12
De retour au ranch, Aden avala un sandwich. Puis
un deuxième. Puis une dizaine d’autres. Un peu plus tard, il prit
une douche pendant laquelle le fantôme de M. Thomas ne le
quitta pas une seconde, lui hurlant aux oreilles. Aden fit de son
mieux pour ne pas y prêter attention. Il s’était placé juste sous
le pommeau de douche, les bras en l’air, et le jet chaud le
frappait en plein visage. Mieux valait ne pas réfléchir à l’idée
que c’était la première fois qu’il prenait une douche à deux et que
c’était avec un homme.
— Je sens une odeur sur toi. L’odeur de ma
sœur, déclara le fantôme. Où es-tu allé te fourrer ?
Ainsi donc, au téléphone, Mme Brendal n’avait
pas menti. Thomas avait bien une sœur, et elle le
recherchait.
— Parle-moi d’elle, Faé. Qui
est-elle ?
Etait-elle du genre à attaquer d’abord et à poser
les questions après ? L’avait-elle espionné sans qu’il s’en
rende compte ? A l’exception du prince, aucune fée ne l’avait
approché. Cela, il en était certain.
— Cela ne te regarde pas ! Tu
m’entends ? Ne t’avise pas de toucher un seul cheveu de sa
tête, sinon…
— Je t’entends. Je voudrais juste te faire
remarquer que tu risques d’avoir quelques
difficultés à mettre tes menaces à exécution. Vu que tu es
mort.
Ce n’était sans doute pas malin de se lancer dans
une conversation avec le Faé, mais Aden espérait qu’il finirait par
accepter son sort et se calmer.
— Si tu veux le savoir, je n’ai pas
l’intention de faire le moindre mal à ta sœur.
Le silence qui suivit fut pesant. Comme toujours,
il ne dura pas.
— Je veux m’en aller ! reprit Thomas.
Pourquoi est-ce que je ne peux pas m’en aller d’ici ?
— Pour quitter ce monde, il faut que tu
accomplisses ce que tu n’as pas pu faire quand tu étais en vie,
l’informa Aden en se retournant.
Cela, il en était certain : c’était ainsi
qu’il avait perdu Eve, la douce âme au caractère maternel.
Thomas croisa les bras et lança, l’air
farouche :
— Ma dernière volonté était de te tuer,
Aden.
— Eh bien, il faut croire qu’on n’a pas fini
de se voir, vu que tu es incapable de tenir une arme.
Il tourna le bouton du robinet. Le jet de la
douche faiblit, puis se tarit. Sur ce, Aden sortit de la cabine et
s’empara d’une serviette de bain. Thomas continuait de gémir, mais
il parvint sans peine à en faire abstraction — cette fois, sans
recourir au moindre médicament. Car pas question de respecter les
ordres de Dan. Sur le chemin du retour, ce dernier lui avait
demandé de continuer à prendre ses nouvelles pilules, et ceci
seulement afin d’éviter que se reproduise une crise comme celle de
la veille. Il l’avait même accompagné dans sa chambre, veillant à
ce qu’il mette bien le comprimé blanc dans sa
bouche et l’avale. Bien entendu, Aden s’était empressé de recracher
le cachet. Il tenait trop à être en possession de tous ses moyens
pour entendre ses voix.
Pas comme chez le Dr Hennessy. Qu’est-ce
qu’il lui avait fait, celui-là ? Aden avait failli parler à
Dan de la séance d’hypnose forcée. Mais à quoi bon, puisque le
tuteur se déclarait fervent partisan de la politique des petites
pilules…
L’esprit préoccupé, il acheva de s’essuyer et se
ceignit les reins avec sa serviette de bain, avant de sortir dans
le couloir pour regagner sa chambre. Celle-ci était vide. Où se
trouvait Shannon ? Aden tendit l’oreille. On entendait des
rumeurs de conversation, les éclats de voix d’une dispute mais,
comme les portes étaient toutes fermées, on ne pouvait dire qui
parlait avec qui. Cela dit, à cette heure de la soirée, les
pensionnaires du ranch restaient plutôt avec leur coturne. Donc,
Shannon n’était probablement pas en visite.
Avec un soupir fatigué, Aden enfila son jean et
son T-shirt habituels.
