne serait d’aucune aide si, par exemple,
son cœur s’arrêtait soudain sous l’effet du sortilège de
mort ; mais Riley avait insisté pour qu’elle choisisse ce
tatouage-là, et elle avait suivi son conseil. Le symbole ne s’était pas effacé, il n’avait pas été
impossible à tracer ; donc, de toute évidence, ce n’était pas
de façon physique — comme un coup de poignard par exemple —
qu’agirait le sortilège censé la tuer.
Malheureusement, selon toute apparence, les
tatouages représentant des protections aussi puissantes et
fondamentales se devaient d’être beaucoup plus grands, et celui-ci
recouvrait son dos d’une épaule à l’autre. Sûr que son père en
ferait une crise cardiaque. Après l’avoir étranglée,
évidemment.
Elle enfila sa chemise en la faisant glisser
par-dessus sa tête. Elle grimaça comme le tissu effleurait sa peau
encore sensible.
— Tu es prête ? lui demanda Victoria en
lui tendant la main.
Elle acquiesça et saisit la main. Une seconde plus
tard, la vampire l’avait téléportée juste devant la cabane.
Victoria disparut sans un mot, et réapparut quelques secondes plus
tard en tenant Aden par la main. Elle répéta son manège avec Riley.
Question téléportation, elle s’était sacrément améliorée.
— Au travail ! lança Aden avec un
empressement communicatif.
Ils gravirent tous les marches, à l’exception de
Mary Ann qui annonça :
— Je reste dehors.
Ils s’arrêtèrent et la considérèrent d’un air
surpris.
Mary Ann ne regarda qu’Aden. Etait-ce la dernière
fois qu’elle le voyait ? Il faut que tu
arrêtes de parler comme ça. Il était vraiment beau. Des
cheveux bicolores, des lèvres au dessin parfait et sans doute très
douces, des yeux changeants, parfois bleus,
verts, gris ou bruns ombrés de longs cils. Chaque couleur
représentait un des esprits qui l’habitaient, ainsi que celui
appartenant en propre à Aden ; et quand les quatre teintes se
mêlaient, ses prunelles devenaient d’un noir profond. Il était
aussi grand que Riley, et tout aussi musclé. Si ce dernier avait le
charme indéniable des mauvais garçons, Aden, lui, possédait une
beauté parfaite de top model.
— Pourquoi ne nous accompagnes-tu pas ?
Quelque chose qui ne va pas ? lui lança-t-il, inquiet.
Elle l’aimait comme un frère, et il allait lui
manquer terriblement quand elle quitterait la bande.
— Je crois juste que c’est mieux,
dit-elle.
Au même moment, Riley déclara :
— En fait, elle ne se sent pas très
bien.
Ils échangèrent un sourire sans joie. La nuit
précédente, désormais certain qu’elle était bel et bien un
Draineur, Riley s’était enfermé dans un profond mutisme. Pendant
que Mary Ann absorbait le pouvoir de la sorcière, il l’avait tenue
dans ses bras, patientant jusqu’à ce qu’elle recouvre ses forces.
Plus tard, il l’avait rejointe dans son lit. Toujours sans
prononcer la moindre parole. Elle aussi était restée muette.
Ni l’un ni l’autre n’avait réussi à fermer l’œil.
Ils étaient simplement demeurés enlacés, sans jamais perdre de vue
que leur temps ensemble leur était compté.
Mary Ann reporta son attention sur Aden avec
frustration, et gravit la première marche pour taper dans sa main
et lui souhaiter bonne chance :
— Fais attention à toi.
— Je fais toujours attention.
Victoria, quant à elle, demeurait perplexe.
— Je ne comprends pas, Mary Ann, dit-elle, tu
allais bien il y a une seconde encore. Est-ce que… tu as
peur ? Il n’y a pas de quoi, tu sais. Tu es protégée,
maintenant.
— Pas contre tout.
Victoria n’ajouta rien ; elle se contenta de
secouer la tête. Mais son expression fut éloquente : lâche,
pensait-elle en cet instant. Tant pis. Tout valait mieux que la
vérité ; car si par malheur Victoria apprenait la vraie nature
de Mary Ann, et sa véritable motivation, elle essaierait de la tuer
sur-le-champ.
Tant de menaces mortelles pesaient sur elle !
Alors, non, elle n’était pas lâche ! Elle ne fuyait pas, ne
hurlait pas de terreur. Cela montrait bien tout le chemin qu’elle
avait parcouru.
