24
Tucker avait des nouvelles. Des nouvelles, qui, il le savait, mettraient Vlad en rage, mais qu’il lui annoncerait quoi qu’il en soit. Il le devait. Il en ressentait le besoin impérieux, au fond de lui, dans son sang même.
Pourquoi fais-tu cela ? Arrête, lui criait son cerveau.
Mais en réalité, cela lui était impossible. Le besoin était trop fort. Il se déplaçait comme une ombre dans le parc du manoir des vampires. Il dépassa une rangée de bonsaïs, contourna un buisson de roses noires. Au milieu du parc se dressait un genre de sculpture en béton : un vaste motif qui lui rappelait les crop circles, ces cercles qui apparaissent parfois dans les champs de céréales et dont l’origine comme la signification demeuraient inconnues — du moins, c’était ce qu’il en avait vu à la télévision. De ces lignes entrelacées émanait une pulsation étrange, électrique, et il avait remarqué que les oiseaux et les insectes ne s’en approchaient pas. Ils semblaient même le fuir. Exactement comme je voudrais le faire.
Comme si souvent ces dernières semaines, il se tint au milieu du cercle de béton, sans être remarqué par les quelques vampires qui, autour de lui, arrachaient de mauvaises herbes ou bêchaient les parterres. Tout ce qu’ils devaient voir, c’était le soleil couchant aux reflets dorés — parce que c’était l’image qu’il projetait pour eux.
Peut-être, toutefois, le sentaient-ils, car ils se redressèrent soudain et se mirent à renifler l’air environnant.
Vite. Tucker introduisit ses pieds dans deux fentes creusées dans le béton. Quand ses talons arrivèrent en butée, les cercles autour de lui se mirent à bouger. Ils tournoyèrent, s’imbriquant les uns dans les autres, formant un nouveau motif ; pendant ce temps, Tucker ne cessait de projeter des images de soleil couchant, brillant, plus brillant encore… les vampires à ses côtés finirent par détourner le regard.
Le centre du motif dans lequel il se tenait se mit à descendre lentement, très lentement. Personne ne verrait le trou qu’il laissait derrière lui, il s’en assurerait. L’espace d’un instant, le soleil illumina le gouffre béant qui s’ouvrait sous ses pieds, et il vit ce qui l’attendait.
Des corps sans vie jonchaient le sol. De fait, quand la plate-forme de métal et de béton sur laquelle il se tenait arriva au bout de sa course, elle écrasa l’un de ces corps. Il entendit les os craquer et se briser cependant qu’une odeur abominable se répandait autour de lui. Une odeur cuivrée, comme si du sang avait giclé dans tous les sens, et putride, comme s’il provenait de cadavres en décomposition.
Il eut un haut-le-cœur. Etait-ce le sort qui l’attendait ?
Sans doute. Mais cela ne l’empêcha pas d’avancer d’un pas. Libérée de son poids, la plate-forme repartit vers le haut, et remonta jusqu’à retrouver sa place initiale, rebouchant le cercle par lequel passait la lumière. Les ténèbres enveloppèrent Tucker, des ténèbres impénétrables. Il se souvint que, lorsqu’il voudrait ressortir, il lui suffirait d’appuyer ses mains contre les encoches gravées dans le mur, et le cercle se rouvrirait. Mais jusque-là…
— A qui appartiennent ces corps ? demanda-t-il dans un murmure.
Vlad, qui ne dormait jamais, entendit sa question.
— Ce ne sont que de vulgaires esclaves, qui ne me servent plus à rien maintenant. Tu disposeras de leur corps.
Sa voix était plus forte, beaucoup moins hésitante qu’au cours de leurs précédentes rencontres.
— Leur simple vue offense mon regard, compléta l’Empaleur.
— Bien entendu.
Tucker ne songea même pas à refuser.
— Et tu m’en feras venir d’autres.
— Oui.
Comment était-il censé s’y prendre ? Tu trouveras un moyen. Tu veux plaire à cet homme. Tu dois absolument lui plaire.
— A présent, pourquoi es-tu ici ? Je ne t’ai pas convoqué.
Ne fais pas ça. Dans sa tête, il y avait une autre personnalité qui luttait, qui rêvait d’une vie meilleure, plus douce ; une personnalité qui pensait que les choses auraient pu être différentes, qui voulait oublier que la nuit précédente, il avait terrifié sans le moindre remords une innocente famille, en leur faisant croire que des milliers d’araignées leur marchaient sur le corps…
Il en avait ri. Cela avait toujours été son tour préféré.