— Tu sors encore ? grogna Thomas.
Décidément, ce fantôme ne tenait pas en
place ; il faisait les cent pas dans la chambre, réclamant
constamment son attention.
— Où vas-tu ? Je t’interdis de me
laisser !
Tu n’aurais pas une tenue
plus sexy ? demanda Caleb. On va
voir Victoria…
Fiche-lui la paix,
intervint Elijah. Il a des choses plus
importantes à penser. Vraiment. Cela fait des jours qu’on n’a pas
parlé des parents d’Aden. Nous étions censés nous mettre à leur recherche. Quand
commençons-nous ? Si on les trouvait, on résoudrait peut-être
pas mal de problèmes.
Ses parents. Cela faisait des jours qu’il
s’ingéniait à ne pas penser à eux, et voilà qu’Elijah remettait le
sujet sur la table. Cela lui faisait le même effet que s’il l’avait
poussé sous les roues d’un bus.
Les parents d’Aden l’avaient abandonné alors qu’il
n’était qu’un nourrisson, et n’avaient plus jamais donné signe de
vie. D’accord, il les détestait pour cela ; toutefois, il
fallait absolument qu’il ait une conversation avec eux, et le plus
vite possible. Peut-être avaient-ils des explications à lui fournir
sur sa situation — des informations sur un membre de la famille qui
aurait eu les mêmes caractéristiques que lui, par exemple.
Plus encore, cette confrontation lui permettrait
sans doute d’en apprendre davantage sur Elijah, Caleb et Julian.
Qui ils avaient été, quel avait été leur dernier vœu… Sachant cela,
il pourrait se libérer d’eux. Les libérer. A condition qu’ils en
aient envie, bien sûr.
Il lui tarde qu’on lui
débarrasse le plancher ou quoi ? demanda Julian à
Elijah. Et à toi ?
Voilà. C’était exactement la conversation qu’Aden
redoutait. Les réponses l’effrayaient trop.
Oui. Non. Je ne sais pas.
J’aimerais juste savoir qui j’étais. Peut-être que je connaissais
les parents d’Aden, comme Eve. Peut-être que j’ai eu une vie
géniale. Ou pas. Simplement, ce serait bien de le savoir. Et même
si nous n’apprenons pas grand-chose, plus nous en saurons sur les
pouvoirs d’Aden, mieux nous pourrons l’aider à se sortir de
l’ornière dans laquelle il est en ce moment.
Moi, en tout cas, j’ai
faim, intervint Caleb
Aden comprit que l’âme ne
faisait diversion que parce qu’il avait peur des réponses qu’ils
pourraient trouver.
Rends-moi service,
Aden : tu veux bien vérifier si Mme Reeves a laissé des
sandwichs dans la cuisine ?
— Dans une minute, répliqua Aden en enfilant
ses bottes.
Entre-temps, Thomas n’avait pas désarmé.
— Je t’ai posé une question, dit-il soudain,
furieux. Où vas-tu ? J’exige que tu me répondes !
— Ou bien quoi ? Tu essaieras de me
frapper ? répliqua sèchement Aden.
A cet instant, la porte grinça, et Shannon fit son
entrée dans la chambre. Il s’arrêta un instant, détailla Aden de la
tête aux pieds.
— T’es trop sexy ! dit-il.
A peine ces mots prononcés, il piqua du nez,
embarrassé comme il l’avait été un peu plus tôt dans la
forêt.
— J… je ne voulais p… pas dire que…
— C’est bon ! s’esclaffa Aden, j’ai
compris, ne t’inquiète pas.
Thomas se tint coi ; de toute évidence, il
était tout ouïe, à présent.
— Je suis c… content de te trouver là,
continua Shannon.
Il ferma la porte derrière lui puis s’appuya
contre le mur de lambris, la tête en arrière, les yeux clos,
manifestement inquiet.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda
Aden.
Les paupières de Shannon s’ouvrirent lentement.
Une lueur d’appréhension brillait dans ses yeux verts.
— I… Il faut que je te dise qu… quelque
chose. Je veux que tu le s… saches, parce
c’est trop difficile à g… à garder.
— Je comprends, répondit Aden.