Victoria et Aden tournèrent les talons et
pénétrèrent dans la cabane. Riley resta avec elle quelques secondes
de plus.
— Tout ira bien, assura-t-elle.
— Je sais.
C’était la première fois, aujourd’hui, qu’il lui
adressait la parole, et entendre le son de sa voix la
soulagea.
— Est-ce que tu es nerveuse pour
demain ? poursuivit-il.
Elle choisit de ne pas lui mentir.
— Oui. Pourtant, j’ai l’impression que ce
n’est pas réel. Tu comprends ce que je veux dire ? Je vais
bien, là, maintenant. Alors comment est-ce
que je pourrais mourir demain ?
— Je sais, répéta-t-il. Je regrette
simplement que nous n’ayons pas… été ensemble cette nuit.
Elle éprouvait le même regret. En fait, elle
regrettait tant de choses ! De n’avoir pas passé plus de temps
avec son père ; de ne pas lui avoir pardonné plus tôt ses
mensonges et ses secrets. S’il la perdait, elle, sa fille, il
serait dévasté ; jamais il ne s’en remettrait. Il vivrait
seul, alors, sans plus personne sur Terre pour s’occuper de lui. Et
il se reprocherait jusqu’à la fin de ses jours de n’avoir pas su
protéger sa petite Mary Ann.
Alors, impossible de l’abandonner !
— J’ai essayé de faire ce qui était juste,
reprit Riley en l’arrachant à ses pensées. Ce qui était le mieux
pour toi.
— Je sais, dit-elle à son tour.
Puis, dans un soupir, elle ajouta :
— Plutôt dingues, ces dernières semaines,
non ?
— Plutôt, oui.
— Je suis désolée, vraiment. C’est moi qui
t’ai mis dans cette situation.
D’abord, en rencontrant Aden — puis le loup-garou
avec qui elle avait fini par passer tout son temps libre, tissant
ainsi des liens de plus en plus étroits qui devaient changer le
cours de leurs vies.
— Ne sois pas désolée. Jamais. S’il y a une
chose que je ne regrette pas, c’est de t’avoir rencontrée.
Pour être honnête, elle pensait comme lui :
Riley était l’une des meilleures choses qui lui soit arrivée.
Alors, quelle que soit l’issue de la
situation, elle ne regretterait jamais de l’avoir rencontré non
plus.
Elle en était là de ses pensées quand elle
entendit la sorcière jurer. C’était plutôt positif : cela
signifiait, au moins, qu’elle n’avait pas été entièrement vidée de
son énergie.
Riley soupira.
— Il vaudrait mieux que j’entre là-dedans,
dit-il avec inquiétude.
— D’accord. Je t’attends ici.
Il se pencha pour déposer sur ses lèvres un baiser
plein de tendresse, puis il pénétra dans la cabane, laissant Mary
Ann seule. Alors, elle commença à éprouver la même anxiété que
celle qu’elle avait lue dans les yeux du loup-garou. Elle s’assit
au pied de l’escalier, les coudes posés sur les genoux, le menton
entre les mains. Nerveuse.
Le soleil brillait, jetant des reflets orangés et
dorés à travers les branchages ; pour la première fois depuis
des jours, l’air était presque doux. On aurait dit que…
Soudain, elle se figea. Quelque part, tout près,
elle venait d’entendre un bruit — on remuait des feuilles mortes,
on marchait. Elle scruta les alentours ; très vite, une
silhouette familière se matérialisa devant elle. Un garçon. Un
footballeur.
Tucker ? C’était bien Tucker ?
Il la salua d’un timide geste de la main.
Aussitôt, Mary Ann sentit son cœur battre à se
rompre, et elle se leva vivement, mais les mots lui manquèrent.
Pourvu qu’il ne s’enfuie pas ! songea-t-elle tout en se
portant à sa rencontre. En approchant, elle distingua mieux son visage. Il était pâle, si pâle qu’on
pouvait voir des veines bleues se dessiner sous sa peau livide. Lui
qui avait toujours été hâlé. A présent, son visage s’était
étrangement creusé, comme s’il avait perdu beaucoup de poids. Ses
cheveux blonds, sales et emmêlés, lui collaient au front ; et
il nageait dans ses vêtements froissés, couverts de taches,
déchirés par endroits, qui lui faisaient comme des haillons.
Mais le pire était à venir. Une fois près de lui,
Mary Ann vit qu’il portait des cicatrices. Reconnaissables entre
mille. Des traces de morsure.
Les vampires…
Bizarrement, il n’y avait pas de croûtes. Juste de
petites traces roses, alors que ces morsures avaient été infligées
quelques jours auparavant seulement.