— Eh bien ?
— Je… j’ai des nouvelles.
Il raconta à Vlad ce qu’il avait vu à l’intérieur du manoir. Il avait utilisé son pouvoir d’illusions pour se dissimuler à la vue de tous, et il avait assisté à la scène où les vampires avaient attaqué Aden. Il avait vu les monstres s’extirper de leur corps et protéger le jeune humain, et il avait vu celui-ci les caresser et les câliner avant de leur ordonner de retourner dans leur hôte. Ce qu’ils avaient fait.
— Comment se fait-il qu’il ne soit pas mort avant ? Avant que les bêtes sortent ? demanda Vlad.
Comme toujours, le calme apparent de sa voix terrifiait Tucker.
Celui-ci avala sa salive.
— Il leur a jeté un liquide au visage pour se défendre.
Il y eut un bruit d’étoffe froissée dans le silence.
— Du liquide ? Qui était dans une bague ?
Cette fois, Vlad ne feignait plus le calme : sa voix trahissait toute sa fureur.
— O… oui.
— Et comment a-t-il pu gagner la loyauté des bêtes ?
— Je ne sais pas. Personne ne le sait.
Avant même que Tucker ait pu terminer sa phrase, Vlad s’était mis à hurler. Sans doute s’était-il saisi de blocs de gravats qu’il jetait contre les murs, car Tucker entendit le fracas de la pierre contre la pierre et sentit la terre trembler sous ses pieds. Il eut l’impression que le monde s’effondrait autour de lui.
Il plaqua les mains sur ses oreilles, mais il était trop tard. Il sentit le sang chaud et poisseux qui se répandait entre ses doigts : le hurlement suraigu du souverain déchu venait de lui crever les tympans. Une douleur insoutenable explosa dans sa tête et se répandit dans tout son corps.
Pour une fois, le désir de s’enfuir fut plus fort que le besoin de complaire à Vlad. Titubant sur ses jambes, il se dirigea vers le mur, cherchant les encoches à tâtons. Mais une main puissante s’abattit sur son épaule, l’empêchant de bouger et l’immobilisant sur place.
***
« Peut-être qu’il s’agit de mon dernier jour sur Terre », songea Mary Ann avant de se reprocher cette pensée morbide.
Maintenant qu’elle s’était nourrie du pouvoir de la sorcière, elle se sentait mieux, plus forte que jamais. Non, hors de question qu’elle meure comme ça, sans rien faire. Elle trouverait un moyen. Du moins, c’est ce qu’elle espérait. Pourtant, elle se sentait coupable en repensant à la façon dont la sorcière avait crié et l’avait maudite avant de se taire et de sombrer dans l’inconscience.
Comment ai-je pu lui faire ça ?
Et comment oserait-elle retourner à la cabane ? Pourtant, il le faudrait bien, dès que Riley aurait fini de la tatouer. Aden avait l’intention de posséder l’esprit de la sorcière pour tenter de voyager dans son passé. Peut-être… peut-être que Mary Ann pourrait rester à l’extérieur pendant que l’opération se déroulerait. De cette façon, elle ne recommencerait pas à drainer la magie de cette pauvre créature.
Oui. Oui, voilà. C’est exactement ce qu’elle ferait. Elle venait de le décider. Victoria penserait sans doute qu’elle se montrait lâche, qu’elle avait peur d’affronter une créature si puissante malgré les protections qu’elle venait de se faire tatouer ; qu’importe ?
Les tatouages. Aïe. Mary Ann fronça les sourcils, contrariée. Contrairement à Aden, elle avait refusé d’être tatouée sur la poitrine. Elle refusait l’idée de les voir tous les jours, d’avoir à se souvenir qu’ils étaient indélébiles et qu’ils feraient partie d’elle pour toujours.
Du coup, elle avait ôté sa chemise — en rougissant, bien sûr, comme une folle, et plutôt contente de porter un joli soutien-gorge, même si Riley l’avait déjà vu la nuit précédente — et s’était tournée, lui offrant son dos. Et bon sang, comme ça faisait mal ! On aurait dit qu’on lui versait du feu directement dans le sang.
— C’est terminé, finit par annoncer Riley.
Il avait l’air content de lui.
Elle se remit debout, attrapa sa chemise et marcha jusqu’à la grande psyché qui trônait au coin de la chambre. En se contorsionnant, elle parvint à les voir : deux tatouages à la beauté complexe. Le premier la protégeait, comme Aden, des manipulations mentales ; l’autre la mettrait à l’abri des blessures mortelles. Au moins d’un point de vue physique.