Les secrets vous dévorent de l’intérieur, il était
bien placé pour le savoir. Lui-même se sentait en ce moment comme
un gruyère… Il s’assit sur le bureau et croisa les bras, prêt à
écouter. Il n’était pas le seul, songea-t-il en se rappelant que le
fantôme n’en perdait pas une. Mais tant pis.
— Tu peux tout me dire, Shannon,
poursuivit-il. Je ne te jugerai pas. De toute façon, je ne suis pas
en position de le faire. Je suis Aden le dingue, tu sais…
— Tu n’es pas d… dingue.
— Merci.
Shannon poussa un soupir à fendre l’âme.
— On est c… coturnes, et si tu découvres ça
tout seul, t… tu seras fou de rage contre moi.
Dis donc, ç’a l’air plutôt
méchant, grogna Caleb. Tu ne crois pas
qu’il est en train de nous dire qu’il a dragué ta
Victoria ?
Mais non. Rien d’aussi grave,
à mon avis. Il est plutôt sur le point d’avouer qu’il a tué son
dernier coloc, fit Julian.
— Alors, quoi ? lança Aden.
Il fut surpris par sa propre impatience. Il
n’avait pas eu l’intention de crier, mais à la seule idée que
Shannon et Victoria aient pu se rapprocher, il…
— Je s… suis gay, murmura Shannon d’une voix
où se mêlaient honte, remords et culpabilité. Homo.
Homo. Aden ne cilla pas. C’était ça, le secret de
Shannon ? Seulement ça ? Non, sérieux ?
— O.K. Pas de problème.
— O… O.K. ?
— Ben oui.
— Mais tu… tu ne m’as pas écouté ? Je
suis gay. Une folle, si tu préfères.
Aden roula des yeux.
— Ça, je ne sais pas. Moi-même, je ne suis
pas sûr de ma santé mentale, alors de là à te traiter de fou…
— J’ai dit folle, pas fou, rétorqua Shannon.
T… tu as très bien compris ce que je voulais dire.
— D’accord, mais… c’est trop tôt pour en
plaisanter ?
Pour toute réponse, Shannon eut une moue
boudeuse.
— Allez, quoi, Shannon, s’il te plaît !
Tu es homo, j’ai pigé. Ce n’est pas une maladie. Moi, ça me va.
Aucun problème.
— M… mais enfin, on p… partage notre
chambre !
— Et alors ? Tu as peur que je te fasse
des avances ?
L’ombre d’un sourire naquit sur les lèvres de son
ami ; d’un seul coup, il parut débarrassé d’un poids.
— Non, mais c’est v… vrai ? Ça ne te
pose aucun p… problème ?
— Je te le jure.
— Merci.
— Je suis le seul à être au courant ?
s’enquit Aden. Tu veux que je garde le secret ?
— R… Ryder est au courant.
La scène dans la forêt. Shannon tout embarrassé.
Ryder incapable de le regarder dans les yeux… D’accord. Il
comprenait, à présent.
Shannon se tut, et fit mine de s’absorber dans la
contemplation de ses chaussures ; puis il poussa un nouveau long soupir et commença à se cogner
doucement la tête contre le mur.
— J… J’ai cru qu’il était… comme moi, mais
non. Je me suis t… trompé.
Et, visiblement, ce constat le rendait très
malheureux. Il avait dû espérer beaucoup.
— C’est parce que tu es homo que tes parents
t’ont mis à la porte ?
Shannon acquiesça.
— En partie, oui. Ils a… avaient entendu
parler du ranch et de Dan, alors ils l’ont a… appelé. A ce
moment-là, je f… faisais des conneries. Je p… piquais dans les
magasins, je buvais, ce genre de t… trucs. J’avais le choix entre
v… venir ici et finir à la rue. Je suis venu ici.
— Bon choix.
Le visage de Shannon s’éclaira enfin d’un
sourire.
— Je crois aussi.
Au même moment, on frappa à la fenêtre. Thomas
feula comme un chat en colère. Shannon se raidit et Aden se
retourna. Derrière la vitre se tenait une vampire blonde. La sœur
de Victoria, la fille au chewing-gum.