Une minute ! Sur le cou de Tucker, il y avait
deux morsures beaucoup plus récentes ; elles saignaient même
encore un peu.
— Tucker, dit-elle, comment as-tu fait pour
nous trouver ? Et qu’est-ce que tu fais ici ? Tu devrais
être à l’hôpital en ce moment.
— Non, non, je suis venu te
prévenir !
A ces mots, il la saisit par le poignet et
l’entraîna avec lui dans la forêt, assez loin pour que les arbres
leur dissimulent la cabane. Puis il s’arrêta, se retourna
brusquement vers elle, prêt à lui parler… puis il se ravisa. Et un
sourire étira ses lèvres.
— C’est si doux… quelle paix ! J’avais
oublié à quel point c’était bon de te sentir près de moi.
Mary Ann le secoua par les épaules.
— Laisse-moi… juste une minute, répondit-il
en gardant les yeux fermés. S’il te plaît. Je croyais que nous ne
nous retrouverions plus jamais seuls tous les deux. Mais tu es là,
et je suis là. Et c’est encore meilleur que dans mes
souvenirs.
Son visage reflétait une telle béatitude que Mary
Ann eut pitié. Elle demeura donc immobile et silencieuse, comme il
l’espérait, malgré la peur et la curiosité qui l’agitaient. Une
minute passa, puis une autre, et une autre encore. Une
éternité.
Enfin, Tucker ouvrit les yeux. Dans le même temps,
la sérénité laissa place à l’inquiétude dans ses prunelles.
— Je ne devrais pas être là, dit-il. Il va
peut-être me punir.
Il eut un rire bref et sans joie, avant
d’ajouter :
— Peut-être ? Non. Sans l’ombre d’un
doute.
— De qui parles-tu, Tucker ?
Il passa la langue sur ses lèvres
desséchées.
— Puisque j’ai pris le risque de venir
jusqu’ici, autant aller au bout, non ? C’est…
A cet instant précis, un rayon de soleil illumina
son visage, révélant les cernes qui soulignaient ses yeux ; on
aurait dit un mort-vivant.
— Vlad l’Empaleur, confessa-t-il dans un
murmure d’agonie.
— Vlad ? répéta Mary Ann, incrédule. Il
est mort !
Tucker secoua la tête.
— Il est vivant, et bien vivant. Il m’a
appelé pendant que j’étais à l’hôpital.
— Dans ma tête. Il m’a ordonné de le
rejoindre. Je n’ai pas pu lui résister. Il est sous terre, dans une
crypte, dans le parc du manoir des vampires.
Comme Mary Ann allait l’interrompre, il s’empressa
d’ajouter :
— Ecoute-moi… Il a exigé que j’espionne Aden,
que je lui rapporte tous ses faits et gestes. Et… je l’ai fait.
J’ai obéi. Et je continuerai à le faire. Il est furieux, Mary Ann.
Toute sa colère est dirigée contre Aden, qui lui a pris son
trône.
Le regard de Tucker s’assombrit.
— Je ne sais pas ce que Vlad lui fera, et je
ne sais pas ce qu’il va m’ordonner de faire, mais je veux que tu
saches que je le ferai. Je ne pourrai pas me maîtriser.
Face à cet aveu aux conséquences incommensurables
et effrayantes, Mary Ann se sentit encore plus fragile.
— Il faut que tu expliques aux autres ce que
tu viens de me révéler. Ils sauront…
Elle n’eut pas le loisir d’achever. Effrayé dès le
premier mot, Tucker avait reculé.
— Je ne veux pas m’approcher d’eux ! Pas
s’ils peuvent me voir, en tout cas.
— Tucker, je t’en prie. Ils ne te feront
aucun mal. Je ne le permettrai pas. Il faut que tu avoues tout
ce que Vlad t’a dit, tout ce qu’il t’a demandé de faire, et tout ce
que tu lui as raconté.
Une nouvelle fois, Tucker refusa :
— Tu ne comprends pas. Quand je suis avec
toi, je me sens bien. Normal. Heureux. Je peux me contrôler. Mais dès que je suis avec d’autres… je fais de
mauvaises choses.
— Je serai à tes côtés. Je ne te quitterai
pas d’une semelle, je te le jure.
— Aucune importance. Ça ne marche pas quand
tu es avec eux.
— Tucker. Je t’en prie.
— Je suis désolé, Mary Ann. Vraiment désolé.
Mais te voilà prévenue, maintenant.