Celle-ci ne serait d’aucune aide si, par exemple, son cœur s’arrêtait soudain sous l’effet du sortilège de mort ; mais Riley avait insisté pour qu’elle choisisse ce tatouage-là, et elle avait suivi son conseil. Le symbole ne s’était pas effacé, il n’avait pas été impossible à tracer ; donc, de toute évidence, ce n’était pas de façon physique — comme un coup de poignard par exemple — qu’agirait le sortilège censé la tuer.
Malheureusement, selon toute apparence, les tatouages représentant des protections aussi puissantes et fondamentales se devaient d’être beaucoup plus grands, et celui-ci recouvrait son dos d’une épaule à l’autre. Sûr que son père en ferait une crise cardiaque. Après l’avoir étranglée, évidemment.
Elle enfila sa chemise en la faisant glisser par-dessus sa tête. Elle grimaça comme le tissu effleurait sa peau encore sensible.
— Tu es prête ? lui demanda Victoria en lui tendant la main.
Elle acquiesça et saisit la main. Une seconde plus tard, la vampire l’avait téléportée juste devant la cabane. Victoria disparut sans un mot, et réapparut quelques secondes plus tard en tenant Aden par la main. Elle répéta son manège avec Riley. Question téléportation, elle s’était sacrément améliorée.
— Au travail ! lança Aden avec un empressement communicatif.
Ils gravirent tous les marches, à l’exception de Mary Ann qui annonça :
— Je reste dehors.
Ils s’arrêtèrent et la considérèrent d’un air surpris.
Mary Ann ne regarda qu’Aden. Etait-ce la dernière fois qu’elle le voyait ? Il faut que tu arrêtes de parler comme ça. Il était vraiment beau. Des cheveux bicolores, des lèvres au dessin parfait et sans doute très douces, des yeux changeants, parfois bleus, verts, gris ou bruns ombrés de longs cils. Chaque couleur représentait un des esprits qui l’habitaient, ainsi que celui appartenant en propre à Aden ; et quand les quatre teintes se mêlaient, ses prunelles devenaient d’un noir profond. Il était aussi grand que Riley, et tout aussi musclé. Si ce dernier avait le charme indéniable des mauvais garçons, Aden, lui, possédait une beauté parfaite de top model.
— Pourquoi ne nous accompagnes-tu pas ? Quelque chose qui ne va pas ? lui lança-t-il, inquiet.
Elle l’aimait comme un frère, et il allait lui manquer terriblement quand elle quitterait la bande.
— Je crois juste que c’est mieux, dit-elle.
Au même moment, Riley déclara :
— En fait, elle ne se sent pas très bien.
Ils échangèrent un sourire sans joie. La nuit précédente, désormais certain qu’elle était bel et bien un Draineur, Riley s’était enfermé dans un profond mutisme. Pendant que Mary Ann absorbait le pouvoir de la sorcière, il l’avait tenue dans ses bras, patientant jusqu’à ce qu’elle recouvre ses forces. Plus tard, il l’avait rejointe dans son lit. Toujours sans prononcer la moindre parole. Elle aussi était restée muette.
Ni l’un ni l’autre n’avait réussi à fermer l’œil. Ils étaient simplement demeurés enlacés, sans jamais perdre de vue que leur temps ensemble leur était compté.
Mary Ann reporta son attention sur Aden avec frustration, et gravit la première marche pour taper dans sa main et lui souhaiter bonne chance :
— Fais attention à toi.
Il retint la main de Mary Ann dans sa paume et serra doucement ses doigts.
— Je fais toujours attention.
Victoria, quant à elle, demeurait perplexe.
— Je ne comprends pas, Mary Ann, dit-elle, tu allais bien il y a une seconde encore. Est-ce que… tu as peur ? Il n’y a pas de quoi, tu sais. Tu es protégée, maintenant.
— Pas contre tout.
Victoria n’ajouta rien ; elle se contenta de secouer la tête. Mais son expression fut éloquente : lâche, pensait-elle en cet instant. Tant pis. Tout valait mieux que la vérité ; car si par malheur Victoria apprenait la vraie nature de Mary Ann, et sa véritable motivation, elle essaierait de la tuer sur-le-champ.
Tant de menaces mortelles pesaient sur elle ! Alors, non, elle n’était pas lâche ! Elle ne fuyait pas, ne hurlait pas de terreur. Cela montrait bien tout le chemin qu’elle avait parcouru.