Franchement, ce n’était pas le moment pour une
apparition. Aden s’empressa d’aller ouvrir la fenêtre. L’air frais
de la nuit pénétra dans la chambre.
— Qu’est-ce que tu veux,
Stephanie ?
Elle forma une bulle de chewing-gum entre ses
jolies lèvres. Sa peau pâle semblait refléter au centuple la lueur
de la lune.
Thomas poussa un cri de rage.
A ces mots, il se précipita vers elle, avec
l’intention évidente de la frapper. Mais, exactement comme Aden en
avait fait l’expérience, il ne fit que se heurter à un mur
invisible. Prenant conscience de son impuissance, il se mit à
marteler la muraille de ses poings.
— Il est arrivé malheur à Victoria ?
demanda Aden à la princesse.
— Physiquement, elle va très bien. En
revanche, moralement… Figure-toi que je fais partie des jeunes
filles que tu vas devoir courtiser. Forcément, ça la touche.
Sale nouvelle.
— Emmène-moi auprès d’elle.
Immédiatement.
— On se calme, cow-boy. Elle n’est pas
morte.
D’accord, mais ça ne suffisait pas.
— Je t’ordonne de m’emmener auprès d’elle. Je
suis ton roi. Et, pour ta gouverne, il est hors de question que je
te courtise.
— Parce qu’il n’y a que Vic qui compte pour
toi. Ouais, ça va, j’ai pigé.
Stephanie ricana. Puis, confortablement appuyée au
rebord de la fenêtre, elle se pencha vers lui et murmura d’une voix
sereine :
— Moi, j’ai pigé.
Mais les autres ? Vic est dingue de toi ; elle ne
supporte pas l’idée que des filles de sa connaissance cherchent à
te séduire. Surtout des filles capables de te mordre, de boire ton
sang et de te transformer en esclave. Du coup, c’est moi qui viens.
On m’a choisie, et je n’ai pas protesté.
Elle leva les bras et tourna sur elle-même,
donnant à Aden l’occasion d’admirer son top
rouge vif et une jupe si mini qu’elle en était presque
indécente.
— Et me voilà telle que tu me vois ! Tu
sais quoi ? Tu es un petit veinard. Ma sœur Lauren et moi,
nous étions déjà promises à d’autres. Seulement voilà, avec la mort
de Vlad, toutes les alliances sont bouleversées ; du coup, tu
as ta chance avec moi. Et, tant que j’y pense, tu es certain de
vouloir m’ordonner de t’emmener voir Victoria ? Parce que je
t’avertis : si je t’obéis, ô mon grand roi, on me punira, et
je serai rayée de la liste des prétendantes. Or, il vaut mieux pour
tout le monde que ce ne soit pas le cas.
Aden sentit son estomac se tordre.
— Donc, les cinq filles ont été
choisies ?
— Oui. Laisse-moi t’expliquer. Le Conseil
n’était pas du tout chaud pour que les autres filles de Vlad
entrent en lice. Seulement voilà, toutes les jeunes filles
renâclent à te rencontrer. Les pères ne pourront en forcer que
certaines, mais combien ? Quatre, peut-être, si j’en crois les
conseillers. Je sais, c’est dur pour ton ego. Mais, bon, vu que tu
es humain et tout ça, on peut les comprendre. Du coup, je me suis
portée volontaire…
» Un dernier truc : je connais toutes
les célibataires de ta liste. Et tu veux que je te dise ? En
fait, j’ai menti. Tu n’es pas un veinard du tout.
Stephanie se mit à rire — un rire très musical.
Voilà exactement le genre de notes cristallines qu’il aurait voulu
faire naître de la gorge de Victoria. Au moins une fois.
Il réussirait ! Bientôt ! songea-t-il
avec une pointe de tristesse.
Puis il se sentit envahi de
remords. Pourquoi voulait-il façonner sa princesse ? Victoria
était parfaite comme elle était. Intelligente, dévouée. Elle
l’acceptait, le comprenait, lui et son passé. Sans le juger, avec
empathie. Alors, il devait apprendre à se contenter de ses sourires
— ses sourires si beaux qu’il aurait tout fait pour en obtenir un
seul. Car chaque fois qu’elle lui souriait, il se sentait heureux
et fier, il se sentait vivant. Et si elle n’était pas aussi
heureuse qu’elle le méritait, il en était largement
responsable.