Victoria et Aden tournèrent les talons et pénétrèrent dans la cabane. Riley resta avec elle quelques secondes de plus.
— Tout ira bien, assura-t-elle.
— Je sais.
C’était la première fois, aujourd’hui, qu’il lui adressait la parole, et entendre le son de sa voix la soulagea.
— Est-ce que tu es nerveuse pour demain ? poursuivit-il.
Elle choisit de ne pas lui mentir.
— Oui. Pourtant, j’ai l’impression que ce n’est pas réel. Tu comprends ce que je veux dire ? Je vais bien, là, maintenant. Alors comment est-ce que je pourrais mourir demain ?
— Je sais, répéta-t-il. Je regrette simplement que nous n’ayons pas… été ensemble cette nuit.
Elle éprouvait le même regret. En fait, elle regrettait tant de choses ! De n’avoir pas passé plus de temps avec son père ; de ne pas lui avoir pardonné plus tôt ses mensonges et ses secrets. S’il la perdait, elle, sa fille, il serait dévasté ; jamais il ne s’en remettrait. Il vivrait seul, alors, sans plus personne sur Terre pour s’occuper de lui. Et il se reprocherait jusqu’à la fin de ses jours de n’avoir pas su protéger sa petite Mary Ann.
Alors, impossible de l’abandonner !
— J’ai essayé de faire ce qui était juste, reprit Riley en l’arrachant à ses pensées. Ce qui était le mieux pour toi.
— Je sais, dit-elle à son tour.
Puis, dans un soupir, elle ajouta :
— Plutôt dingues, ces dernières semaines, non ?
— Plutôt, oui.
— Je suis désolée, vraiment. C’est moi qui t’ai mis dans cette situation.
D’abord, en rencontrant Aden — puis le loup-garou avec qui elle avait fini par passer tout son temps libre, tissant ainsi des liens de plus en plus étroits qui devaient changer le cours de leurs vies.
— Ne sois pas désolée. Jamais. S’il y a une chose que je ne regrette pas, c’est de t’avoir rencontrée.
Pour être honnête, elle pensait comme lui : Riley était l’une des meilleures choses qui lui soit arrivée. Alors, quelle que soit l’issue de la situation, elle ne regretterait jamais de l’avoir rencontré non plus.
Elle en était là de ses pensées quand elle entendit la sorcière jurer. C’était plutôt positif : cela signifiait, au moins, qu’elle n’avait pas été entièrement vidée de son énergie.
Riley soupira.
— Il vaudrait mieux que j’entre là-dedans, dit-il avec inquiétude.
— D’accord. Je t’attends ici.
Il se pencha pour déposer sur ses lèvres un baiser plein de tendresse, puis il pénétra dans la cabane, laissant Mary Ann seule. Alors, elle commença à éprouver la même anxiété que celle qu’elle avait lue dans les yeux du loup-garou. Elle s’assit au pied de l’escalier, les coudes posés sur les genoux, le menton entre les mains. Nerveuse.
Le soleil brillait, jetant des reflets orangés et dorés à travers les branchages ; pour la première fois depuis des jours, l’air était presque doux. On aurait dit que…
Soudain, elle se figea. Quelque part, tout près, elle venait d’entendre un bruit — on remuait des feuilles mortes, on marchait. Elle scruta les alentours ; très vite, une silhouette familière se matérialisa devant elle. Un garçon. Un footballeur.
Tucker ? C’était bien Tucker ?
Il la salua d’un timide geste de la main.
Aussitôt, Mary Ann sentit son cœur battre à se rompre, et elle se leva vivement, mais les mots lui manquèrent. Pourvu qu’il ne s’enfuie pas ! songea-t-elle tout en se portant à sa rencontre. En approchant, elle distingua mieux son visage. Il était pâle, si pâle qu’on pouvait voir des veines bleues se dessiner sous sa peau livide. Lui qui avait toujours été hâlé. A présent, son visage s’était étrangement creusé, comme s’il avait perdu beaucoup de poids. Ses cheveux blonds, sales et emmêlés, lui collaient au front ; et il nageait dans ses vêtements froissés, couverts de taches, déchirés par endroits, qui lui faisaient comme des haillons.
Mais le pire était à venir. Une fois près de lui, Mary Ann vit qu’il portait des cicatrices. Reconnaissables entre mille. Des traces de morsure.
Les vampires…
Bizarrement, il n’y avait pas de croûtes. Juste de petites traces roses, alors que ces morsures avaient été infligées quelques jours auparavant seulement.