Pourtant, paradoxalement, il avait envie de la
rendre jalouse. C’était indigne, de lui comme d’elle. Seulement, il
préférait imaginer Victoria inquiète qu’indifférente comme elle
l’avait été au manoir des vampires. Quel épouvantable
souvenir…
Stephanie l’arracha à ses pensées.
— Est-ce que tu vas enfin m’inviter à
entrer ? s’enquit-elle avec agacement.
— Je vais plutôt te rejoindre, répondit
Aden.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
Shannon n’avait pas bougé : il se tenait toujours près de la
porte, l’air intrigué par ce qu’il voyait et entendait. Quant à
Thomas, il n’avait pas cessé de tambouriner sur le mur
invisible.
Dans deux heures, il avait rendez-vous dans la
forêt avec Riley, Victoria et Mary Ann. Deux heures, cela risquait
d’être long. Autant les passer avec Stephanie, même si cela le
mettait très mal à l’aise.
— Shannon…, commença-t-il.
Mais son ami l’interrompit avant qu’il ait pu
terminer sa phrase.
— Merci.
Sur ce, Aden entreprit de glisser ses lames dans
la cachette spéciale aménagée dans ses bottes, comme il en avait
maintenant l’habitude.
— N’oublie pas ta bague, lui rappela
Stephanie.
L’anneau de Vlad. C’est vrai. Il récupéra l’opale
dans le tiroir où il l’avait dissimulée à son retour du manoir des
vampires, glissa la bague à son doigt et escalada la fenêtre pour
sortir. Nom d’un chien, qu’il faisait froid — son souffle formait
des nuages dans l’air de la nuit.
Côte à côte, ils partirent en direction de la
forêt.
Ils en atteignaient l’orée quand Stephanie
l’arrêta.
— Il y a des gobelins et des loups, là
dehors, murmura-t-elle en posant la main sur son bras pour le
retenir.
Elle avait à peine prononcé ces mots qu’un
hurlement fendit l’air. Un hurlement suivi d’un cri strident, aigu
— un son qui n’était assurément pas humain.
Aden se raidit.
— Et maintenant, que fait-on ?
demanda-t-il.
— Maintenant, tu vas me sortir le grand jeu.
Romantique et tout. On va rester assis ici, sous les étoiles. Tu
sais quoi ? On va me demander de rendre compte ; alors tu
as intérêt à te montrer convaincant. Et fais attention où tu mets
les pieds, ajouta-t-elle avec un sourire en lui montrant quelque
chose à ses pieds.
Une couverture ? Une couverture noire, douce
comme du velours, étendue à même le sol. D’accord. Elle était
sérieuse quand elle parlait du « grand jeu romantique ».
Avec un soupir, Aden se laissa tomber au sol et s’étendit de tout son long, contemplant le ciel,
où les étoiles brillaient comme de petits clous de diamants.
Stephanie s’allongea à côté de lui.
— Alors, on parle de quoi ?
demanda-t-elle.
Je parie qu’elle est
chaude, dit Caleb.
Toi, tu vas nous attirer des
ennuis, l’admonesta Elijah.
— De Victoria.
Elle ne cacha pas son mépris.
— Ben voyons. Super. Et qu’est-ce que tu veux
savoir, s’il te plaît ?
— Eh bien, d’abord… Ça te gêne que j’aie
choisi ta sœur ?
— Pourquoi ça ? Ça ne me pose pas de
problème. Tu es mignon.
Un compliment ? Quelle surprise !
— Peut-être, mais votre autre sœur ne m’aime
pas.
— Là, tu as raison. Elle te déteste
carrément.
Il ne put retenir un sourire.
— C’est sympa de me ménager, dis donc.
Merci.
— Avec plaisir.
Le froid gagnait ses mains. Il les glissa sous sa
tête pour les réchauffer.
— Tu es… différente, dit-il. Pas comme les
autres.
— Je sais. C’est génial, non ?
Puis elle lui donna un petit coup d’épaule amical.
Il émanait d’elle une chaleur agréable, enveloppante.
Aden sourit de plus belle.
— Victoria m’a raconté que, quand tu étais
plus jeune, tu faisais le mur tout le temps.
— Vrai. A la moindre occasion.
— Tu ne craignais pas ton père ?
— Bien sûr que si.
Comme tout le monde. Pour lui, la punition était la seule méthode
d’éducation possible. Son but dans la vie, c’était de nous
entraîner, pour que nous devenions des membres de l’armée
invincible qu’il avait toujours rêvé de diriger, à l’époque où il
était encore un humain. Du coup, Lauren était sa préférée. C’est
une guerrière dans l’âme. Du coup, il se consacrait exclusivement à
elle. Moi… ça ne m’intéressait pas vraiment. Pas motivée, comme on
dit. Si bien qu’il s’est détourné de moi, il ne m’a même pas donné
de garde du corps loup-garou, et il m’a laissée avec ma mère. Pour
lui faire plaisir à elle, pas à moi. Pour la rendre heureuse. Les
femmes étaient sa seule faiblesse, tu sais. Il ne l’aurait jamais
avoué, bien sûr. Il détestait toutes les formes de faiblesse.
Aden était tout ouïe. Stephanie parlait de son
père comme s’il n’avait pas vraiment compté pour elle, comme si, en
l’abandonnant, il lui avait rendu service…
— Et Victoria ?
— Quoi, Victoria ?
— Il ne l’a pas laissée vivre avec
toi ?
— Victoria et moi, nous n’avons pas la même
mère. Vlad se moquait que la mère de Victoria soit heureuse ou non.
Alors, non, il ne les a pas laissées ensemble.
Stephanie s’allongea sur le flanc, posa la joue
dans ses mains jointes, sans quitter Aden des yeux.
— Il aurait voulu qu’elle devienne comme
Lauren. Quand elle riait, elle recevait une punition. Quand elle le
contredisait, même chose. Punition, punition, punition.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Victoria soit
toujours si sérieuse aujourd’hui. A ce
qu’elle ait tellement de mal à se détendre. Dieu merci, Vlad était
mort.
Vlad était mort… Cette
pensée le mit mal à l’aise, comme chaque fois qu’il était question
de Vlad devant lui. Et comme chaque fois, il sentit se hérisser le
duvet sur sa nuque. Pourquoi donc ? Pourquoi cette
réaction ?
— Et toi, Aden, quels sont tes projets pour
mon peuple ? demanda à son tour Stephanie.
— J’ai l’intention de vous trouver un roi,
avoua Aden sans prendre de gants.
Les yeux de Stephanie s’écarquillèrent de
stupéfaction.
— Tu ne veux pas être notre roi ?
— Non.
— Alors, ça ! Bon sang ! Qui
refuserait de diriger les meilleurs vampires du monde ?
— Moi.
Elle forma une nouvelle bulle de
chewing-gum.
— Sage décision, commenta-t-elle. En tout
cas, je crois. Je veux dire, tu n’es qu’un humain, après tout.
Cependant, si tu tiens bon jusqu’à ton couronnement, j’aurais
quelques suggestions à te faire pour occuper ton règne.
Quand la cérémonie était-elle censée se
dérouler ?
— Dans douze jours, mon grand. Dans douze
longues, longues journées.
Quelles longues journées ? Le temps filait si
vite qu’Aden avait un mal de chien à suivre tous les événements.
Une fois qu’il se serait occupé des sorcières, il lui resterait… en
gros une semaine pour se trouver un remplaçant. Etait-ce
jouable ? Il l’espérait.
— Et pendant ces douze journées, reprit
Stephanie, c’est toi le chef, ta parole fait
loi. Alors, tu écoutes mes suggestions ou non ?
— Vas-y.
— D’abord, je suggère de supprimer les robes
noires. Quand j’ai enlevé la mienne, tu n’as pas piqué de crise. Tu
n’as pas fait de remarque non plus sur ma tenue d’aujourd’hui. Et
je t’en suis reconnaissante. Il faut à mon peuple des
couleurs ! Plein, plein de couleurs ! Ça nous fera du
bien. Personne n’ose abandonner le noir par crainte des
sanctions.
— Couleur pour tout le monde. C’est
noté.
Victoria adorait secrètement le rose, il le
savait.