Une minute ! Sur le cou de Tucker, il y avait deux morsures beaucoup plus récentes ; elles saignaient même encore un peu.
— Tucker, dit-elle, comment as-tu fait pour nous trouver ? Et qu’est-ce que tu fais ici ? Tu devrais être à l’hôpital en ce moment.
— Non, non, je suis venu te prévenir !
A ces mots, il la saisit par le poignet et l’entraîna avec lui dans la forêt, assez loin pour que les arbres leur dissimulent la cabane. Puis il s’arrêta, se retourna brusquement vers elle, prêt à lui parler… puis il se ravisa. Et un sourire étira ses lèvres.
— C’est si doux… quelle paix ! J’avais oublié à quel point c’était bon de te sentir près de moi.
Mary Ann le secoua par les épaules.
— Tucker ? Qu’est-ce qui se passe ? De quoi est-ce que tu veux me prévenir ?
— Laisse-moi… juste une minute, répondit-il en gardant les yeux fermés. S’il te plaît. Je croyais que nous ne nous retrouverions plus jamais seuls tous les deux. Mais tu es là, et je suis là. Et c’est encore meilleur que dans mes souvenirs.
Son visage reflétait une telle béatitude que Mary Ann eut pitié. Elle demeura donc immobile et silencieuse, comme il l’espérait, malgré la peur et la curiosité qui l’agitaient. Une minute passa, puis une autre, et une autre encore. Une éternité.
Enfin, Tucker ouvrit les yeux. Dans le même temps, la sérénité laissa place à l’inquiétude dans ses prunelles.
— Je ne devrais pas être là, dit-il. Il va peut-être me punir.
Il eut un rire bref et sans joie, avant d’ajouter :
— Peut-être ? Non. Sans l’ombre d’un doute.
— De qui parles-tu, Tucker ?
Il passa la langue sur ses lèvres desséchées.
— Puisque j’ai pris le risque de venir jusqu’ici, autant aller au bout, non ? C’est…
A cet instant précis, un rayon de soleil illumina son visage, révélant les cernes qui soulignaient ses yeux ; on aurait dit un mort-vivant.
— Vlad l’Empaleur, confessa-t-il dans un murmure d’agonie.
— Vlad ? répéta Mary Ann, incrédule. Il est mort !
Tucker secoua la tête.
— Il est vivant, et bien vivant. Il m’a appelé pendant que j’étais à l’hôpital.
— Comment s’y est-il pris ?
— Dans ma tête. Il m’a ordonné de le rejoindre. Je n’ai pas pu lui résister. Il est sous terre, dans une crypte, dans le parc du manoir des vampires.
Comme Mary Ann allait l’interrompre, il s’empressa d’ajouter :
— Ecoute-moi… Il a exigé que j’espionne Aden, que je lui rapporte tous ses faits et gestes. Et… je l’ai fait. J’ai obéi. Et je continuerai à le faire. Il est furieux, Mary Ann. Toute sa colère est dirigée contre Aden, qui lui a pris son trône.
Le regard de Tucker s’assombrit.
— Je ne sais pas ce que Vlad lui fera, et je ne sais pas ce qu’il va m’ordonner de faire, mais je veux que tu saches que je le ferai. Je ne pourrai pas me maîtriser.
Face à cet aveu aux conséquences incommensurables et effrayantes, Mary Ann se sentit encore plus fragile.
— Il faut que tu expliques aux autres ce que tu viens de me révéler. Ils sauront…
Elle n’eut pas le loisir d’achever. Effrayé dès le premier mot, Tucker avait reculé.
— Je ne veux pas m’approcher d’eux ! Pas s’ils peuvent me voir, en tout cas.
— Tucker, je t’en prie. Ils ne te feront aucun mal. Je ne le permettrai pas. Il faut que tu avoues tout ce que Vlad t’a dit, tout ce qu’il t’a demandé de faire, et tout ce que tu lui as raconté.
Une nouvelle fois, Tucker refusa :
— Tu ne comprends pas. Quand je suis avec toi, je me sens bien. Normal. Heureux. Je peux me contrôler. Mais dès que je suis avec d’autres… je fais de mauvaises choses.
— Je serai à tes côtés. Je ne te quitterai pas d’une semelle, je te le jure.
— Aucune importance. Ça ne marche pas quand tu es avec eux.
— Tucker. Je t’en prie.
— Je suis désolé, Mary Ann. Vraiment désolé. Mais te voilà prévenue, maintenant.