Stephanie battit des mains.
— Génial ! Je passerai le mot dès que je
rentrerai. Maintenant, deuxième suggestion…
Elle n’eut pas le temps de la formuler : un
nouveau cri suraigu, plus proche d’eux que celui qu’ils avaient
entendu quelques instants plus tôt, perça le calme de la
nuit.
Aden se redressa, bientôt imité par
Stephanie.
— Euh… on devrait peut-être installer notre
couverture un peu plus près du ranch ?
Encore un cri, tout proche cette fois. Ils
sautèrent sur leurs pieds. Aden prit la précaution de dégainer ses
dagues.
Et soudain, à quelques mètres d’eux, les fourrés
se mirent à s’agiter. Aden s’interposa comme un bouclier entre
Stephanie et la végétation. Dans les secondes qui suivirent, une
silhouette minuscule, difforme, surgit d’un buisson et se rua sur
lui, comme attiré par un aimant. Et ce n’était pas
humain !
La créature contrefaite arrivait à peu près au
genou d’Aden. Elle avait les oreilles pointues, la peau jaune, des
yeux comme des boules de feu rougeoyantes. Le plus effrayant,
c’étaient ses dents, qui semblaient aussi affûtées que des sabres.
Le gobelin était habillé, mais ses vêtements en loques laissaient
entrevoir un grand trou dans sa poitrine là où aurait dû se trouver
son cœur.
Super. Mieux qu’un gobelin, un gobelin mort.
Julian venait encore de réveiller un
cadavre…
— Julian…, soupira Aden.
Les excuses de l’âme le confirmèrent dans son
intuition.
Désolé, Aden, dit-il
en soupirant.
Il allait donc devoir se battre.
Pour avoir lutté des dizaines et des dizaines de
fois contre des morts-vivants, Aden savait que le seul moyen de les
achever était de leur couper la tête. Seulement voilà, il n’avait
encore jamais combattu de non-humain. Est-ce que la décapitation
les anéantissait comme les zombies ? Il n’allait plus
tarder à le savoir.
Lorsque la créature fut à sa portée, il fendit
l’air avec sa lame, visant la gorge ; mais, vif comme
l’éclair, le gobelin plongea et lui planta les crocs dans la
rotule.
Aden hurla. Une douleur fulgurante lui envahit
instantanément la jambe et irradia dans tout son corps.
Heureusement, l’adrénaline dont il était gonflé à bloc éteignit
l’incendie ; il parvint à rester stable sur ses pieds et
frappa d’un coup de poing la créature à la tempe. Elle lâcha prise…
mais elle avait emporté au passage un morceau de chair et un bout
de tissu.
Elle retomba lourdement sur le sol. Immobile.
Mâchant le lambeau de chair sanguinolent avec
une expression de plaisir extatique. Mais cet air béat céda vite la
place à une nouvelle grimace d’envie insatiable. Aussitôt, Aden
frappa des deux mains, utilisant ses dagues comme des lames de
ciseaux. Mais le gobelin, toujours aussi vif, avait déjà roulé sur
lui-même, esquivant le coup pour se mettre hors de portée.
Attrape-le !
l’encouragea Julian.
Tu peux le faire, dit
Caleb. Enfin… je crois.
Doucement, ajouta
Elijah. Si tu peux le coincer…
Déjà, le gobelin bondissait de nouveau droit sur
lui. Aden l’évita en pivotant sur lui-même ; la créature
s’écrasa sur le sol avant de sauter de nouveau sur ses pieds. Sans
attendre, Aden se jeta dans sa direction, brandissant ses dagues.
Ce coup-là, il allait réussir ! Rien ne l’en
empêcherait !
Rien, vraiment ?
Un loup au pelage sombre venait de surgir du
couvert des arbres. Clac ! Le piège de sa mâchoire se referma
sur le gobelin. Incroyablement tenace, celui-ci ne désarma pas pour
autant : il griffait, mordait, gesticulait, minuscule boule de
haine et de rage, insensible à la douleur. C’était toujours le cas
avec les cadavres : ils ne renonçaient pas. Peut-être ne
ressentaient-ils rien, tout simplement.
A présent, le loup broyait la face du gobelin. On
entendait la chair se consumer, et un long jet de sang noir se
répandit sur le sol.
— Ce n’est pas ça qui va l’arrêter !
cria Aden en courant vers le loup.
Le pelage collé de sueur, la gueule festonnée de
sang coagulé, un œil tuméfié, le loup
l’arrêta d’un regard furieux. Puis il grogna en guise
d’avertissement :
Dégage de
là !
Le timbre était dur, autoritaire, et se répercuta
dans le crâne d’Aden. Un timbre qu’il ne reconnaissait pas.
— Retiens-le, ordonna-t-il pourtant.
Avant de frapper sans se soucier que le loup
puisse se retourner contre lui.
Dans le mille ! Enfin !
Détachée du corps, la tête du gobelin roula sur le
sol. Le reste du cadavre fut secoué de soubresauts pendant quelques
secondes… avant de s’immobiliser totalement.
Haletant, Aden laissa retomber son bras.
— Bien joué, messieurs ! s’exclama
Stephanie en enjambant le petit cadavre. Pendant un moment, j’ai
bien cru qu’on allait tous y passer.
Le loup-garou posa sur Aden un regard bleu
intense.
C’était Nathan, bien sûr. Le frère de Riley.
Il y eut un silence.
La princesse vampire pâlit et secoua
vigoureusement la tête.
— Non.
Le loup gronda.
Elle recula d’un pas, puis de deux.
— Mais je suis censée être ici !
s’écria-t-elle. Les conseillers m’ont dit de…
Encore un silence. Encore un grondement. La
princesse laissa exploser sa colère mais capitula :
— C’est bon, d’accord !
Et sur ces mots, elle s’évanouit dans la
nature.
Euh… que venait-il de se passer, au
juste ?
J’ai tué cette chose, mais
l’instant d’après, il est revenu à la vie. Comment est-ce
possible ?
Encore une voix qui lui parlait directement dans
sa tête, et venait s’ajouter au vacarme habituel qui régnait déjà
là-dedans ! Mais ce n’était pas le moment de se
plaindre…
— C’est moi, expliqua-t-il. Je réveille les
morts. Enfin, seulement quand je suis près d’eux, s’empressa-t-il
de préciser. Du coup, si j’étais toi, je me dépêcherais de vérifier
qu’il ne reste pas de cadavres de gobelins dans la forêt.
Nathan inclina la tête.
Merci d’avoir protégé la
princesse.
Ces remerciements, toutefois, semblaient formulés
à contrecœur.
— C’était mon devoir. Que lui as-tu dit pour
qu’elle parte aussi soudainement ?
Car, forcément, le loup avait dû dire quelque
chose.
Tu découvriras bientôt,
Majesté, répondit le loup en esquivant la question,
que les loups-garous sont les créatures les
plus redoutées dans notre monde. Même par leurs alliés. Maintenant,
s’il te plaît, tu peux t’éloigner un peu ? Juste au cas
où.
L’instant d’après, Nathan avait bondi hors de
vue.
— Il a raison, affirma Riley. Nos griffes
produisent de la je-la-nune, la même
substance que celle que contient ton anneau. C’est pour cela que
les vampires font bien attention à ne pas nous mettre en colère.
C’est aussi pour cette raison que nous évitons le plus possible de
combattre les autres créatures avec nos
griffes. J’ai dit « le plus possible », ce qui ne veut
pas dire que nous y réussissons chaque fois. Néanmoins, nous
faisons de notre mieux pour qu’ils ne puissent pas s’emparer de
notre poison.
Aden se tourna. Riley, Victoria et Mary Ann
s’étaient rapprochés. Leurs visages affichaient des expressions
inquiètes : Riley semblait réfléchir à ce qui les attendait,
Mary Ann lutter contre sa peur, et Victoria… Semblait-elle vraiment
s’inquiéter pour lui ?
— Et pourtant, reprit-il, vous êtes à leur
service.
— Oui, approuva Riley, qui s’en tint là et
changea de sujet. Bon, on y va, maintenant ?
Sans laisser Aden protester, il donna le signal du
départ.
— Assez traîné. On a du pain sur la planche.
Et il n’est plus question de kidnapper une sorcière. Lauren en a
déjà attrapé une.